INTRODUCTION
Cette contribution porte sur les demandes des usagers dans une permanence d'accès aux droits dans un centre social. Si l'action langagière de demander a fait l'objet de nombreuses études dans des approches interactionnelles, dans les situations de service et de commerce notamment, et si l'on dispose donc de descriptions précises de ses formes et usages dans différentes langues, peu d'études se sont attachées à sa réalisation dans des services sociaux. C'est à ces situations que s'attache la présente étude, situations que l'on peut qualifier de difficiles à bien des égards. D'une part, elles impliquent que les usagers dévoilent leurs conditions précaires d'existence, ainsi que différentes informations très personnelles ou intimes. D'autre part, elles les conduisent à montrer leurs difficultés à effectuer de façon autonome les démarches susceptibles de les aider à résoudre (en partie tout au moins) leurs problèmes, ce qui justement les amène à la permanence du centre social. Enfin, elles sont un contexte où de potentiels problèmes d'intercompréhension peuvent apparaître, à cause d'une part de la complexité de la majorité des démarches,Footnote 1 et d'autre part d'un nombre important d'usagers peu francophones. Dans ces rencontres, les documents administratifs des usagers (formulaires à remplir, documents personnels comme les avis d'imposition, relevés de comptes bancaires, etc.) jouent un rôle très important (Ticca et Traverso, Reference Ticca and Traverso2017). Ces documents, sont, en eux-mêmes aussi bien que par l'usage qui en est fait dans l'interaction, des problèmes (les usagers ne savent pas ce qu'ils représentent, ils ne savent pas les remplir ni y trouver les informations pertinentes, etc.) et, de ce point de vue, ils sont emblématiques de la précarité des personnes. Parallèlement, on va voir qu'ils sont aussi des ressources dans l'interaction, notamment pour la formulation de la requête, dans laquelle ils occupent une place centrale.
Dans cet article, nous décrivons les modes de construction des demandes,Footnote 2 en nous attachant à leur construction progressive et collaborative ainsi qu'à la variété des ressources, notamment multimodales, utilisées par les usagers pour les formuler. L'objectif est double : d'une part, examiner l'influence de la formulation de la demande, effectuée avec des ressources verbales souvent assez réduites, sur le traitement qui en est fait par la médiatrice ; d'autre part, mettre en évidence les ressources privilégiées ou mises en oeuvre par défaut, selon qu'il y a, ou non, d'importantes disparités linguistiques entre l'usager et la médiatrice.
1. LA PERMANENCE DU PÔLE D'ACCÈS AUX DROITS DU CENTRE SOCIAL
La situation étudiée est une permanence du Pôle d'accès aux droits dans un centre social (Centre Social Alice).Footnote 3 Plusieurs jours par semaine, une médiatrice s'y tient à disposition des usagers, soit pour les orienter et les aider dans leurs démarches administratives, soit pour leurs questions relatives à la santé. Les permanences sont présentées ainsi dans la plaquette du Centre social ‘Le Pôle d'accès aux droits est un outil innovant au service de la population en recherche d'accompagnement dans leur accès aux droits. C'est pourquoi une équipe de bénévoles accompagnés par des professionnels vous accueillent lors des permanences du lundi au vendredi’. Des jours distincts de permanence sont proposés pour rencontrer la médiatrice (sur rendez-vous) ou la médiatrice santé (sans rendez-vous). En fait, c'est la même personne qui assure les deux permanences, et les usagers viennent la voir sans tenir compte du jour et de la spécificité de leur demande. Il est par ailleurs difficile de comprendre s'ils ont ou non rendez-vous.
Pour notre étude adoptant la méthodologie de la linguistique interactionnelle multimodale (voir ci-dessous), nous avons constitué un corpus d'enregistrements vidéo des interactions à la permanence du centre social de novembre 2013 à janvier 2014.Footnote 4 Le corpus comprend 17 interactions entre une travailleuse sociale (médiatrice) et un (ou plusieurs) usager(s), en présence parfois d'une interprète. L'ensemble représente 6h30 d'enregistrement, la durée moyenne des interactions étant d'environ 20 minutes.
Nous ne disposons pas d'informations sociolinguistiques sur les usagers, sinon de celles qu'ils sont conduits à expliciter au cours de l'interaction.Footnote 5 On ne connaît donc pas leur auto-évaluation de leur compréhension du français, pas plus que leur nationalité, les détails de leur situation, les langues qu'ils déclarent parler, sinon à travers ce qui apparaît, explicitement ou non, dans l'interaction. Il arrive toutefois, dans certains cas, que des informations situationnelles générales soient données par l'interprète à la médiatrice au début de l'entretien, ou parfois inversement par la médiatrice à l'interprète à un moment ou un autre de la rencontre.
