1. INTRODUCTION
Les œuvres classiques en matière de liaison sont des ouvrages didactiques: Grammont (Reference Grammont1914: 1) sʼadresse ‘aux étrangers et aux provinciaux’, Fouché (Reference Fouché1959: i) ‘aux étudiants et aux professeurs étrangers’, Delattre (Reference Delattre1951) plus particulièrement aux ‘étudiants anglo-américains’. À partir des années 1960, leurs listes de mots et constructions individuelles se trouvent remplacées par des formalisations abstraites (Schane Reference Schane1967, Selkirk Reference Selkirk1974) ne pouvant guère rendre compte de la complexité des usages (cf. Durand Reference Durand, Durand, Gut and Kristoffersen2014). Une nouvelle approche est celle de la linguistique de corpus, qui pour sa part donne lʼimpression que (quasiment) tout est possible (cf. les résultats empiriques dʼÅgren Reference Ågren1973, Malécot Reference Malécot1975, Encrevé Reference Encrevé1988, De Jong Reference De Jong and Lyche1994, Smith Reference Smith1996, Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008). La plupart des manuels continuent ainsi à se baser essentiellement sur les classiques didactiques en matière de liaison (cf. Lauret Reference Lauret2007, Léon Reference Léon2011).Footnote 1 Face à cette disparité de la recherche, la question reste dʼactualité: Quel(s) modèle(s) enseigner ?
Pour y répondre, nous proposons de joindre les perspectives normative et empirique, en étudiant un corpus de locuteurs-modèles. Nous partons donc des représentations de la norme chez les locuteurs, selon lesquelles la ‘prononciation modèle’ se trouve chez les présentateurs de télévision (cf. Pöll 2005, Cajolet-Laganière et Martel 1995, Bouchard et Maurais 2001). Nous étudierons toutefois ce groupe exemplaire homogène dans son hétérogénéité régionale, situationnelle et médiatique, ce qui nous permettra de proposer une norme plurielle. La récolte et lʼanalyse des données suivent le protocole du programme Phonologie du Français Contemporain PFC (cf. Durand, Laks et Lyche Reference Durand, Laks, Lyche, Pusch and Raible2002 et Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Laks and Lyche2009 ; http://www.projet-pfc.net/), de sorte que nous pourrons comparer les locuteurs-modèles aux locuteurs non-professionnels du corpus PFC.
Dans un premier chapitre sur lʼétat de lʼart (2), nous aborderons la discussion autour de la norme de prononciation du français (2.1) et plus particulièrement celle de la liaison (2.2). Nous présenterons par la suite les résultats des études de corpus existantes touchant aux locuteurs-modèles (2.3) et à la lecture (2.4). Dans le chapitre 3, nous esquisserons la méthode dʼanalyse employée, le corpus (3.1) et le codage (3.2). Le chapitre 4 sera, pour finir, consacré aux résultats, avec un accent particulier mis sur les contextes morphosyntaxiques à discussion: adjectif + substantif au singulier (4.1), substantif + adjectif au pluriel (4.2), les infinitifs en -er et la forme est (4.3), les adverbes (en particulier pas; 4.4) et les prépositions (4.5).
2. ÉTAT DE L'ART
2.1 La question de la norme de prononciation
Contrairement à la grammaire, le locuteur moyen du français ne saurait nommer de règles de prononciation (cf. Tuaillon Reference Tuaillon, Taverdet and Straka1977: 10), raison pour laquelle Morin (Reference Morin2000) et Laks (Reference Laks2002) parlent dʼun français de référence que lʼon trouve essentiellement dans les manuels dʼapprentissage (cf. Lyche, Reference Lyche, Detey, Durand, Laks and Lyche2010). Ceux-ci peuvent être classés en deux catégories: les uns présentent une norme de l'oral (pour la parole spontanée), les autres une norme d'oralisation de l’écrit Footnote 2 (pour la lecture). On y observe cependant une ʻdémocratisationʼ au cours des siècles, de l'usage de la cour aux présentateurs médiatiques en tant que locuteurs-modèles dans les représentations des non-linguistes, étudiées de manière empirique (cf. Léon Reference Léon1964, Cox Reference Cox1998), en passant par la ‘conversation « soignée » chez les Parisiens cultivés’ (Fouché Reference Fouché1959: II).
