INTRODUCTION
On trouve en français contemporain un emploi massif de l’item genre, emploi dont la fréquence semble augmenter en raison inverse de l’âge des locuteurs. Chez les plus jeunes, il devient un tour très identifiable bien que largement condamné; nombreux sont les échanges ponctués de « arrête de dire genre tout le temps », tandis que certains locuteurs reconnaissent qu’il s’agit chez eux d’un tic de langage. L’Académie Française, sur son site internet, a même consacré un billet à ce phénomène (http://www.academie-francaise.fr/genre), où on trouve la remarque suivante: « Il m’a répondu genre j’en sais rien, phrase d’où toute syntaxe a disparu, pourrait se dire Il m’a répondu à peu près, approximativement, en gros qu’il n’en savait rien. » Outre le commentaire, qui prête à sourire, sur la disparition de toute syntaxe, outre aussi la réinsertion subreptice du ne dans le second énoncé, cette remarque est intéressante en ce qu’elle identifie mal la valeur de genre: il ne s’agit pas d’une approximation, comme le laisse penser la reformulation (ainsi que le reste de la remarque), mais d’un introducteur de discours direct: il n’est pas anodin que le second énoncé remplace le discours direct par du discours indirect. Cette confusion, alors que l’Académie identifie avec une certaine acuité d’autres emplois du marqueur, est révélatrice de la difficulté que soulève les nouveaux usages de genre: si on repère des emplois clairement distincts de son origine nominale, l’ensemble des valeurs est essentiellement un continuum dans lequel il est difficile de trancher – et quand on y parvient, plus ou moins, on peut se demander si la catégorisation existe ailleurs que dans la tête de l’analyste.
Dès lors, la fréquence et certains emplois extrêmes mis à part, il s’avère difficile de distinguer les emplois « courants » de genre de ses emplois plus fraîchement arrivés dans la langue, ces derniers correspondant souvent à des extensions des précédents, c’est-à-dire qu’ils sont plus proches des évolutions récentes que des origines nominales de l’item. Autrement dit, si genre est devenu récemment très visible, son trajet ne s’est pas fait en un jour: son utilisation massive aujourd’hui, et l’attention qu’elle attire, ne doivent pas faire oublier le long terme.Footnote 1 Qui plus est, on trouve des phénomènes similaires dans d’autres langues,Footnote 2 ce qui permet de remettre en perspective la classification populaire de « tic de langage ».
Le présent travail s’appuie sur les corpus oraux ELICOP (constitué à la fin des années 60), Corpus du Français Parisien (CFPP – années 2000), Phonologie du Français Contemporain (PFC – années 2000) et CLAPI (années 1980–2000). La date d’enregistrement comme la date de naissance des locuteurs permettent d’ordonner approximativement l’apparition des divers emplois, suivant en cela la méthodologie du « temps apparent » (Bailey et al., Reference Bailey, Wikle, Tillery and Sand1991): en l’absence d’un corpus diachronique suffisamment étoffé, l’âge des locuteurs sera utilisé comme repère. De plus, ces corpus oraux ont été complétés par des énoncés tirés de messages sur un forum internet (http://forum.ados.fr), où sont attestées plus massivement les innovations récentes; ces exemples datent de 2011–2012, et si l’âge des locuteurs n’est pas référencé, on peut considérer qu’il s’agit généralement d’adolescents, soit parce que le forum leur est dédié, soit, et surtout, parce que les messages mentionnent fréquemment le collège ou le lycée.
Dans ce qui suit, je m’appuierai sur les différents corpus afin de différencier les nouveaux usages de « genre » et d’en dégager la syntaxe. Je travaillerai donc essentiellement en synchronie, même si, on le verra, il semble toutefois que certains emplois doivent leur apparition à une forme antérieure, comme s’ils s’étaient formés par étapes successives, à moins qu’il ne s’agisse d’influence réciproque, comme des plaques autonomes dans la langue qui s’équilibreraient mutuellement.