On peut schématiquement distinguer dans ces interactions trois types de configurations sur le plan linguistique :
- les cas dans lesquels l'usager parle un français facilement compréhensible ;
- les cas dans lesquels l'usager parle un français difficile à comprendre (pour la médiatrice, aussi bien que pour le transcripteur et l'analyste) ;
- et enfin les cas dans lesquels un interprète participe à l'interaction (interprète bénévole non professionnel offrant ses services au centre social, ou personne accompagnant l'usagerFootnote 6).
Ces trois catégories ne prétendent pas décrire les situations avec précision ; elles sont avancées à des fins pratiques, comme de simples repères pour prendre en compte, contrastivement, la situation linguistique en jeu. Dans la réalité, toutes sortes d'intermédiaires sont attestés, par exemple les usagers accompagnés d'un interprète comprennent souvent partiellement le français, et le parlent parfois plus ou moins (voir sur ce point Ticca, Reference Ticca, Glenn and Holt2013; Niemants, Reference Niemants2015; Traverso, Reference Traverso2017); il arrive aussi que ce soit la médiatrice qui, rencontrant trop de difficultés à comprendre ce que dit un usager qui cherche à se débrouiller seul, finisse par appeler l'interprète.
L'expression utilisée par le Centre social lui-même d'‘accompagnement dans l'accès aux droits’ pour désigner l'activité qui se déroule dans les permanences indique bien que la situation est proposée comme une situation d'aide, et que l'activité concerne des démarches à effectuer pour obtenir des droits. Les usagers observés dans nos données viennent pour effectuer, ou parfois simplement comprendre une démarche à faire pour obtenir des droits. Il arrive aussi qu'ils viennent simplement pour gérer des affaires courantes, par exemple obtenir des explications sur un chiffre apparaissant sur un relevé de compte.Footnote 7 Une part non négligeable des interactions est en conséquence consacrée à comprendre / lire / remplir des documents et des formulaires (Ticca et Traverso, Reference Ticca and Traverso2017).
1.1. Situation délicate, activités délicates, actions délicates
Ces rencontres comportent ce que l'on pourrait qualifier de moments délicats. En effet, l'usager se trouve amené à présenter de lui-même une image qui peut être difficile, comme par exemple lorsqu'il doit évoquer une situation très précaire, parler du manque d'argent, montrer ses incapacités linguistiques, et plus globalement ses difficultés à effectuer les démarches tout seul. Un grand nombre des actions effectuées au cours des échanges sont elles-mêmes potentiellement délicates, comme par exemple demander de l'aide, parler de ses problèmes, etc.
Du côté du travailleur social, la situation n'est pas facile non plus. Si elle lui attribue le rôle de personne qui peut aider, dans les faits il est bien souvent dans l'incapacité de mener à bien cette tâche, et il doit au contraire signifier aux usagers qu'il ne trouve pas de solution à leur problème, ou les informer de très longs délais pour l'obtention de l'aide espérée.
Dans cet article, j'étudie les pratiques interactionnelles des participants pour gérer ces situations, en me focalisant sur la demande des usagers et les échanges qu'elle enclenche. Les questions concernent les ressources utilisées par les usagers pour effectuer ces actions, pour faire comprendre leurs besoins et leurs attentes, et pour exprimer peut-être leur embarras, leur désarroi, leur mécontentement, leur soulagement, leur gratitude, c'est-à-dire leur état émotionnel lié à cette situation. Et, du côté de la médiatrice, les modes de réception et de co-construction de la requête, son traitement et les manifestations émotionnelles observables. L'analyse repose sur l'hypothèse que des ressources spécifiques sont peut-être utilisées selon les configurations linguistiques en place (pas de disparités notables entre les participants ou disparités fortes), et que la séquence s'en trouve globalement modifiée.
1.2. Méthode d'analyse
La méthodologie employée est celle de la linguistique interactionnelle. Elle repose sur l'analyse détaillée de données enregistrées en vidéo, prenant en compte toutes les ressources, aussi bien verbales que vocales ou gestuelles, que les participants utilisent dans leurs échanges pour construire l'intercompréhension et réaliser leurs activités.Footnote 8
Outre les pratiques et les actions, qui sont donc examinées à un niveau de granularité très fin, l'autre dimension prise en compte de manière centrale dans cet article concerne la façon dont chacun construit sa place dans l'espace interactionnel, sa participation (Goffman, Reference Goffman1969; Goodwin, Reference Goodwin, Resnick, Salijo, Pontecorvo and Burge1997). Sur ce plan, l'observation des modalités de participation (à travers les regards, les postures, les manipulations d'objet et la focalisation de l'attention, aussi bien que, dans la parole, par le fait de parler ou non, d'initier des échanges ou de réagir seulement, etc.) montre comment l'espace interactionnel est construit, maintenu ou renouvelé moment après moment.
