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Encore un: variation dans la prononciation de un dans le sud-est de la France

Published online by Cambridge University Press:  01 March 2009

ANNE VIOLIN-WIGENT*
Affiliation:
Michigan State University
*
Adresse pour correspondance: Anne Violin-Wigent, Department of French, Classics, and Italian, 213 Old Horticulture Building, Michigan State University, East Lansing, MI 48824, USA e-mail: violinwi@msu.edu
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Abstract

Dans le sud-est de la France, la voyelle de l'article indéfini masculin singulier [] coexiste avec une variante réduite []. Après une brève recherche de justification de la variabilité de cette voyelle dans son évolution historique et ses caractéristiques articulatoires et acoustiques, l'analyse statistique d'un corpus de 12 informateurs montre que deux facteurs linguistiques semblent influencer le choix de la voyelle de l'article indéfini: le nombre de syllabes entre l'article et l'accent tonique et le type de syntagme dont un fait partie. En outre, l'âge et le sexe des informateurs indiquent une forte tendance à favoriser la voyelle réduite parmi les hommes entre 25 et 55 ans et les femmes de moins de 20 ans mais une tendance à la rétention de [] pour les autres groupes.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Cambridge University Press 2009

1 INTRODUCTION

Depuis de nombreuses années, les linguistes observent un changement dans la prononciation de la voyelle nasale du mot un, []. En effet, dès 1941, André Martinet remarque que certaines personnes ont tendance à ne pas différencier les voyelles de un et pain, [] et [] respectivement (Martinet, Reference Martinet1945: 147-150). Plus récemment, de nombreux chercheurs tels que Valdman (Reference Valdman1993); Landick (Reference Landick1996); et Tranel (Reference Tranel and Yaguello2003), pour n'en citer que quelques uns, soulignent cette tendance. Walter (Reference Walter1988: 190) indique sur une carte de France les régions où la distinction entre ces deux voyelles a disparu. Ce phénomène se retrouve dans une grande partie de la moitié nord de la France, y compris la région parisienne, ainsi que le nord de la façade atlantique avec une grande partie de la Bretagne. Dans son étude du français parisien, Hansen (Reference Hansen2001: 40) remarque ‘le déclin marquant de la prononciation []’. Elle raffine les résultats des linguistes cités précédemment en identifiant non pas une confusion avec [], mais plutôt une prononciation intermédiaire qu'elle note [-]. Violin (Reference Violin2001) et Violin-Wigent (Reference Violin-Wigent2006) ont montré que dans le sud-est de la France, une des régions où cette distinction survit, la voyelle [] n'est pas toujours prononcée ainsi. En effet, dans cette région, on peut voir une tendance à la réduction selon laquelle cette voyelle s'affaiblit en [].

Après avoir brièvement exploré les raisons historiques et phonétiques pouvant expliquer l'instabilité ou la variabilité du phonème //, j'entamerai une analyse détaillée des réalisations de ce phonème dans l'article indéfini masculin singulier dans le sud-est de la France. On verra que la variabilité de la prononciation de cet article est liée, en partie, à la distance le séparant du nom auquel il se rattache et, en partie, à des facteurs sociaux tels que l'âge et le sexe des informateurs.

2 EXPLICATIONS DE LA VARIABILITE DE []

2.1 Considérations historiques

Il existe deux théories sur la naissance et l'évolution des voyelles nasales en français. Selon de nombreux auteurs, surnommés ‘gradualistes’ par Hajek (Reference Hajek1997), tels que Dauzat (Reference Dauzat1930); Pope (Reference Pope1952); Bruneau (Reference Bruneau1955 et 1958); Fox et Wood (Reference Fox and Wood1968) et Chaurand (Reference Chaurand1999) parmi d'autres, la nasalisation par assimilation des différentes voyelles s'est effectuée en plusieurs étapes. La première voyelle à avoir été nasalisée est [a], au 10e siècle, suivie de [e] au 11e siècle, et de [o] au 12e siècle. Enfin, les dernières voyelles à avoir été nasalisées sont [i] et [y], au 13e siècle. Les voyelles hautes se sont ensuite ouvertes sous l'effet de la nasalisation: ‘throughout the history of the nasal vowels [in French] there has been a tendency to lower and relax the tongue during pronunciation’ (Posner, Reference Posner1970: 112). [], issu de [], serait donc apparu le plus tardivement. Ceci pourrait être un élément expliquant son instabilité actuelle, puisque cette voyelle aurait eu moins de temps que les autres voyelles nasales pour s'implanter dans le système du français.

Cette analyse traditionnelle de la nasalisation en plusieurs vagues et de l'ouverture ultérieure des voyelles nasales a été rejetée par de nombreux linguistes, tels que Rochet (Reference Rochet1976); Matte (Reference Matte1982 et Reference Matte1984); Ayres-Bennett (Reference Ayres-Bennett1996); Posner (Reference Posner1997) et Sampson (Reference Sampson1999) entre autres. Selon les anti-gradualistes (pour reprendre la terminologie de Hajek, Reference Hajek1997), la nasalisation ne s'est pas effectuée en plusieurs vagues, mais plutôt de manière allophonique pour toutes les voyelles à la fois, quelle que soit leur hauteur. Posner (Reference Posner1997) ajoute que les preuves fondées sur les documents écrits (tels que La Chanson de Roland) que l'approche traditionnelle utilise pour la nasalisation par vagues sont purement spéculatives. En fait, selon elle, ‘our lack of complete understanding of the conventions governing assonance in early verse (in which vowels but not the surrounding consonants are matched at the end of a line) means that we cannot rely on this evidence’ (Posner, Reference Posner1997: 236). Ayres-Bennett (Reference Ayres-Bennett1996) apporte des précisions sur l'époque à laquelle cette nasalisation allophonique a pu s'effectuer puisqu'elle estime que ce phénomène a eu lieu pendant la période Gallo-Romane, c'est-à-dire avant le 9e siècle et bien avant les périodes mentionnées dans les analyses traditionnelles.

