Hostname: page-component-7b9c58cd5d-wdhn8 Total loading time: 0 Render date: 2025-03-16T00:31:25.763Z Has data issue: false hasContentIssue false

Housiel Sylvie , Dire la guerre: le discours épistolaire des combattants français de 14–18. Limoges: Lambert-Lucas, 2014, 386 pp. 978 2 35935 053 1 (broché)

Published online by Cambridge University Press:  30 September 2015

Sonia Branca-Rosoff*
Affiliation:
Clesthia-Syled, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 22, avenue du Bel Air, 75012 Paris, Francesonia.branca@orange.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Review
Copyright
Copyright © Cambridge University Press 2015 

Cent ans après la Grande Guerre, la question reste controversée: au nom de quelles valeurs et de quels espoirs les soldats de 14–18 ont-ils pu tenir si longtemps dans l’horreur de la guerre de masse? Sylvie Housiel tente de répondre en étudiant l’évolution des représentations de la guerre chez les combattants mobilisés. Elle s’appuie sur un corpus de correspondances suivies (7630 lettres adressées à leurs proches par un échantillon de ‘poilus’), tenant compte de variables telles que l’âge, la religion, l’affectation militaire et le statut social et soulignant que les témoignages d’ouvriers ont été particulièrement difficiles à recueillir parce que ces derniers, indispensables à l’industrie, ont été massivement rappelés du front.

Dans l’introduction (13–26) et le premier chapitre (27–72), l’auteur présente sa façon d’aborder un matériau foisonnant. Elle se situe à l’articulation de deux champs d’étude qui se recouvrent en partie, l’analyse de discours et l’argumentation dans sa dimension textuelle. Elle doit beaucoup à Amossy (Reference Amossy2000, Reference Amossy2010), dont elle adopte le cadre théorique et surtout l’intérêt pour la dynamique interactive du discours (essentielle lorsqu’il s’agit d’épistolarité) et la notion d’éthos (les images de soi mobilisées pour convaincre le correspondant dans un contexte où la censure militaire et le souci de ménager famille et amis obligent les soldats à recourir à des stratégies indirectes). Elle emprunte aussi les outils d’observation issus de la tradition d’Émile Benveniste et développés par Catherine Kerbrat-Orecchioni et Dominique Maingueneau (repérages énonciatifs, modalités, etc.).

Les chapitres suivants sont consacrés à l’évolution de la vision de la guerre au cours du conflit. Le deuxième (73–132) rejoint la thèse classique de J.-J. Becker (Reference Becker1977) selon laquelle, au moment de la mobilisation, tous partagent l’argument d’une guerre juste car défensive et y consentent, même si, notamment dans les campagnes, les hommes partent sans enthousiasme. Cependant, les soldats du peuple croient à un conflit court, alors que les intellectuels et les militaires gradés ont conscience de la force des Allemands.

Le troisième chapitre (133–168) porte sur l’année 1915 et décrit les stratégies de survie mises en place par les combattants lorsqu’ils prennent conscience de leur situation tragique. Le cas le plus frappant est celui du motif que l’auteur appelle ‘le refus de penser’ (152–155), motif qui apparait d’abord dans les classes populaires, puis se diffuse auprès des intellectuels. L’éthos des épistoliers se modifie, assimilant chaque soldat à son groupe de combattants et le coupant du monde de l’arrière. Cela n’empêche pas les différences de vision entre soldats: chez les intellectuels, par exemple, on trouve des allusions romantiques à la nature, alors que les ruraux sont plutôt sensibles aux destructions que la violence des combats inflige à la campagne.

