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Entre connecteur et modalisateur: à propos de quelques emplois de autant/façon de dire que

Published online by Cambridge University Press:  26 January 2016

ANNIE KUYUMCUYAN*
Affiliation:
Université de Strasbourg
*
Adresse pour correspondance Université de Strasbourg – Faculté des Lettres, Le Portique 14 rue René Descartes, BP 80010, Strasbourg 67084France e-mail: kuyumcuyan@unistra.fr
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Résumé

Autant dire que établit une égalité de pertinence communicative entre deux énonciations. Peu usitée dans les systèmes comparatifs au sens strict, elle trouve son emploi dans des structures pseudo-paratactiques, entre deux énoncés. Précédé initialement d'un verbe modal, le marqueur fonctionne alors comme un connecteur destiné à articuler une relation discursive de « reformulation ». La « chute » du préfixe modal rend ce fonctionnement manifeste. Or une nouvelle variation semble intervenue récemment dans l'emploi de cette expression. Si ses emplois comme connecteur perdurent et semblent désormais stabilisés, ils semblent en effet marginalement céder devant un rôle de modalisateur.

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Copyright © Cambridge University Press 2016 

INTRODUCTION

Pour peu qu'on observe le comportement contemporain de l'expression autant dire que, sa catégorisation laisse perplexe. Malgré la présence de que, elle ne forme pas « locution conjonctive » au sens strict, c'est-à-dire outil d'enchâssement d'une proposition subordonnée à l'intérieur d'une matrice. Preuve en est sa construction désormais fréquente en hyperbate phrastique, autrement désignée par l'expression « ajout après le point » (B. Combettes Reference Combettes, Paillet and Stoltz2011 a et b; Reference Combettes and Hadermann2013), tandis que la construction intégrée correspondante resterait aujourd'hui largement improbable :

  1. (1) On peut le constater noir sur blanc, la panne du système de vente fait non seulement partie des sept sinistres redoutés, mais elle arrive en numéro un. Autant dire que la SNCF a eu du nez. (Le Canard enchaîné 06/08/08)

Si la proposition la SNCF a eu du nez de ce premier exemple est formellement régie par dire, – verbe dont elle constitue sans aucun doute la complétive – l'absence de désinence personnelle et de temps fini de ce verbe rend délicate l'intégration syntaxique de l'ensemble du tour – formé par le verbe et sa complétive – au reste de l’énoncé. De même serait hasardeuse l'assimilation pure et simple de la séquence à un cas de rection dite « faible » – à nouveau parce que, dans ce dernier cas de figure également, le verbe est en principe conjugué. D'autant que l'expression, contrairement à un « recteur faible » tel que je crois (que) (D. Apothéloz Reference Apothéloz2003) fonctionne a priori plus ici comme un connecteur que comme un modalisateur, en ce sens qu'elle branche l’énoncé sur un contenu présent en « mémoire discursive » (Groupe de Fribourg 2012) plutôt qu'elle n'indique le degré d'adhésion du locuteur à son énoncé (C. Kerbrat-Orecchioni Reference Kerbrat-Orecchioni1980). Plus précisément, autant dire que constitue un « marqueur de glose » de type « X lexie Y » dans la description d'A. Steuckardt (Reference Steuckardt2005), qui cite d'ailleurs cette expression dans son recensement des marqueurs de glose formés sur dire (art. cit.: 53). Loin de porter en effet uniquement sur la proposition visiblement régie que nous avons déjà citée, elle établit plutôt un lien, qu'on qualifiera en première approximation tantôt de « reformulation », tantôt de « consécution », entre deux énoncés à la charnière desquelles elle se situe et que disjoint par ailleurs une ponctuation forte ou faible, mais perçue également comme nécessaire. Du ponctuant et de la locution, c'est la seconde sans doute qui pourrait le plus facilement être supprimée, le tout pouvant être aussi bien remplacé par les deux points, ce qui confirme l'hypothèse d'un « connecteur de reformulation / consécution » puisque les deux points marquent en français moderne l'une comme l'autre de ces relations, dont on verra qu'elles correspondent en fin de compte à deux des effets possibles de l'expression en contexte.

Nous nous proposons donc de commencer par observer cet emploi de autant dire que p, en jetant un coup d’œil sur sa formation, puis en confrontant le marqueur à d'autres expressions analogues afin de mieux dégager sa spécificité tant pragmatique que syntaxique. Sans doute est-ce celle-ci qui explique l’évolution actuelle du marqueur, seul de sa classe cette fois, vers un comportement caractérisé de modalisateur sur lequel nous nous interrogerons pour finir.

La perspective que nous avons choisi de privilégier intègre la complétive du verbe de parole, ce qui écarte de notre examen le tour voisin, mais syntaxiquement distinct, autant dire (sans que), qui appellerait d'autres développements.