L'analyse traditionnelle de l'évolution des voyelles nasales a aussi été critiquée en termes de l'ouverture de ces voyelles. En effet, Posner (Reference Posner1997) s'interroge sur le fait que, si l'ouverture des voyelles nasales est effectivement due à la physiologie de l'appareil vocal, les voyelles nasales en portugais soient majoritairement des voyelles hautes. Selon elle, les preuves expérimentales ne soutiennent pas complètement la généralisation de l'hypothèse selon laquelle les voyelles ouvertes sont plus faciles à nasaliser. Matte (Reference Matte1982: 116) ajoute qu'‘un des plus graves malentendus propagés par la tradition, c'est que les voyelles ouvertes sont les plus faciles à nasaliser’. Et Feng (Reference Feng1987: 46) de confirmer en s'appuyant sur les ‘constatations empiriques selon lesquelles le [ɑ] est plus difficile à nasaliser.’ Basant son analyse sur de nombreuses études portant sur différentes langues, Hajek (Reference Hajek1997: 129) conclut que ‘the two possible correlates of vowel nasalization are not entirely compatible: nasal airflow results indicate that high back vowels are articulatorily the most nasalized, but the evidence of nasal sound pressure variation favours the nasalization of high front vowels’. Pour ce qui est de l'hypothèse selon laquelle l'ouverture des voyelles fermées est une conséquence de la nasalisation, Picoche et Marchello-Nizia (Reference Picoche and Marchello-Nizia1989: 187) avancent qu'‘en phonétique générale, l'effet de la nasalisation est une fermeture et non une ouverture’. Ayres-Bennett (Reference Ayres-Bennett1996) émet l'hypothèse que l'ouverture des voyelles nasales est plutôt un changement propre au français qui s'est déroulé dans une période relativement récente, certainement entre le 15e et le 17e siècle, c'est-à-dire longtemps après leur nasalisation.

Sampson (Reference Sampson1999) semble trouver un compromis entre ces deux approches dans la mesure où il n'adhère pas à l'hypothèse de la nasalisation en différentes phases mais qu'il indique une évolution progressive de la qualité de la voyelle. En effet, selon lui, le premier changement s'est effectué au 11e siècle et a affecté [], qui s'est ouvert en [], puis s'est fondu avec [] (Sampson, Reference Sampson1999: 68). Ce n'est qu'à la fin du 13e siècle que les voyelles hautes se sont ouvertes en commençant par [ĩ]et en finissant par [] qui devient [], par analogie avec l'ouverture de la voyelle orale correspondante. Pour la voyelle qui nous intéresse, Sampson (Reference Sampson1999: 75) rapporte que ‘indications that [] had been adopted as the norm pronunciation only appear from the mid-seventeenth century onward’ alors que [] est accepté dès le 16e siècle et que [õ] l'est au début du 17e siècle.

L'analyse traditionnelle des voyelles nasales expliquerait l'instabilité actuelle de [] par le fait que cette voyelle a été la dernière à se nasaliser. Cependant, la récente remise en question de cette analyse traditionnelle ne permet pas de tirer de telles conclusions. L'approche de Sampson (Reference Sampson1999) indique que l'ouverture, et non pas la nasalisation, se serait effectuée en plusieurs étapes et que l'ouverture de [] en [], puis [], serait la plus récente. En tout état de cause, les documents écrits ne nous fournissent pas suffisamment de preuves claires sur le développement historique des voyelles nasales pour expliquer le fait que la voyelle // soit plus instable en français contemporain que les autres voyelles nasales. Il se peut que la source de la variabilité actuelle de // se trouve dans des considérations phonétiques, à la fois articulatoires et acoustiques, ou fonctionnelles.

2.2 Considérations phonétiques

D'une perspective articulatoire, la voyelle [] est sans doute l'une des voyelles les plus marquées. En effet, cette voyelle est une voyelle antérieure arrondie nasalisée. Lorsqu'on prend en compte les autres langues du monde afin d'en dégager des tendances universelles, les voyelles antérieures arrondies sont relativement rares. Cette rareté reflète le caractère marqué de ces voyelles par rapport aux voyelles antérieures non-arrondies et aux autres voyelles, et explique pourquoi dans de nombreux créoles basés sur le français, comme par exemple le créole haïtien et les créoles antillais, l'arrondissement des lèvres est perdu. Ainsi, Green (Reference Green, Harris and Vincent1988: 439) montre qu'au [y] français (voyelle antérieure arrondie) correspond un [i] (voyelle antérieure non-arrondie), comme dans:

  1. (1) [di] pour dur

    [limjɛ] pour lumière

De même, à la voyelle arrondie [ø] du français correspond la non-arrondie [e] en créole:

  1. (2) [kre] pour creux

    [ve] pour væu

A ce premier niveau de marquage ou de difficulté articulatoire (voyelle à la fois antérieure et arrondie), s'ajoute la nasalisation. Encore une fois, comparé aux autres langues, le français est une des rares langues à utiliser les contrastes entre les voyelles orales et les voyelles nasales. Parmi les langues possédant des voyelles nasales phonémiques, on compte le portugais, le polonais et le bambara, entre autres (Ruhlen Reference Ruhlen1973, Ladefoged et Maddieson Reference Ladefoged and Maddieson1996). Les voyelles nasales s'avèrent donc plus rares et plus marquées que les voyelles orales. Ceci explique pourquoi, dans la plupart des langues ayant des voyelles nasales, le nombre de ces voyelles est plus faible que le nombre des voyelles orales: en français, par exemple, on compte un maximum de 4 voyelles nasales contre 7, 10 ou 11 voyelles orales, selon la provenance géographique des locuteurs. Dû au fait que la voyelle [] est à la fois une voyelle antérieure, arrondie et nasale, on peut donc la qualifier de voyelle fortement marquée.

Carton (Reference Carton1974) ajoute aussi une perspective perceptuelle puisqu'il considère que la différence entre [] et [] est la plus difficile à percevoir de toutes les paires de voyelles du français. Ce peut être lié au fait que, selon Wright (Reference Wright, Ohala and Jaeger1986), l'addition de la nasalité aux voyelles entraînerait une perception d'une voyelle plus centralisée. Cette perception de centralisation pourrait aussi affecter la perception de la labialisation qui distingue [] de [].

