INTRODUCTION
La Louisiane et la Nouvelle-Angleterre sont, à leur manière, un cas d'école de l'effet de la mondialisation sur l'état d'une langue. Dans le cadre des rapports de force entre communautés langagières à l'échelle de la planète, la langue française en Louisiane et en Nouvelle-Angleterre occupe une place bien particulière. Le français est, avant tout, une langue de migration, migration transfrontalière d'une part et, d'autre part, migration de peuplement à caractère colonial. Cette évolution ne dépend pas seulement de rivalités internes dans un contexte local, elle est aussi tributaire de la concurrence économique et politique qui s'internationalise et se ‘mondialise’. De la période allant de la Guerre de Sécession jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, on assiste à l'ascension d'une Amérique anglophone toute puissante et les forces de ce changement épuisent la valeur pragmatique et symbolique du français aux États-Unis. De nos jours, la langue française aux États-Unis est le témoin d'une histoire révolue qui se manifeste par la survivance d'enclaves linguistiques.
Si le déclin du français en Louisiane et en Nouvelle-Angleterre a une origine globale (les bouleversements engendrés par la Seconde Guerre mondiale, l'abandon du français dans les contextes religieux et scolaire, le nombre croissant de mariages interculturels, etc.), ce qu'on appelle ‘la renaissance’ du français n'est en réalité qu'un des éléments d'un phénomène plus vaste: la renaissance ethnique qui dynamise tous les phénomènes minoritaires aux États-Unis à partir de la seconde moitié du vingtième siècle. Les formes du renouveau francophone sont très diverses et ne se manifestent pas de la même manière en Louisiane et en Nouvelle-Angleterre. En Louisiane, cette tendance apparaît dans les années 1950. Ses porte-parole font partie de l'élite; ils sont souvent d'origine francophone mais ne parlent pas ou peu le français, ni même la variante locale. De plus, leur agenda porte essentiellement sur l'enseignement du français académique via une action politique. Par contre, en Nouvelle-Angleterre, principalement au Vermont et dans le Maine, la renaissance du français s'alimente du combat nationaliste conduit par le Québec voisin autour les années 1970. Ce mouvement a une base populaire, les ressortissants sont des Franco-Américains qui parlent français, mais leur action est de nature essentiellement culturelle. Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse d'organisations culturelles ou d'autorités politiques, toutes ont compris récemment les avantages collatéraux que la mondialisation pouvait présenter. La commodification du français en Louisiane comme en Nouvelle-Angleterre passe aujourd'hui par une politique touristique fondée sur la diversité ethnique, l'identité et la nostalgie d'un passé francophone glorifié.
Afin de mesurer et comparer l'évolution de l'identité minoritaire francophone entre la Louisiane et la Nouvelle-Angleterre, nous avons recueilli de nouvelles données linguistiques et de nouveaux témoignages personnels en Nouvelle-Angleterre. Tout naturellement, notre récolte de données a été inspirée par le travail de terrain effectué par Dubois et son équipe dans les communautés cadiennes en Louisiane en 1997 (Dubois, Reference Dubois and Valdman1997a, b, Reference Dubois, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2004). Parmi les plus importantes caractéristiques méthodologiques du corpus de français et d'anglais cadien, figure le fait que tous les locuteurs ont été interviewés deux fois, une fois en français et une autre en anglais, et les entrevues en français ont été conduites par un locuteur natif de leur communauté.
Notre travail de terrain en Nouvelle-Angleterre en 2011 s'est aussi inspiré du corpus amassé par Cynthia Fox et Jane Smith dans les communautés franco-américaines entre 2001 et 2003 et par leurs études subséquentes, seules ou en équipe (Fox et Smith, 2005, 2007, Fox, Fortin, Martin et Stelling, 2007). En effet, ces chercheurs ont le mérite d'avoir entrepris les premières études systématiques, de type laboviennes, sur le français parlé en Nouvelle-Angleterre. Dans ses derniers articles, Cynthia Fox a soulevé des phénomènes langagiers et identitaires qui méritent d'être approfondis pour faire avancer notre connaissance de la survivance du français en situation minoritaire et des représentations identitaires des Francophones en Nouvelle-Angleterre. Ces phénomènes nous intéressent d'autant plus qu'ils se rencontrent aussi en Louisiane, à des degrés plus ou moins avancés de cheminement. Ne pouvant faire le résumé de toutes leurs études, soulignons les tendances les plus pertinentes. Tout d'abord, Fox, Fortin, Martin et Stelling (2007) mentionnent que la représentation identitaire du franco-américain est variable selon les états, ce qui n'est pas une surprise puisque chaque communauté est géographiquement, historiquement et socialement distincte. Fox et Smith (Reference Fox, Smith, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005) ajoutent que cette représentation identitaire franco-américaine est toujours à définir puisque l'ethnicité québécoise ou acadienne des répondants nuance son aspect référentiel dans certaines communautés. On constate le même phénomène en Louisiane: la représentation identitaire des francophones varie selon les régions et les référents ne sont pas les mêmes selon la race (blanche, noire ou amérindienne). La Nouvelle-Angleterre et la Louisiane ont longtemps partagé les trois piliers de la représentation identitaire francophone: la religion catholique avec ses écoles paroissiales, l'importance du réseau familial et l'usage de la langue française. Encore aujourd'hui, la Louisiane et la Nouvelle-Angleterre ont des points communs. Les facteurs qui influencent le maintien de cette représentation sont l'âge et la classe socio-économique. Plus on est âgé, plus on aura tendance à préserver une affiliation francophone, quelle qu'elle soit. Nos études antérieures (Dubois et Melançon, 1997, Salmon et Dubois, Reference Salmon, Dubois, Palander-Collin, Lenk, Nevala, Sihvonen and Vesalainen2010) ont établi qu'en Louisiane, ce sont les classes sociales les plus privilégiées qui portent le flambeau de la représentation identitaire cadienne.