Pour la didactique, il se pose bien évidemment la question de savoir si le modèle des présentateurs médiatiques peut être valable pour d'autres locuteurs (non-professionnels) dans d'autres situations (parole spontanée) et, par conséquent, s'il existe un concept de norme de prononciation unique dans la conscience des locuteurs francophones ou s‘il s'agit d'une pluralité de normes dépendantes du contexte extralinguistique. Ce problème peut être résolu en distinguant entre les normes descriptives des productions et les norme(s) prescriptive(s) des représentations. Dans la production, les normes d'usage sont sans aucun doute diverses; dans les représentations, en revanche, les locuteurs semblent avoir une conscience assez homogène de ce qui est globalement considéré comme ʻcorrect’ en termes de prononciation.
2.2 La liaison dans une perspective normative et didactique
Dans une perspective normative, la liaison prend une place particulière parmi les phénomènes de prononciation, car elle est basée en grande partie sur la forme graphique (cf. Laks Reference Laks2005). La question de la norme de la liaison se rapproche donc de la question de la norme grammaticale et orthographique de l’écrit (cf. 2.1). Or, il n'existe jusqu’à présent aucune étude sur les représentations normatives des locuteurs au sujet de la liaison. Les approches souvent considérées comme ʻnormativesʼ, comme celles de Fouché (Reference Fouché1959) (cf. Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008), sont plutôt à considérer comme ʻdidactiquesʼ. Delattre (Reference Delattre1956: 51) fait clairement la différence entre ses observations de lʼusage et ses conseils pour lʼenseignement du français langue étrangère (FLE).
Au niveau didactique, on peut distinguer les approches intuitives de Fouché (Reference Fouché1959) et Delattre (Reference Delattre1947 et Reference Delattre1956) ainsi que les approches empiriques de Malécot (Reference Malécot1975) et Pustka (Reference Pustka2016). Différents contextes traditionnellement considérés comme obligatoires ne le sont plus dans les approches récentes: il s'agit de la liaison après les adjectifs, les prépositions et les adverbes monosyllabiques. Par ailleurs, il faudrait savoir comment traiter les liaisons variables dans des contextes fréquents tels que les substantifs au pluriel et les formes du verbe être. Quant à l'enseignement, deux questions restent ouvertes: comment traiter les exceptions empiriques aux liaisons obligatoires ? Et quels conseils donner aux apprenants par rapport aux liaisons facultatives ?
2.3 La liaison dans la parole publique des professionnels
Actuellement, il n'existe qu'un petit nombre d’études sur la liaison chez les ‘professionnels de la parole publique’ (Encrevé Reference Encrevé1988: 55): Ågren (Reference Ågren1973) sur les discussions radiophoniques entre politiciens, journalistes et auteurs, Smith (Reference Smith1996) sur les interviews radiophoniques, Encrevé (Reference Encrevé1988) et Laks (Reference Laks, Baronian and Martineau2009, Reference Laks, Durand, Kristofersen and Laks2014) sur les discours publics d'hommes politiques ainsi que Pustka (Reference Pustka2015) sur les livres audio pour enfants lus par des comédiens.
Concernant les contextes sujets à discussion (cf. 2.2), ces études nous proposent les résultats reproduits dans le tableau 1. Étant donné que ces études visent en priorité d'autres phénomènes, le tableau reste lacunaire. Les chiffres confirment néanmoins la nature obligatoire des liaisons après adjectif pré-nominal et préposition monosyllabique, alors qu'elles la remettent en question dans le cas des adverbes monosyllabiques (cf. déjà Encrevé Reference Encrevé1988: 48). Quant aux liaisons facultatives, ces études suggèrent de considérer la liaison après est comme quasiment obligatoire, contrairement à la liaison entre un substantif au pluriel et un adjectif.
