1. LE SUJET DU VERBE CONJUGUÉ EN FRANÇAIS MODERNE: OBLIGATOIRE ET ANTÉPOSÉ
Toutes les descriptions de la syntaxe du sujet en français moderne et contemporain (désormais FM) s'accordent sur deux points: son expression est obligatoire, et il se place devant le verbe (Fuchs, Reference Fuchs1997 entre autres); ce n'est que dans des cas bien précis qu'il peut être omis, ou postposé au verbe. Ainsi Riegel et al. (Reference Riegel, Pellat and Rioul2011: 243) écrivent: ‘Le sujet est le premier des deux éléments nécessaires à la constitution de la phrase de base. Il n'est donc pas effaçable et précède normalement le groupe verbal.' De même Grevisse (Reference Grevisse1991: § 235, p. 343): ‘Le sujet précède ordinairement le verbe, aussi bien dans les propositions que dans les phrases.' Dans les deux ouvrages, suit la liste des cas où le sujet peut être non exprimé (Riegel et al., Reference Riegel, Pellat and Rioul2011: 249–251; Grevisse, Reference Grevisse1991: § 232–234, pp. 337–343), et de ceux où il peut être postposé au verbe (Riegel et al., Reference Riegel, Pellat and Rioul2011: 239; Grevisse, Reference Grevisse1991: § 235).
Les ouvrages et études récents consacrés à la syntaxe historique du sujet et se situant dans une approche générative concernent essentiellement la question de sa non-expression (‘null subject', c'est-à-dire non-expression du sujet pronominal, personnel ou impersonnel), souvent traitée en liaison avec le paramètre ‘Verb-second’ (V2) (Vance, Reference Vance1997; Labelle, Reference Labelle2007; et dans une optique plus critique Zimmermann, Reference Zimmermann2014). Des analyses approfondies menées sur des textes spécifiques ont permis de déceler des jalons importants dans l’évolution de la syntaxe du sujet (Marchello-Nizia, Reference Marchello-Nizia1995; Hirschbühler, Reference Hirschbühler1992; Hirschbühler, Reference Hirschbühler, Battye and Roberts1995, sur le sujet nul en subordonnées, spécialement dans les Cent nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles; Vance, Reference Vance1997 pour la Queste del saint Graal). La disparition complète de la non-expression du sujet serait réalisée à la fin du 17e s. pour Vance s'appuyant sur divers chiffrages (Reference Vance1997: 323: ‘. . .and finally a total loss of null subjects by about 1700’), mais dès le milieu du 17e s. pour Zimmermann (Reference Zimmermann2014: 206–207: ‘non-expressed subject pronouns are extremely scarce in the first half of the 17th century and completely absent in its second half’). Dans une étude contrastant l'expression du sujet dans un corpus de textes juridiques où le taux de ‘sujets nuls’ est très bas, et de textes littéraires de la même époque où le taux est plus élevé, Balon et Larrivée (Reference Balon and Larrivée2016: 221) ont pu affirmer que ‘L'Ancien français n'est déjà plus une langue à sujet nul' – s'agissant de textes relativement brefs, appartenant à un domaine (juridique), un genre (normatif) et une région spécifiques. Quant à la postposition, pour le FM elle a fait l'objet d'analyses qui ont mis en évidence le rôle de facteurs tels que la nature de la proposition ou du verbe, la présence de certains adverbes initiaux, ou le ‘poids’ du sujet (Kayne et Pollock, Reference Kayne and Pollock1978; Guimier, Reference Guimier and Fuchs1997; Muller, Reference Muller2003; Muller, Reference Muller, Durand, Habert et and Laks2008; Marandin, Reference Marandin and Godard2003; Abeillé et Godard, Reference Abeillé, Godard and Borsley2000; Abeillé et Godard, Reference Abeillé and Godard2006).
Elargissant la question au-delà de la seule expression du sujet à l'ensemble du prédicat, N. Fournier (Reference Fournier2001: 89) écrit: ‘En français classique, l'ordre syntaxique SVO est acquis, c'est l'ordre normal, non marqué, de la phrase assertive [. . .]. C'est entre le 15e et le 17e siècle que l'expression du sujet devient un fait normal, jointe à la contrainte d'ordre SV'. Sont conjoints ici les deux aspects de la syntaxe moderne du sujet: son expression, et son antéposition au verbe. L'auteure précise (2001: 92) que le type de proposition joue un rôle (‘phrase assertive'), et qu'au cours du 17e les prescripteurs restreignent de plus en plus les cas où l'absence de sujet est autorisée. Les grammairiens et remarqueurs en effet, qui prônent généralement un usage déjà admis (‘ils sont les premiers observateurs de l'usage de leur temps. . .leur norme est une norme d'usage’, Fournier Reference Fournier1998: 8), posent que l'expression du sujet est la norme, mais envisagent aussi les cas où cette norme n'est pas respectée, mettant ainsi en évidence les variations possibles. Maupas écrit: ‘Rarement advient que nous obmettons ces pronoms nominatifs, car nostre langue, qui évite tant qu'il se peut l'ambiguité, en use pour distinguer les personnes des verbes.' (1618: 60–63, cité par Fournier Reference Fournier2001: 92). Concernant la non-expression du sujet, Fournier montre qu'il faut distinguer le cas où il y a absence devant un prédicat coordonné, des autres contextes. Lorsqu'il y a coordination (avec et, et si, ou, ni), si le sujet du second verbe est co-référentiel avec celui du premier verbe, sa non-expression, sans être la règle, est admise et même parfois recommandée – et cette possibilité persiste en FM. Maupas admettait même la non-expression en cas de sujet différent s'il s'agissait de personnes de l’énonciation: ‘Souvent aussi obmettons nous les premiere & seconde personnes plurieles aussi en suite de propos. . .: j'ay receu les letres que m'avez envoyees, Vous m'avez bien conseillé, & vous croiray une autre fois'. Dans les cas où il n'y a pas coordination, l'absence de sujet est proscrite, même si Maupas reconnaît certains de ces emplois (j'ai receu les lettres que m'avez envoyées), mais Vaugelas (1647: 420–427, cité par Fournier, Reference Fournier2001) refuse les omissions: ‘Plusieurs [Autheurs] abusent de cette suppression, sur tout ceux qui ont escrit il y a vingt ou vingt-cinq ans'. La possibilité de ne pas exprimer le sujet d'un verbe, de même que celle de le postposer, se sont considérablement réduites, mais l’évolution vers l'expression systématique du sujet et son antéposition n'est pas achevée en FM.
