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La prosodie du français: une approche pas très syntaxique

Published online by Cambridge University Press:  27 January 2011

PHILIPPE MARTIN*
Affiliation:
CLILLAC-ARP EA3967, UFRL, Université Paris Diderot
*
Adresse pour correspondance: Philippe Martin, Université Paris Diderot - Paris 7, U.F.R. Linguistique (UFRL) et CLILLAC-ARP, Case 7003, 5 rue Thomas Mann, 75205 PARIS CEDEX 13 e-mail: philippe.martin@linguist.jussieu.fr
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Abstract

Cet article présente une approche hyptohético-déductive pour analyser les événements prosodiques à l'œuvre dans le français parlé lu et spontané (dialogue, map task, texte journalistique), approche qui prend en compte les aspects dynamiques liés aux processus d'encodage et de décodage de la structure prosodique. Il présente ainsi un ensemble de contraintes propres à la structure prosodique, le clash accentuel, la règle d'eurythmie et la contrainte des sept syllabes. La mise au jour de ces contraintes permet de mieux comprendre ce qui régit le caractère en apparence aléatoire de la formation des groupes accentuels en français, mais aussi leur organisation hiérarchique en une structure indépendante mais néanmoins associée aux autres structures, syntaxques, sémantiques, etc. de l'énoncé.

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Copyright © Cambridge University Press 2011

INTRODUCTION

Pour ce volume, qui propose des regards croisés sur la prosodie du français, il a été demandé aux contributeurs d'appliquer des approches très différentes pour analyser un ensemble de données identiques, constitué de quatre enregistrements: un texte de type journalistique lu, un dialogue faussement spontané, joué par des acteurs, un itinéraire (map tasking) et un dialogue spontané.Footnote 1 Que ce soit la théorie autosegmentale-métrique qui associe les formes générées par une grammaire aux événements prosodiques (Post, Reference Post2000, Jun et Fougeron, Reference Jun and Fougeron2002, D'Imperio et Michelas, Reference D'Imperio and Michelas2010), les théories à base intonosyntaxique de Rossi (Reference Rossi1999), Di Cristo (Reference Di Cristo, Hirst and Di Cristo1998) ou Mertens (Reference Mertens2008), ou encore les procédures basées sur des relations de dépendance (Martin, Reference Martin1975 et Reference Martin1987), ces approches ont en commun une vision statique de la relation prosodie-syntaxe, dans laquelle les deux organisations, syntaxique et prosodique, sont analysées sans tenir compte de l'aspect dynamique du processus d'encodage et de décodage temporel nécessairement réalisé par le locuteur et l'auditeur lors de l'acte de parole.

En effet, dans la parole spontanée, tout ne se passe pas comme si locuteur et auditeur connaissaient à l'avance dans tous ses détails le déroulement et l'élaboration des structures syntaxique et prosodique. l'émergence relativement récente de nombreuses analyses de corpus spontanés a montré que de telles conditions ne se rencontrent en réalité que pour des énoncés lus, et que la production de parole spontanée implique des constructions des différentes structures qui sont dynamiques et non pas statiques. L'analyse qui suit s'efforce de tenir compte de cet aspect dynamique dans l'élaboration des structures prosodiques.

TRAITS REVELES OU TRAITS FONCTIONNELS?

Parallèlement à la vision statique de la structure prosodique, un débat s'est instauré parmi les chercheurs à propos des traits descriptifs des événements prosodiques, débat mettant aux prises les partisans d'une approche formaliste révélée comme universelle, et les adeptes d'une approche empirique dite ‘inductive émergente’ qui ‘ne préjuge en rien, du moins au départ, des catégories et fonctions auxquelles les objets prosodiques repérés pourront être associés ultérieurement’ (Avanzi et al., 2010).