Tableau 1. Taux de réalisation de la liaison des contextes à discussion dans la parole publique des professionnels

Les études sur corpus de parole spontanée (Malécot Reference Malécot1975, De Jong Reference De Jong and Lyche1994 et Mallet Reference Mallet2008 ; cf. tableau 2) suggèrent la même classification pour les adjectifs pré-nominaux ainsi que les prépositions et adverbes monosyllabiques. La forme verbale est, en revanche, semble être beaucoup moins fréquente et par conséquent réellement facultative. Pour les substantifs au pluriel, les données ne sont pas suffisantes.
Tableau 2. Taux de réalisation de la liaison des contextes à discussion dans la parole privée des locuteurs non-professionnels

Notre corpus de locuteurs-modèles nous permettra de mieux juger quelles liaisons devraient être enseignées comme obligatoires ou facultatives, fréquentes, rares ou usuelles, et ce, dans toutes les situations ou seulement en lecture.
2.4 La liaison en lecture
Concernant la liaison en lecture, il n'existe que trois corpus de comparaison: le corpus PFC (cf. Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008, Mallet Reference Mallet2008), la lecture d'un texte fabriqué sur la base d'articles du Monde dans Fougeron et al. (Reference Fougeron, Goldman, Dart, Guélat and Jeager2001) ainsi que le corpus des livres audio pour enfants de Pustka (Reference Pustka2015).
Le corpus PFC contient actuellement plus de 21 heures de lecture pour 300 locuteurs, mais se restreint à un texte de 399 mots (comptage Word) avec 33 contextes de liaison. Construit par des phonologues, il s'agit d'un texte visant à tester des contextes de liaison bien précis chez des locuteurs de toute origine, âge, sexe et profession. Comme Mallet (Reference Mallet2008) ne fait pas de distinction entre la liaison en lecture et en parole spontanée dans sa présentation des données PFC, nous ne pouvons malheureusement pas reproduire ici de données vérifiées pour tous les contextes discutés. Nous ne citerons que Durand et Lyche (Reference Durand and Lyche2008), qui mentionnent que les deux occurrences de grand du texte PFC liaisonnent à 96% (192/200).
L’étude de Fougeron et al. (Reference Fougeron, Goldman, Dart, Guélat and Jeager2001) repose sur un texte de 1,860 mots avec 243 contextes de liaison lus par dix locuteurs. L'analyse montre une différence significative entre lecture et conversation spontanée ainsi qu'entre les classes de mots. Globalement (sans distinction du contexte droit, de la longueur du mot ni de l'unité lexicale), les adjectifs liaisonnent à 23%, les adverbes à 35%, les substantifs à 3%, les prépositions à 99% et les verbes à 31%.
Le corpus de livres audio pour enfants (cf. Pustka Reference Pustka2015), pour sa part, est le premier vaste corpus de lecture. Composé de 32 livres audio lus par des comédiens, il contient un total de 17 heures et 35 minutes, avec 122,363 mots et 7,348 contextes de liaison codés (pour les résultats cf. tableau 2). Il s'agit du principal point de comparaison pour notre étude.
3. MÉTHODE
3.1 Corpus
Notre corpusFootnote 4 présente une durée totale de 8 heures de parole pour 5,638 contextes de liaisons potentielles codés. Il s'agit d'enregistrements de 30 présentateurs et/ou journalistes de télévision provenant à proportions égales de la France (France 2, France 3, TV5), de la Suisse romande (Radio Télévision Suisse) et du Québec (Radio-Canada).Footnote 5 Leur formation en prononciation se limite à la pose de voix et ne traite pas explicitement la liaison. Ils présument cependant une accommodation linguistique interne aux médias audiovisuels, qu'ils désignent par le terme de ‘mimétisme’.Footnote 6
Notons, par ailleurs, qu'il n'existe pas de différence réelle entre les présentateurs de journaux télévisés, les journalistes et les reporters, tout employé travaillant dans les médias audiovisuels étant formé et travaillant dans ces trois domaines et écrivant lui-même ce qu'il présentera à l'antenne (cf. entretiens guidésFootnote 7 ). Il est ainsi plus adéquat de les qualifier non pas de présentateurs au sens strict du terme, mais bien de journalistes au sens large du terme.