1. FORMATION D'UN « CONNECTEUR DE REFORMULATION / CONSÉCUTION »

1.1. Syntaxe : une catégorisation problématique

Dans les trois classes de connecteurs interactifs jadis distinguées dans E. Roulet et al. Reference Roulet1985, les marqueurs de reformulation – ou connecteurs réévaluatifs – présentent la particularité de subordonner rétroactivement un ou plusieurs énoncés d'abord présentés comme indépendants à un nouvel « acte directeur » (op. cit. : 112). Lorsque la connexion s'opère sur plusieurs actes antérieurs, on parle de « récapitulation », lorsqu'il s'agit juste de limiter ou de rectifier un mouvement discursif préalable, on parle de « correction » (op. cit. : 154). Dans les deux cas, au « plan hiérarchique », l'acte principal est le dernier, il est marqué comme tel par le « marqueur dénominatif » autant dire que dans les exemples qui nous intéressent. Celui-ci n'appartient d'ailleurs à aucune des catégories syntaxiques ordinairement retenues comme constitutives des connecteurs : ce n'est à strictement parler ni une conjonction de subordination pour les raisons énoncées d'entrée de jeu, mais pas non plus une conjonction de coordination, ni un adverbe, ni un groupe prépositionnel (GP) ou un groupe nominal (GN) (op. cit. : 114). En outre, même si l'hypothèse d'une construction tronquée – (on pourrait / il faudrait) autant dire que – n'est pas absolument contre-intuitive, l'ellipse censément sous-jacente à cette construction semble avoir bel et bien aujourd'hui cédé le pas à une routine quasi lexicalisée, comme nous le soutiendrons in fine. Enfin, le tour paraît certes familier et plutôt courant à l'oral, mais on ne dispose pas dans tous les cas – nous y reviendrons – de variante standard ou soutenue, ce qui explique peut-être qu'il ne soit finalement pas rare non plus à l’écrit, d'où proviennent tous nos exemples. Un comportement aussi atypique nous a paru nécessiter un bref retour en arrière, car le sens littéral et la formation éclairent en l'occurrence largement les emplois de ce marqueur.

1.2. Aperçu diachronique

1.2.1. Sens littéral et emplois intégrés : le plan syntaxique

L'adverbe de degré autant forme en principe le premier terme, ou « déclencheur » (C. Fuchs, Reference Fuchs2008 : 4), d'une « corrélation de quantité » portant sur un verbe. Lorsque ce verbe est valoir, et qu'il est construit personnellement, le prédicat indique une mesure de la valeur du sujet non pas « absolue » (x vaut tant) mais relative (x vaut autant que y). Autant est alors articulé avec que marqueur de comparaison – lequel n'est autre que l'adverbe de degré en fonctionnement intégratif d'après P. Le Goffic (Reference Le Goffic1993 : § 286). x et y sont alors deux entités mises en rapport du fait qu'elles instancient la même « valeur », soit, dans de domaine de la parole, le même sens. x vaut autant à dire que y est donc un tour qui explicite une relation de synonymie entre deux items x et y, comme dans l'exemple (2) issu de Frantext, de même que la plupart des autres exemples littéraires cités par la suite :

  1. (2) Les Perses semblablement ont eu leurs prestres (qui ont esté appellez Mages, qui est autant à dire que sages). (P. Boaistuau, 1558)

L'emploi en (2) explicite le signifié de la « dénomination alternative » Mages pour prestres en la glosant par sages (Steuckardt, Reference Steuckardt2005 : 55).

Une relation de paraphrase entre deux propositions pourra semblablement être articulée par le marqueur, notamment en contexte bilingue :

  1. (3) Et puis ung peut de temps aprés Il disit : Consummatum est, Qui vault en françoys autant à dire Que toutes chousz son acomplie. (La Passion d'Autun, 1470)

Bien que valoir apparemment domine dans ces incises de commentaire métalinguistique, on y trouve aussi incidemment être et vouloir. C'est quand le verbe aimer apparaît en leur lieu et place, à la manière d'un semi-auxiliaire modal, que l'infinitif du verbe de parole commence à se construire directement – contrairement à ce qu'il en est advenu de c'est-à-dire, qui a gardé sa préposition jusqu'aujourd'hui – cela bien entendu à supposer que autant dire que soit issu de autant à dire que et qu'il ne constitue pas un nouveau marqueur apparu pour ainsi dire par génération spontanée. Jusqu’à plus ample informé, on peut juste constater que les premières constructions directes dans Frantext (i. e. sans préposition à entre autant et dire) sont du début du XVIIe siècle, époque à partir de laquelle les constructions avec à se raréfient pour disparaître progressivement. Même si une telle observation, qui demanderait d'ailleurs à être étayée, n'autorise pas à parler de filiation, elle induit pour le moins l'hypothèse d'un remplacement de la première par la seconde pour des raisons qui restent à déterminer.

Dans les exemples (2) et (3), que reste encore très probablement l'adverbial des systèmes comparatifs qu'il faut corréler à autant, car les expressions données en équivalence sont employées « en mention » (au discours direct si l'on préfère), ce qui dispense dire de sa béquille complétive, y compris quand les expressions comparées sont des propositions entières comme en (3). Notre paraphrase de (3) est par conséquent Il disit : Consummatum est, Qui vault en françoys autant à dire Que [veut dire] « toutes chousz son acomplie » : Que est bien le corrélatif adverbial intégratif de autant dans cette lecture, avec ellipse du verbe de la subordonnée.

Les choses se compliquent toutefois lorsque sont comparés deux procès énonciatifs virtuels explicités par des complétives objets du verbe dire, ainsi :

  1. (4) Ceux qui ne sçavent rien, sont sçavans en cette matiere, et il vaudroit autant dire que Dom Philippin tua en duël le Mareschal de Crequy, que de dire qu'Hector eut de l'avantage sur Achille, dans le combat qui termina leurs querelles. (Guez de Balzac, 1654)

Dans ce système comparatif au sens plein, autant s'articule certes toujours avec un que comparatif – il vaudrait autant dire. . . que de dire. . . – mais c'est cette fois pour mettre en relation des énonciations virtuelles introduites chacune par dire suivi d'une complétive objet introduite par un que conjonctif, à ne pas confondre avec le que adverbial de la corrélation de quantité. Que de que ! Dès que les termes à comparer consistent en des propositions entières comme dans ce quatrième exemple, le système devient en somme « difficile à gérer », comme on dit maintenant. D'une part en effet les termes à comparer sont longs, d'autre part la phrase complexe combine des complétives avec l'adverbiale, d'où des cascades de que hétérogènes. Sans doute est-ce en raison de cette lourdeur avérée que de tels « systèmes comparatifs » stricto sensu, i.e. parfaitement intégrés, sont délaissés par les locuteurs au profit d'une construction très voisine quant au sens, mais « disloquée » pour sa structure, encore qu'elles soient toutes les deux tout à fait comparables au plan syntaxique.