En réalité, ces deux processus d'analyse s'inscrivent dans une même démarche qu'on pourrait qualifier avec Badiou (Reference Badiou1969) ‘d'empirico-formaliste’, l'une en posant d'emblée l'existence de formes sous-jacentes ‘révélées’ par la syntaxe (par exemple la théorie autosegmentale-métrique), l'autre en procédant à un classement des faits prosodiques qui doit nécessairement se faire à partir de critères déclarés ou non de nature acoustique, perceptive ou autres. Toute approche ‘inductive et émergente’ implique nécessairement une série d'hypothèses, souvent implicites, permettant de trier et de représenter les données. Ne pas l'admettre reviendrait à se placer dans une situation analogue à celle des archéologues du siècle passé, qui classaient et décrivaient les outils de pierre taillée selon des critères de forme peu en rapport avec la fonction – nécessairement perdue – des objets (Cahen et Martin, Reference Cahen and Martin1972).

Dans le domaine qui nous occupe, un exemple d'approche empirico-formaliste est donné par la plupart des travaux inscrits dans une perspective autosegmentale-métrique. Les événements prosodiques sont décrits à l'avance par des traits Haut et Bas et leurs variantes (notation ToBI), de manière à produire des séquences dont une grammaire viendra en décrire la bonne formation. La justification qui vient à l'appui de ce choix est complètement étrangère à la définition autosegmentale-métrique de la structure prosodique et se réfère à l'universalité supposée de ces traits Haut et Bas. S'ajoutent à ce dispositif des contraintes telles que la ‘Strict Layer Hypothesis’ (Selkirk, Reference Selkirk1986) qui limite arbitrairement les structures prosodiques à être non récursives, et dès lors de ne pouvoir dépasser deux niveaux de hiérarchie. D'autre part, un exemple d'empirisme en prosodie consiste à décrire les événements prosodiques par le plus de traits ‘naturels’ possibles, puis de procéder par induction en espérant établir des régularités par une méthode inductive, qui ne saurait faillir dans la mesure ou la combinatoire des traits descriptifs est grande (Lacheret, Reference Lacheret-Dujour, Mettouchi and Ferré2003).

UNE APPROCHE HYPOTHETICO-DEDUCTIVE

Pour décrire la structure prosodique, notre approche ne s'inscrit dans aucune de ces deux catégories. En effet, une démarche hypothético-déductive pose au départ une série d'hypothèses dont par déduction aussi rigoureuse que possible (c'est-à-dire ne faisant pas intervenir en cours de processus des arguments ou données extérieures aux hypothèses de départ) découle un modèle impliquant la description des objets prosodiques. Ces hypothèses constituent un outil d'analyse grâce auquel les événements prosodiques sont classés et décrits. Toute la ‘réalité’ de l'observation – et c'est là une grande différence avec les approches empirico-formalistes – renvoie nécessairement aux hypothèses de départ. Si ce travail de déduction est correctement effectué, les descriptions résultantes sont donc falsifiables par rapport à ces hypothèses. Modifier une ou plusieurs d'entre elles génèrera des descriptions différentes, qui ne seront pas plus ou moins parées d'une aura de vérité que les premières.

Les hypothèses présidant à la description des événements prosodiques du français sont les suivantes:

– Les événements prosodiques (EP), instanciées essentiellement par des contours mélodiques à l'endroit des syllabes accentuées, appartiennent à des classes connues par le locuteur et par l'auditeur, classes dont l'ensemble constitue un système de catégorisation (au sens de Prieto, Reference Prieto1975); Une séquence syllabique contenant un et un seul EP constitue un groupe accentuel.

– L'auditeur, après avoir éventuellement adapté son système de catégorisation des événements prosodiques à celui utilisé par le locuteur, décode les EP successifs apparaissant en séquence temporelle, et déclenche un processus dépendant de la classe d'EP identifiée;

– Parmi les EP identifiés, une classe relève de la mise en valeur (insistance) de la séquence syllabique qui y est attachée. On ne se préoccupera pas de cette classe ici. Les autres EP induisent un processus de stockage-concaténation permettant de reconstituer une structure, donc une organisation hiérarchique des séquences syllabiques sur l'axe temporel, indiquée par la séquence linéaire temporelle des EP (Martin, Reference Martin2009).