En FM, comme le montrent les Tableau 1 et 3 ci-dessous, il existe encore des contextes où l'absence de sujet est autorisée ou nécessaire, et d'autres où son inversion est obligatoire, recommandée, ou autorisée; l’évolution vers un sujet systématiquement exprimé et antéposé au verbe n'est donc pas totale. Le FM offre environ 3% de cas où le sujet est absent, et autant où il est postposé, et cet état de choses a été suffisamment bien étudié pour qu'on puisse prendre la syntaxe du sujet en FM comme point de comparaison afin d'évaluer la progression des changements dans l'histoire du français. On examinera les étapes de la progression de S et de SV, et parallèlement on verra, parmi les contextes qui en ancien français (désormais AF) favorisaient S0 ou VS, lesquels ont disparu et quand, lesquels ont perduré, et si de nouveaux contextes sont apparus qui sont liés à ces traits régressifs.
Tableau 1: Taux de sujet exprimé de l'AF au FM
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Le Tableau 1 montre que le taux d'expression du sujet se situe entre 92% et 97% et celui de l'expression du pronom sujet spécifiquement entre 82% et 94% dans les textes depuis le milieu du 16e s., et le Tableau 3, que son taux d'antéposition, qui au début du 20e s. varie entre 84% et 99%, selon le type de texte, est aussi élevé depuis le début du 16e s. Mais il ne suffit pas que des textes présentent le sujet quasi obligatoire et presque toujours antéposé, il faut que les exceptions à ces deux ‘règles' soient les mêmes qu'en FM, et que les constructions plus archaïques aient disparu. Pour pouvoir dire si certains textes examinés sont déjà ‘modernes', ou non, on les étalonnera par rapport aux traits qui définissent la syntaxe actuelle du sujet: son taux d'expression, son taux d'antéposition au verbe, et, pour les cas restants de non-expression et de postposition, la présence des mêmes contraintes et des mêmes exceptions qu'en FM, et seulement de celles-là à l'exclusion des critères antérieurs. Une telle approche permettra de préciser davantage la réponse à la question: depuis quand l'état moderne de la syntaxe du sujet a été atteint, et par quelles étapes.
Pour cette enquête, menée dans le cadre de l'analyse actancielle, et prenant donc en compte les divers types de réalisation du sujet, nous avons travaillé sur un corpus de dix-sept textes longs et de genres variés (textes littéraires surtout pour la période ancienne, mais aussi histoire, chronique, correspondance, récit de voyage, philosophie). Cet ensemble de textes s'étend sur près de onze siècles, depuis l'an mil (période la plus ancienne où des textes de quelque ampleur ont été composés), jusqu'au milieu du 17e s., date butoir proposée par N. Fournier, avec comme point de comparaison deux textes de la première moitié du 20e s. On a découpé des extraits de 1000 verbes conjugués (sauf pour Passion de Clermont et Vie de saint Alexis, plus brefs, et pour Aucassin et Nicolete, traité en entier pour pouvoir contraster prose et vers). Tous appartiennent au corpus réalisé en vue de l'élaboration de la Grande grammaire historique du français, et sont issus de deux corpus de référence, BFM et Frantext (voir Références; pour les textes anciens, la référence à l’édition utilisée est précisée lors du premier exemple cité). Grâce à un étiquetage préalable permettant un traitement automatique par le logiciel TXM (S. Heiden: voir Références), puis à un parsage complémentaire manuel, on a pu obtenir des réponses chiffrées sur des facteurs que nous avons croisés: absence ou présence du sujet, antéposition ou postposition du sujet, nature du sujet, personne verbale, type de proposition. On a complété cette exploration par l'analyse de sept traits corrélés à la non-expression ou à la postposition, que l'on a choisis car ils étaient encore actifs à la fin du Moyen-Age: la coordination de prédicats, les verbes à sujet ‘impersonnel', les propositions ‘parenthétiques' (ce crei / je crois), la présence de l'adverbe connecteur si pour la non-expression; et pour la postposition, l'emploi de on sujet indéfini, la nature des propositions, et la présence de certains adverbes ou expressions. Certains des points que nous avons retenus ont été abordés par les remarqueurs et grammairiens du 17e s., ainsi que par les linguistes modernes. En tentant de situer la disparition de chacun d'eux dans le corpus, on parvient à dresser une chronologie des étapes qui ont conduit à la syntaxe moderne du sujet. Le but de cette étude est, par l'examen sur corpus de traits croisés repérés comme pertinents, de mettre en évidence les étapes d'une évolution, ainsi qu'un texte-jalon (ou des textes-jalons) qui, par sa (leur) proximité avec la syntaxe du FM, peut (peuvent) sembler exemplaire(s), et qui, sur les traits étudiés ici, en est (sont) parvenu(s) à peu près au même stade de l’évolution.