1.2.2. Constructions « dissociées » ou paratactiques

Dans sa Grammaire (loc. cit.), P. Le Goffic conçoit la corrélative articulée par le morphème discontinu autant. . . que comme un constituant primaire de la phrase, c'est-à-dire un circonstant assimilable à un complément adverbial de degré. Abordée dans cette perspective circonstancielle (voire « adjointe »), notre corrélative s'articulerait donc à la manière d'un Groupe Prépositionnel de type « par rapport au fait de dire p, il vaudrait autant dire q ». Or c'est précisément à une telle « dislocation » qu'aboutit une construction concurrente dans laquelle intervient le même marqueur autant dire que. À la structure intégrée [Verbe modal/évaluatif] autant dire que P que (de) dire que Q se substitue une construction « dissociée » ou en prolepse, de type : (dire) Q, Verbe modal/évaluatif autant dire que P :

  1. (5) Que si le hazard n'est rien, si c'est un défaut et une privation de cause, plustôt qu'une cause véritable et effective; il s'ensuit qu'on nous trompe, lorsqu'on nous dit que c'est le hazard qui a produit le monde; et il vaudroit autant dire, que rien ne l'a produit, ou que le principe de sa production nous est inconnu. (J. Abbadie, 1684)

La présence du préfixe métadiscursif on nous dit que dans le constituant gauche de la phrase complexe montre que la comparaison concerne bien toujours les dire respectifs de p et de q, leur énonciation comparée en termes de validité énonciative – comme nous y reviendrons ci-après.

Faut-il parler de parataxe pour une structure telle que celle de (5) par rapport à celle de (4) ? La réponse est affirmative au moins en ce qui concerne la « corrélation de quantité ». Celle-ci n'est en effet plus explicitée que par autant, mais fait désormais l’économie du que « intégratif adverbial ». Cette implicitation est fréquente dans les comparaisons – cf. Il mange autant – du moment que l’ « échantil » (C. Fuchs Reference Fuchs2014 : 22) est aisément récupérable dans le contexte – ce qui est bien le cas ici du fait de la présence de ce terme dans le contexte gauche immédiat. Ne subsistent du système complexe à deux niveaux de (4) que les complétives mesurées par autant, mais (5) a « laissé tomber » le niveau hiérarchique supérieur : on est passé, pour l'expression de la comparaison, d'une relation (micro)syntaxique à une relation « macrosyntaxique » (Groupe de Fribourg 2012) ou « discursive » (E. Roulet Reference Roulet2001), laquelle s'explicite grâce à un « schéma paratactique » selon C. Fuchs (Reference Fuchs2014 : 25).

L’« allègement » de la comparaison métalinguistique, laquelle concerne par nature les niveaux énonciatifs, se poursuit au plan syntaxique par l'implicitation du verbe de parole dans le terme gauche du système, lorsque la ci-devant « subordonnée complétive » perd également son préfixe métadiscursif, d'où la disparition « en surface » de tout marqueur d'enchâssement pour l’énoncé « standard » ou « échantil » (op. cit. : 22). Significativement, le statut de présupposé propre à la subordonnée épistémique (R. Rivara Reference Rivara1979 : 829) peut alors être assuré par une nominalisation. Ainsi Voltaire écrit-il, quelque cinquante ans après (5) :

  1. (6) Cette prétendue duplicité de l'homme est une idée aussi absurde que métaphisique. J'aimerois autant dire que le chien qui mord et qui caresse est double, que la poule qui a tant de soin de ses petits, et qui ensuite les abandonne jusqu’à les méconnoître, est double, que la glace qui represente des objets différens, est double; que l'arbre qui est tantôt chargé, tantôt dépouillé de feuilles, est double. (Voltaire, 1734)

Si l'on veut alors restituer les dires auxquels le scripteur oppose les siens, ce n'est pas directement la phrase précédente qu'il faut aller chercher, qui est déjà une prédication « méta » (une prédication au sujet d'une prédication), mais l’énoncé qu'elle nominalise, à savoir : « L'homme est double ». Ainsi la comparaison intégrée correspondant à la première proposition de (6) serait-elle :

  1. (6’) J'aimerois autant dire que le chien qui mord et qui caresse est double, que (j'aimerais) prétendre – idée aussi absurde que métaphisique – que l'homme est double.

Mais (6) escamote le niveau méta de l’échantil, probablement en vertu de la présence de dire dans la matrice, présence qui implicite sa projection dans la corrélative – l'ellipse étant, on le sait de reste, une propriété bien établie de la syntaxe des comparatives qui admettent en particulier « les effacements par identité » (R. Rivara Reference Rivara1979 : 795). (6) montre également que la structure dissociée permet la démultiplication des termes comparés, ce que la construction intégrée rendait plus difficile, c'est-à-dire plus coûteux au plan cognitif et malaisé au plan syntaxique.