CONTRASTES NECESSAIRES ET SUFFISANTS

Si on désigne par C0, C1, C2, C3 et C4 les contours phonologiques indiquant la structure prosodique d'un énoncé (tels que définis par exemple dans Martin, Reference Martin1975), les différents mécanismes impliqués dans le processus de stockage-concaténation sont décrits à partir d'une hiérarchie implicite des contours phonologiques: C4 < C3 < C2 < C1 < C0.

Un principe de base de la phonologie nous permet de faire apparaître une propriété essentielle des EP instanciés par des contours prosodiques: celle de ne devoir se différentier que de tous les autres contours (tous les autres EP) qui pourraient apparaître à sa place dans un même contexte. Ainsi, le contour terminal conclusif C0 situé au sommet de la hiérarchie prosodique (tête de l'arbre de la structure prosodique) doit se différentier des contours corrélatifs d'autres modalités qui pourraient apparaître à sa place. Si ce contour, noté Cd, est corrélatif d'une modalité déclarative de la structure prosodique (qui du reste peut être différente de la modalité indiquée par des éléments du texte de l'énoncé), il doit être différent dans son instanciation du contour interrogatif Ci, mais aussi de toutes les variantes envisagées dans la description phonologique, soit par exemple Cdi déclaratif implicatif, Cdc implicatif de commandement, Ci interrogatif, Cid interrogatif implicatif de doute et Cis, interrogatif de surprise (Martin, Reference Martin2009: 89). La description phonologique du contour utilisera des traits qui reflètent les traits acoustiques et/ou perceptifs des réalisations de ces unités. Ainsi Cd sera −Montant, −Ample, −Convexe, Ci +Montant, +Ample, −Convexe, Cid −Montant, −Ample, +Convexe, etc., mais d'autres traits peuvent être choisis pour rendre compte de la différentiation entre contours.

Pour un énoncé comprenant deux groupes accentuels, donc deux contours dont le dernier est par exemple déclaratif Cd, le premier contour C1 ne doit se différentier que de tous les contours qui pourraient apparaître à sa place, c'est-à-dire C0 et ses variantes. La structure prosodique est alors [C1 C0], comme dans l'exemple de la fig. 1.

Figure 1. la campagne accélérée deux syllabes accentuées, dont les contours mélodiques C1 et C0 sont différentiés par un trait de hauteur, nécessaire et suffisant: C1: +Haut; C0: −Montant. (Extrait de For-Lec, PROSO_FR).

L'analyse des données confirme ce processus d'utilisation d'un nombre nécessaire et suffisant pour assurer le contraste entre les contours: lorsque la structure prosodique, donc la hiérarchie des regroupements de groupes accentuels se complexifie, un plus grand nombre de contrastes doit être assuré par l'emploi d'un plus grand nombre de traits permettant de différentier les contours de classes différentes dans leurs réalisations phonétiques. Ceci apparaît clairement dans les figures 1, 2 et 3 (énoncés extraits du corpus For-Lec de PROSO_FR).

Figure 2. à vrai dire ça l'était dé depuis longtemps 3 syllabes accentuées, les contours C1, C3 et C0 utilisent 2 traits acoustiques pour se différencier: la hauteur et la pente mélodique. C1: +Haut, +Montant; C3: +Haut, −Montant; Co: −Haut, −Montant. (Extrait de For-Lec, PROSO_FR).

Figure 3. et comme y ajouter un symbole ne gâte rien il a annon sa candidature une fois encore depuis la province. La séquence phonologique de contours est cette fois C2 C2 C2 C1 C4 C3 C3 C0. (Extrait de For-Lec, PROSO_FR).

La fig. 1 comporte deux syllabes accentuées, dont les contours mélodiques C1 et C0 sont différentiés par un trait de hauteur, nécessaire et suffisant: C1: +Haut; C0: −Haut. À ce stade, on aurait pu tout aussi bien utiliser les traits C1: + Haut et Co: −Haut. De plus, tous les contours doivent se différentier des variantes interrogatives Ci par exemple par un trait – Extrême, les variantes interrogatives étant + Extrême.