2. LES MODES DE CONSTRUCTION DE LA DEMANDE DE L'USAGER
D'une façon générale, les approches linguistiques ont mis en évidence le caractère complexe et délicat des requêtes. Cette caractéristique est la base même des descriptions menées dans le cadre de la théorie de la politesse inspirée de Brown et Levinson (Reference Brown and Levinson1987), qui considère que la requête est un acte à caractère menaçant (face-threatening). Dans ce cadre, Kerbrat-Orecchioni (Reference Kerbrat-Orecchioni, Kerbrat-Orecchioni and Traverso2008) montre que, même dans des situations où la requête est attendue, comme les interactions de commerce, elle demeure un acte menaçant, et est donc réalisée avec différentes précautions (voir aussi plusieurs articles réunis dans Kerbrat-Orecchioni et Traverso (dir.), 2008).
Les travaux menés récemment sur la requête en analyse conversationnelle dans la perspective de la “formation des actions” (action formation, Levinson, Reference Levinson, Stivers and Sidnell2012) se sont attachés à dégager les paramètres qui peuvent expliquer les choix de formulation des requêtes des locuteurs (Couper-Kuhlen et Drew, Reference Couper Kuhlen and Drew2014). Ils mettent en évidence l'importance de la nature de ce qui est demandé, le caractère plus ou moins immédiat de ce qui est attendu en réponse, le coût pour la personne à qui la requête est adressée, le caractère plus ou moins légitime de la requête, la plus ou moins grande difficulté de sa réalisation, le caractère bilatéral ou unilatéral du “projet” dans lequel s'inscrit la requête, le fait que la requête concerne une réalisation concrète (par exemple passer un objet) ou plus abstraite (Couper-Kuhlen et Drew, Reference Couper Kuhlen and Drew2014: 14). Ces travaux discutent également les liens entre différentes actions langagières telles que l'offre et la requête (Kendrick et Drew, Reference Kendrick and Drew2016).
Bien que menés dans des perspectives différentes, ces travaux convergent pour montrer que l'action de demander est particulièrement complexe, que sa réalisation peut s'effectuer sous de très nombreuses formes, et qu'un très grand nombre de paramètres entrent en ligne de compte dans le choix de ces formes. Les recherches récentes, en intégrant fortement les dimensions multimodales, ont encore étendu la variété des réalisations observées (cf. pour les commerces, Dumas, Reference Dumas, Filliettaz and Bronckart2005; Traverso, Reference Traverso, Kerbrat-Orecchioni and Traverso2008; Sorjonen et Raevaara, Reference Sorjonen, Raevaara, Couper Kuhlen and Drew2015; Richardson et Stokoe, Reference Richardson, Stokoe, Nevile, Haddington, Heinemann and Rauniomaa2017; Mondada et Sorjonen, Reference Mondada and Sorjonen2016, et, dans d'autres situations, les articles réunis dans Couper-Kuhlen et Drew, Reference Couper Kuhlen and Drew2014 et Orthaber et Marquez Reiter, Reference Orthaber and Marquez Reiter2016).
La richesse de cette action sociale, la variété des formes sous lesquelles elle peut être réalisée, les dimensions culturelles qui s'attachent assurément à l'appréhension des contextes et des paramètres relevés comme pertinents pour sa réalisation, tous ces éléments conduisent à se demander comment les choses se passent dans notre situation, où la demande des usagers présente un enjeu souvent très fort (lié à des conditions de vie précaires) et lorsqu'il existe de fortes disparités linguistiques dans les ressources langagières des participants.
L'analyse est divisée en deux parties : la première concerne un cas, avec une locutrice très francophone, qui correspond à ce qui est généralement décrit comme les formes standard de la requête en français, la seconde, qui constitue l'objet même de l'étude, présente les formulations les plus couramment attestées dans notre corpus, notamment lorsqu'il existe des disparités linguistiques entre les participants.
2.1. Une formulation classique, mais rare dans le contexte de la permanence
L'usagère vient pour savoir si son mari, qui est retraité, pourrait obtenir une carte de personne handicapée afin d'avoir accès aux places réservées dans les transports. C'est sa première visite à la permanence. Le début de l'interaction est consacré à la demande d'autorisation d'enregistrer (non reproduit), puis une fois que l'usagère a donné son accord, elle introduit elle-même l'objet de sa venue.
Dans cet extrait, on retrouve un grand nombre des procédés qui ont été décrits pour la réalisation des requêtes en français (voir notamment Dumas, Reference Dumas2003), ainsi que d'autres caractéristiques dont on peut faire l'hypothèse qu'elles sont liées au caractère délicat des informations que la locutrice est amenée à dévoiler, de même que, d'une façon plus générale, à la situation de permanence sociale, en particulier pour une personne qui s'y rend pour la première fois. Sans que l'on ait d'information sur les langues de l'usagère, il est clair qu'elle dispose en français de compétences similaires à celles d'une native, et que rien dans sa parole ne pose de problème de compréhension.