QUELQUES EMPLOIS RÉCENTS DE GENRE
Pour commencer, voici un exemple extrême, mais néanmoins typique, de genre ramassant diverses valeurs:
(1) . . . Sauf que parmi mes potes il y en a une qu’on appellera Amélie, qui a un comportement des plus étranges!! Genre1, elle arrête pas de parler tout l’temps à mon mec, genre2 j’sais pas, ok ils peuvent être potes, mais elle c’est limite excessif! Genre3 hier on était allés au resto, et à ce resto y avait mon mec (moi j’le savais puisqu’on avait prévu de s’y voir), et genre4 dès qu’on arrive, elle voit mon mec elle crie genre5 toute contente « Oh y a John ton cheri!!! » euh okay hein! (forum internet)Footnote 3
Cet exemple montre d’une part la fréquence du marqueur, et d’autre part sa grande variété d’emplois. Les cinq occurrences peuvent se paraphraser comme suit:
1. « il y en a une qui a un comportement des plus étranges, genre elle arrête pas de parler tout le temps à mon mec »: par exemple, ou en l’occurrence; soit la locutrice introduit un exemple du comportement étrange de son amie, soit elle en donne la substance: dans ce cas, genre est un marqueur de focalisation difficile à identifier, sur lequel on reviendra.
2. « elle arrête pas de parler tout l’temps à mon mec, genre j’sais pas, ok ils peuvent être potes, mais elle c’est limite excessif »: ici genre modalise l’incertitude de la locutrice; on peut le considérer comme synonyme du « j’sais pas » qui suit.
3. « Genre hier on était allés au resto. . . »: genre introduit clairement un exemple visant à illustrer ce dont parle la locutrice.
4. « hier on était allés au resto, et à ce resto y avait mon mec . . . et genre dès qu’on arrive elle voit mon mec et elle crie. . . »: cet emploi est l’un des plus récents, sinon le plus récent, et il est utilisé strictement par les locuteurs les plus jeunes, de moins de trente ans : on ne le trouve quasiment que sur les forums internet, avec quelques occurrences ambiguës chez les jeunes locuteurs des corpus oraux. Il est difficile d’en déterminer la valeur, mais nous avons pu montrer ailleurs (Isambert, Reference Isambert2012) qu’il marque généralement une « rupture narrative », rappelant la valeur de focalisation déjà mentionnée. En d’autres termes, la locutrice signale qu’un moment important de son récit va suivre. Dans cet emploi, il faudrait plutôt parler de la locution et genre que de genre tout seul, la présence de la conjonction étant systématique.
5. « elle crie genre toute contente »: paraphrasable par « elle crie comme si elle était toute contente »; il est important de remarquer que cet emploi peut prendre une nuance de désapprobation ou de doute: « elle crie comme si elle voulait nous faire croire qu’elle était toute contente », etc.
Ces emplois ne sont pas aussi faciles à distinguer qu’il n’y paraît, et souvent les valeurs se superposent ou ne se différencient tout simplement pas. C’est que la situation de genre aujourd’hui est celle d’une multiplicité d’emplois plus ou moins innovants, qui cohabitent et s’influencent; on peut encore distinguer un type extrême, le quatrième ci-dessus, marqué qui plus est par l’âge des locuteurs qui l’utilisent – mais en général il y a une part d’arbitraire dans l’assignation d’une valeur, quoique que le contexte immédiat puisse aider (point que nous n’aborderons pas ici).
Toujours est-il qu’on peut émettre l’hypothèse que tous les emplois de genre dérivent de façon plus ou moins directe d’une structure X genre Y; cette structure, par ailleurs, n’est pas nouvelle, et c’est pourquoi on peut dire que l’évolution de genre est un phénomène sur le long terme. Cela, à vrai dire, n’est guère surprenant, et seules les réactions souvent vives suscitées par le marqueur chez divers locuteurs pourraient nous le faire oublier: le changement linguistique (et en particulier, l’ouverture sémantique) peut être considéré comme la conventionnalisation de valeurs pragmatiques particulières associées à des emplois plus anciens (Traugott et Dasher, Reference Traugott and Dasher2002).