La fig. 2 présente une structure prosodique un peu plus complexe et congruente avec la syntaxe [C1 [C3 C0]]

La fig. 3 est un exemple encore plus complexe. Pour différentier les contours de la structure [[C2 C2 C2 C1] [[C4 C3] C3 C0]], 3 traits sont nécessaires: hauteur, pente mélodique, amplitude de variation mélodique. On a donc C1: +Haut, +Montant, +Ample; C2: +Haut, −Montant, +Ample; C4: +haut, −Montant, −Ample; C3: + Haut, +Montant, −Ample et C0: −Haut, −Montant, −Ample.

Dans la fig. 3, C3 et C2 sont de pente mélodique inverse (+Montant et –Montant), ce qui correspond à un autre mécanisme destiné à préparer l'auditeur à l'apparition du contour conclusif C0: le principe du contraste de pente propre au français détermine, s'il n'y a pas neutralisation de cette caractéristique, donc si le locuteur est particulièrement coopératif avec l'auditeur (par exemple pour des énoncés lus), un sens de variation mélodique inverse à celui dont il dépend à droite, donc descendant pour tous les groupes accentuels dont le dernier porte un contour montant, et montant pour la dernière séquence terminée par le contour conclusif (déclaratif, donc –Haut et –Montant).

Le principe de différentiation nécessaire et suffisant a une autre conséquence importante découlant de la dynamique temporelle des occurrences successives de contours dans l'énoncé: un contour dominé par un contour Cn ne doit pas se différentier d'autres contours de même niveau qui seraient dominés par un même contour Cn dans une autre section de l'énoncé. Ceci explique que le locuteur puisse réaliser des contours mélodiques différents à divers endroits de l'énoncé, et en particulier dans la séquence dépendant du contour terminal. Les fig. 4a et 4b en montrent un exemple, avec une séquence de contours C2 (Voltaire), C2 (loin), C1(pied), C2 (moi), C2 (conditionne), C2 (appartement), C1 (pied), . . ., avec des réalisations phonétiques différentes des contours C2 dans la deux séquences syllabiques terminées par le contour montant C1. Dans la première séquence, les réalisations des contours sont sensiblement plates, dans la seconde, ils sont clairement descendants.

Figure 4a. bon ben là tu vas boulevard Voltaire c'est pas loin euh tu tu j'y vais à pied (Corpus CFPP 2000).

Figure 4b. je suis chez moi je m'conditionne dans mon appartement en me disant j'y vais à pied. La séquence de contours est C2 (Voltaire), C2 (loin), C1(pied), C2 (moi), C2 (conditionne), C2 (appartement), C1 (pied), . . ., avec des réalisations phonétiques différentes dans la deux séquences syllabiques terminées par pied. (Corpus CFPP 2000).

Dans cette configuration, d'autres variantes de réalisation des contours C2 sont possibles, pourvu qu'elles soient différentiées des contours de rangs supérieurs C1 et C0.

CONTRAINTES

Le processus de stockage-concaténation de reconstitution de la structure prosodique est soumis à un nombre restreint de contraintes propres, indépendamment de son association avec d'autres structures organisant les unités de l'énoncé, telles que les structures syntaxique, pragmatique, etc.

Ces contraintes sont a) la Règle des 7 syllabes, b) la Collision syntaxique, c) la Collision d'accent et d) l'Eurythmie.

Le respect de ces contraintes peut entrainer une restructuration prosodique qui rend la structure prosodique non congruente (i.e. dont la hiérarchie des unités correspondantes, groupes syntaxiques et groupes prosodiques, n'est pas la même) avec la structure syntaxique, mais cette restructuration peut également avoir lieu sans que ces contraintes soient impliquées.

Règle des 7 syllabes

Cette règle spécifie que dans une séquence de 7 syllabes consécutives, au moins l'une d'elles doit être proéminente (Meigret, Reference Meigret1550, Wioland, Reference Wioland1985, Delais-Roussarie, Reference Delais-Roussarie1995). La fonction de cette proéminence peut être soit l'emphase (insistance), soit la participation à l'indication de la structure prosodique comme exposé ci-dessus. La valeur 7, qui dépend en fait du débit d'élocution du locuteur, est liée aux facultés de mémorisation de l'auditeur. Il est en effet très difficile du point de vue cognitif de garder en mémoire pour un traitement ultérieur plus de 7 objets semblables. Ceci est illustré par les deux exemples suivants. Une plaque d'immatriculation de voiture à 10 chiffres, telle que 0375210731, est très difficile à mémoriser parce que les informations qu'elle contient ne sont pas regroupées graphiquement en unités plus petites qui contiendraient un maximum de 7 chiffres. La même information, mais cette fois avec regroupement des informations selon des codes établis est évidemment plus lisible (il s'agit d'une immatriculation algérienne, la 3.752ème établie dans la willaya d'Oran, No 31, en janvier 2007): 03752 1 07 31.