1.2.3. De la comparaison épistémique à la réfutation : la comparaison polémique

La présence du verbe dire dans les structures comparatives observées jusqu'ici ne laisse guère de doute quant au type de comparaison en cause : il s'agit bel et bien de la comparaison dite « épistémique » ou encore « métalinguistique » (R. Rivara, Reference Rivara1979, ch. X passim). Si ses mécanismes syntaxiques sont analogues à ceux des autres comparatives quantitatives, la comparaison épistémique se distingue en ce qu'elle établit une relation de type quantitatif non entre deux propriétés, mais entre deux propositions (1979 : 791). Celles-ci sont comparées quant à leur degré de vérité : « il s'agit toujours de déclarer que tel énoncé est – ou n'est pas – aussi vrai ou plus vrai que tel autre dans la situation que l'on décrit » (1979 : 795). Avec valoir/aimer autant dire p que (de) dire q, l’égalité épistémique concerne ce qu'on pourrait désigner globalement comme la « validité énonciative » de p et de q, à savoir, selon le contexte : conformité sémantique d'une langue à l'autre – ex. (2)–(3) –, valeur de vérité – (4) –, appropriation de la formulation – (5) –, pertinence communicative – (6). Même si (5) et (6) ne comportent plus de subordonnée comparative au sens strict – i.e. syntaxique –, le système reste comparatif dans la mesure où l’énoncé-échantil reste disponible à gauche, et que c'est l'un des deux termes mis en relation par le comparatif d’égalité autant; la comparaison est de type paratactique pour reprendre les termes de C. Fuchs déjà mentionnés ci-dessus.

Au plan énonciatif, la comparaison épistémique repose sur l'altérité de q et de p : que celle-ci soit linguistique comme en (2) et (3) ou énonciative dans tous les autres exemples. C'est le comparatif épistémique q qui est présenté comme énonciativement hétérogène, tandis que le locuteur s'approprie l’énonciation de p, ouvertement grâce au préfixe modal devant le V de parole en (6), en s'abritant grâce à l'impersonnel derrière le « fantôme de la vérité » (A. Berrendonner Reference Berrendonner1981) en (5). De toute façon, même en l'absence de toute marque personnelle, la quantification exprimée par autant implique une échelle d'appréciation imputable, comme toute évaluation, à un énonciateur E2, distinct du précédent E1 et qu'on est tenté d'assimiler au point de vue du locuteur/scripteur effectif. La comparaison épistémique « routinisée » oppose donc à un énoncé initial en tête de séquence, en position de topique et censément représentatif d'une certaine doxa, un second énoncé prétendument équivalent – toutes choses égales par ailleurs – quoique indexé à la sphère énonciative du locuteur, ce qui correspond à une configuration polyphonique (le second type de polyphonie chez Ducrot Reference Ducrot1984).

En logique, une relation d’équivalence n'est en principe pas orientée car elle est symétrique. Il en est rarement de même en discours, où les entités comparées (les propositions quant à leur degré de vérité en l'espèce), toutes équivalentes qu'elles soient proclamées par autant, ne sont cependant pas interchangeables : leur ordre d'apparition dans le discours ainsi que leur prise en charge par l’énonciateur marque la hiérarchie que ce dernier établit entre elles.  La comparaison épistémique ne se réduit en effet nullement, comme il en était avec (2) et (3), à « p présente le même sens / degré de vérité que q », mais elle est mise au service d'un enchaînement argumentatif où l’énonciation de q autorise celle de p, crée les conditions de sa survenue comme événement discursif :

  1. (7) Hélas ! Monsieur, reprit le paysan, je n'ai pas osé vous l'apprendre d'abord, de peur de vous fâcher; car je sais bien que ce n'est pas de votre gré que votre fils s'est marié; mais puisque ma femme s'est tant avancée, il vaut autant vous dire que c'est la fille de M. De Tervire. (Marivaux, 1745)

D'après le locuteur de (7), l’énonciation de p ne changeant rien à la situation créée par celle de q, autant dire (« aussi/tant qu’à faire ») p. En d'autres termes, l’énonciation de q a créé les conditions pour que celle de p advienne, l’énonciation de q est présentée comme contraignant ou à tout le moins rendant possible celle de p. D'une relation d’égalité où les énonciations de q et p étaient présentées comme équivalentes (soit ƒ(q) = ƒ(p)), on est passé à une relation d'implication entre les deux propositions, soit : q ⇒ p.

En contexte argumentatif, une telle relation d'implication de q à p sera fréquemment mise au service d'une routine polémique visant à déconsidérer q au moyen de p. Dans un raisonnement par l'absurde en effet, il suffit de montrer que la conclusion est fausse pour en déduire que la prémisse est erronée. Ainsi, si dire q entraîne dire p puisqu'elles ont mêmes conditions de vérité, mais que p est manifestement fausse, alors l’énonciation de q s'en trouve également invalidée, quel que soit le point de vue instancié par q : doxa ou énonciateur spécifique. Tout évident que q paraisse dans la situation de discours, il est néanmoins faux, puisque ce qu'il entraîne l'est, et la démonstration en est faite séance tenant par autant dire que q avec une certaine vivacité qui convoque aussi volontiers l'hyperbole, figure de l'excès largement appréciée des polémistes (L. Perrin, Reference Perrin1996). Ainsi l'exemple (6) s'autorise-t-il d'un inventaire hétéroclite de diverses « duplicités », déclinées sur un mode aléatoire, pour ruiner la validité du concept lorsqu'il est appliqué à l'homme. Même extrapolation dans (8), où l’énonciateur de p accumule les contradictions à la manière de q, pour montrer l'absurdité de telles assertions co-orientées :

  1. (8) Don Calmet répete en vain les explications de quelques commentateurs, assez impudents pour dire qu'au delà du Jourdain signifiait au-deça du Jourdain. Il vaut autant dire que dessus signifie dessous, que dedans signifie dehors, et que les pieds signifient la tête. (Voltaire, 1776)

Sous couvert de formuler une énonciation présentant la même validité que q, il s'agit ni plus ni moins que de les ruiner toutes deux en montrant que, poussées à leur terme (d'où l'hyperbole), de telles énonciations co-orientées s'autodétruisent. Si elles sont vraies ensemble, elles doivent également être fausses ensemble.