En Nouvelle-Angleterre et en Louisiane, l'usage du français est restreint au foyer depuis longtemps et l'uniformisation linguistique s'est réalisée à partir des variétés régionales parlées par les communautés francophones dans lesquelles le français s'est maintenu plus longuement (Dubois, Reference Dubois and Brasseur1997, Fox et Smith, Reference Fox, Smith and Fournier2007). Chacune de leur côté, Dubois en 2004 et Fox et Smith en Reference Fox, Smith and Fournier2007 ont constaté que les traits phonétiques acadiens, variables selon les communautés, deviennent moins fréquents en Nouvelle-Angleterre et en Louisiane.Footnote 1 Toutes les formes morphologiques répertoriées en français de la Nouvelle-Angleterre, qu'elles soient dues à une innovation du système interne ou à une innovation externe, provenant du contact avec l'anglais, se retrouvent également en français louisianais. De par sa proximité avec le Québec, la Nouvelle-Angleterre a, dans son usage du français, l'exclusivité de traits typiquement québécois comme la diphtongaison et le relâchement des voyelles fermées. Mais on remarque aussi l'usage de certains traits associés au québécois, comme l'assibilation [ts] et [dz], en français louisianais.Footnote 2
La variation spatiale du français reflète l'histoire migratoire de chaque état. Alors que les isoglosses se distinguent selon l'axe nord-sud en Nouvelle-Angleterre (Veltman, Reference Veltman1987, Giguère, Reference Giguère and Quintal1996, Fox et Charbonneau, Reference Fox and Charbonneau1998), elles se réalisent selon la nature géographique du terrain en Louisiane – bayou ou prairie – où se sont établies les petites communautés francophones. Mais pour chaque cas de figure, les distinctions linguistiques que l'on relève ne sont que des écarts de fréquence et non pas de vraies isoglosses géographiques. Ce qui nous intéresse est de comparer les mécanismes d'uniformisation linguistique qu'entraîne dans les communautés franco-américaines et cadiennes, soit l'étiolement du français, soit la restriction de ses domaines d'usage.
Afin de mener à bien notre analyse, nous procédons d'abord à quelques rappels historiques sur la communauté franco-américaine depuis sa fondation au milieu du 19ème siècle, et nous examinons notamment les chiffres de cette immigration massive, ainsi que les raisons qui la sous-tendaient. Ensuite, nous comparons les données des recensements américains (U.S. Census) de 1990, 2000 et 2010 pour estimer au plus près le nombre réel de locuteurs francophones en Louisiane et aussi à travers les six états de la Nouvelle-Angleterre, afin de pouvoir évaluer la santé linguistique de la francophonie dans ces deux régions américaines. Dans un troisième temps, nous présentons la méthodologie que nous avons suivie lors de notre travail de terrain de 2011 et qui nous a permis de récolter un important corpus d'entrevues que nous utilisons pour la présente étude. Bien qu'il soit trop tôt pour mener une analyse quantitative, nous partageons finalement nos premières impressions sur l'hétérogénéité des profils communautaires, organisés autour d'une dynamique culturelle et d'une représentation identitaire unique selon chaque état de la Nouvelle-Angleterre.
1. ARRIÈRE-PLAN HISTORIQUE DE LA COMMUNAUTÉ FRANCO-AMÉRICAINE
Les travaux des historiens et sociologues tels que Frenette (1998), Louder et Waddell (Reference Louder and Waddell2008), Roby (Reference Roby2000) et Takai (Reference Takai2008) permettent d'obtenir un portrait socio-historique de la communauté franco-américaine. Contrairement à la Louisiane, la communauté francophone n'est pas la population fondatrice de la Nouvelle-Angleterre. La communauté franco-américaine de Nouvelle-Angleterre représente en fait la plus récente population francophone de race blanche s'étant installée dans cette région. La Nouvelle-Angleterre regroupe traditionnellement les états du: Massachusetts, New Hampshire, Maine, Vermont, Connecticut et Rhode Island, dont les territoires constituaient la première colonie britannique sur le nouveau continent à partir du 17ème siècle. Dès la seconde moitié du 19ème siècle, surtout après la Guerre de Sécession, et de nouveau au début du 20ème siècle, ces six états représentaient une destination de rêve pour de nombreux immigrants provenant surtout de la province du Québec située à la frontière de la moitié des états de la Nouvelle-Angleterre (le Maine, le Vermont et le New Hampshire) et, à un degré moindre, pour ceux venus de l'Acadie (Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse). Ces immigrants se sont rapidement disséminés dans les six États de la région qui connaissait alors sa révolution industrielle.
Les historiens tels qu'Yves Roby (Reference Roby2000), Damien-Claude Bélanger (Reference Bélanger2000) ou Yukari Takai (Reference Takai2008) ont bien démontré le rapide essor migratoire des Canadiens-Français en Nouvelle-Angleterre. Plusieurs facteurs ont motivé cette forte immigration. D'une part, à cause de sa situation économique désastreuse, la province de Québec n'arrivait pas à absorber les changements dus à la mécanisation de l'agriculture et l'industrialisation appauvrissait la population agricole des campagnes. De plus, la situation démographique de surnatalité au Québec ne permettait plus aux familles de subvenir aux besoins de leurs larges familles. Pendant ce temps, la révolution industrielle en Nouvelle-Angleterre battait son plein depuis les années 1830 environ et le manque de travailleurs limitait son essor, surtout après la guerre de Sécession (1865), comme le souligne Yves Roby (Reference Roby2000:32). Ces deux phénomènes sociaux provoquèrent un fort exode rural de fermiers et de travailleurs manuels au profit de l'urbanisation des villes de Montréal, Québec et, dans une moindre mesure, Trois-Rivières (Salmon et Dubois Reference Salmon, Dubois, Palander-Collin, Lenk, Nevala, Sihvonen and Vesalainen2010). Les Canadiens-Français vinrent donc tenter leur chance ‘aux états’ et ils s'établirent notamment à Lowell et Lawrence dans le Nord du Massachusetts, Fall River et New Bedford dans le sud de l'état, ainsi qu'à Manchester et Nashua dans le sud du New Hampshire, Lewiston et Biddeford dans le sud du Maine, Woonsocket dans le Rhode Island ou encore Waterbury dans le Connecticut ainsi que dans beaucoup d'autres villes industrielles. Le nombre de Canadiens-Français venus s'installer en Nouvelle-Angleterre atteignit son pic entre 1870 et 1900. On estime qu'à cette période, un Québécois sur dix passait la frontière pour vivre ‘aux États’ (Takai Reference Takai2008: 37) et particulièrement au Massachusetts, qui était la première destination d'immigration, comme le montre le tableau 1. Même si les chiffres varient, les chercheurs s'accordent à dire qu'au total environ un million de Québécois ont immigré vers la Nouvelle-Angleterre à cette époque. Le tableau 1 confirme que le Massachusetts possédait le plus grand nombre de centres industriels et qu'il a accueilli le plus grand nombre d'immigrants canadiens-français entre 1880 et 1930, avec 48% de population francophone en 1900 et encore 45% en 1930. Historiquement, ces chiffres témoignent de la forte vitalité démo-linguistique de nombreuses communautés francophones qui ont eu une importante concentration francophone locale jusqu'à la première moitié du 20ème siècle. Comme le soulignent de nombreux chercheurs, il est aussi intéressant de remarquer que si les premiers immigrants canadiens-français se concentraient au Maine et au Vermont jusque vers 1860, la tendance s'inverse totalement dans les années 1900, où le Massachusetts et le New Hampshire étaient devenus les destinations privilégiées de l'immigration canadienne-française. Ces chiffres permettent également de situer géographiquement les centres industriels les plus dynamiques à travers la Nouvelle-Angleterre au fil des décennies.
