Je vois des gens qui s'effarouchent à la moindre digression, et, moi, je crois que ceux qui savent en faire sont comme les hommes qui ont de grands bras et qui atteignent plus loin.
(Montesquieu, Mes pensées, n° 813, p. 971, O. C. – Le Seuil – L'Intégrale)
1. INTRODUCTION
Dans cet article, nous décrivons l’évolution d'un paradigme de formes adverbiales liées à ailleurs, depuis l'ancien français jusqu'au français moderne. A partir de cet adverbe spatial, probablement issu du latin *in aliore loco ‘dans un autre lieu’, présent dès les premiers textes d'ancien français (Vie de Saint Alexis, 11ème siècle) et signifiant à l'origine ‘autre part, dans un autre lieu’, la diachronie du français a en effet vu la création de deux locutions adverbiales ayant des emplois spatiaux puis des emplois comme marqueurs de discours (MD) : d'ailleurs puis par ailleurs, suivant un phénomène d'intersubjectivation typique des marqueurs discursifs (Traugott Reference Traugott and Hickey2003, Reference Traugott, Davidse, Vandelanotte and Cuyckens2010). Sur la base d'une large étude sur corpus, prenant en compte à la fois une approche qualitative sur un échantillon d'occurrences et une approche quantitative sur l'ensemble des données, nous étudions l’évolution de ces trois adverbes, en nous attachant à décrire les glissements sémantiques, syntaxiques et pragmatiques qui ont touché ce paradigme. Nous décrivons les détails de l’évolution sémantique, d'un ailleurs spatial (se trouver ou se rendre à un autre endroit) à un ailleurs métaphorique, renvoyant typiquement à un être humain (aimer ailleurs, penser ailleurs : ‘(à) quelqu'un d'autre’) puis à un site textuel (comme j'ai dit ailleurs). On passe ensuite à un ailleurs discursif avec les emplois de d'ailleurs et par ailleurs signalant un changement de topique de discours, encore présents en français moderne (1–2) :
1. Darwin a écrit un beau livre sur les mouvements des plantes grimpantes. Il a étudié les manœuvres de certaines plantes insectivores, telles que le drosera et la dionée, pour saisir leur proie. On connaît les mouvements des feuilles de l'acacia, de la sensitive, etc. D'ailleurs, le va-et-vient du protoplasme végétal à l'intérieur de son enveloppe est là pour témoigner de sa parenté avec le protoplasme des animaux. (Henri Bergson, L’Évolution créatrice, 1907)
2. Ce n'est donc ni par hasard ni par erreur que la loi française sur la presse réglemente à la fois l'injure, la diffamation et le droit de réponse. D'où la nécessité évidente d'une réglementation spéciale. Par ailleurs, s'il est certain que la protection de l'individu contre les abus de la presse ne met pas en jeu les mêmes problèmes généraux que l'organisation d'un régime juridique de la presse envisageant les rapports du journaliste et de l’état, il n'en est pas moins vrai que les deux questions ne peuvent jamais être complètement isolées. (Julien Cain (dir.), La Civilisation écrite, 1939)
Nous montrons ainsi qu'il y a eu une redistribution des relations forme-sens au sein du paradigme, avec une tendance à la spécialisation, ailleurs restant principalement spatial, métaphorique (ou ‘humain’, c'est-à-dire décrivant des relations interpersonnelles) et textuel, tandis que d'ailleurs et par ailleurs se cantonnent à des emplois comme MD. Nous dégageons, enfin, la manière dont ces deux adverbiaux qui marquent le changement de topique de discours ont pu en venir à le faire de manières différentes.
2. ETUDES ANTÉRIEURES
Il n'y a pas, à notre connaissance, d’étude diachronique des adverbes ailleurs, d'ailleurs et par ailleurs. Cependant, on peut reconstruire le parcours du paradigme à l'aide des dictionnaires, dont certains proposent un aperçu diachronique assez riche, notamment le TLF-i. De plus, l'opposition entre les emplois de ailleurs, d'ailleurs et par ailleurs ressort bien des études disponibles sur chacun des trois adverbes.
Ce qui se dégage des études antérieures sur ces trois adverbes, c'est avant tout une opposition assez nette entre les trois. Pour ailleurs, on trouve dès l'ancien et le moyen français des emplois polysémiques : spatiaux, glosables par ‘à un autre endroit, en un autre lieu’ ; et, par métonymie, appliqués à d'autres réalités, qu'il s'agisse de choses, d'humains (ailleurs est alors glosable par ‘(chez) une autre personne, un autre esprit’, par exemple dans des constructions du type aimer ailleurs) ; enfin, on trouve des emplois abstraits, que le Dictionnaire du moyen français (DMF) glose par ‘en une autre circonstance’. Nous n'avons pas trouvé d’étude spécifique des emplois médiévaux de ailleurs, mais les emplois modernes ont été bien décrits par Borillo (Reference Borillo1998) et Lammert (Reference Lammert2012) : on retrouve des contextes d'emploi assez proches, spatiaux, textuels et abstraits, argumentaux et non argumentaux, comme adverbe déictique ou anaphorique (possiblement cadratif).
D'ailleurs semble émerger comme MD dès la fin du moyen français (1477, d'après le DMF, avec le sens ‘du reste’). Si les dictionnaires se contentent de mentionner ce type d'emploi, pour la langue moderne en revanche ce fonctionnement de d'ailleurs en discours a été discuté, et son rôle de connecteur largement reconnu (Ducrot Reference Ducrot1980, chapitre 6, Luscher Reference Luscher1989, Reference Luscher and Moeschler1994, Paillard Reference Paillard1991, Franckel et Paillard Reference Franckel and Paillard1997, Portine Reference Portine, Col and Roulland2001, Rossari Reference Rossari2007). Pour caractériser le fonctionnement de d'ailleurs, Ducrot (Reference Ducrot1980 : 195) propose la définition suivante (le schéma sémantique sous-jacent, dans sa terminologie) :
Le locuteur prétend viser une conclusion r, il donne pour cette conclusion l'argument P qui la justifie. Et, dans un second mouvement discursif, il ajoute un argument Q, allant dans le même sens que P. Dans le mesure où P tout seul devrait conduire à r, Q est ainsi présenté comme n’étant pas nécessaire pour l'argumentation. Le locuteur prétend donc ne pas utiliser Q mais seulement l’évoquer (en d'autres termes, tout en présentant Q comme un argument, il prétend ne pas argumenter à partir de Q).