2.3 Facteurs fonctionnels

En sus des considérations phonétiques précédentes, il est important de mentionner un facteur de fréquence et de poids fonctionnel qui peut aussi aider à expliquer la tendance vers l'élimination de []. En effet, Walter (Reference Walter1976) suggère que cette élimination provient de la très faible fréquence de cette voyelle. Selon Carton (Reference Carton1974: 62-63), ‘statistiquement, on ne trouve que 0,5% de [] (. . .) et encore, la plupart des occurrences de [] sont-elles représentées par un.’ Ce chiffre est confirmé par Valdman (Reference Valdman1976) et se rapproche du 0,44% de Delattre (Reference Delattre1965). Plus récemment, Martin et al. (Reference Martin, Beaudoin-Bégin, Goulet and Roy2001) notent que // représente 0,7% des voyelles en français québécois.

Carton (Reference Carton1974) établit aussi une liste d'environ 20 paires minimales distinguant [] et [], telles que brin et brun, hein et un, et empreinte et emprunte. Dans la plupart des cas, un ou les deux mots des paires de cette liste restent rares et savants: Alain vs alun, etc. D'autre part, les mots composant ces paires minimales appartiennent en général à des catégories lexicales différentes: empreinte est un nom alors qu’emprunte est un verbe, brin est un nom alors que brun est un adjectif. Tous ces éléments poussent Walter (Reference Walter1988: 188) à conclure que ‘la confusion de cette voyelle un avec celle de pain ne peut en principe poser que peu de problèmes de compréhension’.

Si l'on suit l'approche prise par Martinet (Reference Martinet1955 et Reference Martinet1960) selon laquelle les changements phonétiques tendent à éliminer les éléments avec un poids fonctionnel moindre, on comprend alors pourquoi la voyelle [] a déjà disparu dans une grande partie de la France. De par le caractère fortement marqué de cette voyelle, sa faible fréquence en français et le faible risque de problèmes de communication, cette élimination est donc relativement économique. Tous ces facteurs phonétiques et statistiques peuvent expliquer pourquoi la voyelle [] est instable en français contemporain.

3 METHODOLOGIE ET DESCRIPTION DES INFORMATEURS

3.1 Enregistrements et informateurs

A la base de la présente étude, se trouve une série d'enregistrements de douze informateurs habitant le sud-est de la France, et plus précisément la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur. Les informateurs ont été enregistrés pendant plusieurs repas en décembre 1996 et janvier 1997 et encore en mai 2005 à Briançon (Hautes-Alpes). Ils n'étaient pas tous présents pour les mêmes repas. Ils savaient tous qu'ils allaient être enregistrés avant le début du premier repas, et n'ont eu aucune objection contre cela. Par contre, ils ne savaient pas précisément dans quel but ils étaient enregistrés; ils savaient uniquement que c'était pour une étude linguistique. Pendant les repas, le magnétophone était placé derrière la table, en contrebas, et donc, en dehors de leur champ de vision. Tous ces détails font que, la plupart du temps, les informateurs semblaient oublier qu'ils étaient enregistrés. Les enregistrements ainsi obtenus ont fourni, par conséquent, des données spontanées et authentiques, ce qui diffère d'autres études telles que celle de Hansen (Reference Hansen1998). Le choix d'enregistrer les informateurs lors des repas a eu, cependant, un effet négatif inattendu. En effet, du fait de l'atmosphère détendue, les informateurs parlaient souvent en même temps, rendant alors parfois l'enregistrement incompréhensible. En outre, il est aussi arrivé que les bruits des couverts ou des verres interfèrent avec la voix des participants. Afin de parer à ces difficultés, tous les cas où un bruit ou un autre informateur couvrait la voix d'une personne, les // potentiels ont été exclus de l'analyse. Enfin, les informateurs parlaient parfois la bouche pleine, risquant par là même d'influencer la prononciation des voyelles. Ceci est facilement identifiable par l'écoute d'une ou plusieurs phrases, plutôt que de mots isolés. Pour cette raison, l'écoute d'une plus grande unité de parole a toujours précédé la transcription du mot un.

Les informateurs ont été choisis en partie pour leur degré de familiarité à la fois entre eux et avec le chercheur. Ce degré de familiarité était recherché afin de recueillir et d'enregistrer des conversations les plus spontanées et authentiques possibles, et donc révélatrices de la langue orale de tous les jours (Blanche-Benvéniste et Jeanjean, Reference Blanche-Benveniste and Jeanjean1987). Tous les informateurs ont des liens très forts avec le sud-est de la France, soit parce qu'ils y sont nés, soit parce qu'ils y ont passé la grande majorité de leur vie, y compris une grande partie de leur enfance. Parmi les douze informateurs, seuls deux hommes (l'un de 18 ans, l'autre de 46 ans) ne sont pas nés dans la région. Cependant, tous les deux y ont passé la majorité de leur enfance, arrivant à 4 et 6 ans respectivement. Violin (Reference Violin2001) et Violin-Wigent (Reference Violin-Wigent2006) explorent en détail le système des voyelles nasales des informateurs et indiquent que, pour chaque informateur, il semble exister deux réalisations possibles pour chaque phonème. En effet, à chaque phonème correspond dans la plupart des cas une réalisation comparable à celle du français de référence et une réalisation que l'on peut nommer régionale (avec quelques autres variantes plus rares): pour //, [] et [ã], pour //, [] et [], et pour /õ/, [õ] et []. Il est aussi à noter qu'aucun des informateurs, même parmi les plus âgés, ne parle le dialecte régional traditionnel. Qu'il s'agisse du provençal alpin (région de Briançon) ou du provençal, même s'ils ont pu l'entendre, aucun des informateurs ne l'a jamais appris ni ne le comprend. Il est donc difficile de parler d'une influence directe du substrat puisqu'aucun des informateurs ne parle une des langues de substrat de la région.