Tableau 1. Population canadienne-française en Nouvelle-Angleterre de 1860 à 1930.
Sources: Damien-Claude Bélanger (Reference Bélanger2000:8–9). « French Canadian Emigration to the United States 1840–1930 ».
*Pour 1860–1880: d'après Ralph D. VICERO, Immigration of French Canadians to New England, 1840–1900, PhD thesis, University of Wisconsin, 1968, p. 275; donné par Yves ROBY, Les Franco-Américains de la Nouvelle Angleterre, 1776–1930, Sillery, Septentrion, 1990, p. 47.
**Pour 1900–1930: d'après Léon TRUESDELL, The Canadian Born in the United States, New Haven, 1943, p. 77; donné par Yves ROBY, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre, Sillery, Septentrion, 1990, p. 282.
La particularité de l'immigration canadienne-française vers la Nouvelle-Angleterre est double. Tout d'abord, il s'agissait d'une immigration familiale, c'est-à-dire que toute la famille immigrait en même temps ou encore elle était très rapidement réunie après l'arrivée du travailleur. En conséquence, les Canadiens-Français se rassemblaient dans des quartiers que l'on appelle encore aujourd'hui les ‘petits Canadas’, composés de ‘triple-deckers’ aux logements étroits et sans aucun confort mais bon marché et proches des filatures où la plupart des immigrants travaillaient dans des conditions très difficiles. La deuxième particularité de cette immigration était sa nature perméable et temporaire. Grâce aux réseaux de chemins de fer très développés reliant les villes industrielles américaines et le Québec, les familles, en partie ou en totalité, se déplaçaient très souvent et très facilement entre le Québec et l'ensemble de la Nouvelle-Angleterre à moindre frais. Cette proximité géographique a permis aux immigrants canadiens-français de conserver leurs racines familiales et, du même coup, l'usage du français ainsi qu'une représentation identitaire francophone positive jusqu'à nos jours. Ce phénomène de proximité a également permis la parfaite préservation de la mémoire collective à travers la généalogie et l'histoire orale puisque chaque informant de notre enquête connaît, en général, le village d'origine de ses ancêtres et peut retracer les détails de leur implantation en Nouvelle-Angleterre.
Le déclin de l'immigration massive est lié à celui de l'industrie textile, amorcé par la grande dépression de 1929 et qui se prolongea jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Après cette date, les filatures fermèrent définitivement les unes après les autres, faute de pouvoir rivaliser avec les pays asiatiques produisant et exportant du textile meilleur marché. Toutes les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre entrèrent dans une longue et profonde récession économique et la plupart des communautés franco-américaines se dispersèrent car beaucoup de ‘petits Canadas’ furent détruits durant le mouvement d' ‘Urban Renewal' que connurent les États-Unis au début des années 1960. Au même moment, le Québec connaissait un essor économique et industriel et cette reprise économique incita de nombreux Canadiens-Français vivant en Nouvelle-Angleterre à repartir vivre au Québec où ils purent rejoindre leur parenté. Pourtant, de nombreuses familles ont décidé de rester dans ces villes américaines et leurs descendants forment la communauté francophone franco-américaine actuelle.
2. LES MULTIPLES VISAGES D'UNE COMMUNAUTÉ FRANCOPHONE AMÉRICAINE EN SURVIVANCE
L'ensemble des communautés francophones de ces deux régions américaines (Louisiane et Nouvelle-Angleterre) est actuellement en pleine transformation. Le recensement américain permet de rendre compte de cette transformation. Toutefois, les informations sociales qu'il présente soulèvent des problèmes d'interprétation pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il faut garder à l'esprit que ces indicateurs (questions sur la langue, l'ethnicité, etc.) proviennent d'un échantillon et non pas de la totalité de la population recensée. Les caractéristiques sociales d'une communauté dont le comportement diverge selon la localité peuvent donc être sous-représentées ou surreprésentées selon l'origine de l'échantillon. Autrement dit, si l'usage du français est fortement régionalisé, un échantillon qui n'inclut pas l'ensemble des comtés dits francophones risque de présenter une vision partielle, voire erronée, de la situation francophone dans un état.
De plus, l'harmonisation entre les étiquettes identitaires et les questions linguistiques est inadéquate. Lorsque la représentation identitaire est complexe et, surtout, lorsqu'elle varie selon la race, on ne peut en tirer des conclusions linguistiques en se basant sur les étiquettes identitaires. Pour savoir comment s'identifie le Francophone d'un état, le chercheur doit présenter une demande de tableaux croisés au bureau du recensement (ce que nous avons fait pour le recensement de 1990 pour la Louisiane). De ce fait, les réponses à cette question, quand elles sont connues, le sont très tardivement et elles sont généralement fournies par des agences spécialisées publiques ou privées.