L'extrait est donc intéressant en ce qu'il fait ressortir a contrario les spécificités observées dans les autres interactions (ci-dessous), dans lesquelles les demandeurs sont des habitués et ont parfois des compétences limitées en français.
Jusqu'à la ligne 16, on observe une série de préliminaires utilisés par Denise pour en venir petit à petit à la requête proprement dite (la demande COTOREP). Avec un premier préliminaire (lignes 04–09), elle s'assure qu'elle se trouve face au bon interlocuteur (Odette), tout en signalant que c'est le centre social lui-même qui lui a indiqué de la consulter (“ils m'ont demandé de venir voir Odette”, ligne 09). La réponse d'Odette, ligne 10, confirme implicitement qu'elle est bien la personne demandée, et invite Denise à expliquer la raison de sa venue “c'est par rapport à quoi\”.
En réponse, Denise formule donc sa demande (lignes 11 à 22), et plusieurs procédés sont remarquables dans la façon dont elle le fait:
- pour commencer, on peut remarquer qu'elle s'aligne sur la formulation utilisée par Odette, en la répétant au début de son tour de parole “c'est par rapport à::” ;
- elle abandonne ensuite cette construction pour apporter des informations d'arrière-plan clarifiant sa demande. Ces informations sont apportées de façon progressive, avec un premier élément lignes 11–12 (“°°mon mari est: a des problèmes de santé:/°°”), puis, après le continueur produit par Odette manifestant son attention, un second (“suite à un cancer” ligne 14) ;
- la requête, qui commence à être formulée à la ligne 14, prend la forme d'une question sur la possibilité de faire la demande de COTOREP, et elle est triplement indirecte: non seulement c'est une question indirecte (“se demander si”) plutôt que directe (“est-ce que”), mais elle est aussi formulée au temps du passé (“il se demandait s'il pourrait” vs “il se demande s'il peut”) et au nom du mari, non par la locutrice elle-même (“il se demandait si”) ;
- la formulation de la requête est interrompue par une réparation (“il se demandait si i p- il est retraité/ hein il se demandait si. . .”, lignes 14–15), au cours de laquelle Denise apporte un autre élément d'arrière-plan, avant de reprendre sa formulation lignes 15–17.
On peut également souligner que les deux formulations utilisent l'imparfait dit de politesse (désactualisateur temporel pour Kerbrat-Orecchioni, Reference Kerbrat-Orecchioni1992), que, dans sa formulation définitive lignes 15–17, “i se demandait si i pourrait pas faire une demande euh COTOREP”, la locutrice utilise en outre une construction interro-négative et qu'elle marque une brève hésitation juste avant le nom de l'aide demandée, et enfin que cet ensemble est produit sur un ton de voix plus bas (indiqué par les °), marquant le caractère personnel des propos.
Cette formulation est suivie d'une pause, ligne 18, au cours de laquelle les deux participantes, assises très proches l'une de l'autre, se regardent dans les yeux (voir image 1).
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig1g.jpeg?pub-status=live)
A la ligne 19, la médiatrice produit un accusé de réception en chevauchement avec une extension de son tour de parole par Denise, qui justifie et détaille la demande (lignes 20–22).
Au total la requête est formulée très progressivement (des lignes 04 à 22) et elle est accompagnée de différents éléments d'arrière-plan qui la justifient.
Il est également intéressant d'observer la façon dont cette requête est traitée par la travailleuse sociale, et comment l'impossibilité de la satisfaire est formulée. On voit qu'Odette manifeste d'emblée un problème, dès le début de sa réponse (ligne 23) avec le marqueur exclamatif “ah” au début de son tour, puis une construction où le mot “problème” se trouve positionné en début d'énoncé, “ah:::: le le proBLEMe/ c'est que moi je n'ai PAS ces dossiers\” (voir Valli, Reference Valli1981; Sitri, Reference Sitri2003 sur ces constructions parfois assimilées à des pseudo-clivées). Ceci lui permet de ne pas répondre directement “non”, tout en signalant immédiatement une difficulté qui va être spécifiée dans la suite de l'énoncé. Cette construction intègre également une dislocation (“moi je n'ai pas. . .”). Par ces marques (exclamation et constructions avec extraction), Odette gère le caractère non préféréFootnote 12 de sa réponse: à la fois, sans dire non, elle oriente d'emblée l'usagère vers une réponse négative à venir, et elle marque ce que l'on pourrait décrire comme une forme de dissociation énonciative par l'usage de l'exclamation. On peut en effet analyser le recours à l'exclamation, non seulement comme portant une touche émotionnelle (que l'on peut associer à de la surprise si l'on pense aux change-of-state tokens de Heritage, Reference Heritage, Atkinson and Heritage1984), mais aussi, en référence à l'analyse interactionnelle de l'exclamation proposée par Goffman (response cries, Reference Goffman1987), comme montrant la locutrice se dédoublant en quelque sorte, pour mettre en place un elle-même qui commente par son exclamation ce que l'autre fait.