Parmi les douze informateurs, on compte six hommes et six femmes, également répartis en trois tranches d'âge: moins de 20 ans (informateurs entre 16 et 20 ans), entre 21 et 55 ans (allant de 26 à 50 ans), et plus de 55 ans (entre 57 et 71 ans). Ces trois groupes ont été choisis parce qu'ils reflètent la catégorie socio-professionnelle des informateurs. En effet, les plus jeunes sont étudiants ou lycéens, les 21-55 ans sont dans la vie active (ayant un travail permanent à plein-temps depuis plusieurs années), et les plus de 55 ans sont à la retraite. Le critère de classe sociale n'a pas été retenu pour cette étude car tous les informateurs appartiennent approximativement à la même classe sociale. Le niveau d'éducation n'a pas été retenu comme critère à cause de la distribution inégale des informateurs dans cette catégorie. En effet, on s'aperçoit que tous les informateurs de plus de 55 ans n'ont pas le baccalauréat (le critère qui aurait été retenu pour mesurer le niveau d'éducation) alors que les autres informateurs ont le baccalauréat ou sont en voie de l'obtenir. Puisque ce déséquilibre rend impossible toute validité statistique, le critère du niveau d'éducation a été abandonné.

Le nombre des informateurs est certes restreint, mais mon but était de recueillir des données de la meilleure qualité possible, dût-elle se faire au détriment de la quantité. Du fait de ce faible nombre, cette étude n'entend pas présenter des conclusions définitives mais plutôt, mettre au jour une tendance qui existe indéniablement dans un certain groupe d'une population délimitée.

3.2 Transcription

Une transcription phonétique impressionniste a été effectuée par l'auteur (à partir de copies digitalisées des enregistrements d'origine et de haut-parleurs stéréo (harman/kardon modèle HK195)). Afin de réduire les préjugés et les erreurs pouvant survenir lors de la transcription phonétique, plusieurs passages non-consécutifs ont été analysés, plutôt qu'un seul passage plus long. Ceci permet d'obtenir une moyenne du comportement langagier où un style parfois légèrement plus formel au début d'une conversation est équilibré par un style moins formel après un certain laps de temps. Cette approche de la transcription n'a cependant pas été possible pour plusieurs informateurs. En effet, pour deux hommes (M2 et M4), tous les exemples audibles de l'article indéfini ont été comptés. Ceci tient au fait que ces deux personnes parlent relativement peu et en général avec une voix moins forte qui a tendance à être couverte par celle des autres personnes participant à la conversation.

Deux symboles ont été utilisés lors de la transcription: [] et []. Le choix entre ces symboles est basé sur la perception de deux facteurs: l'antériorité ou centralité de la voyelle et sa réalisation tendue ou relâchée. Hansen (Reference Hansen1998 et Reference Hansen2001) note l'existence en français parisien d'une voyelle intermédiaire, [ - ], qui ‘reflète une prononciation ni arrondie comme //, ni écartée comme //, en quelque sorte neutre quant à la position des lèvres, mais mi-ouverte comme les deux phonèmes antérieurs’ (Hansen, Reference Hansen1998: 173). Sachant que son étude, comme la mienne, se base sur une transcription impressionniste, il est possible que nous décrivions toutes les deux la même articulation. De mon point de vue lors de la transcription, la centralisation et le relâchement étaient perceptuellement plus saillants que la labialisation neutre.

Pour vérifier cette première transcription, une seconde transcription a été effectuée par l'auteur quelques mois plus tard. Le taux de concordance de ces deux transcriptions était de 92,3%, ce qui signifie que sur les 272 voyelles composant le corpus de départ, le même symbole a été utilisé pour 251 de ces voyelles. Les résultats présentés dans cette étude sont basés sur ces 251 voyelles. Ce chiffre peut sembler a priori faible pour une analyse linguistique. En réalité, comme il l'a été évoqué précédemment, la voyelle // est extrêmement rare en français (entre 0,4% et 0,7% selon Delattre, Reference Delattre1965 et Martin et al., Reference Martin, Beaudoin-Bégin, Goulet and Roy2001, respectivement). Pour obtenir ce chiffre de 251 voyelles, plusieurs heures d'enregistrements ont été dépouillées. Dans le cas de M4, cet informateur n'a utilisé l'article indéfini que sept fois dans un enregistrement d'une heure, et M2 n'a, quant à lui, utilisé cet article que neuf fois dans les deux heures d'enregistrement auxquelles il a participé. Si on exclut ces deux informateurs, en moyenne, 23 voyelles par informateur ont été transcrites.

Seules les voyelles de l'article indéfini masculin singulier ont été prises en compte car, pour les autres mots dans lesquels la voyelle // était présente, elle était non-réduite. Cette tendance s'est manifestée non seulement dans les cas où // est en position finale de phrase, et donc accentuée comme dans quelqu'un ou chacun, mais aussi dans les mots comme lundi dans lesquels la voyelle // n'est pas en position accentuée mais ne montre pas de variation. Notons que cette absence de variation indique aussi que la confusion entre // et // n'existe pas parmi les informateurs. Une certaine prudence est nécessaire en ce qui concerne les mots autres que un car le corpus ne contient pas un grand nombre de mots avec // en position inaccentuée, comme lundi. En effet, pour cet environnement, seul le mot lundi est présent dans le corpus et il ne l'est que cinq fois dans les trois heures d'enregistrement à la base du corpus. Il se peut donc que la tendance soulignée ici soit contredite par un corpus contenant une plus grande variété d'éléments lexicaux. D'autre part, Nève de Mévergnies (Reference Nève de Mévergnies1984: 210-211) rapporte que la confusion entre // et // opère selon un mode de diffusion lexicale: la confusion aurait commencé avec l'article indéfini un, puis le mot lundi, puis les mots similaires avec // en position protonique, pour finir avec les mots contenant // en position accentuée (comme dans les chiffres). Il se peut ainsi que la variation décrite dans la section suivante n'en soit qu'à l'étape initiale, si on lui appliquait le même ordre de distribution lexicale.

4 RESULTATS ET ANALYSE

Globalement, le corpus contient 39,8% de [] et 60,2% de []. Une comparaison avec les chiffres de Hansen (Reference Hansen2001) uniquement pour l'article indéfini souligne la différence entre le français du sud-est et le français parisien. En effet, pour le mot un, elle rapporte les chiffres de 8,6% de [], 33,9% de [], et 54% de [-] (avec 3.5% d'autres réalisations) (Hansen, Reference Hansen2001: 41, note 23).