Cependant, Luscher (Reference Luscher1989) conteste l'hypothèse selon laquelle tous les emplois de d'ailleurs seraient argumentatifs (cf. également Paillard Reference Paillard1991, qui dénie même toute valeur argumentative à d'ailleurs), et distingue quatre types d'emploi de d'ailleurs : argumentatif, d'autocorrection, de commentaire énonciatif et de commentaire digressif. Un point fort intéressant pour nous dans l'exposé de Luscher est qu'il reconnaît une certaine unité dans tous ces emplois, cette unité étant liée au ‘caractère digressif toujours rattaché à d'ailleurs’ (p. 129). Ce caractère ‘fondamentalement digressif’ de d'ailleurs est réaffirmé dans une étude ultérieure (Luscher Reference Luscher and Moeschler1994), mais remis en cause par Franckel et Paillard (Reference Franckel and Paillard1997), pour qui ‘La caractérisation en termes de digression est trop étroite’ (p. 54). D'après eux, ‘La propriété fondatrice de l'identité de ailleurs est sa dimension négative : ailleurs désigne un espace dont l'identité est définie comme ni ici, ni là, c'est-à-dire comme autre que ici, autre que là, ou encore hors d'ici, hors-là.’ (p. 60). Ils proposent, comme ‘Forme schématique’ sous-jacente à tous les emplois de d'ailleurs, la définition suivante :
Dans un enchaînement discursif concernant un état de choses Z, d'ailleurs Q signifie que Q constitue un point de vue sur Z qui est dans un rapport d'extériorité stricte à P, préalablement associé à Z (p. 61)
L’étude de Ricci (Reference Ricci and Rossari2007) permet de préciser la nature de ce qui est appelé ‘lien digressif’, et qui tient en trois points :
(i) D'ailleurs présente Y comme un contenu propositionnel évoqué à la suite de l’énonciation de X
(ii) L’énonciation de Y est présentée comme non planifiée au moment de celle de X
(iii) La relation entre X et Y n'est pas spécifiée par le connecteur
En réalité, le point (ii) est essentiel : la non-planification entre X et Y est en fait ‘nécessaire à l'emploi de d'ailleurs’ d'après Ricci (ibid. : 61). On ne peut pas vraiment préciser la relation entre X et Y, qui n'est ‘ni logique, ni informative, ni organisée, mais dépourvue de planification, simplement évoquée par l’énonciation de X’ (ibid. : 65).
Enfin, Portine (Reference Portine, Col and Roulland2001) montre en quoi cette évolution de d'ailleurs peut être considérée comme un phénomène de grammaticalisation, plus précisément la ‘grammaticalisation de l'altérité spatiale’ :
La grammaticalisation de d'ailleurs a opéré une abstraction à partir de ‘de + ailleurs’ comme modification de lieu (comme dans il vient d'ailleurs) qui a investi ailleurs d'une valeur de différenciation énonciative (ibid. : 258)
Cette grammaticalisation se fait, d'un point de vue logique, en trois phases : (1) venir d'ailleurs > (2) vu d'ailleurs > (3) (envisagé) d'ailleurs (ibid. : 262). L'auteur précise bien qu'il ne s'agit pas de diachronie, et que ces résultats restent à étayer :
[Cette description phasique] n'est pas fondée sur des observations historiques mais sur des raisonnements au sein d'une théorie du langage et des langues. Elle peut donc être confrontée à des analyses qui peuvent la confirmer ou l'infirmer (ibid. : 263)
Enfin, l'adverbe par ailleurs, de création plus récente, n'a, pour l'instant, guère attiré l'attention des linguistes. Tout juste trouve-t-on quelques remarques dans Luscher (Reference Luscher1989), dans l'optique d'une comparaison avec d'ailleurs : l'auteur note que de toute façon et par ailleurs sont encore plus digressifs que d'ailleurs, et servent à ‘modifier le cours de la conversation’ (Luscher Reference Luscher and Moeschler1994 : 132). Le TLF (consulté dans sa version électronique), qui fournit des exemples de par ailleurs MD remontant à la toute fin du 18ème siècle, note que les lexicographes ont tardé à enregistrer cette construction : ‘En tant que loc. adv. figée, par ailleurs n'est enregistrée ni par LITTRÉ, ni par Ac. avant l’éd. de 1932’. Il semble clair en tout cas d'après les quelques commentaires sur le sujet que par ailleurs est un marqueur de digression, au même titre que autrement et sinon dans certains de leurs emplois. Le TLF décrit ainsi son fonctionnement : ‘Indique que l'on mentionne à titre complémentaire et comme en passant, des aspects que l'on n'a pas encore envisagés’.
On peut noter aussi la proposition de Charolles et Lamiroy (Reference Charolles, Lamiroy and Radimsky2012), fondée sur quelques exemples forgés ou attestés : étudiant une série d'adverbiaux afin d'en tester les emplois comme cadratifs ou connecteurs, les auteurs concluent qu'il y a un continuum du plus cadratif, ailleurs, au plus connecteur, d'ailleurs. Les auteurs, en s'attachant aux aspects sémantiques et interprétatifs, parviennent ainsi à dégager le contraste entre d'ailleurs et par ailleurs. Cependant, ils ne prennent pas en compte le rôle qu'a pu jouer la préposition (de ou par). Or cet élément a également un rôle; ainsi, pour d'ailleurs, le TLF-i note que ‘La prép[osition] d’éloignement de signifie le changement de plan logique et, en même temps, rapporte ce que l'on dit à ce que l'on vient de dire’.
Pour conclure ce panorama, on peut noter que les emplois de ailleurs et d'ailleurs sont assez bien connus, mais que c'est moins le cas pour par ailleurs ; en outre, on ne dispose pour aucun des trois d'une étude systématique sur corpus, encore moins en diachronie. C'est ce que nous proposons dans la suite de cet article.