Pour chacun de ces locuteurs, trois situations de communication ont été analysées: un entretien guidé d'une durée de 10 minutes, le texte du programme PFC (version longue développée initialement pour les enquêtes PFC suisses et belges, cf. Andreassen/Maître/Racine Reference Andreassen, Maître, Racine, Durand, Laks and Lyche2010, Andreassen/Racine Reference Andreassen, Racine, Gess, Lyche and Meisenburg2012) d'une durée moyenne de 3 minutes ainsi que 3 minutes de journaux ou voix off.
Cette dernière situation de communication peut être considérée comme de l’écrit oralisé. Il s'agit donc – en reprenant le modèle de Koch/Oesterreicher Reference Koch and Oesterreicher2011 – de lʼécrit médial (graphie) et de lʼécrit conceptionnel (distance communicative), conçu pour l'oralisation et effectivement transposé dans le médium phonique. On devrait donc s'attendre à une influence de la graphie sur la prononciation des journalistes, étant donné qu'il s'agit bien de lectures, les journaux télévisés étant toujours lus à partir d'un prompteur et les voix off à partir d'un texte (pour l'influence de la graphie sur la phonie en général cf. Buben Reference Buben1935).
3.2 Protocole d'analyse
L'exploitation des données s'est faite sur le modèle du programme PFC, dans un premier temps à l'aide du programme Praat (cf. Boersma/Weenink Reference Boersma and Weenink2016) sur la base d'un système de codages auditifs (cf. Durand, Laks et Lyche Reference Durand, Laks, Lyche, Pusch and Raible2002 et Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Laks and Lyche2009) réalisés par deux codeurs se corrigeant mutuellement. Par la suite, les données ont été extraites et analysées respectivement à l'aide de l'outil Dolmen (cf. Eychenne/Paternostro Reference Eychenne, Paternostro, Detey, Durand, Laks and Lyche2016) et d'Excel. Pour le test de signification, travaillant principalement sur des proportions, nous avons opté pour la méthode du Chi carré de Pearson. Cependant, nous tenons à souligner qu'en raison du nombre relativement faible de données, les tests ont été effectués sur la base de données agrégées, ce qui peut être problématique, notamment dans l'interprétation des données liées au texte lu (dans lequel 30 occurrences de liaison correspondent à un seul contexte).
4. RÉSULTATS
Nous allons analyser les données en fonction des contextes morphosyntaxiques en mettant l'accent sur les points présentés dans le chapitre 2. Nous aborderons, d'une part, les contextes intuitivement considérés comme ‘obligatoires’, mais variables dans les corpus (liaison entre adjectif et substantif au singulier ainsi quʼaprès l'adverbe pas et les prépositions monosyllabiques; cf. 4.1, 4.4 et 4.5) et, d'autre part, les contextes variables les plus fréquents (liaison entre substantif et adjectif au pluriel ainsi quʼaprès les formes conjuguées du verbe être; cf. 4.2 et 4.3).
Nous analyserons également la variation externe au sein même de chacun de ces contextes internes. Le facteur crucial y est la différence entre oral et oralisation de lʼécrit (cf. 3.1), les différences sociodémographiques et régionales n’étant pas significatives. Finalement, la liaison sans enchaînement, qu'on aurait pu prévoir relativement fréquente suite à l’étude d’Encrevé (Reference Encrevé1988: 61) sur la parole publique de politiciens (11% des liaisons variables), se trouve être inexistante dans l'intégralité du corpus.
4.1 Adjectif + substantif au singulier
Alors que la liaison entre un adjectif et un substantif au singulier (p. ex. un grand [t] arbre) est classée comme obligatoire par Delattre (Reference Delattre1947) et Fouché (Reference Fouché1959) (mentionnant cependant quelques exceptions; cf. 2.2), les études empiriques témoignent dʼun comportement varié (cf. 2.3) et dʼun évitement de la structure ʻadjectif + substantif singulierʼ en parole spontanée. Dans le cas des adjectifs polysyllabiques comme premier, la plus grande autonomie accentuelle sʼajoute à cela (cf. Morin Reference Morin and Clas1992, Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008).