Enfin, la formulation des questions portant sur la langue a changé au cours des dernières décennies. Le recensement de 1990 nous indique le pourcentage de résidents parlant une autre langue que l'anglais à la maison. De ce chiffre, nous pouvons soustraire le nombre de résidents disant ne pas bien parler anglais, puisque, de nos jours, tous les Franco-Américains et Louisianais maitrisent parfaitement l'anglais.Footnote 3 Mais la formulation de cette question ne permet pas de définir précisément le nombre de locuteurs francophones, car la catégorie « langues autres que l'anglais» inclut également l'espagnol et le portugais. Les données du recensement de 2000 sont plus fiables. Les résultats sur les types de langue parlée à la maison par état sont accessibles sur différents sites. On connait le nombre de résidents qui déclarent parler français à la maison. Toutefois, la catégorie ‘français’ du recensement pour la Nouvelle-Angleterre inclut le créole parlé par une récente population d'immigrants d'Haïti. Quant au dernier recensement de 2010, il est le plus problématique. Il ne mentionne pas expressément le nombre de résidents parlant français à la maison; il identifie quatre catégories de locuteurs parlant une autre langue que l'anglais (l'espagnol, les langues indo-européennes, les langues pacifiques et asiatiques, et les ‘autres langues’); la langue française fait partie du groupe de langues indo-européennes (allemand, portugais, russe, farsi, hindi, yiddish). Toutes ces différentes étiquettes et leur contenu rendent très difficile une comparaison temporelle entre États. Ils donnent aussi des résultats saugrenus pour les états du sud (Massachusetts, Rhode Island, Connecticut) dont la composition ethnique est plus nombreuse et diverse.
Compte tenu de ces difficultés et de l'objectif de notre recherche (comparaison étatique et non entre communautés sélectives) nous avons adopté une méthode de calcul pour l'ensemble des états. Bien que les résultats restent assurément approximatifs, ils ont l'avantage, selon nous, d'être comparables et plus réalistes. Le lecteur trouvera une description plus détaillée de notre méthode de calcul en note de bas de page.Footnote 4
Le tableau 2 montre les résultats de tous ces calculs par état. Examinons, en premier lieu, les tendances observées pour la Louisiane. Le tableau 2 révèle qu'en 1990, le recensement américain dénombrait environ 250,000 Louisianais parlant le français à la maison; ce nombre chute de 20% en 2000 avec 194,314 locuteurs francophones. En 2010, la Louisiane n'en compte plus que 96 119; ils représentent 2.1% de l'ensemble de la population. On constate ainsi une perte massive (62%) de résidents louisianais déclarant parler français à la maison entre 1990 et 2010.
Tableau 2. Le nombre de résidents déclarant parler français à la maison en 1990, 2000, et 2010 en Louisiane et dans chaque État de la Nouvelle-Angleterre. Les chiffres entre crochets [ ] indiquent le pourcentage de Francophones dans la population totale dans chaque État pour chaque décennie.
Regardons maintenant la situation démographique des Francophones en Nouvelle-Angleterre. Tout d'abord on remarque le faible nombre de Francophones en 1990 dans les états au sud (Massachusetts, Rhode Island et le Connecticut). Ce nombre semble se stabiliser en 2000. Dans les états au nord (le Maine, le New Hampshire et le Vermont) on recense un plus grand nombre de locuteurs francophones en 1990, ce qui confirme les résultats de Fox et al. (Reference Fox, Fortin, Martin and Stelling2007). Mais les résultats du recensement de 2000 affichent une nette tendance à la baisse. La plus spectaculaire est néanmoins celle enregistrée en 2010, à l'instar de celle observée en Louisiane.
Ce tableau suggère plusieurs remarques et réflexions. La première est évidemment la diminution inexorable entre 1990 et 2010 de Francophones déclarant parler français à la maison, une diminution qui s'accentue considérablement de 2000 à 2010. En effet, il n'y a plus que la Louisiane et le Maine qui comptent plus de 2% de résidents parlant français à la maison, soit une perte de plus de 50% depuis 2000. De plus, outre les facteurs connus précipitant le déclin du français, il nous semble important de souligner ici l'augmentation de la population hispanophone, telle que démontrée par le recensement américain. Sans parler de l'immigration clandestine massive et continuelle. Par conséquent, avec un nombre aussi faible de Francophones, on peut comprendre que la transmission du français d'une génération à l'autre est chose du passé et que la bataille de la minorité francophone est désormais une affaire de politique, et même de politique locale. Ces chiffres peuvent expliquer aussi pourquoi on retrouve deux discours idéologiques qui s'opposent: le premier tenu par les militants des associations régionales, notamment en milieu scolaire qui se base sur la défense de la minorité francophone, l'autre par les administrateurs aux niveaux étatique et éducatif pour qui les francophones ne représentent plus une assez grande population pour être perçue comme une minorité linguistique à protéger.
3. LE CORPUS D'ENTREVUES EN NOUVELLE-ANGLETERRE
Comme préambule à la constitution du corpus de français et d'anglais franco-américain, nous avons entrepris au printemps 2009 une étude pilote sur le terrain à Lowell et dans les villes limitrophes. Nous avons interviewé 10 Franco-Américains nés entre 1924 et 1950 en Nouvelle-Angleterre pour la plupart ou au Québec mais ayant vécu toute leur vie en Nouvelle-Angleterre (Salmon et Dubois Reference Salmon, Dubois, Palander-Collin, Lenk, Nevala, Sihvonen and Vesalainen2010) puisqu'ils sont arrivés avec leurs parents entre leur naissance et leur premier anniversaire. Pour élaborer notre questionnaire sur les représentations identitaires, nous nous sommes inspirées de celui utilisé par Dubois (Reference Dubois and Valdman1997a). Bien que très réduit, notre échantillon nous avait permis de constater le large éventail de représentations identitaires selon les générations franco-américaines à Lowell, ce qui nous a convaincues de rechercher des locuteurs de plusieurs communautés dans chaque état de la Nouvelle-Angleterre.