On observe par ailleurs qu'elle poursuit la séquence en cherchant de quelle autre solution pourrait bénéficier le demandeur. Elle se livre ainsi à une enquête sur sa situation (questions lignes 24–25, 35–36). A chacune des réponses obtenues, elle enchaîne en commençant son tour par “le problème c'est que. . .” (lignes 40, 51), en évoquant un élément empêchant l'obtention d'une aide, puis elle poursuit l'enquête ou mentionne une possibilité restante (ligne 57, “par contre i peut avoir droit à la carte euh: (0.4) européenne de stationnement”). Comme l'usagère, la médiatrice utilise plusieurs procédés d'adoucissement dans ses formulations. Par exemple, des lignes 23 à 31, il est intéressant d'examiner l'usage qu'elle fait des pronoms: elle commence par employer le pronom de première personne (“le problème c'est que moi je n'ai pas ces dossiers”, ligne 23), puis elle utilise une formulation impersonnelle (infinitif) pour indiquer à l'usagère comment faire (“il faut aller. . . prendre un dossier”, lignes 24, 29), puis elle passe au “on” (que l'on peut comprendre comme “vous et moi” dans “on le remplit” ligne 31), puis, ligne 33, elle utilise “vous” (“vous le déposez là-bas”). Ceci lui permet, notamment avec l'emploi du “on”, de ne pas retourner une simple fin de non recevoir à la demande, en envoyant la demandeuse à un autre service, mais de l'accompagner en quelque sorte symboliquement.Footnote 13
On voit, à travers cette première analyse, la diversité des ressources langagières employées par les participantes, et la subtilité de leur usage dans le déroulement de l'interaction. D'une façon générale, l'interaction est relativement “bavarde”, d'autant plus qu'elle ne repose pas sur des documents. On observe sur ce plan que la médiatrice laisse Denise s'exprimer, par exemple ligne 45, elle suspend son propre tour pour écouter jusqu'au bout l'explication apportée par l'usagère, même si ce qu'elle dit ne change rien à l'impossibilité d'obtenir l'aide demandée. Nous allons maintenant examiner les cas les plus fréquemment attestés au centre social, qui se distinguent assez nettement de ce que l'on vient d'observer.
2.2. Ressources et procédés les plus fréquents de formulation des requêtes
Par rapport au cas de Denise, les demandes que l'on va étudier maintenant se caractérisent par le fait d'être énoncées par des usagers habituels, dont la médiatrice connaît le dossier, et qui peuvent se reposer sur cette connaissance partagée pour la formulation de leur demande, d'être liées à des documents que les usagers doivent remplir ou qu'ils ne comprennent pas, et enfin, pour certaines d'entre elles, d'être le fait de locuteurs dont le français n'est pas facile à comprendre.
Les caractérisques que nous allons mettre en évidence concernent le rôle central du document dans la formulation des demandes, l'expression verbale d'une forme d'incapacité et des manifestations émotionnelles récurrentes.
Avant d'en venir à l'analyse, quelques commentaires sur la transcription s'imposent. Dans un certain nombre de ces interactions la compréhension est difficile, et par voie de conséquence, la transcription aussi. Il est inévitable, par moments, d'utiliser la transcription phonétique, la reconnaissance des mots étant trop incertaine. Toutefois, ce procédé est utilisé le moins souvent possible, car il rend la lecture plus difficile, et surtout qu'il pointe vers le caractère non-standard des productions.Footnote 14
2.2.1. Le document comme support de la demande
Une caractéristique très récurrente de ces demandes est la focalisation sur le document, qui est d'ailleurs bien souvent tenu à la main par l'usager à son entrée dans le bureau, ou immédiatement sorti du sac (cf. Ticca et Traverso, Reference Ticca and Traverso2017). Par cette manipulation, l'usager introduit le thème de sa demande, et crée un cadre participatif spécifique autour de cet objet (Goodwin, 2000), sur lequel le regard et l'attention des participants sont focalisés. Voici un premier exemple de cette procédure. Après les salutations et l'installation à la table, l'usager sort des documents de son sac, puis les ouvre:
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![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig3g.gif?pub-status=live)
On voit sur l'image 6 que l'usager a un document en main, et que la médiatrice est en attente: elle regarde droit devant elle, puis elle commence à s'orienter vers le document par le regard (image 7) et en tendant la main (image 8). Sur l'image 9, c'est elle qui tient le document dans ses mains, et sur les images 10 et 11, elle est en train de le consulter.