Cette polarité négative de q autant dire que p, où p et q sont finalement tous deux invalidés, est un effet contextuel, dans le registre polémique, de la relation entre q et p. Si les deux termes sont en effet bien co-orientés – conséquence de la comparaison épistémique sous-jacente – ils ne sont en revanche nullement égaux du point de vue de leur force argumentative. Si q est un argument en faveur de la conclusion r, p est un argument « plus fort » en faveur de r, il est a fortiori plus convaincant. C'est pourquoi son emploi est déterminant dans le contexte et suffit à « emporter le morceau » :

  1. (9) Ossian est certainement une des palettes où mon imagination a broyé le plus de couleurs, et qui a laissé le plus de ses teintes sur les faibles ébauches que j'ai tracées depuis. C'est l'Eschyle de nos temps ténébreux. Des érudits curieux ont prétendu et prétendent encore qu'il n'a jamais existé ni écrit, que ses poëmes sont une supercherie de Macpherson. J'aimerais autant dire que Salvator Rosa a inventé la nature ! (Lamartine, 1849)

La fausseté « évidente » de p rend également caduque celle de q, la solidarité énonciative des deux propositions s’étendant jusqu’à englober leur valeur de vérité respective.

1.2.4. La « chute » du préfixe modal

Entre il vaudrait/j'aimerais autant dire que et autant dire que tout court semble s'insérer une étape autant vaudrait dire que dont la valeur ne semble pas fondamentalement différente :

  1. (10) enfin lorsqu'on se bornera à demander au pouvoir exécutif l'exécution du vœu national dans l'ordre législatif, je ne conçois pas sur quel prétexte on voudroit que le pouvoir exécutif se dispensât d'exécuter, et pût opposer à la loi un veto suspensif : autant vaudroit dire que lorsque les peuples demandent des Loix à leur Assemblée législative, il est bon qu'elle puisse s'empêcher de les faire. (Sieyès, 1791)

G. Sand utilise par exemple aussi bien cette dernière formule (10) que la précédente (9), dont on peut se demander si elle ne repose pas sur une métanalyse de autant, dont l'incidence serait passée de valoir (premiers exemples et ex. (10) ci-dessus) à dire (exemples plus récents cités auparavant).

1.3 autant dire que connecteur bivalent

En français contemporain, autant dire que est resté polémique – en particulier en contexte dialogal. Un locuteur l'emploie par exemple en tête de réplique pour contre-attaquer : en outrant (« déformant ») les propos de son interlocuteur par le biais de la seconde nomination (A. Steuckardt Reference Steuckardt2005 : 55), son intention est de l'amener à se rétracter :

  1. (11) – alors, autant dire que je suis une coquette ? (R. Martin du Gard, 1922)

L'emploi neutre restant celui d'un connecteur de reformulation dont la propriété est de « dire plus » que l'antécédent – à la fois plus fortement et plus explicitement (art. cit. : 56) :

  1. (12) lorsqu'on vous voyait à l’écart, autant dire que vous étiez damné. (J. de Lacretelle, 1930)

Bien que l'on soit alors très proche par le sens d'un marqueur tel que façon de dire que par exemple, les contextes d'emplois ne semblent pas se recouper absolument. Exactement, autant dire que semble le terme le plus polyvalent : il est toujours possible de le substituer à son concurrent façon de dire que, en particulier lorsque ce dernier est construit en hyperbate glosant toute une proposition antérieure :

  1. (13) Et pour jouer contre les « orthos » de Belgrade, j'ai inventé une équipe d'athées, qui finira par laisser tomber faute de combattants. Façon de dire que c'est le tout religieux qui dirige la planète.

  2. Façon de dire qu'aujourd'hui il est vital que l'artiste s'engage. (Le Point, 27/04/2006)

  3. (14) L'espoir de retour pour ces réfugiés est aujourd'hui nul.  Les autres camps se nomment Gihembe, Kiziba, and Nyabiheke. Tous « full » selon les autorités. Façon de dire que la coupe est pleine. (http://nanojv.wordpress.com/2013/03/29/refugies-congolais-rwanda/)

  4. (15) Ça me dérange pas de parler aux « étrangers » – façon de dire que je ne suis pas gêné de demander de l'aide à des inconnus. (http://herosdemavie.blogspot.fr)

En revanche, la substitution en sens inverse pose parfois problème, comme on le voit déjà avec (11) ou (12), mais aussi dans les trois cas cas suivants, où la séquence en autant dire que, intégrée à la phrase graphique, fait suite à une proposition précédée d'un marqueur d'enchâssement :

  1. (16) Si l'on se consume d'envie ou d'ambition autant dire que l'on n'a aucun but dans la vie. (P. Reverdy, 1936)

  2. (17) Si cette distinction est d'origine religieuse, autant dire que c'est l'homme, un jour, qui l'a prêtée à Dieu. (R. Martin du Gard, 1940)

