Les Insultes en français rassemble vingt contributions de chercheurs d'horizons très différents, dans un ambitieux ouvrage qui brosse de la question un fascinant panorama interdisciplinaire. Si surprenant soit-il, le sujet n'a jusqu'alors fait l'objet que de travaux limités, en particulier pour le français, et Lagorgette, qui a dirigé ce volume et co-dirigé avec Larrivée un premier volume sur le thème paru en 2004, comme celui-ci l'aboutissement d'une réflexion globale sur la violence verbale dans une série de colloques à Chambéry dont elle est l'instigatrice, est le ressort principal de leurs récents développements.
Si le volume se caractérise par une grande diversité de pratiques et d'approches, celles-ci se rejoignent, au-delà des différences disciplinaires et méthodologiques, de thème, de temps, d'espace ou de médium, sur des questionnements et positionnements convergents dont les différentes perspectives contribuent à stimuler la discussion. Questions de définitions déjà, abordées ou évoquées par la plupart des auteurs, et au travers desquelles la quête de l'invariant se voit nécessairement bousculée, nuancée et enrichie par la multiplicité des faits de langue auxquels renvoie l'insulte, des types d'interactions dans lesquels elle se manifeste et de ses effets sur ses protagonistes, présents ou non. Car l'insulte se fait à plusieurs, elle nécessite des acteurs, une mise en scène, un contexte, des témoins et des juges aussi. « Phénomène par excellence langagier, elle n'est jamais coupée du réel des interactions humaines, des rapports de groupe (beaucoup ajouteraient « de classe »), des événements qui la font surgir, des moments qui lui servent de scène » nous rappelle Lagorgette en fin d'introduction. C'est là l'un des autres fils directeurs du volume, qui en souligne la perspective générale, et convoque l'interdisciplinarité.
Le volume s'organise par champs disciplinaires en deux grandes parties, « Regards linguistiques » et « Approches interdisciplinaires ». La première intègre trois discussions théoriques visant à une délimitation linguistique et/ou pragmatique des phénomènes d'insulte et d'injure (Anscombre, Hammer, Larguèche), qui chacune offre des pistes de réflexion différentes mais toutes débordent le cadre restrictif et parfois trompeur de la catégorisation lexicale et mettent en relief les fondements relationnels des dits phénomènes. L'insulte y est par ailleurs abordée par le biais de différents thèmes et contextes qui eux aussi en soulignent le caractère relationnel, et se complètent pour en exposer toute l'axiologie: étiquettes de l'homophobie (Van Raemdonck) et son discours stigmatisant dans l'acte de langage et ses marqueurs verbaux et non-verbaux (Chevalier et Constantin de Chanay), distance symbolique et solidarité dans la perception des insultes rituelles chez les adolescents français (Baines), place et fonctions des axiologiques péjoratifs dans les pratiques langagières des adolescent(e)s (Trimaille et Bois), insulte dans la construction du soi de l'enfant des points de vue contrastés de l'ethnie (tsigane) et du handicap (dysphasique) (Guedj et Volle), apprentissage de l'insulte dans ses pratiques de sociabilité et ses pratiques conflictuelles et transgressives de la cour de récréation (Meunier). Utilisations et perceptions fluctuantes et oscillations axiologiques sont des thèmes récurrents, indices de la complexité de ce phénomène révélateur des idéologies et normes implicites qui sous-tendent nos comportements sociaux dans ses rapports à l'identité. Autre volet dans cette première partie, les manifestations médiatiques de la qualification péjorative dans des émissions radiophoniques québécoises (Trash radio) et les escalades de violence verbale auxquelles elles se prêtent sur ondes et hors ondes (Laforest, Vincent et Turbide), la violence verbale de la rue, cet autre espace public dont l'anonymat renforce la fulgurance de l'insulte (Moïse), et d'autant la portée des actes.
Avec la deuxième partie, les perspectives s'élargissent dans le temps (du Moyen Age à nos jours), les représentations (peinture, écrits divers) ou entendements (fiction, droit), et les méthodologies, qu'il s'agisse, pour confirmer la présence de l'insulte en peinture et étudier ses traductions picturales dans les représentations médiévales de la passion, de la retracer dans les écrits où elle puisse être attestée ou dans ses gestuels conventionnels (Burnet), d'en déterminer le type, la place et le rôle dans les disputes ritualisées mises en scène dans les joutes verbales de textes médiévaux (Grossel) ou de révéler dans les invectives du temps de la Réforme, aperçu de l'envers du décor de la disputatio théologique érudite dans les écrits, le crescendo d'une tension dont leur évolution témoigne et qui débouche sur les guerres de religion (Postel); ou encore de théoriser la spécificité de l'invective proprement fictionnelle à travers les écrits pamphlétaires mais virant sur le littéraire de Pouget (Larochelle) ou d'en analyser la jouissance chez Beckett (Gavard-Perret). Les quatre contributions relatives au droit de cette deuxième partie ramènent plus directement au rapport espace privé/espace public et les questions notionnelles y reprennent le devant de la scène, mais en d'autres termes, avec Milbach, sur les manifestations de l'injure sous ses différents chefs d'accusation et ce qu'elles révèlent des mentalités dans les archives judiciaires du département de la Savoie (1810–1860), Paris, juge d'instance, sur l'aspect juridique des infractions d'injure et d'outrage et leur contexte et Gauvin, sur le traitement de l'injure par le droit français, pénal en particulier. Lagorgette boucle la boucle par le biais de son travail d'expertise linguistique légale dans le contexte d'un procès en appel, pratique courante de forensic linguistics dans les pays anglo-saxons mais encore peu développée en France, reliant ainsi entre eux les champs disciplinaires et soulignant leur essentielle complémentarité.
La polyphonie disciplinaire et méthodologique de l'ouvrage est éloquente, et déborde de loin ce qu'il est possible d'en dire en quelques lignes. Il convient à cet égard de rendre hommage à l'intelligence éditoriale de Lagorgette et à la finesse analytique de ses mises en rapport dans son admirable introduction et des pistes de lecture multiples auxquelles elle ouvre la voie, dans un ouvrage dont l'interdisciplinarité est aussi un plaidoyer inspirant pour la recherche. On aurait pu noter ça et là quelques faiblesses méthodologiques ou autres, mais comme l'indique Lagorgette, le volume, prélude à des travaux de terrain dont il sera bientôt aussi rendu compte, s'offre en prolégomène à une réflexion future dont chaque étape contribuera à en affirmer les bases.