DE N1 (DU) GENRE N2 À X1 (DU) GENRE X2
L’emploi le plus connu, et celui à partir duquel les autres peuvent avoir dérivé, relie deux constituants de la phrase, typiquement un GN et un nom ou un adjectif. On trouve cet emploi déjà chez Balzac:
(2) Le banquier, pour ne pas paraître écraser la table de valeurs d’or et d’argent, avait joint à tous ces services une porcelaine de la plus charmante fragilité, genre Saxe, et qui coûtait plus qu’un service d’argenterie. (Splendeurs et misères des courtisanes: 1847, base FRANTEXT)
Cet emploi en apposition n’est pas particulièrement innovant, syntaxiquement ou sémantiquement, si ce n’est l’absence de du, suppression malheureusement difficile à retracer. On remarquera seulement que genre n’est pas le seul nom à être utilisé de la sorte (Danon-Boileau et Morel, Reference Danon-Boileau and Morel1997, qui ne proposent cependant pas de données diachroniques). Cette étape est néanmoins importante parce que l’absence d’une préposition permet à genre de fonctionner lui-même comme tel.
On remarquera que cet usage est encore courant, et que la présence de du est encore flottante:
(3) lorsque je vois un film avec un bon acteur genre Bourvil ou des comiques comme ça je les rate pas enfin j’essaie de ne pas les rater (corpus ELICOP, 1930?)
Cet emploi est d’abord caractérisé par l’utilisation d’un nom propre après genre: le deuxième terme est ainsi conçu comme un représentant exemplaire de la catégorie dénotée par le premier terme. Les noms communs n’apparaissent que plus tard, et c’est la sous-classe (plutôt que l’élément typique) qui sert alors de représentant à toute la classe:
(4) ce sont des groupes africains avec des des mo- des instruments typiquement africains genre calebasses euh genre kora (corpus CFPP, 1951)
Cette structure est proche du sens du nom genre: N1 est une entité du genre exemplifié par N2, N1 appartient au genre auquel appartient N2. On a un processus de catégorisation relativement transparent, et d’ailleurs genre n’est pas le seul lexème à fonctionner de la sorte: on peut citer style (Danon-Boileau et Morel, Reference Danon-Boileau and Morel1997), type, ou encore, avec un fonctionnement syntaxique différent, une espèce/sorte de (Pietrandrea et Isambert, en préparation). Pour le dire simplement: il n’est guère étonnant qu’un lexème dénotant le concept de catégorie soit exploité pour catégoriser.
Ce qui est imprévisible, en revanche, c’est la structure qui va servir à exploiter le marqueur, et ses nouveaux usages. Si l’emploi prépositionnel des noms est une possibilité offerte par le français (Danon-Boileau et Morel, Reference Danon-Boileau and Morel1997) et ne relève pas exclusivement du phénomène étudié dans le présent article, il reste que son extension, elle, reste singulière. En particulier, l’élément régi par la « préposition » genre devient syntaxiquement plus libre, dans un phénomène typique d’expansion syntaxique (Himmelmann, Reference Himmelmann, Bisang, Himmelmann and Wiemer2004) et des groupes prépositionnels apparaissent ainsi dans cette position:
(5) A : et alors les les jeunes à la dérive vous réagissez comment y en a beaucoup hein – B : ouais y en a beaucoup ouais – C : genre avec des chiens et tout oui (corpus CFPP, 1981)
ou encore du discours direct (on notera la présence de « du »):
(6) Et si tu as été catalogué c’est parce que tes messages du genre « trouver l’amour c’est se marier et tout et tout », c’est contraire aux principes de beaucoup apparemment. (forum internet)
Autre expansion importante, celle portant sur l’élément précédant genre: une plus grande variété de catégories syntaxiques comme sémantiques est autorisée (dans l’exemple suivant, « première » signifie « en classe de première »):
(7) c’était beaucoup plus tard genre première quelque chose comme ça (corpus CFPP, 1991)