Pour comprendre la réduction de la voyelle // en [] parmi les informateurs du sud-est enregistrés, une analyse fonctionnelle du corpus a été effectuée à l'aide du logiciel d'analyse statistique de type variationniste Goldvarb. Ce logiciel permet d'inclure non seulement des facteurs sociaux, mais aussi des facteurs linguistiques afin de déterminer quels facteurs sont significatifs pour expliquer la variation. Les facteurs pris en compte pour tenter d'expliquer cette variation entre les deux voyelles observées sont divers et relativement nombreux, notamment parce que le phénomène étudié ici est relativement nouveau dans l'analyse linguistique du français. En outre, dans l'utilisation de Goldvarb, il est habituel d'inclure un nombre relativement élevé de facteurs (dans la limite de la logique et de la raison) et de laisser le logiciel sélectionner les facteurs significatifs. Dans le cas d'un corpus de taille limitée, comme dans le cas présent, il est aussi possible d'inclure tous les facteurs ensemble, plutôt que de les séparer en différents tests.

Hansen (Reference Hansen1998) a limité son analyse de // aux seuls facteurs sociaux du niveau d'éducation et de l'âge (ou année de naissance) des informateurs. Elle explique qu'elle a ‘renoncé à inclure le phonème // dans cette partie de l'analyse [linguistique], vu qu'il est le plus souvent inaccentué et figure dans un mot monosyllabique, un’ (Hansen, Reference Hansen1998: 250, note 48), en dépit du fait que ce mot présente en lui-même un degré de variation important à la vue des chiffres mentionnés précédemment. Afin d'explorer tous les facteurs possibles influençant la réalisation de //, des facteurs linguistiques et des facteurs non-linguistiques ou sociaux sont retenus ici.

4.1 Facteurs linguistiques

Deux types de facteurs linguistiques ont été pris en compte pour l'analyse: l'environnement phonétique et l'environnement syntaxique de la voyelle //. L'environnement phonétique se compose de trois possibilités:

  1. 1. Identité de la voyelle précédente

  2. 2. Identité de la voyelle suivante

  3. 3. Nombre de syllabes entre la voyelle et l'accent tonique

Les deux premiers facteurs visent à évaluer l'influence de l'harmonie vocalique qui joue un rôle en français dans la réalisation des voyelles moyennes, alors que le troisième explore l'influence de l'accentuation qui semble être un élément important dans les étapes de la diffusion lexicale proposées par Nève de Mévergnies (Reference Nève de Mévergnies1984). A ces trois facteurs s'ajoute l'environnement syntaxique pour lequel quatre environnements ont été sélectionnés.

1. L'article indéfini est immédiatement suivi par un nom, soit seul dans le syntagme nominal, comme en (3), soit avec d'autres éléments après le nom, comme en (4):

  1. (3)

  2. (4)

(Les codes donnés entre parenthèses après les exemples font référence à l'informateur ayant prononcé l'exemple, à la cassette et la face de la cassette sur laquelle l'exemple est enregistré, et enfin à la ligne de l'exemple dans la transcription orthographique des cassettes.) Dans un premier temps, ces deux environnements ont été séparés: SN simple, comme en (3), et SN complexe, comme en (4). Les poids relatifs donnés par l'analyse statistique étant proches, ces deux environnements ont été combinés. L'effet positif de cet amalgame transparaît dans la diminution du chiffre associé au ‘chi-square per cell’, passant de 0,978 à 0,9453.

2. L'article indéfini est suivi par un adjectif puis par le nom:

  1. (5)

3. L'article indéfini est suivi par un modificateur et un adjectif puis par le nom:

  1. (6)

4. L'article indéfini fait partie du quantifieur un peu:

  1. (7)

Ces quatre facteurs ont été testés ensemble, avec en plus les facteurs non-linguistiques présentés dans la section suivante. Parmi ces quatre facteurs linguistiques, seuls le nombre de syllabes entre l'article indéfini et l'accent tonique et l'environnement syntaxique ont été retenus comme significatifs par Goldvarb. Les deux facteurs liés à l'harmonie vocalique ont été rejetés, à la fois seuls et combinés entre eux. Le tableau 1 présente le poids ou la probabilité de la réduction de // en fonction du nombre de syllabes suivant l'article indéfini et de l'environnement syntaxique. Dans ce tableau, comme dans le tableau 2, la dernière colonne présente le nombre de [] par rapport au nombre total d'occurrences de l'article indéfini dans l'environnement décrit dans la colonne de gauche. La deuxième colonne indique le poids relatif calculé par Goldvarb. Rappelons qu'un poids avoisinant 0,5 (indiqué en italique dans les tableaux ci-dessous) est considéré comme neutre, c'est-à-dire qu'il ne favorise ni ne défavorise la réalisation d'une des variantes possibles. Par contre, un poids supérieur à 0,5 (indiqué en gras dans les tableaux) privilégie la variante [] (dans le cas présent) et un poids inférieur à 0,5 favorise []. Plus la valeur du poids s'éloigne de 0,5, plus l'influence du facteur analysé sur le choix de la variante est importante.

Tableau 1. Résultats selon le nombre de syllabes et l'environnement syntaxique

(Note: pour les tableaux 1 et 2, input = 0, 368, Total Chi-square = 78, 4581, Chi-square/cell = 0, 9453, Log likelihood = −137.038)

Tableau 2. Résultats selon l'âge et le sexe des informateurs

La première moitié du tableau 1 montre l'influence du nombre de syllabes entre l'article indéfini et l'accent tonique sur la réalisation de la voyelle. Il est à noter qu'un chiffre peu élevé n'implique pas nécessairement un groupe phonologique court. En effet, dans deux cas, dont le deuxième des deux exemples en (7), l'accent emphatique tombe sur la syllabe qui suit immédiatement l'article indéfini. Dû au faible nombre de groupe contenant plus de cinq syllabes entre l'article et l'accent tonique (il n'y a qu'un exemple de sept, huit et neuf syllabes), ces exemples ont été exclus de l'analyse statistique. On observe une gradation presque linéaire entre le nombre de syllabes et le poids relatif associé. En effet, on voit que plus le nombre de syllabes entre l'article et l'accent tonique est grand, plus la tendance à la réduction est marquée. Ainsi, si l'article indéfini est immédiatement suivi de l'accent tonique ou si une syllabe intervient entre les deux éléments, la voyelle // a une forte tendance à ne pas être réduite (poids de 0,276 et 0,373, respectivement). Le poids associé à la présence de deux syllabes entre l'article et l'accent tonique est relativement neutre (poids de 0,524), alors que la présence de trois et surtout de cinq syllabes entre l'article et l'accent tonique indique une forte tendance à prononcer cet article avec la voyelle [] (poids de 0,709 et 0,783, respectivement). Ceci semble indiquer un lien avec le degré de proximité entre l'article indéfini et l'accent tonique: plus l'article est éloigné de l'accent tonique (qu'il soit grammatical ou emphatique), plus il a tendance à se réduire.