3. MÉTHODOLOGIE
3.1. Corpus
Pour cette étude, nous avons analysé un très large corpus d'occurrences, extraites de deux bases de données couvrant la totalité de la diachronie du français : la BFM (Base du français médiéval) et Frantext. Nous avons en outre utilisé les outils du DMF, notamment la description lexicographique et la liste des graphies.
Dans un premier temps, nous avons extrait la totalité des occurrences des trois séquences ailleurs, d'ailleurs et par ailleurs. Pour cela, nous avons fait une série de recherches préliminaires – outre la consultation des dictionnaires – pour identifier les formes graphiques de ailleurs. Les graphies repérées dans notre corpus sont les suivantes : aileurs, ailheurs, ailieurs, ailleur, ailleurs, aillieurs, ailliours, aillor, aillors, aillours, aillurs, ailors, alheurs, alieurs, allieurs, alliours, allors, aylleurs.
A partir de ces données, nous avons mené une étude quantitative sur l'apparition des séquences de ailleurs, d'ailleurs et par ailleurs, et sur l’évolution de leur fréquence relative dans le corpus 1.
Comme on le voit dans le tableau 1, la fréquence brute de ailleurs, d'ailleurs et par ailleurs est très importante, en tout cas trop importante pour que nous puissions étudier toutes les occurrences. Pour l’étude qualitative, nous avons donc utilisé uniquement les données du corpus BFM pour la période médiévale, et sélectionné, à partir du 16ème siècle – la période d’émergence de d'ailleurs –, au maximum 25 occurrences de ailleurs, d'ailleurs et par ailleurs par quart de siècle (soit 100 occurrences par siècle, pour chaque construction).
La sélection aléatoire a été opérée à l'aide de la fonction alea du logiciel Excel. Le sous-corpus d'occurrences utilisé pour l’étude qualitative plus fine (corpus 2) est décrit dans le tableau 3.
3.2. Schéma d'annotation
Nous avons codé manuellement l'ensemble des occurrences pour le français médiéval, et les occurrences du corpus 2 (tableau 3) pour les périodes plus tardives. Ce codage consistait en une analyse sémantique et syntaxique. Pour l'analyse sémantique, nous avons distingué, comme l'illustrent les exemples ci-dessous, les emplois purement spatiaux (3) des emplois métaphoriques (4), textuels (5) et comme MD (6) :
3. nous trouverons les plus grosses maisons des princes de France, Italie, Alemaigne, Espaigne et d'ailleurs, avoir esté renommées des bastards, et les histoires remplies des prouesses et faits chevaleureux (Charles Estienne, Paradoxes, 1561)
4. Luy, se sentant asseuré de ma liberale promesse, apres plusieurs propos acompagnez d'une infinité de sanglots, me descouvrant le secret de son coeur, me dist que le tourment qu'il enduroit ne procedoit d'ailleurs que d'une fervente amour qu'il te porte. (Pierre Boaistuau, Histoires tragiques, 1559)
5. quand elles [= les racines] sont arrachées, les femmes (car les hommes ne s'y occupent point) apres les avoir faits secher au feu sur le Boucan, tel que je le descriray ailleurs, ou bien quelques fois les prenans toutes vertes, [. . .] elles les reduisent en farine laquelle est aussi blanche que neige. (Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, 1580 [1578])
6. Alidor : Tu portes en bon lieu tes désirs amoureux ; Mais songe que l'hymen fait bien des malheureux. Cléandre : J'en veux bien faire essai ; mais d'ailleurs, quand j'y pense, Peut-être seulement le nom d’époux t'offense, Et tu voudrois qu'un autre. . . (Pierre Corneille, La Place Royale, 1682)
Notons que, dans cette première étude diachronique, nous n'avons pas codé plus finement la différence entre les emplois comme MD de d'ailleurs et ceux de par ailleurs. Cette différence, si elle existe, comme le suggèrent Luscher (Reference Luscher and Moeschler1994) et Charolles et Lamiroy (Reference Charolles, Lamiroy and Radimsky2012), nécessite une étude spécifique pour être analysée de manière satisfaisante. Tout au plus peut-on dire ici – en accord avec les analyses modernes présentées en section 2 – que d'ailleurs semble introduire assez fréquemment une justification, tandis que par ailleurs dénote plutôt une séquence digressive. Cependant, il reste à voir dans le détail comment ces emplois se développent, s'il y a des différences plus fines entre les deux MD, et quelle est l’évolution entre leurs premiers emplois comme MD et ceux qu'on leur connaît en français contemporain.
Certaines occurrences sont difficiles à interpréter, comme dans le cas suivant, où l'on peut interpréter d'ailleurs comme plutôt métaphorique, glosable par ‘pour le reste’, ou bien comme MD, glosable par ‘dont je pourrais dire de plus’ :
7. Jadis certain bigot, d'ailleurs homme sensé, d'un mal assez bizarre eut le cerveau blessé : s'imaginant sans cesse, en sa douce manie, des esprits bien-heureux entendre l'harmonie. Enfin un medecin fort expert en son art, le guerit par adresse, ou plûtost par hazard. (Nicolas Boileau, Satires, 1664–1701)
A chaque fois que le choix semblait s'offrir entre un sens plus ancien (ici métaphorique) et un autre plus moderne (ici MD), nous avons codé comme ambigu, mais conservé, pour les calculs statistiques, le codage du sens le plus ancien. L'exemple (7) a donc été codé comme ayant un sens métaphorique. Les résultats ne sont pas affectés outre mesure par cette décision, car elle ne concerne qu'une faible proportion des occurrences (de l'ordre de 5%).
Pour l'analyse syntaxique, nous avons opéré en deux temps, codant d'une part la position par rapport au verbe, d'autre part le degré d'intégration. On sait bien en effet que lors de l’évolution d'un adverbe de phrase en marqueur de discours (Schwenter et Traugott Reference Schwenter and Traugott2000), outre le phénomène d'intersubjectivation déjà noté, on obverse une évolution syntaxique : le marqueur discursif présente un moindre degré d'intégration (Fischer Reference Fischer2006, Lamiroy et Charolles Reference Lamiroy and Charolles2004), et en conséquence une mobilité syntaxique plus grande (ainsi de actually en anglais moderne, cf. Fagard et Sarda Reference Fagard, Sarda, Sarda, Carter-Thomas, Fagard and Charolles2014 : 202–203).