Au terme de notre enquête, la datation proposée par N. Fournier (et Zimmermann, Reference Zimmermann2014 pour les pronoms personnels) se confirme, mais on peut l'avancer légèrement à la fin du premier tiers du 17e s., date de publication du premier texte de notre corpus qui, sur les points retenus ici, et dans l'extrait examiné, offre déjà une syntaxe moderne. A la même période d'autres textes, on le verra, offrent sur certains points une syntaxe du sujet encore archaïque.
2. PROGRESSION DE L'EXPRESSION DU SUJET, DE L'OPTIONALITÉ À L'OBLIGATION
2.1. Etude sur corpus: étapes de la progression de l'expression du sujet de l'AF au français classique
En FM, les seuls cas où la grammaire offre une variation entre le sujet exprimé (S) et le sujet non-exprimé (S0), et autorise donc la non-expression du sujet, sont essentiellement les cas de coordination (principalement par et, ni, ou et, rarement, mais) ou de juxtaposition de deux prédicats: l'expression du sujet y est restée optionnelle, et la non-expression fréquente. Dans tous les autres cas, il n'y a plus de variation possible, le sujet étant soit obligatoirement exprimé et dans une position fixe (en incises, interrogatives directes, parenthétiques), soit impossible (verbes à l'impératif, et expressions figées). La coordination apparaissant tout au long des siècles comme l'un des cas où S0 est fréquent mais non obligatoire (Zink, Reference Zink1997: 28 sq.), nous avons dès le Tableau 1 relevé ce trait, et précisé le taux de S0 concernant des verbes coordonnés, presque toujours avec co-référence de l'agent des deux verbes (Il mange et boit), et même parfois avec référence à un autre élément de la proposition précédente ou du contexte (locuteur ou allocutaire) qui permet de récupérer l'agent – ce dernier cas était très rare dans les textes médiévaux, mais encore possible aux 16e et 17e chez certains auteurs (ce pendant le desir me demeurera de jouir quelque fois de vostre presence, et n'en perderay point l'espoir: Calvin, Lettres, p. 55).
Le Tableau 1 indique une progression régulière de l'expression du sujet (S), qui va de moins de 50 % des propositions au 11e s. à 97 % au début du second tiers du 17e s. Des étapes apparaissent. Au 11e siècle S0 est plus fréquent que S; mais S commence à dominer dès le 12e s., et spécialement en prose, comme le montre Aucassin; dès le début du 13e s., en prose, l'expression du sujet atteint 80 % des verbes conjugués, un peu moins en vers (68 %): le taux d'expression du sujet, minoritaire vers l'an mil, a presque doublé en moins de deux siècles et demi. Un nouveau seuil est franchi au milieu du 16e s., où l'expression du sujet atteint un taux proche de 94% chez Calvin, alors même que s'est totalement atténuée la différence, encore sensible au début du siècle, entre principales déclaratives et subordonnées, ces dernières montrant jusqu'alors un taux de sujet exprimé supérieur (chez Calvin, déclaratives et subordonnées ont toutes deux un taux identique de sujet exprimé de 94%). C'est à la fin du premier tiers du 17e s. qu'apparaît un texte offrant un taux d'expression du sujet identique à celui du FM (96,5% chez Descartes, Discours de la méthode, 1637; 97% chez Vidal de la Blache dans le Tableau de la géographie de la France en 1908, et 96% dans les Lettres de Sartre). Ce serait donc dans la période 1550–1640 que progresse définitivement, avant de se stabiliser, l'expression du sujet. Ce premier résultat contribue à définir la période du ‘français préclassique' comme déterminante pour ce point de la syntaxe du sujet (Combettes, Reference Combettes2003: 3–18).
Le Tableau 1 (colonne 5) révèle en outre un fait important: dans les textes où la fréquence de S0 est particulièrement basse, après 1550, la présence d'une coordination (COO) entre deux prédicats apparaît comme le facteur essentiel lié à l'absence de sujet – comme c'est encore le cas en FM. Ce facteur était actif depuis l'origine du français, mais le Tableau 1 montre qu'en deux étapes, vers 1400 (QuinzeJoies), puis vers le deuxième tiers du 17e s., il devient déterminant, passant de 4 % de cas où il accompagne la non-expression du sujet au 11e s., à 86 % chez Descartes: son importance croissante montre que les autres facteurs corrélés à la possibilité d'une non-expression du sujet ont largement régressé ou ont disparu.
Enfin, si l'on prend en compte seulement la fréquence de l'expression du sujet pronominal (Sp) et celle du S0, qui ont tous deux un référent ‘récupérable’ – bien que cela puisse être discuté (voir sur ce point la discussion de Balon et Larrivée, Reference Balon and Larrivée2016: note 13), la dernière colonne du Tableau 1 montre les mêmes seuils que la colonne 3: début du 13e s. en prose (67%), et milieu du16e s. (91% chez Calvin).
2.2. Les contextes à S0 ou à S: Traits disparus de l'AF, traits subsistant entre 1550 et 1650, traits conservés en FM, traits nouveaux
La très haute fréquence du sujet, et son antéposition également très forte (Fournier, Reference Fournier1998: 21–30), suffisent-elles à dire que l'on a déjà dans les trois textes de Calvin (Lettres à Monsieur et Madame de Falais, 1549), Jean de Léry (Histoire d'un voyage fait en la terre de Bresil, 1578) et Descartes (1637), qui s'échelonnent de 1549 à 1637, une grammaire comparable à celle du FM ? Il reste à examiner si les contextes autorisant ou exigeant l'absence du sujet en cette période des 16e –17e s. sont les mêmes que ceux qui étaient actifs en AF, ou s'ils appartiennent à la grammaire du FM: lesquels ont disparu, et quand ? Certains nouveaux contextes sont-ils apparus ?