Le travail de terrain, effectué entre août 2011 et janvier 2012, nous a permis de couvrir des communautés franco-américaines dans les six États composant historiquement la région de la Nouvelle-Angleterre. La sélection des lieux d'enquête dans chaque état est le résultat de l'observation du passé et du présent des diverses communautés franco-américaines.Footnote 5 En tenant compte des données de Bélanger (Reference Bélanger2000), Roby (Reference Roby2000) et Takai (Reference Takai2008), que nous avons présentées dans le tableau 1 du présent article, combinées avec les données sur l'ancestralité française ou canadienne-française des recensements de 2000 et 2010, ainsi que celles sur le nombre de locuteurs francophones présentées dans le tableau 2, nous avons pu établir une première liste de localités potentielles. Dans un deuxième temps, pour effectuer la sélection finale, nous nous sommes rendues sur place et nous avons pris en compte les critères suivants: une ville avec un passé industriel textile, donc qui a vécu une forte immigration canadienne-française -en particulier québécoise- au tournant du 19ème siècle ; une ville possédant une paroisse catholique (en activité ou dissoute) fondée par les immigrés Canadiens-Français de cette époque ; la présence, si possible, d'un centre culturel franco-américain (universitaire ou communautaire) ou d'une organisation culturelle dans cette ville ou dans les environs pouvant nous aider à identifier et entrer en contact avec des locuteurs de français franco-américain non restreints linguistiquement et représentatifs de leur communauté; la présence d'un groupe de personnes parlant français couramment et acceptant de participer à notre étude. En résumé, nous sommes parties à la recherche d'enclaves et de communautés francophones où les traces de l'histoire du groupe sont visibles afin de pouvoir bénéficier de la mémoire collective de ces communautés franco-américaines. Notre enquête a ainsi couvert onze localités au total, réparties dans les six états comme suit: Lewiston (Maine) ; Nashua et Manchester (New Hampshire) ; Burlington et High Gate (Vermont) ; Lowell (Massachusetts); Waterbury, Bristol et Putnam (Connecticut) ainsi que Woonsocket et la région de Coventry-West Warwick (Rhode Island). Il est intéressant de remarquer que dans le Connecticut, nous avons couvert plusieurs types de localités car au-delà de la communauté de Waterbury, dont le profil répond à nos critères de sélection, nous avons appris qu'il existait des enclaves francophones non directement liées à l'immigration ouvrière du 19ème siècle, notamment à Bristol où l'immigration date d'après la Seconde Guerre mondiale, et où les Franco-Américains que nous avons rencontrés travaillent surtout dans la construction et le Bâtiment. Nous avons donc décidé d'inclure Bristol dans notre liste. Les figures 1 à 6 montrent la répartition géographique des localités couvertes lors de notre enquête de terrain.
Figure 1. Maine: Lewiston
Figure 2. New Hampshire: Manchester et Nashua
Figure 3. Vermont: Burlington et High Gate
Figure 4. Massachusetts: Lowell
Figure 5. Connecticut: Waterbury, Bristol, Putnam
Figure 6. Rhode Island: Woonsocket et Coventry
La méthodologie que nous avons suivie pour la sélection des locuteurs a suivi scrupuleusement celle établie par Dubois et son équipe lors du travail de terrain qu'ils ont effectué en Louisiane en 1997 (Dubois, Reference Dubois and Valdman1997a et b) car notre but ultime est de pouvoir effectuer des comparaisons systématiques entre les Cadiens de Louisiane et les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre. Tout comme l'avait fait Dubois pour son corpus de français et d'anglais cadien en Reference Dubois and Melançon1997, nous avons choisi un intervieweur membre de la communauté franco-américaine, originaire de Lowell, pour conduire les entrevues en français. Ce choix méthodologique constitue la particularité de notre corpus, comparé au vaste corpus de Fox et Smith réalisé entre 2001 et 2003. Il est important de souligner que les deux communautés francophones que nous mentionnons dans cet article (Cadiens et Franco-Américains) sont largement minoritaires linguistiquement, et que pour eux, être interrogés par un locuteur de français natif de France, ou bien simplement extérieur à leur communauté, génère généralement une grande insécurité linguistique, voire un blocage, qui s'ajoute à l'anxiété produite par la situation même de l'entrevue qui n'est pas une situation de communication naturelle. Afin de minimiser l'insécurité des locuteurs et d'obtenir une variété de français qui soit le plus près possible du parler spontané, nous avons opté pour le choix d'un intervieweur membre de la même communauté linguistique que nos informants, qui avait les mêmes repères culturels et pouvait faire oublier la situation d'enregistrement autant que possible.
Dans chaque localité, nous avons interrogé dix locuteurs, cinq hommes et cinq femmes, et chaque personne devait répondre aux critères suivants: 1. être né(e) en Nouvelle-Angleterre ou au Québec mais être arrivé(e) avant l'âge de 5 ans ; 2. être de souche canadienne-française ; 3. parler français couramment et sans restriction afin de pouvoir soutenir une conversation. Deux états, le Connecticut et le New Hampshire, ont fourni onze locuteurs, ce qui porte notre total à 62 informants. La génération et le niveau d'éducation ne sont pas des critères d'exclusion pour cette enquête de terrain. En tout, nous avons couvert 96 ans de parler franco-américain en temps apparent, puisque notre plus vieille locutrice interrogée à Waterbury, CT est née en 1916. Notre plus jeune locuteur, né en 1982, a été interrogé à Manchester, NH.
Cette base de données se divise en deux sous-corpus linguistiques. Le premier comprend 62 entrevues semi-dirigées en langue française, réalisées par un locuteur franco-américain natif de Lowell, ayant la variété locale comme langue maternelle. Le second corpus est composé de 62 entrevues menées en langue anglaise auprès des mêmes locuteurs par un membre extérieur à la communauté franco-américaine. Entièrement digitalisé, ce corpus est actuellement en cours de transcription; il est donc trop tôt pour présenter des analyses sociolinguistiques, mais nous pouvons d'ores et déjà partager nos premières observations avec la communauté scientifique.
4. L'EXPÉRIENCE DU TERRAIN: CULTURE ET MICRO-CULTURE
Les identités et les cultures véhiculées par les groupes francophones minoritaires en Amérique du Nord font l'objet d'importantes études sociologiques depuis de nombreuses décennies. Citons ici les travaux du sociologue torontois Raymond Breton, et plus récemment ceux du québécois Joseph Yvon Thériault qui étudient les attitudes et les actions des minorités francophones (au Canada essentiellement) face aux notions politiques et philosophiques de nation, d'ethnicité, de multiculturalisme ou encore de cosmopolitisme.