Figure 5a. Immatriculation à 10 chiffres sans séparations.

Figure 5b. Immatriculation à 10 chiffres avec séparations.

On peut alors mémoriser facilement la même information, dont les éléments composants similaires (les chiffres) forment des unités d'un maximum de 7 éléments. Cette propriété s'applique aux séquences de syllabes perçues par l'auditeur. Les événements prosodiques manifestés par les syllabes accentuées agissent comme séparateurs (d'autant que certaines séquences peuvent être suivies de pauses) mais pas seulement. Leur différentiation permet d'assurer le processus de stockage-concaténation qui permet à l'auditeur de reconstituer l'organisation hiérarchique des groupes accentuels (la structure prosodique), à partir d'une séquence linéaire d'événements prosodiques portés par les syllabes proéminentes dans les séquences de syllabes (Martin, Reference Martin2009: 118).

Collision syntaxique

Dans le processus de regroupement linéaire réalisé par l'auditeur à partir de l'identification des syllabes accentuées comme marques d'une structure prosodique, existent des regroupements interdits et d'autres obligatoires qui aident l'auditeur à reconstituer les unités plus grandes de l'énoncé. Ces contraintes relèvent de la ‘collision syntaxique’, et se définissent par l'impossibilité de regrouper des groupes accentuels qui seraient dominés par des nœuds distincts dans la structure syntaxique (ou dans une autre structure). On ne peut donc regrouper prosodiquement, donc mettre dans un même groupe accentuel, suis et combien dans Qui suis-je et si je suis combien? (titre d'un ouvrage de Richard David Precht, du reste ponctué en Qui suis-je et, si je suis, combien?), puisque suis et combien sont dominés par deux nœuds distincts dans la structure syntaxique. De même, dans un texte de J. Ferrat, il faut accentuer aime pour éviter de former un seul groupe accentué qu'on aime disparaître dans la séquence voir ceux qu'on aime disparaître. La fonction de cette contrainte est évidente: éviter que l'auditeur n'assemble des séquences qui devraient être regroupées prioritairement avec d'autres séquences situées avant et après le groupe accentuel en question.

La contrainte de collision syntaxique est la seule propriété prosodique qui gouverne la relation de la structure prosodique avec les autres structures, et en particulier la structure syntaxique. Ceci ne signifie pas que les frontières prosodiques ne correspondront jamais ou rarement aux frontières des constituants syntaxiques, cette correspondance se faisant au travers des groupes accentuels, c'est-à-dire des groupes accentuables dont la dernière syllabe est effectivement accentuée. Ces groupes sont constitués d'un mot de catégorie ouverte (nom, verbe, adjectif ou adverbe), autour duquel gravitent des éléments de classe fermée (conjonction, déterminant, etc.). Mais d'une part ces groupes accentuels ne sont obligatoirement accentués que s'ils comportent au moins 7 syllabes, et d'autre part un groupe accentuel peut ne comporter qu'une seule syllabe qui n'appartienne pas à une classe ouverte. On peut même réaliser des groupes accentuels sur chaque syllabe d'un mot (Fig. 6), en séparant chaque syllabe par une pause de manière à satisfaire à la contrainte de collision d'accent. On remarquera que dans cet exemple, du point de vue macrosyntaxique, l'énoncé est composé d'un noyau déclaratif mais c'est toi qui le demande, suivi d'un suffixe également déclaratif po-li-ment, indiquant en tant qu'adverbe lié au verbe demande la relation nécessaire entre suffixe et noyau (voir ci-après).