(8) Donc ça, c’est un pont qui a été construit, euh, il y a, euh, longtemps, genre, euh, deux cents, trois cents ans (corpus PFC, 1976)
En (7), le premier élément est beaucoup plus tard, et en (8) c’est longtemps. Malgré la variation syntaxique (l’élément précédent genre et celui qui le suit n’étant plus nécessairement des groupes nominaux), le schéma sémantique se maintient: dans A genre B, B dénote un sous-ensemble de l’ensemble A. Néanmoins, B n’est plus nécessairement un représentant typique, comme c’était le cas avec un nom propre, et à vrai dire A n’est pas nécessairement à proprement parler une catégorie d’entités; il ne reste plus que l’approximation d’un élément par un autre. Dans ce cas, on voit bien que la terminologie grammaticale – « préposition », « adverbe ». . . – n’est plus pertinente, puisque l’emploi est non plus strictement grammatical (dénotant un rapport entre deux catégories) mais métalinguistique, pour permettre la reformulation d’une expression: c’est donc bien alors d’un marqueur qu’il s’agit.
Il est important de remarquer que les emplois où l’un des deux éléments n’est pas un substantif sont majoritairement utilisés par des locuteurs nés au plus tôt dans les années 1970, les locuteurs plus âgés se contentant généralement du schéma utilisant des noms; à l’inverse, la présence de du ne semble pas liée à l’âge.
PREMIER ÉLÉMENT VIDE
La structure que l’on vient d’étudier se réalise régulièrement, à partir des années 1980, sous une forme qui en détourne en partie le fonctionnement. En effet, l’élément précédent genre peut être un GN sémantiquement vide comme un truc:
(9) on est partis se poser sur un truc genre un petit stade (forum internet)
Formellement, on retrouve le même schéma; sémantiquement cependant, il est difficile de considérer que le deuxième élément soit une approximation du premier: certes, « un petit stade » est bien un représentant de la catégorie « un truc », mais ce dernier a une dénotation si vague qu’il ne représente aucune catégorie. On est donc passé de la dénotation d’une catégorie par une entité typique, à la dénotation, par approximation, d’une entité sans recours à sa catégorie. L’expression « un truc genre un petit stade » équivaut à « une espèce de petit stade ».
Cette étape est importante, dans la mesure où elle permet de passer d’une structure binaire [A genre B] à une structure à une seule place [genre B]. Quelle que soit l’analyse syntaxique sous-jacente, on ne peut que constater que cette seconde structure s’est bien développée:
(10) Tu vois euh genre les tableaux euh les sculptures euh les choses comme ça je j’irai pas voir dans un mu/ j’irai pas dans un musée (corpus PFC, 1981)
(11) Mais c’est bizarre, il y a pas des, il y a pas genre un parti écolo ou euh? (corpus PFC, 1976)
Au demeurant, et comme c’était déjà le cas pour la structure précédente, l’élément qui suit genre n’est pas nécessairement de type nominal (groupe prépositionnel en (12), groupe verbal à l’infinitif en (13)):
(12) y a les gens qui vont genre au premier refuge et qui passent le week-end à manger (corpus PFC, 1973)
(13) Tu vas pas genre parler chiffres (corpus PFC, 1979)
Quand l’élément qui suit genre est un groupe nominal quantifié, il y a une ambiguïté intéressante, dans la mesure où on peut interpréter genre comme ne portant que sur le quantificateur:
(14) une petite agence euh genre dix quinze personnes (corpus CLAPI, 1960/1970)
(15) il y a pas d’alcool ou très peu enfin il y a genre deux bouteilles de champ’ (corpus PFC, 1979)