Cette manière de faire permet au locuteur de signifier partiellement l'objet de sa demande, sans avoir à recourir à une terminologie administrative précise. Le procédé est tellement récurrent que tout document présenté est immédiatement traité par la médiatrice comme constitutif de la demande. Cela peut d'ailleurs s'avérer problématique lorsque l'usager sort plusieurs documents comme on peut le voir dans l'extrait suivant. L'usagère entre dans le bureau en portant dans ses mains un café et des documents:
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Pour s'installer, Guerbia pose le café et les documents sur le bureau, mais en garde un dans sa main (images 12 et 13). Mais dès l'image 13, Odette, elle, tend la main vers le document que Guerbia a posé et commence à l'ouvrir (image 14). Lorsque Guerbia a fini de s'installer, elle commence à ouvrir l'autre document, celui qu'elle tient toujours dans sa main et elle énonce que c'est ce document-là qu'elle veut traiter en premier:
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![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig6g.gif?pub-status=live)
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On voit sur les images 16 et 17 qu'Odette s'est réorientée vers le “bon” document.
Ces fonctionnements montrent que les documents, qui sont souvent la source des problèmes des usagers et donc la cause de leur venue à la permanence, constituent aussi une des ressources essentielles pour la formulation de leur demande. Ils sont également une importante ressource pour la médiatrice pour comprendre ce qui est demandé, lorsque l'usager est peu francophone. Par exemple, dans l'interaction ci-dessous, l'usagère sort plusieurs documents de son sac (image 18), tout en parlant un français difficilement compréhensible:
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig8g.gif?pub-status=live)
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig9g.gif?pub-status=live)
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig10g.gif?pub-status=live)
Dans cette interaction, même si l'usagère nomme les papiers qu'elle sort de son sac, la médiatrice doit les scruter au fur et à mesure pour comprendre ce qu'ils sont, et pour cerner la demande de l'usagère.Footnote 15
On voit que les documents jouent un rôle central dans l'organisation et les modalités de participation à l'interaction: pendant une partie importante du temps de la rencontre, les participants regardent les documents, plus qu'ils ne se regardent mutuellement. Ils sont aussi, dans la plupart des cas, la ressource centrale pour la formulation de la demande.
2.2.2. La formulation de la demande
La monstration du document permet de circonscrire le type de démarche dont il est question, mais elle n'est pas suffisante pour comprendre précisément la demande. C'est dans le discours accompagnant la monstration du document que la demande est spécifiée, et trois caractéristiques de cette formulation se dégagent: de façon quasi-systématique, la construction déictique multimodale ; l'expression d'une forme d'incapacité ; la question.
I) La construction déictique multimodale
De façon quasi-systématique, le tour de parole qui accompagne la monstration du document comprend un déictique verbal, comme dans l'extrait ci-dessous de Kader, qui arrive un porte-document à la main, et qui, dès qu'il est assis, commence à l'ouvrir tout en parlant (voir aussi extrait 2 ci-dessus):
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig11g.gif?pub-status=live)
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig12g.gif?pub-status=live)
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig13g.gif?pub-status=live)
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig14g.gif?pub-status=live)
Les “ça” utilisés (lignes 1, 6 et 7) prennent sens dans le cadre de participation qu'ils contribuent à construire autour du document, en intrication avec les regards et les postures. On voit que, sur l'image 23, avant la production du premier déictique, Odette est déjà orientée vers les documents. Sur l'image 24, après la production du déictique, de la ligne 01, elle a accentué l'orientation de sa posture vers les documents que Kader est en train de sortir. A partir de ce moment, jusqu'à la fin de l'extrait, les regards des deux participants restent fixés sur le document. Les déictiques verbaux accompagnent la progression de l'action. Celui de la ligne 6, le fait de sortir le document de la pochette (image 26), et celui de la ligne 7, de poser le document devant Odette (image 27).
II) Exprimer une forme d'incapacité
Il est très fréquent que, pour expliquer leur venue et leur demande, les usagers expriment leur incompréhension (d'un élément) du document ou de la démarche, ou leur incapacité à effectuer une action (par exemple remplir le document). C'est ce qu'on vient de voir dans les extraits 2 et 5 ci-dessus (“moi j'ai reçu ça °odette° [. . .] et j'ai pas compris/). Voici un autre exemple:
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig15g.gif?pub-status=live)
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20190123032543050-0531:S0959269518000108:S0959269518000108_fig16g.gif?pub-status=live)
Dans le corpus, la difficulté rencontrée est exprimée par les usagers à la première personne:
La demande elle-même n'est pas souvent explicitée (l'usage attesté dans l'extrait 6 ci-dessus “aide moi parce que” est unique dans le corpus). Le plus souvent, elle reste implicite et son interprétation repose sur la mise en parallèle du document et de l'énoncé de la difficulté.