Figure 6. Un exemple de division d'un mot en trois groupes accentuels po-li-ment, portant pour les deux premiers un contour montant, de pente opposée au contour descendant conclusif placé sur la dernière syllabe de poliment (extrait de For-Dia, PROSO_FR).

Collision d'accent

Le recul d'accent déclenché par la présence de deux syllabes accentuées successives qui ne sont pas séparées par une pause ou par une séquence consonantique complexe est un mécanisme accessoire indiquant la cohésion entre deux groupes accentuels. Un exemple classique démontrant ce mécanisme est l'énoncé Max aime le café chaud, dans lequel un recul d'accent est provoqué par la collision entre les syllabes accentuées successives de café et de chaud lorsque cet énoncé répond à la question Qu'est ce que Max aime boire? Max aime le cachaud, alors qu'il ne se produit pas de recul d'accent et l'insertion d'une pause lorsque le même énoncé répond à la question Comment est ce que Max aime le café? Max aime le ca # chaud (cf. Martin, Reference Martin2009: 101).

Eurythmie

Toujours dans le but de faciliter le travail de reconstitution de la hiérarchie des séquences syllabiques par l'auditeur, le locuteur (du moins le locuteur bien intentionné) peut redéfinir la cohésion qui existerait du point de vue syntaxique entre des groupes accentuels ou des assemblages de groupes accentuels, sans toutefois violer la condition de non collision syntaxique. En effet, la génération de séquences successives de nombre de syllabes similaires donc de durées comparables permet à l'auditeur de mémoriser plus facilement des regroupements de syllabes, puisqu'il peut alors s'attendre à des occurrences de syllabes accentuées régulièrement espacées dans le temps. Ce mécanisme d'eurythmie apparaît le plus souvent pour des énoncés de structure syntaxique faiblement complexe. On a remarqué du reste (Wioland, Reference Wioland1985) que des réalisations prosodiques congruentes avec la syntaxe, c'est-à-dire respectant les cohésions syntaxiques définies à chaque niveau de la structure syntaxique, entrainaient des modulations rythmiques, de manière à tendre vers l'égalisation des durées d'énonciation de séquences syllabiques de tailles variées, sans doute pour faciliter le décodage par l'auditeur (cf. Martin, Reference Martin2009: 102)

QUELQUES EXEMPLES

Il ressort de ces différentes considérations que l'association des groupes accentuels avec les groupes syntaxiques n'est pas un mariage, c'est plutôt une remise en ordre, dans un certain ordre prosodique, de l'organisation syntaxique, avec une logique particulière à l'organisation de la structure prosodique déterminée par ses contraintes propres.

Dans l'énoncé d'itinéraire (map tasking, Infor-Iti de PROSO_FR), où sont enchaînés une succession de pas moins de 19 macrosegments syntaxiques ponctués par un contour mélodique montant suivi d'une pause (nécessitant un total de 50 secondes), le locuteur a tout loisir de varier les réalisations des contours mélodiques internes à chaque segment. En effet, ceux-ci sont de toute façon neutralisés dans leur rôle de marqueurs dans la structure prosodique qui ne possède pas dans cet unique énoncé plus de deux niveaux. Outre les caractéristiques générales de la parole spontanée (hésitations, reformulations, reprises, abandons, présence de ponctuants), cet enregistrement peut s'analyser selon les principes de la macrosyntaxe du G.A.R.S. (C. Blanche-Benveniste, Reference Blanche-Benveniste1990 et Reference Blanche-Benveniste2000).

Décrite très succinctement, la macrosyntaxe rend compte de la structure d'un énoncé par une analyse en macrosegments, correspondant, en première approximation, à une expansion maximale des relations syntaxiques ‘classiques’. Un macrosegment est donc ‘bien formé’ au sens de la grammaire classique. Vu sous l'angle de grammaires de dépendance, les frontières des macrosegments correspondent à une rupture d'une dépendance envers une unité adjacente, vers la gauche pour la frontière gauche du macrosegment, et vers la droite pour la frontière droite. Ainsi, dans un énoncé tel que moi ma voiture elle est garée dans la rue, présenté classiquement comme une dislocation à gauche (voir par exemple De Cat, Reference De Cat2007), l'analyse macrosyntaxique distingue trois macrosegments: moi, ma voiture et elle est garée dans la rue, puisqu'il n'apparaît pas de relation de dépendance syntaxique entre ces trois segments de texte.