Sociologiquement, pour pouvoir parler de culture, il faut que les conditions suivantes soient réunies dans un groupe particulier: des idées et valeurs communes, des normes communes et un ensemble de gestes et d'attitudes communs. Selon cette définition, il est donc toujours pertinent de parler de la culture franco-américaine en Nouvelle-Angleterre. Mais étant donné le fort degré de transformation que cette communauté culturelle dans son ensemble a subi depuis le milieu du 20ème siècle, en raison des pressions et contraintes imposées par la culture anglo-américaine dominante, il nous semble plus pertinent de parler de micro-culture, au sens où l'entend le sociologue Michel Liu lorsqu'il affirme que ‘la micro-culture est l'invention de savoir-faire et de conduites par des individus placés dans une structure donnée avec des contraintes particulière’ (1983). Le concept de micro-culture renvoie donc à une unité culturelle minoritaire à l'intérieur d'une culture majoritaire et assimilatrice. Elle désigne les traits constituant l'identité collective d'une population donnée qui ne peuvent jamais disparaître par assimilation et qui constituent en quelque sorte des traits culturels résiduels. Ces traits culturels communs résiduels peuvent être des croyances religieuses, des normes sociales, une langue commune, ou encore des considérations selon la race, par exemple, qui sont intrinsèques à l'organisation même du groupe. L'originalité de ce concept, qui s'adapte parfaitement à notre étude, est qu'il reconnaît que trop souvent, les organisations ou les cultures sont étudiées de manière statique, alors qu'il est nécessaire de les étudier dans leur dynamique, ‘c'est-à-dire de poser la question des raisons de leur fonctionnement et de leurs évolutions. La dynamique d'une organisation se manifeste par les transformations de sa culture, qu'il faut donc pouvoir étudier’ (Liu, Reference Liu1983). Dans notre cas, il s'agit donc d'analyser la micro-culture franco-américaine non seulement dans sa dynamique avec la culture dominante anglo-américaine, mais aussi dans leurs dynamiques ‘internes’, pourrait-on dire, c'est-à-dire en les comparant entre elles grâce à l'étude de leurs schémas organisationnels et de la présence plus ou moins forte de traits culturels communs, et donc forcément récurrents dans les entrevues.
5. LES PROFILS COMMUNAUTAIRES: COMPARAISONS
D'un point de vue global, notre étude nous permet de constater qu'il existe encore une homogénéité entre les communautés franco-américaines visitées: on retrouve partout la présence des piliers identitaires que sont la grande importance accordée à la religion catholique, la transmission et le respect des traditions familiales, la connaissance généalogique et le souvenir des ancêtres Canadiens-Français. Pour nos locuteurs, ajoutons la connaissance parlée et écrite de la langue française. Presque tous ont en effet fréquenté des écoles paroissiales bilingues et ont grandi dans la crainte de l'adage qui promet que ‘qui perd sa langue perd sa foi’, hérité de la diffusion de la doctrine de la ‘survivance’, élaborée par l'église catholique québécoise à la fin du 19ème siècle et visant les Canadiens-Français immigrés en Nouvelle-Angleterre. D'autres points communs bien connus et identifiés par la communauté scientifique se retrouvent dans notre corpus. Par exemple, les locuteurs partagent les mêmes lieux d'origine au Québec- essentiellement la Beauce et les villages autour de Québec ou Montréal- les mêmes motifs économiques qui ont poussé leur famille à migrer ‘aux états’ pour trouver du travail dans les filatures, le dur labeur, la fierté d'être francophones chez les plus âgés, la préservation des traditions culinaires et parfois aussi musicales, etc. En somme, l'arrière-plan historique est bien-sûr commun et homogène à toutes les communautés à travers les six états de la Nouvelle-Angleterre, et repose toujours sur le triangle bien identifié ‘langue, religion, famille’ que l'on retrouve aussi chez les Cadiens de Louisiane. Cette forte homogénéité des groupes qui composent actuellement la majorité de la micro-culture franco-américaine face à la culture anglophone dominante, assure la pérennité de ces valeurs fondamentales. Ces groupes vivent cependant actuellement de profondes transformations. D'une part, les locuteurs constatent tous le manque de relève dans les générations plus jeunes, qui ne possèdent plus, pour la plupart, l'élément linguistique comme point central de la fédération identitaire du groupe. Dans le tableau 3 montrant l'âge moyen des locuteurs interrogés durant notre enquête, on constate que la ville de Lowell dans le Massachusetts détient la moyenne d'âge la plus élevée de notre échantillon avec 78,3 ans alors que l'état du Connecticut (Bristol, Waterbury et Putnam) affiche, contre toute attente, la moyenne d'âge la plus jeune avec 60,4 ans. Ces chiffres tirés de notre échantillon de locuteurs corroborent donc les observations faites plus tôt, concernant le pourcentage supposé de locuteurs de français en Nouvelle-Angleterre par états (voir tableau 2).
Tableau 3. Âge moyen des locuteurs par État.
La culture – tout comme l'identité – n'est pas un élément statique et immuable. Lorsque l'on compare les communautés à l'étude, force est de constater qu'il existe une relative hétérogénéité dans la perception que les francophones ont d'eux-mêmes et dans la nature des actions locales servant à promouvoir la langue et la culture franco-américaine (facultés de résistance et d'adaptation) face à la culture anglophone dominante. Depuis la disparition des filatures il y a environ 60 ans, les différentes communautés ne sont plus aussi homogènes pour plusieurs raisons: l'éclatement géographique des ‘petits Canadas’ dans les années 1960; l'ascension socio-économique grâce à l'éducation; la désacralisation des paroisses traditionnellement franco-américaines, entre autres. Tous ces changements sont d'ailleurs discutés par nos locuteurs. Toutefois, les entrevues révèlent que ces changements ne se sont pas produits partout au même moment, ni de la même manière. À ce point de notre étude, nous remarquons quatre points divergents entre les six états: les politiques linguistiques, l'existence, la nature et le rôle de centres culturels Franco-Américains, l'importance et la vitalité des club sociaux et la présence d'un réseau musical visible.