Nous avons retenu trois positions. La position initiale (8), immédiatement après un point ou une ponctuation forte, sans compter les adverbes ou conjonctions (8). La position médiane, non initiale mais encore préverbale (11). Enfin, la position finale, postverbale et en fin de phrase ou de proposition (9).
8. Les opprimés doivent y trouver l’évocation de leur patrie à eux, qui est une espérance. Mais par ailleurs le marxisme a gravement altéré cet esprit de révolte qui, au siècle dernier, brillait d'un éclat si pur dans notre pays. (Simone Weil, Œuvres, 1929–1943)
9. la royne fut servie la premiere de goabins, qui est une viande fort exquise au pays des lanternois, car je n'en vis jamais ailleurs. (anonyme, Le Disciple de Pantagruel : Les Navigations de Panurge, 1538)
Pour le degré d'intégration, nous avons distingué les emplois intégrés d'une part, comme en (8–9) ci-dessus, et les emplois détachés. Nous avons ainsi codé comme détachés tous les emplois où l'adverbe figure isolé en incise (au sens strict) (10), mais aussi ceux où il figure à l'intérieur d'une incidente (11), qui peut prendre la forme d'une parenthèse (12). On peut poser l'hypothèse que les emplois en incidente, qui sont moins nombreux (environ un quart des emplois détachés), préfigurent les emplois en incise.
10. Les exploicts et conquestes de ces gentils courages se connoistroyent bien mieux avec les moyens qu'ils ont tenus, si la pluspart ne nous estoyent celez à dessein. Ces gens sont, d'ailleurs, assez ambitieux d'honneur, assez curieux de l'amplification de leur gloire. (Antoine de Montchrestien, Traicté de l'oeconomie politique, 1615)
11. Le jeune Duc de Guise, son neveu, enfermé pour lors, n'auroit pas nui à ses desseins ; mais Mayenne, d'ailleurs habile Capitaine, n'avoit point d'activité, et il ne connut pas le prix des moments. (Louis-Sébastien Mercier, La Destruction de la Ligue ou la Réduction de Paris, 1782)
12. Pour les rendre donc parfaicts et accomplis, reduisons-les aux quatre modes parfaits de la premiere figure : commençant par Baralipton : auquel (comme il a esté dit ailleurs) il ne faut considerer que les trois premieres syllabes : la derniere estant adjoustée seulement pour parfaire le vers Latin. (Scipion Dupleix, La Logique ou l'Art de discourir et raisonner, 1607)
La combinaison de ces deux niveaux de codage permet d'isoler les contextes syntaxiques les moins intégrés, correspondant aux emplois modernes de d'ailleurs et par ailleurs comme MD (exemples (1) et (2) donnés en introduction) : il s'agit des emplois détachés en tête, que nous nommons ‘extraposés’ (13).
13. Ah ! Monsieur Fal ! je me serais poignardé s'il eût gardé les deux mille louis qu'il avait soustraits du paquet ! (Il reprend un ton grave.) D'ailleurs, nul ne sait mieux que lui que, par la nature et la loi, ces jeunes gens ne se sont rien, qu'ils sont étrangers l'un à l'autre. (Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, La Mère coupable ou l'Autre Tartuffe, Le Mariage de Figaro, 1797)
Nous avons également codé la construction dans laquelle s'insère l'adverbe, et notamment les dépendances syntaxiques, afin de distinguer les emplois de d'ailleurs et par ailleurs comme séquences fortuites (c'est-à-dire ‘en syntaxe libre’) comme en (14), où la préposition de est appelée par le verbe (venir de Rome), plutôt que comme adverbes lexicalisés comme en (15) :
14. il ne vient pas de Rome mais d’ailleurs
15. il vient d'ailleurs de repartir
Enfin, nous avons codé pour les adverbes d'ailleurs et par ailleurs le sens des prépositions de et par. Ce dernier peut en effet être repérable ; il est alors typiquement spatial (cf. (3), (14) ci-dessus). Mais il est souvent peu évident, voire impossible à identifier précisément, comme en (16).
16. Mon bonheur me parut d'abord établi d'une manière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisance même. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je me crus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d'expérience, nous raisonnâmes sur la solidité de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fond de nos richesses, n’étaient pas une somme qui pût s’étendre autant que le cours d'une longue vie. Nous n’étions pas disposés d'ailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu de Manon, non plus que la mienne, n’était pas l’économie. (L'abbé Prévost, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731, p. 54)
Outre ces codages manuels, nous avons inclus dans notre codage des métadonnées, comme la date (année, quart de siècle, demi-siècle, siècle) et le type de texte (en suivant et en raffinant la typologie proposée par Frantext).
Comme cela est préconisé par Hilpert (Reference Hilpert2013 : 32 sq.), nous n'avons pas cherché à plaquer sur nos données une périodisation dont on sait qu'elle est en partie arbitraire et pourrait être revue (indépendamment de ce phénomène ; cf. Combettes et Marchello-Nizia Reference Combettes, Marchello-Nizia and Combettes2010). Au contraire, nous sommes partis d'une périodisation ‘neutre’ en tranches de 25, 50 ou 100 ans, afin de voir où se situaient les ruptures. Nous verrons ci-dessous que, comme c'est souvent le cas, ces ruptures se situent en fait à peu près aux points de passage traditionnellement identifiés : ce n'est sans doute pas un hasard. On ne s’étonnera donc pas de retrouver dans la suite de l'article une périodisation somme toute assez proche de la périodisation traditionnelle, qui distingue ancien français, moyen français, français classique et français moderne. Pour ailleurs, d'ailleurs et par ailleurs, la périodisation la plus pertinente est en fin de compte la suivante : français médiéval (ancien et moyen français, du 11ème siècle au 15ème siècle) ; français préclassique et classique (du 16ème au 18ème siècle) ; français moderne et contemporain (du 19ème au 21ème siècle).