Dans les textes écrits, en revanche, les adjectifs au singulier apparaissent fréquemment devant les substantifs. Ainsi le corpus de livres audio de Pustka (Reference Pustka2015) présente-t-il 64 contextes potentiels pour un taux de réalisation de 97% (62/64). Les non-réalisations concernent un court // instant et ton malheureux // enfant Footnote 8 : dans le premier cas, lʼadjectif ‒ déjà mentionné par Fouché (Reference Fouché1959) comme exception ‒ possède la coda fixe /r/ avant la consonne de liaison /t/, dans le deuxième cas, il sʼagit dʼun adjectif polysyllabique. Dans le texte PFC, avec ses deux contextes grand ([t]) émoi et grand ([t]) honneur, on ne trouve que 6 non-réalisations et 2 consonnes de liaison [d] (au lieu de [t]) dans un total de 100 lectures (cf. Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008: 44).
Dans notre corpus, le taux de réalisation sʼélève à 100% dans la lecture du texte PFC ainsi que dans les présentations de nouvelles. En entretien guidé, on note 90% de réalisations (19/21), les 2 exceptions étant fort // accent et léger // accent belge. Dans le premier cas, il s'agit d'une des exceptions mentionnées par Fouché (2 Reference Fouché1959), dans le deuxième cas dʼun adjectif polysyllabique.
Nos résultats montrent donc que les simplifications didactiques aux classes de mots peuvent poser problème, actualisant à nouveau la question de la nécessité ou non dʼun traitement mot à mot (cf. Morin et Kaye Reference Morin and Kaye1982). De plus, les réalisations catégoriques de grand [t] en contexte de liaison par nos locuteurs-modèles suggèrent que les déviances observées dans le corpus PFC devraient être considérées comme des ʻerreursʼ ‒ dʼailleurs beaucoup plus fréquentes chez les apprenants (cf. Pustka Reference Pustka2015b) que chez les natifs.
4.2 Substantif + adjectif au pluriel
Les liaisons dites facultatives entre un substantif et un adjectif au pluriel (p. ex. des hommes ([z]) illustres) semblent être restreintes au style soutenu (cf. Fouché Reference Fouché1959). Dans le corpus de conversations de Malécot (Reference Malécot1975), le taux de liaison dans ce contexte nʼatteint que 3% (sans distinction du contexte droit), et même dans le corpus de livres audio de Pustka (Reference Pustka2015), il ne sʼélève quʼà 13% (62/463) tous contextes confondus (cf. 2.3). Cependant, une analyse plus approfondie du contexte devant adjectif révèle un taux de 55% (18/33 ; cf. 2.3).
Dans notre corpus, le taux de réalisation de la liaison après les substantifs au pluriel nʼatteint que 25% dans le texte (45/180), 9% (16/180) dans les présentations de télévision (dont 4 occurrences de fruits [z] et légumes) et 1% (2/239) dans les entretiens guidés. Dans le contexte devant adjectif, il est en revanche beaucoup plus élevé: 37% (34/90) dans la lecture du texte PFC (50% dans visites ([z]) officielles, 45% dans circuits ([z]) habituels et 23% dans pâtes ([z]) italiennes), 25% (10/35) dans les présentations de nouvelles et 7% (2/29) dans les entretiens guidés, la différence entre entretiens et lectures du texte étant significative (Chi2 = 6.114, p < 0.05). Il faut souligner ici que nous avons exclu de ces chiffres globaux les composés Jeux [z] Olympiques (texte PFC) et États-[z]Unis, mentionnés explicitement par Delattre (Reference Delattre1947: 43), qui liaisonnent tous les deux à 100% ; on y trouve aussi dʼautres combinaisons de mots que lʼon pourrait considérer comme constructions (plus ou moins) figées, en lʼoccurrence Nations [z] Unies, affaires [z] étrangères et langues [z] étrangères (pour la question du continuum du figement cf. Bybee Reference Bybee2005: 27). Une mise à jour systématique des listes classiques de constructions figées sur une base de données statistiquement significative serait un désidérata.