Comme on l'a vu, dès l'AF, un type de propositions excluait généralement (mais pas absolument) le sujet: les injonctives à l'impératif, qui jusqu'au début du 13e s. prenaient parfois, mais rarement, un sujet pronominal; d'autres au contraire l'exigeaient: les incises dès le milieu du 11e s., les relatives ou les interrogatives partielles avec un pronom relatif ou interrogatif sujet en QU-, les interrogatives totales directes depuis le début du 13e s., et cela n'a pas changé. Cinq autres contextes offraient encore en moyen français (désormais MF) et au 16e s. la possibilité d'avoir un sujet exprimé ou non exprimé: la coordination de deux verbes, la présence d'un verbe à sujet impersonnel, la présence de l'adverbe si initial de proposition déclarative ou injonctive, les propositions parenthétiques, et aussi certaines expressions figées. Seul le premier a perduré, ainsi que le dernier dans une certaine mesure. Nous examinerons ici l’évolution des trois autres contextes, qui ont perdu la possibilité d'une variation entre S et S0.
2.2.1 Verbes impersonnels (V-IMP)
Les verbes impersonnels sont réputés être parmi les derniers à avoir systématiquement un sujet exprimé; en FM, ils prennent obligatoirement un sujet comme les autres verbes (Grevisse, Reference Grevisse1991: § 234): notre corpus permet de retracer les étapes de cette évolution.
Comme le montre le Tableau 2, dans les très anciens textes, les verbes impersonnels ne prennent pas de sujet: ‘al dezen jorn ja cum perveng' (Passion, ca 1000, éd. Avalle, v. 474: ‘Quand on arriva au dixième jour’). La première attestation du sujet pronominal impersonnel il (IL-IMP) est très précoce, dès le milieu du 11e s., mais sa progression reste très lente:
ed il fut anuitét (Alexis, v. 51, La vie de saint Alexis, éd. numérique T. Rainsford et C. Marchello-Nizia)
‘et il fit nuit'
Tableau 2: Verbes impersonnels avec sujet pronominal exprimé ou non
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Pendant les siècles suivants, même si IL-IMP est de plus en plus fréquent, son taux d'expression reste nettement inférieur au taux général d'expression du sujet, comme le montre la comparaison des colonnes 3 et 5 du Tableau 2. Dans un texte bref de la fin du 12e s. dont le taux d'expression du sujet est très élevé (Charte de Chièvres, 1194: 90%), sur quatre verbes impersonnels il n'y en a qu'un qui ait un sujet exprimé.
Ce n'est qu'au début du 13e s. que l'expression du sujet impersonnel l'emporte sur son absence, après s’être développée plus rapidement en prose qu'en vers (Aucassin en prose 39%, Aucassin en vers 20%; Queste en prose 77%, Guillaume de Dole de Jean Renart en vers 49%). Puis, pendant trois siècles, du début du 13e s. au milieu du 16e s, il se produit une pause dans cette progression, IL-IMP conservant un taux d'expression à peine supérieur à 50% et restant toujours largement inférieur au taux global d'expression du sujet en général. Autour de 1500, dans les Mémoires de Commynes et dans les Cent nouvelles nouvelles de Vigneulles, son taux d'expression est encore d'à peine 50% (contre 75% à 80% pour l'ensemble des sujets): Hirschbühler (Reference Hirschbühler1992: 168) avait déjà souligné ce point pour les subordonnées chez Vigneulles. C'est seulement à partir de 1550, dans les Lettres de Calvin, que le taux d'expression du sujet impersonnel rejoint celui du sujet dans son ensemble (95–97%): les verbes impersonnels ont donc désormais le même statut que les autres verbes, et cessent d'être un facteur favorable à la non-expression du sujet.
Mais a-t-on déjà la syntaxe moderne ? Pas tout à fait: si en FM à l'oral on peut omettre IL-IMP avec certains verbes (Faut dire que.., Faut pas croire, Zimmermann et Kaiser Reference Zimmermann and Kaiser2014: 109; ou avec pouvoir: Peux pas venir; Pouvez pas charger Windows-10 sur cette machine), en style formel c'est devenu impossible sauf dans des formules figées (N'était que.., De là vient que.., Peu importe). Léry offre un bon nombre de ces cas d'absence de sujet (S0-IMP): il s'agit la plupart du temps d'expressions figées: Vray est que, Tant y a que, Peu s'en faut, Bon semble que, Comme ainsi soit que, Si fait, N'estoit que. Chez Calvin, seules les formules avec estre ou sembler sont attestées : Si bon vous semble, Quant ainsy seroit, Si mestier est, Quant est de; Calvin et Léry emploient donc encore des expressions qui vont tomber en désuétude. En revanche ce n'est plus le cas de Descartes, qui n'offre S0-IMP que dans l'expression De là /D'où vient que (quatre occurrences dans notre corpus, une trentaine de cas dans les quelque 500 000 mots du corpus Descartes de Frantext); or il s'agit d'un emploi qui est devenu quasi adverbial au 18e s., et qui est encore valide en FM. Ainsi, dans l'énoncé suivant, trois verbes impersonnels s'enchainent, et seul le premier est dépourvu de sujet:
d'où vient qu'il est moralement impossible, qu'il y en ait asséz. . . (Descartes, Discours, p. 51)
2.2.2 Si initial de proposition: de si VS0 à si VS et à si est ce que
En AF l'adverbe connecteur résomptif si est presque toujours suivi d'un verbe sans sujet exprimé (Marchello-Nizia, Reference Marchello-Nizia1985: 165). Les rares cas à sujet exprimé marquaient l'opposition ou la concession, reprenant le sujet précédent en le réinstanciant en position postverbale (Marchello-Nizia, Reference Marchello-Nizia1985: 137–140; Prévost, Reference Prévost2001: 257–261).