Comme on peut le voir dans le tableau 1, deux environnements syntaxiques favorisent la réduction de la voyelle // de l'article indéfini en []: l'expression de quantification un peu (poids de 0,681) et surtout la présence d'un adjectif entre l'article et le nom (poids de 0,754). Par contraste, la prononciation [] de l'article indéfini est faiblement promue (poids de 0,438) par la présence de plus d'un élément entre l'article et le nom (lorsque l'adjectif prénominal est précédé d'un modificateur, comme dans les exemples (7) ci-dessus) et par l'absence d'éléments entre l'article indéfini et le nom (poids de 0,377). Dans ce dernier cas, lorsque le déterminant se trouve immédiatement devant le nom, la proximité syntaxique est plus importante que lorsque des éléments interviennent entre ces deux mots. On pourrait donc avancer l'hypothèse selon laquelle la proximité syntaxique entre le déterminant et le nom favorise la réalisation de la voyelle []. Ceci reflète les résultats obtenus en fonction du nombre de syllabes puisque les plus fortes tendances à la réalisation [] sont associées à la présence de l'accent sur la syllabe suivant l'article ou celle d'après, comme dans le cas des noms courts (une ou deux syllabes). Si l'on suit ce principe, on pourrait s'attendre à ce que l'expression de quantification un peu soit sujette au même processus de non-réduction. Or les résultats du tableau 1 indiquent le contraire avec un poids relatif de 0,681, qui souligne une tendance relativement forte à la réduction en []. Cette tendance pourrait être liée à la fois à la lexicalisation de cette expression et à sa forte fréquence dans le corpus. En effet, cette expression, avec 42 occurrences sur 251, représente, à elle seule, presque 17% des occurrences de un dans le corpus. Ceci expliquerait donc la différence entre les poids relatifs associés à ces deux environnements. Il est important de noter que l'expression de quantification un peu ne correspond pas toujours aux cas de ‘0 syllabe’ de la partie supérieure du tableau 1. En effet, cette expression est parfois suivie d'éléments lexicaux, comme dans le premier exemple en (7). Dans ce cas, le mot peu n'est pas accentué et l'accent tonique tombe plus loin dans le groupe phonologique.

Le cas des syntagmes nominaux complexes avec un adjectif antéposé offre une situation intéressante puisqu'il semble que la présence d'un modificateur soit le fait déterminant dans la réalisation de la voyelle de l'article indéfini. En effet, lorsqu'un modificateur est présent devant un adjectif, on voit une tendance, certes relativement faible, en faveur de la variante [] (avec un poids de 0,438). Par contre, la présence d'un adjectif antéposé seul favorise très fortement la variante [] avec un poids de 0,754. Bien que Varbrul ait été conçu pour permettre l'analyse de données en situation déséquilibrée, comme c'est le cas ici sachant que seuls cinq cas avec un modificateur (sur les 251) sont présents dans le corpus, il est possible que ce faible chiffre produise des résultats erronés. Ceci est d'autant plus possible que le poids relatif associé à cet environnement est relativement proche de 0,5, c'est-à-dire qu'il indique une tendance peu marquée, voire pratiquement neutre. Avec cette précaution à l'esprit, on peut formuler l'hypothèse d'une tendance selon laquelle la présence d'éléments entre le déterminant et le nom favorise la réduction de la voyelle de l'article indéfini en []. Ceci pourrait tenir au fait que les éléments intervenant avant un nom reçoivent une certaine quantité, certes faible mais néanmoins présente, d'accentuation en vertu de l'information pragmatique qu'ils véhiculent et du lien sémantique qui les rattache au nom. Dans un tel environnement, l'article indéfini, peu porteur d'information et, de surcroît, éloigné du nom, ne va, quant à lui, probablement pas recevoir une accentuation, si faible soit-elle, à cause de la plus grande distance le séparant du nom. Il aurait donc tendance à se réduire. Ainsi, la réduction phonétique de l'article indéfini serait plus probable quand la proximité avec le nom est faible.

4.2 Facteurs non-linguistiques

La présence non-négligeable de réduction vocalique de l'article indéfini dans le corpus dans presque 40% des cas et le fait que ce phénomène semble être nouveau (ou du moins, peu étudié) entraînent inévitablement la question d'un changement en cours qui verrait la voyelle de l'article indéfini se réduire en []. Comme il a été suggéré dans la section précédente, ce changement pourrait suivre une distribution quasi-lexicale, ayant commencé avec les groupes nominaux avec adjectifs antéposés et l'expression de quantification un peu, pour s'étendre aux groupes nominaux simples. La possibilité de changement en cours, si elle existe, pourrait aussi être observée dans la distribution des deux variantes possibles en fonction de l'âge des informateurs. Dans ce cas, les informateurs les plus âgés devraient avoir la plus forte proportion de la variante [], les plus jeunes une proportion plus grande de la variante [], et les informateurs de la tranche d'âge intermédiaire un comportement intermédiaire. Afin de tester cette hypothèse, une analyse des variantes en fonction de l'âge des informateurs a été effectuée. Le logiciel Varbrul n'a pas retenu l'âge comme une catégorie significative seule, mais a souligné une interaction entre l'âge et le sexe des informateurs. Le tableau 2 et la figure 1 présentent les résultats de la réalisation de la voyelle de l'article indéfini selon le sexe et l'âge des informateurs.