Le chapitre quatre (169–224) concerne l’année 1916 et la bataille de Verdun; il débute par une analyse de ce qu’Amossy appelle l’interdiscours des textes analysés (un ‘ailleurs’ extérieur aux lettres, qui en est cependant constitutif et qui vient limiter le discours proprement dit). Dans la correspondance précédant l’attaque allemande, les soldats font écho à la presse qui présente la bataille à venir comme une chance d’en finir avec la guerre. Pendant les premiers mois, ils partagent l’illusion qu’une offensive permettra de terminer les hostilités: il importe dès lors, dans les paroles des combattants, de ‘tenir’ et de ‘sacrifier sa vie s’il le faut’ pour obtenir la ‘libération finale’. L’appareil répressif ne suffit pas à expliquer l’engagement des combattants, estime l’auteur, qui parle d’autopersuasion. Cependant, la bataille s’éternisant (elle durera dix mois et fera 714 231 morts ou blessés), les combattants perdent espoir et décrivent l’horreur qu’ils ressentent. Les illusions cèdent le pas aux souhaits de ‘bonnes blessures’ (189) permettant d’être reformés, aux moments plus fréquents de fraternisation avec l’ennemi, et enfin aux critiques de la lâcheté des officiers et de l’incompétence du commandement.

La lassitude et le désir de la paix s’accentuent en 1917 (chapitre cinq, 225–258) avec le discours du président américain Woodrow Wilson (22 janvier) exhortant les belligérants à accepter ‘une paix sans victoire’ et avec l’offensive désastreuse de Nivelle (au mois d’avril). On observe à nouveau le clivage des intellectuels et des ruraux qui, comme Marcel Papillon, ne rêvent que de ‘plaquer le métier’ (241).

Le chapitre six (259–301) part du constat que seule une infime minorité est disposée à accepter la proposition de Wilson. Au printemps 1918, les soldats sont à nouveau prêts à mener un ‘dernier combat’ pour la victoire car il s’agit, une fois de plus, d’une guerre défensive pour repousser une offensive allemande. Celle-ci aura lieu de mars à juillet. Même si les Français se réjouissent de l’entrée en guerre des Américains, ‘la voix collective à laquelle ils se rallient dénonce l’absurdité de la guerre’ (300). Trois procédés discursifs dominent: l’expression des émotions personnelles, l’ironie pour certains, le recours au raisonnement pour d’autres. L’annonce de l’armistice ‘est accueillie sans enthousiasme par la troupe’ (298) et les survivants de l’échantillon étudié expriment plutôt leur inquiétude devant les conditions du retour.

Par moments, on peut s’interroger sur la rigidité du découpage par années proposé par le livre. Le corpus des peu lettrés réuni à l’initiative d’Agnès Steuckardt (http://www.ortolang.fr/projets/corpus14) comporte ainsi, dès avant 1916, la mention d’envies de trêve. Il n’est pas non plus certain qu’une phase nationaliste ait nécessairement précédé l’idée d’une guerre menée pour l’humanité et pour la paix universelle à venir; en tout cas, ce dernier motif reprend les leçons de nombreux instituteurs socialistes, qui, à la veille de 1914, parlaient moins de revanche contre la défaite de 1870 que d’un avenir commun à construire entre les nations.

Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui compte avant tout, c’est que l’auteur a réussi à substituer à des conceptions trop fixistes, trop ‘holistes’, une étude fine des discontinuités des représentations de la guerre, rejoignant ainsi, à partir de micro-analyses précises de l’argumentation des soldats, les travaux d’historiens (voir par exemple Horne Reference Horne2005). Elle a montré en outre que les soldats avaient besoin d’expliquer et de justifier leur combat: loin d’être le simple réceptacle de l’idéologie, ils sont le sujet de leur discours, de leurs argumentations. En ce sens, Sylvie Housiel participe du retour à l’histoire des idées et à la réflexion sur le rôle que joue l’opinion des acteurs ordinaires dans le cours des évènements.

References

RÉFÉRENCES

Amossy, R. (2000). L’argumentation dans le discours. Paris: Nathan.Google Scholar
Amossy, R. (2010). La présentation de soi. Paris: Presses universitaires de France.Google Scholar
Becker, J.-J. (1977). Comment les Français sont entrés dans la guerre. Paris: Fondation nationale des sciences politiques.Google Scholar
Horne, J. (2005). Entre expérience et mémoire. Annales: histoire, sciences sociales, 60: 903919.CrossRefGoogle Scholar