Au 15e s. on rencontre encore si connecteur dans un grand nombre de textes, QuinzeJoies (20 cas dans l'extrait de notre corpus), Pizan, Charles d'Orléans, les Cent nouvelles nouvelles anonymes, la Farce de Maistre Pathelin, le Franc Archier de Bagnolet, les lettres de Louis XI, le roman Jehan de Paris, et, plus rarement, chez Commynes. Mais deux traits sont à souligner: l'emploi de si connecteur est bien moins fréquent qu'en AF (‘C'est de la fin du XVe siècle que datent la chute de la fréquence de si et la disparition de la plupart de ses emplois’: Marchello-Nizia, Reference Marchello-Nizia1985: 200), et quand il est employé, plus nombreux sont les cas d'expression du sujet, toujours postposé.
Au 16e s., les emplois de si connecteur sont encore moins fréquents qu'au siècle précédent. Si est attesté chez Vigneulles, Du Bellay, Marguerite de Navarre, dans une moindre mesure chez Calvin (une seule occurrence, de si est-ce que concessif, dans notre corpus de Lettres pp. 35–83, et un seul emploi de si connecteur dans l'Institution, 1560, p. 351), L'Estoile, Montaigne. Certains auteurs semblent ignorer ce connecteur (Ronsard, La Taille). Et quand si est employé, chez le même auteur peuvent coexister les deux constructions, avec ou sans sujet, mais la première a toujours un sens concessif et apparaît après une subordonnée en combien que, encore que, quoique, ou avec le connecteur toutefois, ainsi que dans une construction récente, si est-ce que (voir ci-dessous 3.2):
L'heure du soupper vint, si se asseurent à la tauble (Vigneulles, Cent nouvelles nouvelles, éd. Livingston, p. 252)
‘L'heure du dîner arriva, et ils s'assirent à table.'
Pourtant encor que je feusse mandé, si ne pourrois-je bouger de la maison en tel estat. (Calvin, Lettres, p. 82)
‘Bien qu'on m'ait demandé de venir, je ne pourrais quitter la maison dans un tel état.'
Le 17e s. offre encore des occurrences de cette construction, mais elles sont rares. Presque toutes les occurrences de si se situent avant le milieu du siècle, chez D'Urfé (1610), Béroalde de Verville (1616), Coeffeteau (1621); un cas est légèrement plus tardif, cependant, chez Rabutin (1666–72). Mais ni Descartes (1637), ni Corneille (Le Cid, 1637), ni Molière (1660), ni Racine (1691) n'emploient plus le connecteur si. Deux traits nouveaux caractérisent ces emplois au 17e s.: la majorité des occurrences de si concerne l'expression si est-ce que, et les emplois restants de si connecteur ont majoritairement eux aussi valeur concessive, avec un sujet postposé: le mouvement amorcé au siècle précédent s'accentue:
car encores qu'il soit Barbare, si est il genereux (D'Urfé, Astrée, 1607, p. 429)
‘car bien qu'il soit barbare, il a cependant un noble coeur'
Seuls quelques rares cas marquent encore une simple connexion, souvent précédés de et, et ce sont les seuls qui puissent n'avoir pas de sujet:
mais il fit un assez mauvais choix, et si accompagna cette élection d'une cruauté qui le rendit odieux à tout le monde (Coeffeteau, Histoire, 1621, p. 56)
En revanche, le succès de l'expression si est ce que, qui perdure tard dans le 18e s. jusque chez Rétif de la Bretonne, est une preuve supplémentaire du déclin du connecteur si majoritairement corrélé à S0 à l’époque médiévale. On l'examinera avec le point suivant, car la disparition rapide de cette expression est sans doute liée à la régression de l'autre trait de la syntaxe archaïque qu'est la postposition du sujet, qui interdirait la position postverbale du sujet ce.
2.2.3 Propositions parenthétiques: de S0 ou S postposé à S obligatoirement exprimé et antéposé
Les propositions parenthétiques (nommées parfois ‘incidentes') sont un type de marqueurs de discours formé autour des verbes subjectifs cuidier, croire, penser, savoir, esperer, sembler, etc. (Féron, Reference Féron2005; Glikman, Reference Glikman2009; Schneider et Glikman, Reference Schneider, Glikman, Schneider, Glikman and Avanzi2015). Ces ‘parenthétiques', subjectives ou modalisantes, et employées surtout en discours direct, sont attestées dès le 12e s. et perdurent jusqu'en FM. En AF elles se présentent sous deux formes: comme des déclaratives incidentes, ou comme des subordonnées introduites par si com (puis par comme); et si les déclaratives incidentes ont toujours un objet, le pronom anaphorique-cataphorique ce antéposé au verbe, elles n'ont en revanche pas de sujet exprimé:
S'il retornot vers moi, ce cuit , / ne fuiroie plain pié por lui. (Eneas, éd. Salverda de Grave, v. 5705; de même Roland, éd. Moignet, v. 1006)
‘S'il revenait vers moi, il ne me ferait pas fuir d'un pas, je crois.'
