Disons-le d’emblée, La sémantique des possibles argumentatifs (désormais SPA) est un ouvrage ambitieux dont l’auteure, Olga Galatanu, s’est donné l’objectif de présenter, en cinq chapitres à progression pédagogique claire, « l’élaboration et la mise en œuvre d’une approche du sens linguistique […] appréhendé comme argumentatif, mais également à potentiel descriptif, ancré dans l’expérience collective (marquée culturellement) et individuelle » (311). Le cadre limité d’un compte rendu ne permettant ni d’exposer en détails les hypothèses et les principes théoriques de la SPA ni d’expliciter précisément son pouvoir explicatif ni même d’illustrer son applicabilité immédiate ou à venir, on soulignera simplement que l’auteure, se plaçant résolument à l’interface sémantico-pragmatique pour saisir l’émergence et le fonctionnement du sens, accomplit ladite triangulation avec un bonheur indiscutable. L’ouvrage révèle en effet un édifice théorique dont l’architecture finement ciselée et la géométrie (rigueur et proportions des concepts, hypothèses et postulats) participent à l’élaboration d’un modèle solide et fécond.

Parmi les cinq chapitres du livre, il faut recommander tout particulièrement les chapitres 3 (« Objectifs, postulats et hypothèses en SPA ») et 4 (« Le modèle de (re)présentation et d’analyse de la signification lexicale et du sens discursif en SPA »), qui sont consacrés à l’essence même du modèle et à l’appréhension du sens lexical et discursif. On appréciera également l’applicabilité de la SPA via son explication de phrases comme J’ai fait beaucoup pour mes collègues, donc ils me détestent (230) ou via son analyse de lexèmes comme le nom enseignant (298). On aurait encore souhaité insister sur les articulations définitoires subtilement argumentées entre les différentes strates de la signification lexicale (le noyau, les stéréotypes et les possibles argumentatifs), le maniement expert de nombreux concepts théoriques et la présence bienvenue de schémas et de tableaux récapitulatifs (133, 226, 260, etc.). Au lieu de tout cela, soulignons deux qualités de l’ouvrage garantes de sa puissance et de sa pertinence.

En premier lieu, il faut recevoir ce volume comme présentant le modèle arrivé à sa « maturité ». Initiée il y a une vingtaine d’années, la SPA n’a pas changé sur le fond (244) : certaines hypothèses de départ (par exemple le rapport entre le noyau et les associations stéréotypiques, 214) ont été maintenues plus ou moins telles quelles. La SPA s’est toutefois considérablement « raffinée », et ce tant dans ses hypothèses et postulats que dans sa forme terminologique. Le modèle dans sa version actuelle a en effet trouvé à la fois son appellation définitive (cf. les étiquettes antérieures de sémantique intégrée et sémantique quantique) et sa spécificité terminologique. On peut apprécier ainsi, de façon globale, l’itinéraire de réflexion ouvert et parcouru par l’auteure et, sur un plan plus particulier, sa capacité à se questionner, se « revisiter » et se reformuler. Il en résulte un modèle abouti et stable, ce qui n’est pas sans lien avec la seconde qualité de l’ouvrage.

Cette seconde qualité tient à la volonté de l’auteure de positionner clairement la SPA aussi bien par rapport aux approches voisines que par rapport aux théories concurrentes et d’inscrire ainsi son parcours scientifique et son résultat dans une dynamique théorique présentée en termes de « filiation, d’alliance ou de résonances théoriques » (chapitre 2). Si la SPA revendique de façon prioritaire deux filiations -- la sémantique argumentative d’Oswald Ducrot et les sémantiques du stéréotype inspirées par les propositions du philosophe américain Hilary Putnam -- elle tisse des liens ou se confronte avec d’autres approches, telles les approches constructivistes du sens, l’approche dite MSN (Métalangue Sémantique Naturelle) d’Anna Wierzbicka, la grammaire cognitive de Ronald Langacker, le modèle du linguiste polonais Jerzy Bartmiński, etc. Une telle perspective cumulative présente un triple intérêt : elle ancre la SPA dans une synergie scientifique particulière, elle permet ensuite au lecteur intéressé de (re)parcourir ces théories. Mais, plus important encore, la SPA peut y décliner ses différences, au nombre desquelles on peut citer -- sous forme d’énumération non exhaustive évidemment -- la présence du champ conceptuel de modalisation, absent chez Putnam, l’ouverture des stéréotypes à la « production d’associations culturelles nouvelles » (211), l’abandon des primitifs sémantiques (Wierzbicka) ou plus généralement, via une approche maximaliste du sens linguistique, la remise en cause des frontières traditionnelles entre la sémantique et la pragmatique et celles entre la synchronie et la diachronie.

Comme pour toute théorie, libre au lecteur d’apprécier le modèle, d’y adhérer ou non, de discuter de certains points théoriques. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage, par le déploiement d’un potentiel argumentatif nourri, raisonné et critique, par la mobilisation d’un savoir-faire méthodologique, culturel et scientifique, et par le recours à des illustrations bien choisies, habilite la démarche et la théorie de l’auteure. Sa mise à l’épreuve via des recherches doctorales (une trentaine de thèses) et des projets de recherches académiques (une liste de domaines empiriques exploités figure à la page 25, dans le premier chapitre) montre également que la voix/e de la SPA porte et séduit. Nul doute donc que cette présentation de l’aire scientifique dans lequel s’édifie et se meut le modèle de la SPA ouvre un espace de réflexion qui nourrira des débats vivaces, stimulants et fertiles ; bref de nouveaux… possibles argumentatifs.