4. EVOLUTION GLOBALE DU PARADIGME
La première étape de l’évolution du paradigme est l’émergence de la séquence d'ailleurs ‘(venant) d'un autre endroit’, avec des emplois comme MD dès le français classique. Vient ensuite celle de la séquence par ailleurs ‘(en passant) par un autre endroit’ qui se mue à son tour – mais bien plus tard, au tournant du 20ème siècle – en MD, que l'on peut gloser par ‘de plus, en outre’.
4.1. Français médiéval
En français médiéval, on trouve surtout ailleurs et d'ailleurs, avec quelques rares occurrences de la séquence par ailleurs. Ailleurs est souvent spatial, comme en (17).
17. Le matin vindrent tous les seigneurs tenir conseil ; et ne se tenoit point ailleurs que chez ledict conte de Charroloys, et tousjours, après le conseil, disnoyent (Philippe de Commynes, Mémoires, ca. 1490–1505)
Il a également un emploi que nous qualifions de ‘textuel’ (18) :
18. comme bien apiert en la seynte Escripture de la Bible et alliours.
‘comme il est évident dans la sainte écriture de la bible et ailleurs’ (Henri de Lancastre, Livre de seyntz medicines, 1354)
Et bien souvent un sens métaphorique (19) :
19. De ma chançon faz mesage, Que tant est cortoisie et sage Que ne puis aillors penser. (Thibaut de Champagne, Chansons, entre 1201 et 1253)
Les séquences d'ailleurs et par ailleurs sont généralement transparentes, compositionnelles, typiquement dans des séquences du type passer par ailleurs ; de Brie et d'aillieurs ; de cele terre et d'aillors ((20) ; cf. aussi (3) et (4) ci-dessus).
20. leur clarté d'ailleurs acquierent
‘ils acquièrent leur clarté d'une autre source’ (Jean de Meun, Roman de la Rose, v. 1270)
Enfin, la séquence par ailleurs n'est pas compatible avec une lecture discursive ; ses emplois sont uniquement spatiaux (21) :
21. tout estoit assemblé, le roy estoit beaucop trop foible par la mer. Par ailleurs fit le roy de Castille peu de dommaige au roy. (Philippe de Commynes, Mémoires, ca. 1490–1505)
Pour résumer, on peut dire qu'en français médiéval ailleurs est un adverbe largement polysémique, tandis que les séquences d'ailleurs et par ailleurs ne sont pas encore lexicalisées : elles ont à la fois une fréquence très faible et un sens généralement compositionnel. Le tableau 4 ci-dessous illustre bien cette opposition entre un adverbe ailleurs fréquent et polysémique et les deux séquences non lexicalisées, qui semblent bien constituer des séquences plus ou moins fortuites, sans augmentation de fréquence notable. Le sens (presque) exclusivement spatial des séquences d'ailleurs et par ailleurs peut s'expliquer par le sens encore nettement spatial de de et par à cette période : même si elles peuvent déjà être analysées comme des prépositions fonctionnelles (et ce dès l'ancien français, cf. Fagard Reference Fagard2010 : 89–90), elles ont encore des emplois lexicaux (voir par exemple, pour de, Carlier et al. Reference Carlier, Goyens, Lamiroy, Carlier and Verstraete2013: 168–176). On peut noter à l'inverse que la polysémie de la forme simple ailleurs semble s'accentuer, avec un sens textuel qui prend de l'importance au 15ème siècle, dans notre corpus.
D'un point de vue syntaxique, ailleurs est un adverbe intégré à la phrase, en position médiane, régi par le verbe, surtout dans ses emplois spatiaux et métaphoriques. Le sens spatial et la position non marquée sont prévalents jusqu'au 15ème siècle ; la position marquée – c'est-à-dire l'emploi de ailleurs en incise (ou en incidente) – n’émerge que tardivement, comme l'illustre le tableau 5.Footnote 1
A cette même période émerge plus clairement l'emploi textuel, comme nous l'avons noté plus haut. Si les emplois de ce type sont tardifs, ils sont aussi nettement moins intégrés à la phrase (voir l'exemple (12) plus haut), comme l'illustre le tableau 6.
On peut penser que ces emplois textuels en incise préfigurent les emplois de d'ailleurs comme MD, dans la mesure où il y a à la fois un glissement sémantique (avec un ailleurs qui est devenu assez abstrait) et un changement morpho-syntaxique (l'emploi en incise) : on retrouve bien là les marques classiques de la grammaticalisation (cf. Lehmann Reference Lehmann1995). Le glissement de ailleurs à d'ailleurs pourrait s'expliquer par le principe d'isomorphisme (voir la discussion, section 5).
4.2. Français préclassique et classique
Dans cette section, nous présentons l’évolution de ailleurs, d'ailleurs et par ailleurs du 16ème au 18ème siècle, telle que nous avons pu la reconstruire à partir de l’étude des données du corpus 2 (voir le tableau 3, Section 3.1). Ce sous-corpus contient 578 occurrences des adverbes ailleurs (y compris quelques occurrences de la séquence par ailleurs, non lexicalisée : 17 occurrences au total) et d'ailleurs. La période du français préclassique et classique est une période clé de l’évolution du paradigme, puisqu'elle voit l’émergence et la lexicalisation de d'ailleurs comme locution adverbiale à part entière, et non plus comme séquence fortuite.
Pour cette période, on a donc deux adverbes distincts. Ailleurs connaît encore des emplois spatiaux, textuels et métaphoriques, en position généralement interne ou finale. L’évolution la plus notable par rapport au français médiéval est en fait l’émergence de la nouvelle forme (d'ailleurs) et son association à un emploi qui se démarque nettement des emplois typiques de ailleurs en ancien français. En effet, d'ailleurs a principalement des emplois abstraits (22) et comme MD (23–24) ; il est également associé à une position syntaxique différente, puisqu'on le trouve principalement extraposé (donc détaché et préverbal (23)) ou en incise (24).