Dans ce dernier exemple, on peut distinguer deux interprétations: soit « deux bouteilles de champagne » est une approximation de l’alcool qu’on peut trouver dans la situation en question; soit on y trouve des bouteilles de champagne, dont le locuteur estime approximativement la quantité à deux. On reconnaît la situation typique d’un bridging context (Heine, Reference Heine, Wischer and Diewald2002), où l’ambiguïté entre deux interprétations permet à l’une d’entre elles de se conventionnaliser (l’autre l’étant déjà); on a en même temps, et de façon attendue, un phénomène de réanalyse: genre ne porte plus sur le groupe nominal mais sur le seul quantificateur. On a là un pont vers une émancipation de genre comme un marqueur d’approximation, de quelque nature que ce soit, pas seulement l’approximation d’une entité, telle que dénotée par la totalité d’un groupe nominal:
(16) Des grands qui ont genre entre vingt et vingt-cinq ans et qui eux viennent donner des cours de/ de rock (corpus PFC, 1979)
(17) On a été genre une dizaine ils en ont pris genre six tu vois un truc comme ça (corpus PFC, 1979)
On observe ainsi une grande émancipation à l’égard du contexte; dans certains cas, on pourrait substituer par exemple à genre; dans d’autres, c’est environ qui conviendrait. Le point important est que seul genre a développé cette capacité à apparaître dans des structures syntaxiques aussi hétérogènes. On pourrait se demander pourquoi genre, et pas un autre marqueur, mais une réponse à cette question, à supposer qu’elle soit possible, est hors de portée du présent article. En revanche, on ne peut s’empêcher d’observer que des marqueurs similaires connaissent des évolutions semblables dans d’autres langues: outre like en anglais, bien connu (Underhill, Reference Underhill1988; Fleischman, Reference Fleischman1998), Fleischman (Reference Fleischman1999) recense des constructions dans des langues aussi diverses que l’italien, le finnois, le japonais ou l’hébreu.
Un des emplois les plus fréquents de genre (et des marqueurs semblables dans d’autres langues) est l’introduction du discours directFootnote 4. Nous avons déjà rencontré la tournure « tes messages du genre ‘trouver l’amour c’est se marier et tout et tout’ », et il a été possible d’en rendre compte selon le schéma binaire, illustré par la paraphrase suivante: « des messages qui appartiennent à la catégorie de ceux comme ‘trouver l’amour c’est se marier’ ». Cette analyse n’est cependant pas aussi évidente, dans la mesure où cet emploi connaît un grand succès et a gagné une autonomie de fonctionnement par rapport aux autres emplois, ce qui lui permet d’apparaître dans des contextes qui lui sont propres: on aura ainsi du mal à identifier le premier élément d’un schéma binaire dans les trois occurrences de l’exemple suivant (les guillemets sont bien sûr de nous, mais il est évident qu’on a affaire à du discours direct; XXX note un mot incompréhensible):
(18) euh pour moi ça veut dire que c’est un vrai parisien c’est-à-dire que c’est le XXX voilà qu’est là qui fait un peu enfin c’qu’il veut qui traverse n’importe où genre « j’suis parisien » et voilà et genre « j’me la pète » aussi enfin ça a un côté euh « j’me la joue parce que j’suis parisien » et non si ça a un côté frimeur un peu genre « voilà j’suis j’suis d’Paname » quoi (corpus CFFP, 1994)
Qui plus est, l’introduction de discours direct s’est cristallisée dans des locutions verbales du type « faire genre » – l’étiquette « locution verbale » ici subsumant des emplois souvent ambigus:
(19) Le lendemain, elle me fait genre « Salut, si tu veux on peut réviser pendant les vacances pour les partiels, file-moi ton numéro ! » (forum internet)
Il est dans ce cas vraiment difficile de retrouver un quelconque schéma binaire, puisqu’on voit mal quel pourrait être le premier élément (ce n’est assurément pas le verbe). En fait, l’introduction de discours direct peut être considérée comme influencée par deux types d’emplois; d’un côté, ceux que nous étudions ici, qui reposent sur un schéma binaire, et de l’autre ceux qui reposent sur une locution verbale comme « se donner un genre », « faire genre » (au sens de « faire semblant de »):
(20) fais pas genre tu connais les joueurs, ça sert à rien (corpus CLAPI, 1990)