Ces résultats montrent une différence importante entre l'oral et l'oralisation de l’écrit (cf. tableau 3). La présentation de nouvelles, lue au prompteur, mais mettant en scène une conversation (comme au théâtre, dans les films ou dans les dialogues en lecture ; pour ces derniers cf. Pustka Reference Pustka2015), semble être un cas intermédiaire. Il ne s'agit donc pas que d'une question de médium, mais aussi de style.
Tableau 3. Taux de réalisation des liaisons entre substantif et adjectif au pluriel

4.3 Verbes
Le comportement de la liaison après les verbes est très hétérogène. Il dépend notamment de la morphologie (infinitifs, participes, différentes formes conjuguées) ainsi que de la syntaxe et sémantique (verbes pleins vs auxiliaires). C'est la raison pour laquelle nous allons nous limiter à deux contextes: est, la forme de la troisième personne du singulier présent actif du verbe être, contexte le plus fréquent, ainsi que les infinitifs en -er, souvent intuitivement considérés comme liaisonnants dans les présentations de nouvelles (cf. Pustka Reference Pustka2016: 170).
Pour ce qui est des infinitifs, notre corpus présente une surprise (cf. tableau 4). Nous n'observons en effet aucune réalisation de la liaison dans les 90 minutes de présentations de nouvelles analysées, dans lesquelles se trouvent 59 contextes potentiels. Les entretiens guidés présentent un seul cas (travailler [ʁ] un peu), les lectures du texte PFC deux (dans provoquer [ʁ] une explosion; aucune liaison, en revanche, n'est réalisée dans se trouver // au centre d'une bataille politique et retrouver // une situation plus sereine).
Tableau 4. Taux de réalisation des liaisons après infinitif en -er

Quant à la liaison dite facultative après est (sans la forme impersonnelle c'est), la phonologie de corpus montre une variation assez importante en conversation (44% dans le corpus PFC ; cf. Mallet Reference Mallet2008: 283), mais des taux élevés en lecture (86% ; cf. Pustka Reference Pustka2015: 15) et dans les conversations et interviews radiophoniques (97%, cf. Ågren Reference Ågren1973: 132; 93%, Smith Reference Smith1996: 85). Dans notre corpus, nous observons un taux de 100% (60/60) dans le texte PFC (est [t] en grand émoi, est [t] en revanche très inquiet) et de 94% (36/38) dans la présentation de nouvelles ;Footnote 9 les entretiens guidés, en revanche, n'atteignent qu'un taux de 50% (cf. tableau 5). Nous pouvons donc constater une différence très nette entre oral (liaison variable) et oralisation de l’écrit (liaison presque catégorique), qui s'avère significative.Footnote 10
Tableau 5. Taux de réalisation après est en comparaison avec d'autres corpus

4.4 Adverbes
Les adverbes constituent également un groupe très hétérogène: D'abord, ils se distinguent en mono- et polysyllabiques (liaison obligatoire vs facultative selon Delattre Reference Delattre1947 ; cf. 2.2). Ensuite, à l'intérieur des adverbes monosyllabiques, les taux varient entre 1% (pas) et 97% (très) dans le corpus PFC (cf. Mallet Reference Mallet2008: 281) et entre 37% (pas) et 100% (très) dans les livres audio (cf. Pustka Reference Pustka2015: 18).Footnote 11
Dans notre corpus, les adverbes monosyllabiques liaisonnent en moyenne à 93% en lecture (83/89),Footnote 12 à 72% dans la présentation de nouvelles (50/69) et à 35% en entretien guidé (88/254) ; pour les adverbes polysyllabiques, les chiffres s’élèvent à 8% en lecture (7/89)Footnote 13 , à 4% dans la présentation de nouvelles (2/54)Footnote 14 et à 0% en entretien guidé (0/165).
Regardons maintenant de plus près l'adverbe de loin le plus fréquent: pas (cf. tableau 6). Ici, nos résultats en entretien guidé (5%) se rapprochent de ceux du corpus PFC (1%), et ceux des présentations de nouvelles (48%) des livres audio (37%). Le taux en lecture du texte PFC est particulièrement élevé (77%). Selon le test Chi2, les différences entre la présentation de nouvelles et le texte PFC, d'une part, et l'entretien guidé, d'autre part, sont significatives, alors que la différence entre la présentation de nouvelles et le texte PFC ne lʼest pas.Footnote 15 Dans le texte PFC, il ne s'agit néanmoins que d'un seul contexte: ne pas ([z]) être sur les genoux. Le résultat significatif doit donc être considéré avec réserve.