Parfois, au 13e s., un sujet pronominal est postposé au verbe, mais cette construction, très rare, ne perdure pas (Schneider et Glikman, Reference Schneider, Glikman, Schneider, Glikman and Avanzi2015):
« . . .car ceienz ne demorra il pas longuement ce sai ge bien por la grant queste dou Graal qui prochainnement comencera. . . » (Queste del saint Graal, éd. numérique C. Marchello-Nizia et A. Lavrentiev, BFM, fol 162b)
‘Car il ne restera pas longtemps ici, je le sais bien, à cause de la grande quête du Graal qui commencera bientôt. . .'
Les subordonnées introduites par si com, puis par comme, ont, elles, le sujet toujours exprimé, je le plus souvent, et antéposé au verbe:
An cest païs est bien venu vostre sire, s i com je pens . (Eneas, v. 3227; de même Chrétien de Troyes, Yvain, éd. Kunstmann, v. 5912, et Beroul, Roman de Tristan, éd. L. M. Defourques, v. 3722)
‘Votre seigneur est le bienvenu dans mon pays, je l'assure.'
Du reste, vous en estes deument informé, comme je pense, car . . . (Calvin, Lettres, p. 65)
Les deux constructions, directe ou introduite par (si) comme, perdurent jusqu'en FM, et désormais toujours avec le sujet exprimé et antéposé. En effet dès le 15e s. se développe une parenthétique directe construite comme celle en comme, avec un sujet antéposé – presque toujours je:
« De ses armes ne sui ge point acointés: il porte de noir a trois fers de glave d'argent; le connissiés vous point ? – Naye, fait Tronc, fors, je pense, qu'il soit du linage Ottes et Argus, quant il vivoient, car telz armes portoient il. » (Ysaÿe le Triste, 1400, p. 190)
‘Je ne reconnais pas ses armoiries: il porte du noir à trois fers de glaive d'argent; le connaissez-vous ? – Non, dit Tronc, sauf, je pense, qu'il est du lignage d'Ottes et Argus, car de leur vivant ils portaient de telles armoiries. '
Au 19e s., d'autres verbes entrent dans ce paradigme: j'imagine, je suppose, etc.:
Vous vous souvenez bien, j'imagine , que le nouveau Paris est un homme. (Musset, Articles, 1832, p. 606)
Mais pour toi (et peut-être pour moi) il acceptera je suppose . (Sartre, Lettres au castor et à quelques autres, 1932, p. 352)
Le verbe impersonnel sembler a suivi une évolution comparable, mais plus tardive, passant de ce (me/lui) semble et si comme moi semble au 13e s., à me semble au 18e s. (Voltaire), et finalement à il me/nous/lui semble, avec un sujet impersonnel, mais seulement aux 19e et 20e s.:
Est-ce une nouvelle? Est-ce une dissertation philosophique ? Ce n'est, il nous semble, ni l'un ni l'autre. (Musset, Articles, 1832, p. 371)
Ainsi, entre le 15e et le 19e s., le sujet devient obligatoire dans les déclaratives parenthétiques, alors qu'elles n'en prenaient généralement pas en AF.
3. PROGRESSION DE L'ANTÉPOSITION DU SUJET AU VERBE JUSQU'À SON OBLIGATION
Des deux changements principaux qui ont modifié la syntaxe du sujet en français, le second est l'antéposition au verbe: présentent-ils des traits communs, une chronologie commune?
3.1. Etude sur corpus: la progression de l'antéposition du sujet
Le corpus est le même, mais pour ce phénomène seules les propositions à structure non contrainte ont été prises en compte: ont donc été exclus de notre enquête trois types de propositions, qui depuis l'origine sont caractérisés par la position fixe de leur sujet: les interrogatives directes (INT), dont le sujet pronominal aussi bien que nominal est postposé en AF (par la suite, le sujet nominal s'antépose); les incises (INC), où la postposition du sujet est la règle quasi générale depuis le 11e s. (dis el, Passion, 54, ‘dit-il’); ainsi que les propositions subordonnées relatives ou interrogatives indirectes ayant comme sujet le pronom relatif ou interrogatif (Sq), qui ou lequel, nécessairement placé en tête.
Comme le montre le Tableau 3, l'antéposition du sujet au verbe dominait dès les premiers textes écrits en français. Elle a progressé tout au long des siècles, sa fréquence passant de 60–70 % des cas aux 10e–11e siècles, à près de 80 % dès le milieu du 12e s., puis à 91 % au début du 14e s. en prose, et à 98 % dès 1550. Et comme pour l'expression, c'est en prose que l'antéposition du sujet était la plus fréquente, comme le montre la comparaison entre les parties en vers et en prose d'Aucassin (79 % et 90 % respectivement); mais environ un quart de siècle plus tard, la différence entre vers (RenartDole, 80% de sujets antéposés) et prose (Queste, 83%) tend à s'effacer. Du 14e au 16e siècle (Joinville Mémoires, Les Quinze Joies de mariage, Commynes Mémoires), le recul du sujet postposé se confirme (Prévost, Reference Prévost2001: 12–18 et 243–309). Le milieu du 16e s. marque une étape importante: le taux d'expression du sujet et le taux d'antéposition du sujet exprimé deviennent comparables, atteignant ou dépassant 95 %. Or depuis le très ancien français ces deux phénomènes suivaient une trajectoire et des rythmes différents, puisque l'antéposition du sujet était majoritaire dès le début alors que son expression était au contraire minoritaire.