Sur le plan législatif, un rapide tour d'horizon des différentes politiques linguistiques en matière de langue officielle et des actions de préservation culturelle ou linguistique du français révèle que les six états de la Nouvelle-Angleterre renferment tous les cas de figure. La carte établie en 2003 par le Bureau de recensement américain (U.S. Census Bureau) et reproduite dans la figure 7, illustre cette diversité de législation en termes de langue officielle.
Figure 7. Carte de la législation sur la langue officielle par État, aux États-Unis. Source: U.S. Census Bureau 2000. Map of 2003.
Le Connecticut, le Maine, le Massachusetts et le Vermont n'ont adopté aucune législation concernant leur langue officielle, ni pour l'anglais ni bien-sûr pour le français. Notons que 19 états américains n'ont à ce jour adopté aucune loi promulguant l'anglais comme leur langue officielle, soit presque la moitié de la nation. Cependant, ces dernières années, plusieurs initiatives de préservation et de reconnaissance de l'histoire et de la culture franco-américaine ont abouti à des actions législatives, surtout au Maine et au Vermont. En 2009, le Maine a passé une loi inscrivant l'étude de l'histoire des Franco-Américains au programme officiel (LD 422, HP 310): ‘Required components of American history include the study of Franco-American history and the study of the influence of French intellectual thought on American history.’Au Vermont, un projet de loi rendant obligatoire l'enseignement d'une langue étrangère à l'école élémentaire et au collège est actuellement en cours de négociation (H. 311), projet de loi qui permettrait indubitablement la promotion de l'enseignement du français, même si cette loi ne le vise pas exclusivement. Dans la pratique, le Maine est le seul état des États-Unis avec la Louisiane à être reconnu bilingue anglais-français ‘de facto’ du fait de la présence francophone historique et de la proximité géographique avec le Québec et l'Acadie, mais il n'y a pas de loi officielle reconnaissant ce bilinguisme. Il faut cependant souligner que le gouverneur actuel du Maine, Paul Lepage, est le premier gouverneur Franco-Américain francophone à siéger à Washington D.C. Au Vermont, signalons l'action de mise en valeur du français comme atout touristique et économique de la ville de Burlington, avec le projet ‘Bilingual Burlington’, mis en place par l'Alliance française de la région du lac Champlain, et qui a abouti en août 2011 à l'adoption par le conseil municipal d'une résolution en faveur de l'affichage bilingue dans le centre-ville et ses environs. L'Alliance française dispense également des cours gratuits de français des affaires aux commerçants intéressés, afin de les aider à mieux servir les nombreux touristes québécois qui viennent y faire leurs courses. Chaque commerçant participant au programme se voit remettre un autocollant indiquant ‘Bienvenue Québécois’, qu'il affiche sur sa porte d'entrée.
Les cas du Rhode Island et du New Hampshire sont extrêmement intéressants, puisqu'ils sont diamétralement opposés. En effet, l'état du New Hampshire a choisi d'adopter la loi du ‘English Only’, déclarant l'anglais comme seule langue officielle de l'état en 1995. Ce mouvement né dans les années 1980 regroupe actuellement 28 états à travers tout le territoire américain. Par contraste et en réaction au mouvement ‘English only’, le Rhode Island est l'un des quatre états de la nation (Washington, Oregon, Nouveau Mexique, Rhode Island) à avoir passé en 1992 la loi du ‘English plus’, du nom d'un mouvement politique fondé en 1987 et militant pour une plus grande acceptation et reconnaissance de la diversité linguistique aux États-Unis. Toutes les politiques linguistiques sont donc représentées à l'intérieur du territoire de la Nouvelle-Angleterre, ce qui est en soit remarquable sur un territoire géographiquement concentré.
En ce qui concerne les centres culturels franco-américains dans les localités de notre corpus, notons que le Maine est l'état où ils sont les plus nombreux et les mieux implantés, ce qui confirme les chiffres du tableau 2, selon lesquels le Maine est le seul état de la Nouvelle-Angleterre comportant plus de 2% de locuteurs francophones. Le maire de Lewiston au Maine, est l'un des locuteurs de notre échantillon et le centre culturel Franco-Américain de cette ville est rattaché à la municipalité, les deux parties travaillant en étroite collaboration. En l'an 2000, la mairie a acheté au diocèse l'église Sainte Marie, promise à la démolition, pour un dollar symbolique. Cette église, construite par les Franco-Américains et faisant face au ‘petit Canada’, abrite aujourd'hui un centre culturel franco-américain, qui agit donc comme lieu de cohésion très important dans la communauté franco locale. Il existe un autre centre culturel Franco-Américain au nord de l'État à Orono, rattaché à l'Université du Maine, et produisant le bulletin bilingue Farog Forum depuis 1972. Le Maine possède donc des centres culturels à profil universitaire et à profil communautaire, ce qui non seulement confirme la présence mais aussi l'intérêt de l'état pour la préservation et la diffusion de cette culture. Le Rhode Island est l'état qui semble se rapprocher le plus du profil décrit au Maine en terme de centre culturel communautaire, avec le Museum of Work and Culture, installé dans une ancienne filature transformée en musée, qui sert de point focal aux activités et aux membres bénévoles de la communauté Franco-Américaine des environs. De nombreux locuteurs de Woonsocket inclus dans notre échantillon sont impliqués dans le fonctionnement de ce musée. Le Massachusetts possède un centre culturel francophone à profil universitaire, l'Institut français, rattaché à Assumption College à Worcester, qui abrite de précieux documents sur la vie, l'histoire et la culture des Franco-Américains. On note que Lowell, qui possédait historiquement la deuxième plus grande population Franco-Américaine de la Nouvelle-Angleterre (voir tableau 1), ne possède pas de centre culturel Franco-Américain à ce jour. Finalement, au New Hampshire, il existe également un centre culturel Franco-Américain rattaché à Saint Anselm College, à Manchester. Soulignons que le Vermont et le Connecticut qui sont pourtant les deux états ayant les profils communautaires les plus jeunes dans notre échantillon (voir tableau 3) n'ont pas de centres culturels formels comparables à ceux que l'on trouve au Maine. Au Vermont, c'est l'Alliance française de la région du lac Champlain qui agit comme organisme fédérateur et au Connecticut, nous avons remarqué que le musée Mattatuck de Waterbury préparait au printemps 2012 une exposition sur la communauté Franco-Américaine locale. À Bristol, l'église et la paroisse Sainte-Anne et les groupes musicaux traditionnels semblent être les réseaux assurant l'organisation et la connexion des francophones plus dispersés géographiquement.