Cette manière de faire évite aussi les formulations à la deuxième personne, qu'on aurait pu attendre (“pouvez-vous me dire, m'expliquer, m'aider. . .”). Une formulation mentionnant le destinataire n'apparaît qu'une seule fois avec l'impératif (ci-dessus extrait 7, “aide moi parce que”).
III) La question
Dans de rares cas, les usagers posent une question sur le document, qui suffit à formuler la demande de résoudre le problème ainsi soulevé (téléphoner pour comprendre ce dont il s'agit, vérifier qu'il n'y a pas d'erreur, etc.):
C'est aussi le cas dans l'extrait suivant, bien que l'action effectuée lignes 7 et 8 soit plus difficilement interprétable. Après avoir utilisé la formulation “je sais pas”, l'usagère pose en fin de tour une question alternative:
On voit que les manières d'exprimer les demandes dans les extraits ci-dessus sont éloignées des ressources utilisées par Denise dans l'extrait 1.
2.2.3. Fatigue, découragement
Dans ces demandes, les marques ordinaires d'adoucissement qui étaient attestées dans l'interaction avec Denise sont le plus souvent absentes (l'emploi de l'imparfait ou du conditionnel, un morphème de politesse comme “s'il vous plaît”), mais d'autres procédés apparaissent de façon assez récurrente. Ils consistent à mettre en scène une forme de découragement face à la situation difficile.Footnote 16 Reprenons l'interaction avec Lucien (extrait 3), qui est tout à fait représentative de ce procédé:
Comme nous l'avons vu ci-dessus, l'usager commence par sortir le document de sa pochette. Il se tient la tête basse, légèrement penché vers l'avant. En dépliant le document et en le tendant à Odette, il secoue la tête de droite à gauche. Ces postures, et les paroles qu'il prononce, lui donnent un air découragé et abattu, lignes 1 à 4.
Odette enchaîne à ce premier tour de parole, non seulement en accusant réception de son contenu (le type de document dont il s'agit), mais en faisant écho à sa tonalité de découragement ou de gêne, lorsqu'elle signifie que c'est son travail. Elle manifeste ainsi son affiliation, tout en réinterprétant l'aide qu'elle va donner comme sa tâche professionnelle, et en ce sens, en recadrant l'interaction, non comme une aide à une personne incompétente, mais comme un service qu'elle est là pour délivrer. Ligne 5, Lucien enchaîne avec une confirmation, qu'il produit toujours en soupirant (“ouihh”), suivie de l'initiation d'une deuxième partie de tour, qu'il laisse inachevée “(je sais) je [j-”. L'ensemble conserve la même tonalité d'abattement que le tour précédent.
Après un acquiescement d'Odette ligne 6, à partir de la ligne 7, Lucien enchaîne à nouveau, cette fois avec un plus long commentaire dans lequel il justifie sa démarche auprès d'Odette. Il valorise cette dernière en la qualifiant de personne “qui sait bien” (ligne 12), “qui connait bien” (ligne 16). Odette exprime aussi son affiliation avec lui aux lignes 13 et 14. Elle poursuit parallèlement son examen des papiers qu'elle est en train de trier (ligne 17).
Un autre échange de même teneur a lieu un moment plus tard, lorsque Lucien recommence à justifier sa venue, dans un tour également inachevé et produit en soupirant, alors qu'Odette est en train de remplir les papiers:
Ligne 31, Odette commence par s'exclamer en protestant “ah non non\” et répète que c'est son travail. On peut remarquer l'emploi du pronom “on”, qui dépersonnalise la relation davantage que le tour de la ligne 03 (“c'est mon boulot”) puisqu'il fait disparaître la personne d'Odette dans un ensemble non défini, que l'on peut comprendre comme les travailleurs du centre social. A la fin du tour, l'emploi du terme d'adresse (“monsieur”) rappelle également le cadre de la relation de service – puisque c'est le terme d'adresse le plus utilisé dans ce contexte pour un interlocuteur masculin –, tout en renforçant la “protestation” exprimée (voir Kerbrat-Orecchioni, Reference Kerbrat-Orecchioni and Kerbrat-Orecchioni2010). Puis, après une très longue pause, elle poursuit, ligne 34, avec un énoncé qui renvoie les difficultés rencontrées, non à une incompétence de l'usager, mais à la complexité des papiers qu'il doit traiter. Cet énoncé exprime cette fois clairement l'affiliation avec l'usager, une forme d'empathie, et l'on peut relever à cet égard l'emploi du phatique “vous savez” ainsi que la construction exclamative avec l'adverbe d'intensité “vous savez les paPIERS c'est tell‘MENT:/ (.) COM:pli:QUÉ\”. L'expression est produite de façon très lente, voire traînante, mais à la fois très rythmée (un peu comme un triste refrain). La réponse de Lucien ligne 35 est remarquable, puisqu'il s'aligne, en exprimant son accord, et en accentuant son ton de voix très atonal: il parle très bas, avec une voix craquée (indiquée par ‡) (un peu comme une lamentation).