Même s’il est difficile de retracer exactement les diverses étapes de formation de ces emplois, il faut relever une de leurs propriétés, que l’on retrouvera plus loin, à savoir la mise en doute par le locuteur de l’élément qui suit genre: si cette caractéristique s’efface dans les emplois marquant purement le discours direct (avec des séquences du type « et moi genre : ‘. . .’, et lui genre: ‘. . .’ », rappelant fortement l’anglais « and I’m like: ‘. . .’ and he's like: ‘. . .’ »), elle n’en reste pas moins présente dans des énoncés comme ci-dessus, y compris en (19), d’ailleurs, puisque le locuteur essaie de comprendre les motivations de la personne dont il parle et ne prend donc pas nécessairement ses paroles au pied de la lettre. Fleischman et Yaguello (Reference Fleischman, Yaguello, Moder and Martinovic-Zic1999) parlent à juste titre de « citation d’attitude » (quoted attitude), l’énonciateur attribuant des pensées à une personne sans prétendre que ce soit littéralement ce que cette personne pense.
EMPLOI COMME CONNECTEUR
Surtout chez les locuteurs les plus jeunes, genre peut opérer de proposition à proposition ou, plus précisément, de segment de discours à segment de discours, distinction que nous laissons de côté.
(21) Ken le SurvivantFootnote 5 c’était le pire c’était horrible genre tu vois il arrivait il faisait ça le gars boum tu vois le cerveau qui éclatait et tout c’était mais dégueulasse (corpus PFC, 1980)
Cet emploi est sémantiquement similaire à celui reliant des constituants de la phrase: le segment « il arrivait il faisait ça le gars boum tu vois le cerveau qui éclatait et tout » permet de préciser la catégorie dénotée par « c’était horrible ». Il est bien sûr un peu abusif de parler de « catégorie », mais il n’en reste pas moins que le fonctionnement est le même: en termes de relations de discours, le second segment élabore le premier (Asher et Lascarides, Reference Asher and Lascarides2003). On peut donc maintenir que cet emploi continue l’emploi précédent par le phénomène déjà mentionné d’expansion syntaxique.
Comme avec des constituants inférieurs à la phrase, il s’est aussi développé un emploi où le premier élément disparaît; en d’autres termes, genre n’entre plus dans un schéma binaire, mais sert à modaliser la proposition qui suit. Cependant entre un emploi véritablement connecteur (créant une relation de discours entre deux segments) et un emploi de modalisateur (ou, pour simplifier, d’adverbe de phrase) la distinction est parfois délicate, parce que toute séquence du type P1 genre P2 peut être a priori interprétée des deux manières: soit comme deux propositions reliées par un connecteur, soit comme deux propositions juxtaposées, la seconde commençant incidemment par genre. Il est fort probable, d’ailleurs, que cette ambiguïté ait servi ici aussi de bridging context, le premier emploi ouvrant la voie au second.
Toujours est-il que quand l’emploi de modalisation est clair, comme dans l’exemple suivant:
(22) enfin j’en suis pas amoureuse mais genre je tiens à lui !! (forum internet)
on peut concevoir cette modalisation comme une approximation, toujours en termes de bon exemplaire d’une catégorie: « je tiens à lui » est un bon exemplaire de l’attitude de la locutrice, sans en être nécessairement la description exacte. On remarquera sans doute que genre peut aussi être compris dans ce cas (et dans beaucoup d’autres exemples) comme marquant l’euphémisation: peut-être la locutrice dit-elle seulement, mais à mots couverts, qu’elle tient à son compagnon. Cela nous semble tout à fait possible mais, premièrement, il est difficile pour l’analyste de distinguer cette interprétation de la précédente, et deuxièmement, cela paraît être un sous-emploi de l’emploi plus général de modalisation; il ne nous paraît donc pas problématique d’ignorer la distinction entre modalisation réelle et euphémisation.