Tableau 3: Sujet postposé quand possibilité de choix de sa position
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Désormais la postposition du sujet est circonscrite à des types de proposition précis qu'elle contribue à caractériser, ainsi qu’à quelques constructions que nous avons évoquées en introduction. Mais cette évolution suffit-elle à dire qu'on a déjà la syntaxe moderne ? Les contextes dans lesquels au 17e s. le sujet peut, ou doit, être postposé, sont-ils encore ‘médiévaux’, ou déjà les mêmes qu'en FM ?
3.2 Si est ce que, une locution éphémère à sujet postposé
Comme on l'a vu (2.2.2), parallèlement à la régression rapide des emplois de si connecteur avec S0, s'est développée une formule comportant, elle, un sujet. Les premières attestations de si est-ce que, locution à valeur concessive souvent en corrélation avec une subordonnée en quoique, encore que, combien que, datent du premier tiers du 16e s.:
Narcissus ne povant sçavoir d'où telle voix procedoit, combien qu 'il eust encores paour, si est ce qu' il s'en esmerveilloit trop fort. (Jeanne Flore, Contes amoureux, 1537, p. 175)
‘Narcisse, ne pouvant savoir d'où venait cette voix, bien qu'il eût encore peur, s'en émerveillait cependant vivement'
L'invention de cette expression éphémère résulte sans doute de la grammaticalisation de la construction en si + verbe + sujet ce cataphorique annonçant une complétive, à valeur contrastive ou concessive (voir 2.2.2.), comme le montrent quelques emplois non encore grammaticalisés aux 14e et 15e s.:
Et non obstant ces choses dittes si est ce chose expedient et neccessaire que le roy ait habondance de richesces. (D. Foulechat, Policratique de Jean de Salisbury, 1372, éd. C. Brucker, p. 62: ce est corrélé à la complétive).
‘Et malgré ce que l'on vient de dire, il est cependant utile et nécessaire que le roi possède des richesses en abondance'
A partir du milieu du 16e s., l'expression concessive figée si est ce que (‘pourtant, cependant’) est fréquente, il n'est guère d'auteur qui ne l'utilise, et elle apparaît comme le seul emploi vivant du connecteur si. Si Vigneulles en 1515 n'en offre encore aucune occurrence, dès 1550 certains auteurs ne connaissent pratiquement que cet emploi du connecteur si, tels L'Estoile (1575), ou encore Calvin qui, à côté de rares cas de si connecteur presque tous à valeur concessive, utilise largement la nouvelle expression figée (70 occurrences de si est-ce que dans le corpus de Calvin de Frantext).
Au 17e s. c'est en majorité cette construction qui apparaît, ainsi chez Beroalde (1616), François de Sale (1619), Peiresc (1627), Sorel (1627). Mais après le milieu du 17e s., on n'en trouve plus guère d'attestations; Descartes ne l'emploie pas dans le Discours de 1637, et ne l'emploie qu'une seule fois (sur le vaste ensemble de textes de Descartes dans Frantext) en 1661 dans les Méditations métaphysiques. Ainsi, au terme d'un siècle de succès, après 1650 cette expression tombe rapidement en désuétude, et dès le début du 18e s. l'Académie la rejette. Frantext n'en offre que quelques occurrences pour le 18e s., les dernières chez Rétif de la Bretonne – s'agit-il d'un dialectalisme, d'un archaïsme, ce lettré connaissant bien la littérature romanesque du siècle précédent ?
Quant à ce qui est de votre parure, encore que mon mari ait froncé le sourcil à cet endroit, si est-ce que je pense qu'il faut que vous soyiez comme on est à la ville.
(Rétif de la Bretonne, La Paysanne pervertie, ou les Dangers de la ville, 1784, p. 67; sept autres occurrences dans ce texte)
‘Concernant votre parure, même si mon mari a froncé le sourcil quand on en a parlé, je pense toutefois qu'il faut que vous soyez comme on est à la ville'
3.3 Le pronom on: de l'indéfini au personnel, de la postposition à l'antéposition
La syntaxe du pronom indéfini sujet humain on a connu elle aussi un changement important.
Dans les plus anciens textes, il est postposé au verbe (Alexis, Roland), mais cinq siècles plus tard, à la fin du 16e s. et au début du 17e s. c'est l'inverse: chez Calvin et Descartes, notre corpus n'offre aucun cas de postposition de on au verbe. Cependant, s'agissant d'un morphème peu fréquent, nos extraits de 1000 prédicats ne suffisent pas à en donner une description correcte: entre le 12e et le 16e s., chaque extrait offre entre 15 et 26 attestations de ce pronom indéfini, et à la fin de la période considérée, seuls Léry (41 on) et Descartes (76 on) en offrent un nombre plus élevé. Les résultats obtenus sur notre corpus permettent seulement de voir que si, dans Alexis et Roland, ce pronom était toujours postposé – mais assez peu présent (de 1 à 3 occurrences) – dès la fin du 12e s. sa position montrait peu d'écart avec la position moyenne de l'ensemble des sujets. Un siècle plus tard, ce pronom indéfini a acquis parfois, en discours direct, une valeur ‘omnipersonnelle': dès la fin du 13e s. et au début du 14e s., on renvoie parfois à je, ou tu, ou nous, ou vous, ces emplois réservés au discours direct restant très peu fréquents. Ce n'est qu'au cours du 19e s., en discours direct, que on a parfois valeur de pronom personnel équivalent de nous. Au début du 16e s., la postposition de on régresse rapidement et il se trouve des textes qui n'en offrent plus aucune attestation, hormis en interrogative ou après certains adverbes: c'est le cas chez Commynes (aucune postposition sur 26 cas), Calvin (sur 12 cas) et Descartes (sur 76 cas). Peut-être la possibilité pour on en cette période d'avoir une valeur personnelle a-t-elle favorisé son antéposition au verbe, ainsi que le fait que désormais les autres pronoms indéfinis, chascuns, (li) uns, (li) plusor, sont plus souvent antéposés au verbe.