Figure 1. Représentation graphique du tableau 2.

Comme le révèlent le tableau 2 et la figure 1, le poids associé à chacun des trois groupes d'âge n'est pas le même pour les hommes et pour les femmes. En effet, les hommes dans la tranche d'âge intermédiaire ont un comportement radicalement différent (avec le poids le plus élevé de 0,732) des autres hommes (pour qui le poids relatif tourne autour de 0,4). Cette répartition reflète ce que Labov (Reference Labov2001) appelle ‘age grading’. Ce qui sépare le cas présent des cas expliqués par Labov (Reference Labov2001) est que le groupe intermédiaire est normalement celui dont le comportement est plus proche de la norme que les autres groupes d'âge puisque ces personnes sont celles qui travaillent. Or ce groupe manifeste ici la plus forte tendance vers la variante [], avec un poids de 0,732. Pour expliquer cette différence, on peut supposer que les informateurs de la tranche d'âge intermédiaire sont le plus au contact d'autres variétés de français, et donc, inévitablement, avec des locuteurs prononçant cet article avec le son [], comme on l'a vu précédemment dans la section 2. La réduction vocalique pourrait être interprétée comme une approximation de ce changement présent dans d'autres variétés de français. Ainsi, on peut proposer l'hypothèse selon laquelle les informateurs étudiés sont conscients de la variation entre [] et [] dans la prononciation de l'article indéfini, mais que ces informateurs choisissent une autre variante, [], plutôt que de suivre la tendance vers []. L'explication la plus plausible de ce phénomène repose, selon moi, sur l'image que les informateurs veulent projeter. Selon la théorie de l'accommodation (développée par Giles, Reference Giles1973 et Giles, Taylor et Bourhis, Reference Giles, Taylor and Bourhis1973, et reprise plus récemment par Coupland et Giles, Reference Coupland and Giles1988; Giles, Coupland et Coupland, Reference Giles, Coupland and Coupland1991 et Giles et Powesland, Reference Giles, Powesland, Coupland and Jaworski1997), les locuteurs d'une langue changent leur façon de parler en fonction de leur(s) interlocuteur(s) et de l'image qu'ils désirent projeter. Ainsi, afin de s'associer à ses interlocuteurs, une personne adopte un comportement langagier proche de celui des interlocuteurs. Par contre, pour marquer sa différence, une personne éloigne son langage de celui des autres. Si on applique cette théorie à l'analyse des résultats des trois tranches d'âge des hommes, on peut alors avancer l'hypothèse selon laquelle les informateurs étudiés associent la prononciation [] avec une prononciation locale traditionnelle (celle de la région Provence-Alpes-Côtes-d'Azur). Ceci est reflété dans le fait que les informateurs (hommes et femmes) de plus de 55 ans, étant les plus âgés et, par conséquent, les plus conservateurs, ont tendance à préférer la variante []: on trouve des poids relativement faibles de 0,412 pour les hommes et 0,436 pour les femmes dans le tableau 2. Ceci confirmerait l'interprétation de [] comme étant ressentie comme la voyelle traditionnelle. D'autre part, la prononciation [] est, elle, associée à une prononciation extérieure à la région, plus nationale, voire parisienne. Or, dans leur travail, ces informateurs essaient probablement de projeter une image de confiance et de sérieux. Un tel prestige est généralement associé au nord de la France, et en particulier avec la ville au cœur de la vie politique, économique et culturelle: Paris. Par contraste, les habitants du sud se voient parfois dépeints, selon les stéréotypes, comme moins cultivés: Kuiper (Reference Kuiper and Preston1999) suggère que les Parisiens classent le français en Provence comme étant le moins correct en France. Il se peut cependant que l'emploi de la variante [] soit ressenti comme un renoncement à leur identité de Méridionaux, comme une indication qu'ils ont ‘changé de camp’ ou qu'ils rejettent leur appartenance à la communauté régionale, ce qui pourrait être perçu comme une forme de trahison par d'autres personnes plus attachées à la culture et à la norme locales. L'emploi de la variante [] de l'article indéfini permettrait donc à ces informateurs de trouver un compromis entre le rejet d'une image trop traditionnelle ou trop locale pour leurs fonctions professionnelles (image associée avec l'emploi de la voyelle []) et celui d'une image trop septentrionale (associée avec l'utilisation de []) qui risquerait de creuser une distance trop grande par rapport à leurs allocutaires. On remarque que les hommes de moins de 20 ans ont un comportement presque identique à celui des hommes de plus de 55 ans. Comme il l'a été expliqué précédemment, ce schéma est typique du phénomène de ‘age grading’, où la tranche d'âge intermédiaire a un comportement différent des plus jeunes et des plus vieux, qui ont eux, un comportement similaire. Ceci suggère donc que, parmi les hommes, la variation dans la prononciation de l'article indéfini n'indiquerait pas un changement en cours.

On remarque chez les femmes une tendance différente de celles des hommes. En effet, le groupe d'informatrices privilégiant la variante [] n'est pas le groupe d'âge intermédiaire, comme dans le cas des hommes, mais plutôt les femmes de moins de 20 ans, avec un poids de 0,687. Par contre, les deux autres groupes favorisent la voyelle [] (avec un poids d'environ 0,41 en moyenne). En comparant la courbe de chaque sexe dans la figure 1, on voit donc un comportement inverse pour les hommes et les femmes de moins de 55 ans, mais pratiquement identique pour les plus de 55 ans. Deux facteurs peuvent apporter des éléments capables d'expliquer ces tendances. En premier lieu, le fait que tous les informateurs de plus de 55 ans se comportent de façon identique indiquerait, comme il l'a été suggéré auparavant, que la voyelle [] est perçue comme traditionnelle. Par contraste, la voyelle [] indiquerait un changement, voire un rejet de cette norme traditionnelle, sous l'impulsion, sans doute, du changement en cours dans le nord de la France où [] disparaît au profit de []. Ceci expliquerait alors le fait que les femmes de moins de 20 ans, qui sont peut-être plus sensibles à une norme nationale que les femmes plus âgées, réduisent davantage la voyelle de l'article indéfini. Cette tendance se voit soutenue par l'hypothèse selon laquelle, dans les sociétés occidentales, les femmes ont souvent un comportement langagier plus proche de la norme ou plus traditionnel. Ici, nous voyons un schéma mixte où les femmes les plus âgées sont plus proches de la norme locale ou traditionnelle, alors que les plus jeunes semblent s'orienter vers une autre norme. Ceci rappelle le paradoxe des sexes (‘gender paradox’) de Labov (Reference Labov2001: 293) selon lequel les femmes suivent davantage que les hommes les normes sociolinguistiques qui sont explicitement prescrites, mais qu'elles se conforment moins que les hommes quand ces normes ne le sont pas.