Dans cette analyse, un macrosegment, appelé noyau, a un statut particulier en ce qu'il peut apparaître seul comme énoncé car il est bien formé à la fois syntaxiquement (au sens classique) et prosodiquement. On peut en changer la modalité (de déclarative en interrogative, de positive en négative, etc.) et il constitue une unité illocutoire autonome. En isolant le noyau dans un enregistrement par un éditeur de signal, on doit donc également percevoir un énoncé complet, se terminant par un contour conclusif déclaratif ou interrogatif (ou une variante impérative, implicative, de doute ou de surprise).

Les macrosegments placés devant le noyau sont appelés préfixes, à l'intérieur du noyau incises (ou parenthèses), et après le noyau postfixes ou suffixes. Postfixes et suffixes se différencient par le type de relation (manifestant donc une dépendance à gauche) qui les unit au noyau qui précède: les postfixes, qui ‘rappellent’ une information, sont liés au noyau par la structure prosodique (en particulier par le contour final, plat dans le cas déclaratif et montant dans le cas interrogatif). Les suffixes, qui ‘ajoutent’ une information, se rattachent au noyau par une relation syntaxique (ou éventuellement sémantique ‘forte’). Dans l'exemple moi ma voiture elle est garée dans la rue, et si on s'en tient strictement au texte indépendamment de la prosodie, le noyau est donc elle est garée dans la rue, moi et ma voiture étant des préfixes.

C'est alors la structure prosodique, instanciée essentiellement par des contours mélodiques à l'endroit des syllabes accentuées, qui va déterminer in fine l'agencement hiérarchique des unités macrosyntaxiques, le noyau contenant l'information prosodique relative à la modalité de l'énoncé. Dans cet exemple, la structuration prosodique, indiquée par des crochets, pourrait être [moi] [ma voiture] [elle est garée dans la rue], aussi bien que [moi ma voiture] [elle est garée dans la rue], [moi] [ma voiture] [elle est garée] [dans la rue], etc.

L'enregistrement Infor-Iti se prête particulièrement bien à ce type d'analyse. Dans ce texte, on note les caractéristiques évidentes (soulignées dans le texte) propres à la parole spontanée: hésitations, reprises, interruptions (parenthèses), répétitions, abandons, ponctuants, . . .:

  • Répétitions: la place Victor Hugo, les les, une une, de de

  • Ponctuants: bon ben, et ben, là (début de préfixes), ben voilà (fin de noyau)

  • Abandons: et

  • Reprises: la rue -> la petite rue

  • Hésitations: euh (8 occurrences)

Figure 7. Un exemple extrait du corpus itinéraire. Les contours neutralisés C2 s'opposent au contour C1 montant de fin de préfixe. Tu longes les rails du tram jusqu'à la place grenette. (Corpus Infor-Iti, PROSO_FR).

Du point de vue de l'analyse macrosyntaxique, l'ensemble se compose de 18 préfixes précédant le noyau et ben voilà. Les préfixes sont corrélatifs pour la plupart d'une montée mélodique forte suivie d'une pause notée ## ou une montée plus faible non suivie de pause #. La règle des 7 syllabes est toujours respectée, et il y a très peu de non congruence avec la syntaxe: les seules coupures advenant au milieu d'une unité syntaxique sont indiquées par un événement prosodique (contour faiblement montant noté $ et fortement montant noté $$):

et ben euh tu prends le boulevard euh là qui part de Nef Chavant ## là le boulevard qui passe à côté d'Habitat ## tu continues # tu vas arriver sur la place euh Victor Hugo ## euh la place Victor Hugo # à la banque euh qui fait l'angle # tu prends à droite ## tu longes les les rails du tram jusqu'à la place Grenette ## tu continues dans la vieille ville # tu prends la grande rue ## et euh après tu bifurques # euh y a une petite bifurcation euh juste avant la place du Tribunal ## tu passes à côté d'une petite fontaine ## t'arrives place aux Herbes $ avec une une sorte de halle $$ quoi de de de structure métallique ## tu continues la rue ## la petite rue # et t'arrives à la fontaine $ euh place Notre Dame ## et ben voilà