  3. (18) Et comme dans ma famille (ma mère mise à part) on aimait beaucoup lire là, autant dire que les toilettes étaient une annexe de la bibliothèque. (M. Cardinal, 1975)

La substitution de façon de dire que à autant dire que ne pose à l'inverse pas de problème quand la proposition précédente ne présente aucun marqueur d'enchâssement :

  1. (19) Je fis mes quarante kilomètres avec cette chose sur la peau, autant vous dire que je transpirais un brin, et pris peur, une fois sous la tente, de m'enrhumer au moins, mais non, et d'ailleurs dès le lendemain les Allemands me confisquèrent ma fausse chemise, en prétendant que ça leur rendrait service. (L. Althusser, 1976)

  2. (20) Jusqu’à un certain seuil, vous gardez cette sécurité : autant dire que vous n'avez rien quitté. (M. Serres, 1991)

Des considérations syntaxiques ne sont probablement pas étrangères aux contraintes limitant les substitutions (les exemples (12), (16) et (17) évoquant en particulier irrésistiblement des structures semi-clivées analogues, où autant dire que équivaudrait au tour c'est que à la suite d'une subordonnée en si – cf. Kuyumcuyan à paraître). Une subordonnée en contexte gauche bloque en somme la commutabilité d’autant dire que par façon de dire que. Le second marqueur, qui présente une structure de GN, fonctionnellement apposé à la proposition précédente, serait du coup réservé à la glose d'une proposition radicale. Autant dire que p ne semble pas être concerné par cette limitation, donc être indépendant de la structure syntaxique à laquelle il fait suite. Il serait par conséquent apte à former un énoncé autonome, en dépit des apparences de subordonnée que lui donne son introducteur. Cette propriété rend compte de sa construction en hyperbate, de même qu'elle expliquerait son évolution ultérieure en modalisateur, c'est-à-dire en marqueur indépendant du contexte gauche, réservé à la pondération de l’énoncé subséquent. Or si les emplois du marqueur façon de dire que recoupent ceux d’autant dire que, mais que la réciproque est fausse, la relation entre les emplois du premier connecteur et ceux du second demeure d'inclusion stricte.

La conséquence sémantique de cet état de choses syntaxique est qu'on distinguera au minimum deux acceptions de autant dire que. La première, que le marqueur partage avec façon de dire que, est celle d'un « dénominateur alternatif » (A. Steuckardt Reference Steuckardt2005) : exemples (13) à (15) où la commutabilité est complète. La seconde est celle d'un « marqueur de consécution », où les substituts de autant dire que restent alors – exemples (16) à (18) – ou si bien que – ex. (1). Pour ne citer qu'un dernier exemple de ce second emploi :

  1. (21) Chacun doit mettre un minimum de 20 millions sur la table. Autant dire que, étape numéro 2, ces doux agneaux n'ont dès lors qu'une idée en tête : récupérer leur mise et rentabiliser la chaîne au maximum. (Le Canard enchaîné, 12/12/2012)

2. DES EMPLOIS DE MODALISATEUR?

Avant même d'en venir à des emplois où notre marqueur ne semble plus s'articuler du tout à des contenus situés en « mémoire discursive », pour reprendre une image de la Grammaire de la période, et donc ne plus correspondre à la description généralement admise d'un connecteur (par exemple chez Roulet, Reference Roulet1999, Roulet et al., Reference Roulet2001), commençons par nous arrêter sur un phénomène intéressant, qui nous paraît également spécifique à autant dire que, phénomène qui n'est pas spécialement récent, mais qui pourrait bien être à la clé des développements ultérieurs de l'expression. Dans les deux emplois de connecteur que nous venons de dégager, remarquons tout d'abord que l'emploi de la lexie autant dire que, et de ses divers substituts – façon de dire comme si bien que – est généralement peu compatible avec l'emploi de la conjonction et antéposée. L'impossibilité est totale avec façon de dire que – exemples (13) à (15) – sans être non plus très bienvenue devant autant dire que, à la réserve de l'exemple (19) – quoi qu'il ne soit alors pas dit que le sens demeure complètement identique dès lors qu'on procède à cette addition. Il se trouve cependant quelques rares exemples de cumul entre la conjonction et le marqueur. On relève par exemple dans Frantext :

  1. (22) Il ne te manque, pour avoir quarante fois mille francs, dit-il, que vingt-deux écus, et autant dire que tu hérites pour ta part de deux mille belles pistoles sonnantes. (G. Sand, 1849)

  2. (23) Nous croyons à l'efficacité de la poésie de Tzara et autant dire que nous la considérons, en dehors du surréalisme, comme la seule vraiment située. (A. Breton, 1946)

La présence de et bloque la substitution par façon de dire comme par si bien que – quel que soit le remplaçant adéquat en l'occurrence –, impossibilité qui semble bel et bien indiquer que le fonctionnement de l'expression n'est plus le même. La conjonction a pour effet d'introduire une rupture avec le cotexte gauche. La portée du marqueur autant dire que en est recentrée sur le constituant où il s'intègre, et non sur son lien supposé avec l’énoncé précédent. Mutatis mutandis, on observe le même changement de portée dans les emplois récents du marqueur, en particulier lorsqu'il se retrouve, non derrière et comme précédemment, mais tout simplement en tête d’énoncé. Impossible dès lors de maintenir la fiction d'un emploi de connecteur enchaînant sur un contenu situé en mémoire discursive et plus ou moins conditionné par une énonciation antérieure. Ainsi de l'entrée en matière suivante :