Par ailleurs, cette modalisation a pu se développer jusqu’à la mise en doute, voire la négation, de la proposition qui suit genre:
(23) le vendredi il me dit « c’est pas possible parce que je le fais avec ma famille » alors là en plus le gros foutage de gueule quoi mon cousin j’ai jamais vu un type anti-famille à ce point et genre là il veut absolument l’faire de- demain ce soir quoi (corpus CLAPI, 1983)
La locutrice met en doute le fait que son cousin veuille fêter son anniversaire le lendemain; on retrouve la « citation d’attitude » de Fleischman et Yaguello (Reference Fleischman, Yaguello, Moder and Martinovic-Zic1999), le locuteur se désolidarisant néanmoins ici clairement des propos qu’il attribue à un tiers. On retrouve aussi sans doute l’influence des locutions du type « faire genre ». Il ne faut pas exclure non plus que genre puisse servir aussi de connecteur (la présence de la conjonction et ne pose pas problème: elle peut clairement précéder des connecteurs comme pourtant, de fait, etc.): en effet, c’est uniquement grâce à la contradiction avec la proposition qui précède qu’on peut comprendre la mise en doute de que genre introduit.
Une dernière évolution, plutôt syntaxique cette fois, dans cet emploi de modalisation, et plus précisément de mise en doute, est l’utilisation de genre portant non pas sur la proposition qui suit, mais sur celle qui précède; cela a typiquement lieu à un tour de parole, un locuteur mettant en doute ce que son interlocuteur vient de dire:
(24) A : Mon dieu, et moi qui faisais des éloges sur toi il y a à peine quelques jours. . .. B : mouais genre !!! c’est pas beau de mentir !!!! (forum internet)
Ici, genre porte sur la proposition « X faisait des éloges sur Y », et équivaut à une reprise du type « genre tu faisais des éloges sur moi ». La difficulté est de concevoir comment on a pu passer d’une structure genre P à une structure P, genre avec la même valeur sémantique. On peut supposer une étape intermédiaire, P, genre P’; P’, simple écho de P, ayant été supprimée car redondante. Ce type d’élision n’est pas rare dans le dialogue:
(25) – Est-ce que P – Je pense / Sans doute / Il faut espérer [que P].
Nous n’avançons pas l’idée qu’il y ait ici un véritable constituant syntaxique qui soit élidé, mais qui resterait présent de façon sous-jacente; nous voulons seulement dire que la construction « élidée » et la construction complète sont fonctionnellement équivalentes.
Une autre hypothèse, éventuellement compatible avec la précédente, est que genre a gagné en portée sémantique et en liberté syntaxique, comme tous les marqueurs discursifs ou « particules du discours » issus d’une grammaticalisation. On peut d’ailleurs retrouver ce phénomène dans des positions clairement détachées, autonomes, et relativement inattendues:
(26) Typés européens, pour des européens, c’est un peu, genre, normal. (forum internet)
Quoi qu’il en soit, ces deux hypothèses sont difficilement vérifiables, car il faudrait un corpus extrêmement dense sur une période assez courte (les vingt dernières années) pour pouvoir suivre une évolution aussi rapide. Qui plus est, la première hypothèse laisse ouverte la possibilité qu’il n’y ait en fait pas eu d’évolution progressive: en effet, une fois genre réanalysé comme portant sur une proposition dans certains emplois, il a pu aussitôt adopter la propriété selon laquelle, en français, une telle proposition n’est pas nécessairement réexprimée si elle n’est que l’écho d’une proposition précédente.