3.4 Le sujet postposé: vers une disparition, ou vers une « réutilisation » ?
Entre le 13e s. et le 17e s., progressivement, les possibilités de postposition du sujet au verbe se sont réduites, mais jamais elles n'ont totalement disparu, se situant entre 1% et 6% depuis le 16e s. Ces constructions, d'un emploi persistant et régulier en FM, ont donné lieu à des études détaillées évoquées au début de cette étude. Les quelques constructions restant possibles en FM se rencontrent aussi bien en principale qu'en subordonnée, mais leur usage est désormais limité; le sujet postposé est en FM nominal le plus souvent, mais pas seulement: Sp se postpose en interrogatives, après certains adverbiaux, et même après coordination (Mange-t-il et boit-il correctement ? Peut-être viendra-t-elle et dînera-t-elle). La construction et V on, présente parfois chez Joinville, Commynes, Vigneulles et Léry, se rencontre encore (Peut-être viendra-t-on et dinera-t-on avec vous).
Le sujet nominal postposé est généralement ‘lourd’ et peut même suivre un verbe et son objet (Paieront une amende tous les automobilistes en infraction). En revanche, après une coordination, la postposition du sujet nominal n'est plus possible: elle était d'ailleurs rare en AF et MF (Ainxin est vaincu et se repent moult le bon homme, QuinzeJoies, p. 113).
La postposition du sujet nominal en FM est liée à un type de verbes précis (intransitifs, ou avec un pronom régime direct relatif, personnel ou réfléchi), et à quelques types de propositions (relatives, subordonnées en comme, déclaratives avec circonstanciel). Ces emplois étaient tous possibles antérieurement, mais désormais, à travers une réutilisation stylistique du trait régressif qu'est la postposition, ils caractérisent un registre élevé, et des genres textuels définis tels que les prescriptions, ou les descriptions, ainsi que cela apparaît dans notre corpus chez Vidal de la Blache, dans son Tableau de la géographie de la France, où les sujets postposés, presque tous nominaux (112 sur 113), atteignent le taux inhabituel de 16%, et où 67 des cas de postposition du sujet (soit la moitié) se trouvent en relatives:
Avec les sources reparaissent les riches cultures, les noyers, mirabelliers, la vigne; (Vidal-Blache, Tableau, 1908, p. 218)
Partout où se concentrent ces conditions favorables, fertilité du sol, présence de l'eau, facilités de défense, elles. . . (Vidal-Blache, p. 208)
4. CONCLUSION, ET RÉSULTATS ANNEXES
A différentes étapes, les facteurs corrélés à l'absence de sujet en AF ont régressé ou disparu. Ainsi, le verbe impersonnel dès 1550 prend systématiquement le sujet il chez certains auteurs, dont Calvin (Lettres) et Descartes. L'emploi de l'adverbe connecteur si, qui était l'un des facteurs les plus fréquents accompagnant S0 en AF et encore en MF, régresse considérablement au 16e s., et c'est l'un de ses avatars comportant le sujet ce, si est-ce que, qui à partir du milieu du siècle va dominer, avant de disparaître lui-même dès 1650. Les parenthétiques, propositions principales incidentes sans sujet en AF, prennent place dans ce mouvement, acquérant d'abord un sujet optionnel, puis un sujet obligatoire au 15e s. Des facteurs favorisant la postposition du sujet en AF, et spécialement du sujet pronominal, seuls ont subsisté certains adverbes (ainsi, aussi, à peine, etc.), et l'importance nouvelle d'autres facteurs s'est confirmée (‘poids' du sujet, structure informationnelle, genre textuel).
C'est donc entre le 15e s. et le premier tiers du 17e s. que disparaissent la plupart des facteurs non favorables à l'expression et à l'antéposition du sujet, et, dans les limites de notre corpus, Descartes (Discours, 1637) est apparu comme le premier auteur utilisant les traits de la syntaxe moderne du sujet, et seulement ceux-là, synthétisant ainsi l'essentiel des changements, alors que plusieurs de ses contemporains ou successeurs faisaient perdurer quelque temps des traits plus archaïques. Il faut souligner que Descartes est l'un des premiers philosophes (le premier ?) à écrire en français, et il a expliqué le choix de cette langue à la fin du Discours de la méthode: ‘Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin [..], c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens. . .’. Notons que la publication de ce texte (1637) coïncide presque avec la création de l'Académie française (1635).
Cette étude a permis deux acquis annexes concernant le rythme et la typologie des changements linguistiques: elle a éclairé le rôle et les contours d'une période encore en voie de définition, celle du ‘français préclassique' (Combettes Reference Combettes2003), qui se révèle capitale pour la syntaxe du sujet ; et elle a mis en évidence l'importance d'un type de changement, la ‘réutilisation’ (ou ‘exaptation’: Vincent, Reference Vincent and Andersen1995; Marchello-Nizia, Reference Marchello-Nizia, Badiou-Monferran and Verjans2015): les deux traits S0 et VS, en recul à partir du 11e s., ont été chargés rapidement de nouvelles fonctions, en devenant des traits caractéristiques de types de proposition à structure contrainte (impératives, interrogatives, incises), et de genres textuels définis (prescriptifs, descriptifs).