  1. (24) FOXY LADY (ROB TEX REMIX)

    by Jimi Hendrix

    Autant dire que pour s'attaquer à Hendrix, il faut s'accrocher. Beaucoup s'y sont cassés les dents, mais lorsqu'on est tombé sur cette pépite, aucun doute, c’était du lourd. (www.delicieuse-musique.com [début de page])

ou de l'enchaînement ci-après :

  1. (25) « Pourquoi tu te mets dans cet état ? » Autant dire que c’était la phrase à ne pas dire. Il ne faut jamais demander à une femme la moindre explication rationnelle sur son comportement. (http://ix-iv-mcmxcviii.skyrock.com)

Dans de telles situations, autant se concentre sur le verbe de parole dire qu'il semble exclusivement concerner, comme s'il explicitait un calcul entre dire et ne pas dire dont autant dire que p apparaîtrait comme le résultat. L’énonciation de p se présente alors comme le terme d'un débat dont l'alternative complémentaire aurait été ne pas dire p. Le locuteur livre avec ce marqueur pour ainsi dire la trace de ce débat interne en représentant son acte énonciatif au moyen du préfixe métadiscursif dire, modifié par l'adverbe de degré autant. Autant explicite l’évaluation dont le procès du dire a été l'objet en laissant supposer qu'il aurait aussi bien pu ne pas se produire. Nous glosons donc autant dire que p comme une corrélation donc la comparative serait ellipsée : autant dire (que ne pas dire) que p; soit, au terme d'un dilemme où le pour et le contre s’équilibreraient : disons quand même p, malgré toutes les réserves qu’ « on » (à commencer par le locuteur) pourrait objecter à cette énonciation de p. Au moyen de ce préfixe métadiscursif pondéré par autant, qui tout à la fois réfléchit et qualifie son activité, l’énonciateur problématise sa propre énonciation en l'explicitant comme terme d'un processus qui aurait aussi bien pu ne pas aboutir. L'infinitif prend dans ce contexte une valeur délibérative d'injonction que le locuteur s'adresserait à lui-même pour s’évertuer à dire p, dans une situation pourtant jugée a priori peu favorable. Autant dire que p se comprend alors comme une énonciation extorquée au locuteur sous la pression de l’état de choses, voire sous l'injonction de sa propre honnêteté – avec toutes les retombées bénéfiques attendues en terme d'image du locuteur, c'est-à-dire d'ethos, comme cela nous semble particulièrement évident dans les deux occurrences suivantes :

  1. (26) Un peu de fraîcheur

    Autant dire que je dois cette découverte entièrement à griffes qui a posté récemment une des chansons de groupe Rockettothesky. Ici nous avons la vidéo intrigante de Grizzly Man, où se combinent beaucoup de choses que j'aime. La forêt, un fée étrange et blonde (Jenny Hval, la jeune chanteuse norvégienne), un être mi-humain mi animal, les eaux sombres d'un lac. . . L'univers onirique d'un conte, en somme.

    Au moment où je m'apprête à poster, je vois que griffes l'a déjà fait. . . et livre d'ailleurs une interprétation intéressante de la chanson ici. Tant pis, je le poste quand même, elle ne m'en voudra pas. . . Jugez par vous-même.

    (http://mmepastel.tumblr.com [début de texte])

  2. (27) 15 juillet 2011

    Autant dire que la première trousse cousue, j'ai bien cru ne jamais y arriver.  En persistant, même si elle prends un peu de temps, j'adore coudre cette trousse, et cette fois-ci, je la garde ! (http://fanspetitsriens.canalblog.com)

De tels emplois d'autant dire que sont à distinguer des précédents, dans la mesure où ils n'articulent plus le dire sur un contenu situé en mémoire discursive, mais le mettent tout simplement en scène comme difficile, problématique ou tout au moins non spontané. A ce titre, il semblerait plus indiqué de parler de « modalisateur », c'est-à-dire de marqueur servant à caractériser l’énonciation, usage fréquent également dans les titres :

  1. (28) Salaires des fonctionnaires : Pour Elisabeth David « autant dire que tout est gelé pendant 3 ans »

    30 juin 2010

    Elisabeth David, Secrétaire générale de l'UNSA Fonction publique, s'est exprimée sur France Info après que les organisations syndicales de la Fonction publique aient claqué [sic] la porte du deuxième rendez-vous de négociations salariales. (http://www.unsa-fp.org)

et donc les débuts de prise de propos sur la toile :

  1. (29) God Bless America :

    Un joli conte pour les gens gentiment dérangés.

    Par Iriskv

    Autant dire que les gens qui cherchent un film bourré de tension et dégoulinant de haine peuvent passer leur chemin tout de suite; ce n'est pas ce dont il sera question dans God Bless America.

  2. (30) Les Déesses : déjà un quatrième single

    Autant dire qu'M6 Interactions, leur label, y croit. Après « Tous les mêmes », puis le tube “On a changé” et “Danse avec moi”, Les Déesses envoient à présent en radio le morceau “Saveurs exotiques”, quatrième extrait de leur album du même nom.

L'expression qui explicite ainsi un débat préalable à l’énonciation de p, débat entre les convenances sociales et la sincérité de l’énonciateur, peut être désormais remplacée par des locutions adverbiales de valeur voisine : en toute franchise / franchement, en toute sincérité / sincèrement ou bien encore à la / en vérité. Le tour qui en serait toutefois le plus proche dans un registre soutenu serait le préfixe modalisateur Force est de constater que, qui a aussi pour effet de présenter l’énonciation comme contrainte par un état de choses auquel l'honnêteté du locuteur l'oblige à se soumettre, nonobstant les réserves éventuelles.