Le fort degré de congruence avec la syntaxe n'est pas étonnant dans ce type de parole spontanée: le locuteur s'efforce de faciliter au maximum la reconstitution des structures sémantique, syntaxique et prosodique de son énoncé en les faisant se correspondre le mieux possible. La différentiation entre les EP ## et # détermine toutefois une restructuration prosodique groupant par exemple tu continues et tu vas arriver sur la place euh Victor Hugo ou et euh après tu bifurques et euh y a une petite bifurcation euh juste avant la place du Tribunal, mais dans cette occurrence il se produit une reformulation de tu bifurques du reste suivi d'un euh d'hésitation.

CONCLUSION

On a présenté succinctement les grands principes d'une approche hypothético-déductive pour rendre compte des instanciations des événements prosodiques qui déterminent la structure prosodique d'un énoncé, et ce dans une perspective dynamique temporelle, plaçant l'auditeur – et non le linguiste – au centre de la description.

Cette approche, qui fait intervenir un ensemble de contraintes (parfois connues depuis longtemps) telles que la règle des 7 syllabes, l'eurythmie, la collision accentuelle et la collision syntaxique, rend compte aussi bien des réalisations d'énoncés lus que de la production de parole spontanée. De plus, un principe d'économie de base en phonologie permet d'expliquer pourquoi seuls les traits nécessaires et suffisants pour assurer l'indication de la structure prosodique sont produits au moindre coût articulatoire par le locuteur.

Footnotes

1 Cf. Avanzi et Delais-Roussarie, ce volume, pour une présentation détaillée.

References

REFERENCES

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Figure 0

Figure 1. la campagne accélérée deux syllabes accentuées, dont les contours mélodiques C1 et C0 sont différentiés par un trait de hauteur, nécessaire et suffisant: C1: +Haut; C0: −Montant. (Extrait de For-Lec, PROSO_FR).

Figure 1

Figure 2. à vrai dire ça l'était dé depuis longtemps 3 syllabes accentuées, les contours C1, C3 et C0 utilisent 2 traits acoustiques pour se différencier: la hauteur et la pente mélodique. C1: +Haut, +Montant; C3: +Haut, −Montant; Co: −Haut, −Montant. (Extrait de For-Lec, PROSO_FR).

Figure 2

Figure 3. et comme y ajouter un symbole ne gâte rien il a annon sa candidature une fois encore depuis la province. La séquence phonologique de contours est cette fois C2 C2 C2 C1 C4 C3 C3 C0. (Extrait de For-Lec, PROSO_FR).

Figure 3

Figure 4a. bon ben là tu vas boulevard Voltaire c'est pas loin euh tu tu j'y vais à pied (Corpus CFPP 2000).

Figure 4

Figure 4b. je suis chez moi je m'conditionne dans mon appartement en me disant j'y vais à pied. La séquence de contours est C2 (Voltaire), C2 (loin), C1(pied), C2 (moi), C2 (conditionne), C2 (appartement), C1 (pied), . . ., avec des réalisations phonétiques différentes dans la deux séquences syllabiques terminées par pied. (Corpus CFPP 2000).

Figure 5

Figure 5a. Immatriculation à 10 chiffres sans séparations.

Figure 6

Figure 5b. Immatriculation à 10 chiffres avec séparations.

Figure 7

Figure 6. Un exemple de division d'un mot en trois groupes accentuels po-li-ment, portant pour les deux premiers un contour montant, de pente opposée au contour descendant conclusif placé sur la dernière syllabe de poliment (extrait de For-Dia, PROSO_FR).

Figure 8

Figure 7. Un exemple extrait du corpus itinéraire. Les contours neutralisés C2 s'opposent au contour C1 montant de fin de préfixe. Tu longes les rails du tram jusqu'à la place grenette. (Corpus Infor-Iti, PROSO_FR).