Il reste un dernier emploi de genre, typiquement associé aux locuteurs les plus jeunes (et fréquemment condamné); on en trouve une illustration dans l’exemple (1), partiellement reproduit dans ce qui suit:
(27) hier on était allés au resto, et à ce resto y avait mon mec (moi j’le savais puisqu’on avait prévu de s’y voir) et genre dès qu’on arrive elle voit mon mec et elle crie. . . (forum internet)
La valeur qu’on a pu associer à cet emploi – qui concerne plus précisément la locution et genre – est celle de « rupture narrative » (Isambert, Reference Isambert2012); on pourrait aussi parler d’une mise en relief par le locuteur d’un événement dans le récit. Cette valeur peut dériver de la particularité qu’a genre, dans ses emplois intraphrastiques, d’apparaître dans le rhème d’un énoncé; Fleischman et Yaguello (Reference Fleischman, Yaguello, Moder and Martinovic-Zic1999), reprenant une analyse d’Underhill (Reference Underhill1988) sur l’anglais like, considèrent même que genre marque le rhème et ne l’accompagne pas seulement. Bien que nous ne reprenions pas cette analyse, dans la mesure où il est toujours possible d’attribuer à genre une autre valeur que la focalisation, il n’en reste pas moins que si le marqueur accompagne très fréquemment le rhème (et à plus forte raison s’il le marque), la valeur de focalisation a pu lui être associée (Traugott et Dasher, Reference Traugott and Dasher2002), et exploitée par la suite au niveau textuel.
Néanmoins, cette valeur n’est qu’une tendance, au sens où elle ne rend pas compte, loin s’en faut, de tous les emplois, et il est souvent difficile de juger de ce qu’apporte genre dans une séquence du type P1 et genre P2. Il est possible que cette marque d’emphase, surexploitée comme marqueur d’appartenance à une certaine tranche d’âge, se soit affaiblie sémantiquement et soit devenue, dans bien des cas, équivalente à une simple conjonction.Footnote 6
Si on s’en tient à la focalisation, ici entendue au sens textuel, il reste remarquable que cette valeur se soit développée alors qu’il n’y a rien de la sorte dans l’item de départ. Pour résumer très rapidement, un marqueur d’approximation est devenu un marqueur de focalisation parce que l’approximation se fait, typiquement, dans le rhème. Si c’est là la bonne hypothèse, elle illustre de façon surprenante l’évolution inattendue que peut suivre un marqueur qui semble aujourd’hui venu de nulle part.
CONCLUSION
Ce passage en revue des diverses valeurs de genre en français contemporain, et leur ordonnancement dans une chronologie approximative, permettent de souligner deux points importants: d’abord, ce marqueur, fortement associé aux locuteurs les plus jeunes et régulièrement condamné, n’est pas une création ex nihilo mais bien le résultat d’une évolution complexe qu’on peut faire remonter au XIXe siècle au moins. Que des facteurs sociolinguistiques aient par ailleurs contribué au succès de genre, chez certains locuteurs, et surtout pour certains de ses emplois, le rendant très visible et objet de critiques, n’empêche pas qu’il résulte d’un développement interne à la grammaire française, suivant les voies générales de la grammaticalisation.
Le deuxième point est la difficulté qu’il y a à organiser les divers emplois en une chronologie strictement linéaire. Cela n’est pas seulement un artefact dû à la vitesse du développement récent et à l’absence de corpus oraux suffisamment étoffés sur cette période: en d’autres termes, il ne nous semble pas que ce soit l’analyse qui soit en défaut, mais plutôt l’idée qu’il existe systématiquement une évolution claire allant d’un point à un autre. Cette vue est sans doute due à l’analyse de phénomènes anciens, pour lesquels certaines valeurs seulement ont survécu ou sont attestées, donnant une image faussement claire de développements enchevêtrés. Dans le cas de genre, non seulement il est souvent difficile de distinguer des valeurs et, à plus forte raison, de les ordonner, mais on constate aussi régulièrement que les emplois s’influencent mutuellement, de la même manière que deux langues issues d’une même langue-mère peuvent s’influencer par contact. C’est que l’analyse strictement diachronique risque toujours de trop simplifier les phénomènes, même quand elle s’appuie sur des théories, comme celle de la grammaticalisation, qui revendique leur attachement, justifié par ailleurs, à l’analyse de l’usage.