Voici un autre exemple de cette manière de faire:
La tonalité de découragement est exprimée par l'usager à travers l'intensité de sa voix, qu'il fait descendre bas (“°odette°”, “°j'ai°”), et par son tour de la ligne 3, dont la deuxième partie est inachevée et se termine par un fort soupir. En réponse, ligne 4, Odette, comme elle l'a fait dans l'extrait précédent avec Lucien, adopte une tonalité rassurante tout autant par le contenu que par la forme de son tour de parole: elle énonce en quelque sorte qu'elle va s'occuper du problème (“on va regarder”), elle se montre soutenante par l'emploi du pronom “on”, et elle adopte une tonalité vocale et une prosodie en contraste avec celles de Kader, en parlant d'une voix bien sonore, montant assez haut en fin de tour avec un très important allongement. Elle se montre en quelque sorte empathique et encourageante.
3. CONCLUSION
Cette étude de la demande de l'usager dans un centre social fait apparaître les spécificités de cette activité dans ce contexte, liées notamment à la complexité et à la longueur des démarches administratives et aux documents qui les incarnent. L'analyse met en évidence que les manières d'exprimer les demandes sont assez éloignées de ce que de nombreuses descriptions antérieures ont montré, et que l'on a illustré par le premier extrait (Denise). Les formulations les plus récurrentes sont plus lapidaires, les tours de parole des deux interlocuteurs sont plus brefs, une grande partie de ce qui est échangé (que ce soit l'action de demander-elle même ou l'expression d'un certain état lié à cette activité) passe par le non verbal. Si l'on observe bien des différences selon que les demandeurs sont ou non fluents en français, les deux éléments qui semblent essentiellement avoir une influence sur la façon de formuler la requête sont le fait qu'il s'agisse d'usagers habituels ou non, et que la demande soit ou non adossée à un document manipulé pendant l'interaction.
En conclusion, nous voudrions insister sur deux aspects que l'analyse a fait apparaître dans la façon dont les choses se passent.
Le premier concerne le fait que la manière d'apparaître dans l'interaction, d'y prendre place, en faisant jouer une certaine gamme d'attitudes et de tonalités émotionnelles (stance) joue un rôle essentiel parmi les procédés utilisés. Dans ce corpus, c'est la construction par l'usager d'une attitude d'incapacité découragée qui est la plus frappante. Et il est clair que la fluidité langagière n'est pas en jeu, parce que des personnes très francophones aussi bien que peu francophones recourent à ces attitudes. Les procédés que nous avons observés reposent beaucoup sur les postures corporelles et les aspects vocaux (soupir, ton de voix). Sur le plan verbal, on peut retenir les énoncés inachevés, et certaines routines comme “je sais pas”. Cette attitude semble susciter en réponse une forme d'affiliation de la médiatrice, qui se montre encourageante et soutenante.
L'autre aspect est lié à l'importance des documents dans la formulation des requêtes. Comme nous l'avons dit, si ces documents incarnent souvent les problèmes des usagers, ils constituent des ressources interactionnelles importantes pour les deux participants, pour la médiatice pour comprendre la demande de l'usager, pour ce dernier pour l'exprimer. On a vu également comment ils sont mis en oeuvre progressivement dans l'interaction, jusqu'à devenir une sorte de pivot attentionnel autour duquel se construit un grand nombre des échanges. Ce fonctionnement est intéressant par rapport à la question de la participation (Goffman, Reference Goffman1987; Goodwin, Reference Goodwin, Resnick, Salijo, Pontecorvo and Burge1997). On sait que les procédés de construction des cadres de participation sont plurisémiotiques: ils font intervenir, imbriqués à des ressources linguistiques et vocales, les positions dans l'espace, les mouvements, les déplacements, les manipulations d'objet, et les postures corporelles, mimiques, gestes, et de façon centrale, les regards (Goodwin, 1981). Nos analyses montrent que, dans les interactions du centre social, il y a très peu d'échanges de regards, puisque les regards sont maintenus sur les documents, en particulier par la médiatrice: depuis l'entrée de l'usager, qui tient bien souvent déjà les documents dans sa main, elle regarde ces documents. Cette caractéristique conduit à penser que ce qui est considéré, dans un grand nombre de contextes interactionnels, comme le fonctionnement posturo-visuel ordinaire, n'est pas le plus fréquent dans des contextes tels que le nôtre. Les analyses futures devront montrer si cette caractéristique est liée au fait général d'être assis à une table, pour une interaction de service reposant en partie sur des documents, mais on peut toutefois faire l'hypothèse que quelque chose de plus spécifique est en jeu, qui donnerait des indices sur la construction de la relation interactionnelle dans des contextes délicats.