Pour en revenir maintenant au lien entre ces derniers emplois – exemples (24) à (30) – et ceux de (22) et (23), lesquels sont largement antérieurs, nous serions tentée de concevoir ces derniers en précurseurs de l’évolution actuelle du marqueur en modalisateur. C'est l'exemple (19) qui nous servira de test. Nous avons en effet indiqué plus haut qu’autant dire que nous y paraissait compatible avec la conjonction et, mais que le sens du marqueur n’était dès lors plus exactement le même. Sans et, la lecture « glosante », voire consécutive, reste possible entre le support Je fis mes quarante kilomètres avec cette chose sur la peau et l'apport je transpirais un brin – comme le montre notre test ad hoc de la substitution par façon de dire que ou à la limite par si bien que. Dès que et s'interpose avec le contexte gauche en revanche, il nous semble passer à un emploi semblable à ceux de (24) à (30) :

  1. (19’) Je fis mes quarante kilomètres avec cette chose sur la peau, et autant vous dire que je transpirais un brin, et pris peur, une fois sous la tente, de m'enrhumer au moins, mais non, et d'ailleurs dès le lendemain les Allemands me confisquèrent ma fausse chemise, en prétendant que ça leur rendrait service. (d'après L. Althusser, 1976)

La conjonction de coordination engage une nouvelle énonciation distincte de la précédente – raison pour laquelle elle exclut une simple relation de reformulation et même en l'espèce de consécution –, ce qui recentre la portée d'autant dire que sur le seul segment subséquent, à la manière dont il le fait en début d’énoncé sur nos exemples les plus récents. La différence d'emploi entre connecteur et modalisateur est donc en l'occurrence fonction du nombre d’énoncés concernés par le marqueur : en en articulant deux ou plus, ses emplois de connecteur s'inscrivent directement dans la lignée de son rôle initial de marqueur de comparaison appliquée au dire. Les effets contextuels de la comparaison épistémique ont abouti à la lexicalisation du bloc [déclencheur-V de parole-conjonction]. Pour citer D. Apothéloz, « on est en présence d'objets langagiers de nature différente : d'une part un syntagme, c'est-à-dire un construit syntaxique; d'autre part quelque chose qui s'apparente à un lexème, c'est-à-dire un construit morphologique (même si ce construit est encore analysable comme un syntagme). En ce sens, le “passage” de l'un à l'autre relève d'un type particulier de lexicalisation, autrement dit d'un processus que beaucoup de spécialistes conçoivent comme l'inverse de la grammaticalisation ! » (art. cit.: 259)

Lorsque le lexème en question n'est plus adossé qu’à une seule énonciation qu'il met pour ainsi dire en scène, il devient un marqueur sui-réflexif qui opacifie le dire, comme nombre des marqueurs formés à partir de verbes de parole (cf. A. Steuckardt Reference Steuckardt2005), et c'est pourquoi il peut alors être considéré comme un modalisateur.

Ces deux emplois de la lexie étant aujourd'hui également usités, il serait cette fois-ci plutôt indiqué, nous semble-t-il, de traiter cet état de chose de fait variationnel : « variation dans l'interprétation qui est faite d'une structure, variation dans sa distribution, variation dans ses réalisations morpho-phonologiques, etc. » (art. cit.: 258). Faut-il pour autant aller jusqu’à lui appliquer la notion de « différentiel de grammaticité » proposé par le même auteur pour des faits comparables ? Rappelons que cette expression désigne « un fait variationnel impliquant des formes (deux au moins) dont l'une peut être dite plus grammaticale que l'autre mais sans qu'il soit présupposé entre elles un quelconque rapport diachronique » (Ibid.). Même si l'on admet, comme cela est généralement le cas, que « plus un élément est formellement contraint (notamment dans ses occurrences et sa distribution), plus il est grammatical » (ibid.), on serait en l'occurrence bien en peine de décider lequel, du connecteur ou du modalisateur, est le plus « grammatical » des deux, à supposer d'ailleurs qu'ils le soient l'un ou l'autre à un quelconque degré, ce qui est loin d’être établi : à notre connaissance, de telles étiquettes caractérisent certes des fonctionnements discursifs, mais sans égard à la catégorisation grammaticale des unités en question, comme nous le rappelions ci-dessus après Roulet et al. Reference Roulet1985 (114). C'est pourquoi l'expression de différentiel de grammaticité (i. e. « un phénomène variationnel impliquant les catégories grammaticales mais n'ayant pas de portée diachronique (ou dont la portée diachronique est douteuse) » – D. Apothéloz art. cit. : 259) ne vaudrait ici que dans la mesure où l'on établirait une distinction tranchée entre ces différents types de « mots du discours »; faute de quoi on en resterait à l'hypothèse de la polysémie, ainsi qu’à celle d'une certaine porosité entre la catégorie des connecteurs et celle des modalisateurs en synchronie.

Observons pour finir que notre analyse des deux grandes valeurs de la lexie – si lexie il y a bien pour finir – repose sur l'hypothèse de l'ellipse : [dire que p] autant dire que q dans les premiers cas (emplois de connecteur); autant dire [que ne pas dire] p dans les seconds (emplois de modalisateur). Autrement dit, la comparaison épistémique reste sous-jacente aux différents emplois figés que nous avons recensés, si divers qu'ils soient par ailleurs puisqu'il n'existe pas de substitut unique. Autant marqueur de degré continue en somme à établir des équivalences entre différents procès de dire, mais celles-ci concernent désormais des corrélats plus ou moins implicités, d'où ses valeurs variées en discours.

References

RÉFÉRENCES

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