22. De fait, elle [= la cour du Parlement] fist tout ce qu'elle peust pour descouvrir et apprehender les aucteurs de la sedition, et enfin en fust attrappé un (qu'on disoit n'en pouvoir mais), mais qui toutefois avoit bien merité la mort d'ailleurs, estant un matois diffamé partout et archer voleur de Tanchou, lequel fust executé à mort au lieu mesme, le 16e octobre ensuivant. (Pierre de L'estoile, Registre-journal du regne de Henri III, t. 4, 1582–1584, p. 40)
23. Alidor : Tu portes en bon lieu tes désirs amoureux ; Mais songe que l'hymen fait bien des malheureux. Cléandre : J'en veux bien faire essai ; mais d'ailleurs, quand j'y pense, Peut-être seulement le nom d’époux t'offense, Et tu voudrois qu'un autre. . . (Pierre Corneille, La Place Royale, 17ème s.)
24. Jadis certain bigot, d'ailleurs homme sensé, d'un mal assez bizarre eut le cerveau blessé : s'imaginant sans cesse, en sa douce manie, des esprits bien-heureux entendre l'harmonie. Enfin un medecin fort expert en son art, le guerit par adresse, ou plûtost par hazard. (Nicolas Boileau, Satires, fin 17ème s.)
On voit ainsi émerger des emplois où la portée de l'adverbe est très réduite – limitée le plus souvent à un adjectif, comme en (25) :
25. C'est un homme de bien, respectable d'abord, Riche d'ailleurs, qui peut faire un jour votre sort. (Jean François Collin D'Harleville, Le Vieux célibataire, 18ème s.)
Un fait notable concernant l’émergence de d'ailleurs à cette période est que le sens du premier élément, de, s'est à peu près effacé ; le sens de la préposition de est parfois vaguement récupérable à partir du contexte, mais le plus souvent on voit mal la raison de sa présence. C'est qu'il y a eu un processus de lexicalisation de l'adverbe : il en résulte naturellement un effacement des caractéristiques propres de chacun des éléments. C'est ce qu'on désigne par perte de compositionnalité : tandis que, dans la séquence de + ailleurs, les deux éléments ont pleinement leur sens, dans l'adverbe d'ailleurs c'est la séquence dans son ensemble qui a un sens – et un sens qui n'est pas directement calculable à partir du sens de ses composantes, de et ailleurs.
Enfin, notons que les 17 occurrences de par ailleurs sont en fait des occurrences de la séquence (par + ailleurs), comme dans les occurrences suivantes :
26. L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle láchement aux accointances qui sont dressées et entretenues soubs autre titre, comme est le mariage (Michel de Montaigne, Essais, 16ème s.)
27. Si on eust laissé cela à mon choix, je fusse passé par la France, quelque danger qu'il y pûst avoir. (. . .) Neantmoins, on me commande d'aller par ailleurs : et les personnes à qui vous avez donné toute sorte de pouvoir sur moy, et qui en devroient avoir sur tout le monde, me l'ordonnent si expressement, qu'il ne m'est pas permis seulement de le mettre en deliberation. (Vincent Voiture, Lettres, 1648, p. 128–129)
La séquence par ailleurs ne semble donc pas encore être lexicalisée. Il est vrai cependant que l'on peut hésiter pour quelques-unes de ces occurrences, notamment les suivantes :
28. Je ne tiens que trop au monde et à cette vie par moy-mesme. Je me contente d'estre en prise de la fortune par les circonstances proprement necessaires à mon estre, sans luy alonger par ailleurs sa jurisdiction sur moy; et n'ay jamais estimé qu'estre sans enfans fut un defaut qui deut rendre la vie moins complete et moins contente. (ibid)
29. Helvétius, par ailleurs honnête homme et bon homme, (mot dont on a trop mésusé, et qu'il faut faire revenir à sa première valeur), Helvétius marié, se faisoit amener chaque nuit une nouvelle maîtresse, par son valet de chambre, qui les cherchoit, autant qu'il pouvoit, dans la classe honnête du peuple. (François de Chateaubriand, Essai historique. . ., 18ème s.)
30. Cette nouvelle vient par M D'Audiffret, envoyé du roi auprès de Mm De Lorraine. Il mande qu'il vient d'arriver à Lunéville un courrier de l’électeur de Trèves, frère de M De Lorraine, qui lui mande cette élection, mais on n'en a aucun avis par ailleurs. (Philippe de Dangeau, Journal, 18ème s.)
Du point de vue de l’évolution sémantique au cours de cette période, on peut noter qu'elle est relativement peu marquée pour les deux adverbiaux ; tout juste peut-on signaler que la tendance est à la hausse pour les emplois de d'ailleurs MD, qui passent progressivement de 80 à plus de 90% des occurrences. D'après notre étude qualitative, ailleurs présente surtout des emplois spatiaux (50% des occurrences analysées), ainsi que des emplois textuels (27%) et métaphoriques (22%) en parts à peu près égales (tableau 7). D'ailleurs présente surtout des emplois comme MD (94%), et de rares emplois métaphoriques (3%) ou spatiaux (2%). Les seuls emplois de la séquence par ailleurs sont spatiaux et non lexicalisés ; la présence d'emplois ambigus (28–30) sans occurrence clairement lexicalisée ne permet pas, selon nous, de considérer que par ailleurs a émergé en tant qu'adverbe.Footnote 2
4.3. Français moderne
La dernière période que nous avons identifiée voit la naissance du troisième adverbe, par ailleurs.
Alors qu'on ne trouve pendant de longs siècles que la séquence fortuite [par] [ailleurs], on peut constater l’émergence, vers la fin du 19ème siècle, d'un adverbe par ailleurs dont la préposition fait partie intégrante. Il y a ainsi, comme nous l'avons montré pour de dans d'ailleurs, un phénomène de grammaticalisation de la préposition, qui perd une bonne partie de son sémantisme propre. Ce phénomène est assez repérable tout au long du siècle.
Par ailleurs devient, presque immédiatement, un MD, avec des emplois qui ne sont bien sûr pas identiques à ceux de d'ailleurs, mais suffisamment proches pour que le TLF les donne comme partiellement synonymes, dans la définition de d'ailleurs : ‘Vieilli, au sens de par ailleurs’.
On peut en outre observer une légère évolution des emplois de d'ailleurs : d'une certaine manière, tout comme d'ailleurs a remplacé et pris le relais de ailleurs textuel ou cadratif (par exemple lorsqu'il est détaché et antéposé), par ailleurs empiète sur les emplois de d'ailleurs, et on assiste ainsi au cours de l'histoire du français à un enrichissement progressif du paradigme, que l'on pourrait schématiser comme ci-dessus (tableau 8).