Les club sociaux typiquement Franco-Américains, créés à la fin du 19ème et au début du 20ème, remplissaient deux fonctions parfois contradictoires: aider les Canadiens-Français à survivre à leur nouvel environnement anglophone et urbain en se regroupant afin de ne pas oublier leurs valeurs morales et culturelles d'une part, puis vers les années 1890–1900, certains clubs sociaux avaient pour mission d'aider les Canadiens-Français à obtenir leur naturalisation américaine. Aujourd'hui, les locuteurs de notre corpus s'accordent tous à dire que les clubs sociaux sont une chose du passé, à laquelle leurs générations ne s'identifient plus. Cependant on remarque qu'à Lowell, il y a encore beaucoup de clubs sociaux Franco-Américains et que les locuteurs y sont encore attachés. Paradoxalement, notons aussi qu'à notre connaissance, il n'y a pas de groupe informel et spontané (non relié à un club ou à un réseau de clubs) de conversation française à Lowell, alors qu'il y en a dans les cinq autres États et qu'ils sont mentionnés par tous les locuteurs de notre échantillon.
Enfin la musique, en Louisiane comme en Nouvelle-Angleterre est souvent mentionnée ou pratiquée par les locuteurs eux-mêmes et constitue un élément culturel fondateur et très résistant à l'assimilation. On remarque cependant que selon notre échantillon, cet élément n'est pas présent dans tous les états. La musique traditionnelle avec des chansons en français est très vivante et importante pour la cohésion de la communauté au Vermont et au Connecticut, deux états où les musiciens sont en contact et s'invitent mutuellement. Ils sont aussi très connectés au réseau musical louisianais depuis les années 1970, ce qui est remarquable lorsqu'on connaît l'importance de la musique dans la renaissance cadienne et la préservation de sa culture. Dans le Rhode Island, la musique semble être aussi un élément culturel vivant, mais dans une moindre mesure qu'au Vermont et au Connecticut. Au New Hampshire, au Maine et au Massachusetts, nous n'avons pas ressenti une très forte présence musicale francophone dans les communautés que nous avons visitées mais beaucoup de groupes québécois et Franco-Américains d'autres états de la Nouvelle-Angleterre viennent y jouer. Il se peut que cette observation ne soit valable que pour notre échantillon.
5. CODA ET PERSPECTIVES
Les résultats de notre étude pilote menée dans la communauté franco-américaine de Lowell en 2009 (Salmon et Dubois, Reference Salmon, Dubois, Palander-Collin, Lenk, Nevala, Sihvonen and Vesalainen2010), suivant une méthodologie semblable à celle utilisée en Louisiane par Dubois et son équipe, avaient montré que la représentation identitaire des communautés francophones cadienne et Franco-Américaine avait suivi une évolution semblable malgré de grandes différences historiques, géographiques et sociales. Au fur et à mesure que les plus vieilles générations disparaissent, la langue française s'estompe mais le souvenir et l'attachement profond aux origines et à la culture perdurent. Nous avions également relevé que si la communauté cadienne avait bénéficié d'une forte renaissance culturelle dans les années 1970, la communauté Franco-Américaine n'avait pas atteint le même degré de revitalisation sur le plan international. La réalisation du corpus de français et d'anglais Franco-Américain (2011) à l'échelle des six états de la Nouvelle-Angleterre nous permet de confirmer nos résultats antérieurs et d'aller plus loin dans nos remarques. En effet, si l'ensemble du territoire Franco-Américain couvert par notre échantillon peut paraître homogène culturellement, on observe une hétérogénéité des profils communautaires qui sont organisés autour d'une dynamique culturelle et d'une représentation identitaire unique selon chaque état.
Le respect des traditions et des valeurs religieuses, culturelles et familiales constitue toujours un facteur déterminant de la représentation identitaire chez les Cadiens et chez les Franco-Américains pour les générations actuelles, mais la langue est en voie de disparition dans toutes les communautés francophones américaines, comme nous l'avons montré. Les Cadiens et les Franco-Américains ont subi une évolution semblable malgré de grandes différences mais la communauté cadienne a bénéficié d'une plus forte renaissance culturelle, passant notamment par la musique et la cuisine, deux éléments culturels résiduels mais qui transcendent toutes les frontières et ont permis à la Louisiane de se placer désormais sur la scène touristique internationale. Si la communauté franco-américaine n'a pas encore atteint le même degré de revitalisation, notre travail de terrain a permis de constater que la motivation et la fierté des Franco-Américains est aussi forte que celle des Cadiens. Le vaste territoire de la Nouvelle-Angleterre est plus proche du Canada francophone, ce qui explique sans doute l'intérêt politique des États du Maine et du Vermont à légiférer sur la question franco-américaine. Mais nous constatons aussi que cette proximité n'est pas un gage systématique de reconnaissance de la micro-culture Franco-Américaine, comme c'est le cas au New Hampshire par exemple, qui n'a pris aucune disposition légale à ce jour pour protéger son héritage Franco-Américain. A l'inverse, nous avons pu observer que le Connecticut, pourtant très éloigné de la frontière canadienne, et où les enclaves Franco-Américaines sont dispersées et ne bénéficient pas d'un centre culturel Franco-Américain formel, la jeunesse, le dynamisme et la cohésion du groupe culturel et linguistique sont assurés par la paroisse catholique. La communauté franco de Bristol est plus vivante que les apparences ne le laissent penser du fait, entre autres, d'une immigration plus récente. Le corpus de français et d'anglais Franco-Américain (2011) va nous permettre de mieux comprendre et de comparer les deux régions historiquement francophones des États-Unis. Les analyses à venir nous permettront d'explorer la relation entre pratiques langagières et représentations identitaires entre les différentes communautés franco-américaines d'une part et, d'autre part, entre la Louisiane et la Nouvelle-Angleterre.