Le deuxième élément à expliquer dans le tableau 2 est le comportement des femmes de la tranche d'âge moyenne, à savoir celles qui sont professionnellement actives. Les femmes qui travaillent sont souvent sujettes à la pression de se soumettre à la norme parce qu'elles doivent projeter une image de sérieux et de respect. Ceci est d'autant plus vrai pour les informatrices de cette tranche d'âge qu'elles exercent toutes les deux une profession dans laquelle elles évaluent les personnes avec qui elles sont en contact. En effet, l'une est attachée de recherche dans un laboratoire et supervise de nombreux volontaires testant des produits; l'autre travaille dans un service municipal d'assistanat social pour lequel elle évalue les besoins des demandeurs d'aide sociale. Leur profession place ces deux personnes en position de supériorité hiérarchique et les force à adopter une langue proche de la norme. Par contre, il semble que pour ces deux personnes, la norme à laquelle chacune se rattache soit différente. En effet, une analyse plus détaillée des données montre que F3, qui travaille dans un laboratoire de recherche, a un nombre égal de chacune des deux variantes. Par comparaison, F6, qui est assistante sociale, ne produit la voyelle [] que dans 26% des cas. Il semblerait donc que cette dernière informatrice soit davantage liée à une norme traditionnelle que F3. Ceci est sans doute dû à leur activité professionnelle: F6, devant évaluer les besoins de personnes dans une situation précaire, pourrait essayer de combler la distance entre elle et ses interlocuteurs en utilisant une forme plus traditionnelle, afin, peut-être, de projeter une image de compassion. F3, quant à elle, doit tester et évaluer la réaction de volontaires dans un laboratoire de recherche. Une telle profession requiert une image sans doute moins liée à une norme régionale ou traditionnelle.

Selon la figure 1, les hommes seraient les instigateurs de la réduction de // en [] puisque le poids le plus élevé est associé aux hommes entre 21 et 55 ans, suivi de celui associé aux femmes les plus jeunes. Ceci indiquerait que la tendance initiée par ces hommes est reprise par les jeunes femmes. Le fait que les hommes semblent être les instigateurs s'explique par deux hypothèses avancées par Labov. D'une part, comme il l'a été expliqué précédemment dans le paradoxe des sexes, ce changement, si changement il y a, irait à l'encontre de la norme établie et prescrite, ce qui mettrait les hommes en tête du changement. D'autre part, Labov (Reference Labov1990) puis Gordon et Heath (Reference Gordon and Heath1998) tentent d'expliquer la différence entre les sexes par rapport aux changements linguistiques en faisant appel à des considérations phonétiques. Selon ces auteurs, les hommes seraient à l'origine des changements qui centralisent les voyelles alors que les femmes auraient tendance à initier les mouvements vers le haut des voyelles périphériques.

5 CONCLUSION

D'après les résultats de cette analyse, la préférence pour la voyelle [] dans l'article indéfini semble reposer sur des critères à la fois linguistiques et sociaux. D'une part, la distance avec l'accent tonique et la structure syntaxique du syntagme nominal influencent le choix de la voyelle de cet article. En effet, plus le nombre de syllabes intervenant entre l'article un et la syllabe accentuée augmente, plus la tendance à favoriser la voyelle [] s'accentue. En outre, un a plus tendance à être prononcé [] lorsque des éléments interviennent entre l'article et le nom et dans le quantifieur un peu que lorsqu'il est immédiatement suivi par un nom.

D'autre part, le sexe et l'âge des informateurs influencent aussi leur réalisation de la voyelle de l'article indéfini. Ainsi, alors que les hommes exhibent un comportement typique de ‘age grading’, la courbe représentant les femmes dans la figure 1 pourrait indiquer un changement en cours. Cette contradiction pourrait être résolue par l'hypothèse de l'introduction d'une nouvelle norme qui serait à la fois différente de la norme traditionnelle, celle de la prononciation [], et de la nouvelle norme nationale, celle de la prononciation []. Ainsi, il se pourrait qu'une nouvelle norme régionale pour la prononciation de cette voyelle, [], soit en train de se développer pour se distinguer à la fois de la norme traditionnelle, qui pourrait apparaître trop conservatrice, et de la norme nationale, qui risquerait d'être perçue comme un rejet de l'identité régionale des locuteurs et de leurs racines. Ce changement serait initié par les hommes entre 21 et 55 ans, puis repris par les femmes plus jeunes.

La conclusion présentée ici, bien que restreinte dans sa portée (dû au faible nombre et à la non-représentativité des informateurs) indiquerait que les informateurs sont conscients du changement de la prononciation de l'article indéfini. Ils semblent avoir remarqué ce changement et essaieraient de trouver leur propre compromis à ce changement, ne voulant pas l'adopter pour ne pas paraître devenir ‘étranger’ à la région, mais cherchant à l'imiter (du moins pour certains informateurs) pour paraître plus respectable, ou moins local. Il serait intéressant de développer cette étude non seulement par un élargissement de l'échantillon, mais aussi par l'exploration de la conscience linguistique des informateurs quant à la prononciation de la voyelle //. En outre, il serait intéressant d'observer le comportement langagier de ces mêmes informateurs (et d'autres) dans une vingtaine d'années. On pourrait ainsi déterminer si la norme véhiculée par les médias réussit à prendre le pas sur la différence régionale.

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Figure 0

Tableau 1. Résultats selon le nombre de syllabes et l'environnement syntaxique

Figure 1

Tableau 2. Résultats selon l'âge et le sexe des informateurs

Figure 2

Figure 1. Représentation graphique du tableau 2.