Le tableau 9 illustre bien la spécialisation discursive de d'ailleurs et, dans une moindre mesure, celle de par ailleurs à cette période.
Cependant, la différence entre d'ailleurs et par ailleurs s'estompe quelque peu si l'on prend en compte le critère diachronique : on voit en effet, dans le tableau 10 (et le graphique 1 correspondant), que les emplois ‘locatifs’ de par ailleurs se trouvent surtout (proportionnellement) au 19ème siècle.Footnote 3
Cette progression des emplois de par ailleurs comme MD est très nette dans le graphique 1.
Si l'on s'intéresse plus spécifiquement au rapport entre emploi et position syntaxique (tableau 11), on voit qu'il y a une différence assez marquée entre ailleurs et les deux autres adverbes. Ailleurs a principalement des emplois intégrés, soit préverbaux (initiaux et médians), soit finaux ; les emplois extraposés sont assez marginaux. En revanche, les emplois extraposés de d'ailleurs sont nettement plus fréquents, et ceux de par ailleurs encore plus.
L’évolution au sein de la période envisagée ici n'est pas uniforme (tableau 12). On peut noter, pour ailleurs et d'ailleurs, une évolution limitée, avec une légère montée des emplois extraposés au 20ème siècle, suivie d'une légère baisse de ces mêmes emplois au (début du) 21ème siècle.
Cependant, la baisse constatée au 21ème siècle se fait au profit des emplois médians pour ailleurs – qui reste donc principalement intégré à la phrase – et des emplois initiaux pour d'ailleurs – une place qui semble convenir parfaitement à un marqueur de changement de topique.
Enfin, pour par ailleurs, on peut constater une évolution constante avec une intégration syntaxique de moins en moins marquée : les emplois extraposés passent de 11,8% des occurrences au 19ème siècle à 51,5% au 20ème siècle puis 56% au 21ème siècle.Footnote 4
Le graphique 2 ci-dessous, qui reprend ces données, illustre bien ces évolutions, et notamment la croissance de l'extraposition pour par ailleurs entre le 19ème siècle et le 20ème siècle.
On peut évidemment s'interroger sur le lien entre emploi et position. Ce lien semble assez fort, puisque l'adverbe est nettement plus souvent extraposé dans ses emplois comme MD que dans ses autres emplois (42,5% de ces emplois contre 17,7% des autres emplois, voir annexe, tableau 18). Cependant, ceci tient surtout au fait que seuls d'ailleurs et par ailleurs sont régulièrement extraposés et employés comme MD. Il n'y a donc pas d'effet de la position à elle seule, mais plutôt une spécialisation des adverbes qui est à la fois distributionnelle et fonctionnelle : ailleurs est typiquement intégré, non extraposé, polysémique, et employé comme adverbe locatif, tandis que d'ailleurs et par ailleurs sont typiquement extraposés et employés comme MD (extraposé ou médian pour d'ailleurs ; annexe, tableau 19).
Du point de vue du genre, on peut dire que par ailleurs émerge avant tout dans les textes argumentatifs. Alors que rien n'oppose clairement ailleurs et d'ailleurs, pour aucune des périodes identifiées, on trouve une différence nette pour par ailleurs. En effet, cet adverbe apparaît nettement plus souvent dans des essais, en particulier dans sa période d’émergence. Ainsi, tandis qu'environ 30% des occurrences d’ailleurs et de d'ailleurs apparaissent dans des textes argumentatifs, le taux monte à plus de 40% pour par ailleurs, qui est de plus quasiment absent des textes lyriques (poésie, théâtre) et libres (correspondance), au moins jusqu’à la fin du 20ème siècle (tableau 13 et détails en annexe).
5. DISCUSSION
L’évolution des trois constructions de l'ancien français au français moderne est donc assez nette. On voit progressivement se construire, à partir de l'adverbe spatial ailleurs en français médiéval, un paradigme morphologique, avec l’émergence de d'ailleurs en français classique puis celle de par ailleurs en français moderne.
Ce qui est frappant, c'est la concomitance de l’émergence de nouvelles formes (d'ailleurs puis par ailleurs) et de nouveaux emplois : emploi de justification pour d'ailleurs, de changement de topique pour par ailleurs. On peut se demander dans quelle mesure il s'agit là d'un effet de la contrainte d'isomorphisme (au sens de tendance à la correspondance biunivoque entre sens et forme, cf. Kuryłowicz Reference Kuryłowicz1949, Martinet Reference Martinet1957, Givón Reference Givón1991). Plus précisément, on peut émettre l'hypothèse que lors de l’émergence d'un nouvel emploi, le principe d'isomorphisme conduit à la création d'une nouvelle forme correspondante (ou à l'utilisation d'une forme secondaire), le nouvel emploi étant alors ‘abandonné’ par la forme d'origine. Les données du corpus semblent cependant indiquer que la forme peut émerger en premier, puisque les séquences d'ailleurs et par ailleurs sont présentes bien avant que les emplois discursifs ne soient attestés. Le fait que le sens de de et par dans ces séquences ne s'efface que peu à peu apporte un argument en ce sens.
Une autre question importante concerne les contextes d'apparition des nouveaux emplois. De ce point de vue, on peut se demander si l’émergence des emplois de d'ailleurs comme MD en français classique ne pourrait pas être liée à une présence plus importante, à partir du moyen français et plus encore du français classique, de genres sans doute plus propices à l’éclosion de traits discursifs et plus spécifiquement argumentatifs, comme les traités. Etant donné le nombre limité des occurrences à cette période, on ne peut mesurer précisément cette corrélation éventuelle. On peut le faire en revanche pour l’émergence de par ailleurs, qui est plus tardif. Dans ce cas, il semble assez clair que le genre textuel a eu son importance. En effet, les textes relevant du genre ‘Mémoires’ comptent pour moins de 6% des occurrences de ailleurs et d'ailleurs entre le 18ème et le 20ème siècles, et pour près de 25% des occurrences de par ailleurs à la même période (tableau 14). Les textes relevant du genre ‘Essai’, s'ils comptent également pour une bonne part des emplois de par ailleurs – près de 40% – ne présentent pas le même écart avec les deux autres adverbes, puisqu'ils comptent pour près de 30% de leurs emplois.