Tableau 6. Taux de réalisation après pas en comparaison avec les autres corpus

4.5 Prépositions
Le corpus PFC montre qu'il y existe une certaine variation au niveau des prépositions monosyllabiques (liaison dite facultative): chez ne liaisonne quʼà 88% et dans quʼà 95%, les exceptions touchant notamment aux contextes devant phrase nominale (p. ex. chez // un copain vs chez [z] elle) et aux noms propres (p. ex. chez // Yves). Quant aux prépositions polysyllabiques, le corpus PFC ne présente guère de réalisations: après (0/126), pendant (0/35), depuis (0/13), devant (0/9), avant (1/8) (cf. Durand et Lyche Reference Durand and Lyche2008: 44, 59).
Dans notre corpus, les taux sont un peu plus élevés, même si le nombre de contextes n'est pas très important. Au niveau des prépositions monosyllabiques, nous notons 100% (30/30) de liaisons dans le texte PFC (dans [z] une impasse stupide), 99% (78/79) dans les présentations de nouvelles et 99% (108/109) dans les entretiens guidés. Les deux seules exceptions sont: chez // Aldi (devant nom propre) et vers // un accent (vers ne liaisonnant jamais). Quant aux prépositions polysyllabiques, nous observons 27% (3/11) de réalisations dans les présentations de nouvelles (3 fois après) et 0% (0/20) dans les entretiens guidés, le texte PFC ne présentant aucun contexte.
5. CONCLUSION
Lʼétude des productions des présentateurs de télévision, locuteurs-modèles selon les représentations, nous a permis de clarifier quelques points concernant un modèle pour l'enseignement de la liaison. Tout d'abord, nous n'avons pas trouvé de différences significatives entre la France, la Suisse et le Canada, ce qui devrait pourtant être revu dans un corpus plus large. Dans notre étude, le seul facteur externe s'avérant significatif est l'opposition entre l’oral (parole spontané) et l’oralisation de l’écrit (lecture). Les ouvrages didactiques modernes devraient donc enseigner au moins deux normes, l'influence de la graphie en lecture n’étant pas à confondre avec le style dont l’étude empirique reste à approfondir.
Quant aux facteurs internes, nos résultats suggèrent premièrement de continuer à présenter les liaisons entre adjectif et substantif au singulier ainsi quʼaprès préposition monosyllabique comme obligatoires, malgré la présence d'exceptions dans les corpus de parole spontanée de locuteurs ʻnormauxʼ. Pour la forme verbale est, une règle stipulant que la liaison est obligatoire en lecture, mais facultative en conversation semble adéquate. Concernant le contexte entre substantif et adjectif au pluriel ainsi quʼaprès lʼadverbe pas, nous proposerions de considérer la liaison comme facultative en lecture, mais rare en conversation. La liaison après les prépositions et adverbes polysyllabiques ainsi quʼaprès les infinitifs en -er, pour finir, est très rare, même dans la parole médiatique.
Ces résultats demandent pourtant encore à être validés par des tests de perception. Prenons comme exemple la première phrase du texte PFC: Le village de Beaulieu est ([t]) en grand ([t]) émoi. Toutes les quatre possibilités avec et sans liaison après est et grand sont possibles selon les études de production. Cependant, seraient-elles aussi perçues comme correctes, p. ex. dans la bouche dʼun non-natif, voire exemplaires dans celle dʼun présentateur de télévision ? Si oui, les représentations de la norme de prononciation seraient effectivement très hétérogènes ; si non, il faudrait admettre que les corpus contiennent des ʻerreursʼ au niveau de la prononciation comme au niveau de lʼorthographe, ce qui ne serait pas surprenant pour un phénomène comme la liaison si étroitement lié à la forme graphique. Méthodologiquement, la question de la norme ne peut être résolue que par une approche combinant étude de représentations, de production, et de perception.