Ceci confirme l'idée qu'il y a une distinction à faire entre les emplois de d'ailleurs comme MD, qui sont de type argumentatif et ont donc tout à fait à leur place dans des traités, et ceux de par ailleurs. Si le propre de ce dernier marqueur est de permettre au locuteur d'opérer un changement de topique en douceur, on comprend qu'il ait émergé dans les Mémoires.
Une autre différence importante entre ces deux marqueurs est leur degré de grammaticalisation. En effet, par ailleurs semble moins grammaticalisé : d'une part, on peut encore retrouver dans un certain nombre d'emplois un sens compositionnel, comme dans l'exemple (31), entendu sur notre lieu de travail :
31. Madame Deré, que je connaissais par ailleurs [= quand je travaillais ailleurs]
D'autre part, même dans un certain nombre d'exemples comme MD, le sens de la préposition par n'a pas complètement disparu et reste récupérable, comme en (32) où l'on pourrait à la rigueur hésiter avec une lecture spatiale, qui semble moins naturelle mais est renforcée par le contexte (‘sur la piste’) :
32. . . . et personne, pas même son amie de huit jours, n'a paru désireux de la mettre en garde. . . Par ailleurs, j'ai vu, cet après-midi, sur la piste deux Teutons en uniforme qui s'exerçaient gravement au ski (Simone de Beauvoir, La force de l’âge, 1960)
6. CONCLUSION
Nous avons retracé dans cet article l’évolution de l'adverbe ailleurs depuis l'ancien français et la formation, sur la base de cet adverbe, de deux marqueurs de discours, d'ailleurs à partir du moyen français et par ailleurs à partir du français classique. Les évolutions de ce type ne sont pas rares, notamment avec les adverbes de manière (voir par exemple seulement, autrement, . . .) qui sont peu soudés au prédicat et peuvent donc être détachés en tête de phrase, position favorable pour assumer des fonctions à l’échelle du discours. Il est par contre très rare, au moins en français, qu'un même adverbe, en l'occurrence ailleurs, donne naissance à deux locutions prépositionnelles. Le cas est d'autant plus remarquable avec les adverbes déictiques spatiaux qui ne se prêtent pas facilement à ce genre d’évolution : on ne voit guère en effet, comme exemples, que là et ici qui ont donné de là / par là et d'ici / par ici, mais ces formes ne peuvent pas relier deux phrases à temps conjugué, contrairement à d'ailleurs et par ailleurs.
D'ailleurs et par ailleurs sont très proches d'un point de vue sémantique et fonctionnel, même s'il semble y avoir, comme nous l'avons indiqué, une différence notable, avec d'ailleurs qui serait plutôt utilisé comme un marqueur argumentatif (justificatif et digressif) et par ailleurs qui serait purement digressif. Ces différences devront faire l'objet d'une étude spécifique. Notre objectif dans cet article était simplement de mettre en évidence l’émergence des emplois de d'ailleurs et par ailleurs comme marqueurs de discours. Ces deux locutions sont déjà allées très loin dans le processus de grammaticalisation, comme le montre par exemple le fait que ces deux locutions ne puissent pas être employées à l'initiale de discours.
L'hypothèse consistant à penser que d'ailleurs serait un marqueur justificatif et digressif tandis que par ailleurs serait uniquement digressif, outre qu'elle rejoint certaines analyses passées en revue dans la première partie, ouvre assez facilement la voie vers un début d'explication du fait que ailleurs a donné naissance à deux marqueurs différents, et de surcroît à (seulement) deux cents ans d’écart. On peut en effet raisonnablement supposer que par ailleurs, après qu'il est devenu un marqueur de digression à la fin du XIXème siècle, a servi à exprimer des relations exprimées jusque-là par d'ailleurs marqueur de discours. D'où l'hypothèse, évoquée en cours d'article, que la croissance des emplois de par ailleurs au début du XXème siècle se serait faite, au moins en partie, au détriment d'emplois de d'ailleurs. Ce qui reste bien évidemment à prouver.
Une autre piste de réflexion à prendre en compte dans la suite est le fait que les relations de justification et de digression sont très différentes. Les marqueurs de digression, à supposer qu'ils existent (ce que contestent Pons Bordería et Estellés Arguedas Reference Pons Bordería and Estellés Arguedas2009), n'ont en réalité pas grand-chose à voir avec les connecteurs, notamment ceux qui revêtent une valeur de justification. Fraser (Reference Fraser2009) les range, au sein de la vaste famille des marqueurs pragmatiques, dans une autre catégorie que les marqueurs de discours, qui regroupent l'ensemble des connecteurs. Pour Fraser, les marqueurs comme anyway en anglais –et, pourrait-on ajouter, par ailleurs en français– sont des marqueurs de gestion du discours (Discourse Management Markers) qui signalent ‘a meta-comment on the structure of discourse’ (p. 893). Anyway, et donc par ailleurs, seraient, plus précisément, des marqueurs d'orientation du topique (Topic Orientation Markers) ‘by which the speaker's intentions concerning the immediate future topic of the discourse can be conveyed’ (p. 893). Si tel est bien le cas, le fait que ailleurs ait pu donner avec de un marqueur de discours, et avec par un marqueur d'organisation du discours, est d'autant plus remarquable. L'analyse d’évolutions similaires dans d'autres langues –déjà bien engagée– devrait permettre de voir dans quelle mesure cette évolution est particulière.
ANNEXE
Dans le corps de l'article, nous donnons les résultats d'analyses quantitatives sur des échantillons d'occurrences sélectionnées de manière aléatoire (corpus 2). Nous présentons dans cette annexe, à travers une série de tableaux (tableaux 15 à 20), les résultats d'analyses portant sur un corpus plus étendu. L'intérêt de ces données est de montrer que l’échantillonnage permet une bonne représentation de l’évolution sémantique, puisque les résultats sont sensiblement les mêmes ; nous les avons inclus afin que le lecteur puisse juger par lui-même.