Cet ouvrage collectif vise à honorer l'évêque David Gitari. Ce prélat de l'Église anglicane est depuis les années 70, un personnage important de la vie socio-politique du Kenya qui a incarné une vision prophétique de l'Église et souvent critique à l'égard des régimes politiques. Ainsi, les études rassemblées traitent avant tout des relations Églises-État au Kenya. Elles ignorent largement l'influence politique des structures chrétiennes au niveau local, elles traitent avant tout des églises protestantes (et délaissent l'analyse des structures catholiques), et elles s'intéressent peu à l'Islam et aux mouvements néo-traditionnels.
Ce recueil d'essais s'avère intéressant à plus d'un titre. Ben Knighton a eu l'habileté de solliciter des auteurs venant de deux horizons différents: les organisations religieuses et les universités séculières. En fait, tous ces chercheurs se connaissent bien et ont l'habitude de dialoguer sinon de travailler ensemble même s'ils ne publient pas en général dans le même type de media. Dans son chapitre introductif, Knighton réfléchit à la façon dont ces compétences différenciées peuvent utilement se compléter. Il se livre à une attaque en règle contre une science politique africaniste qui serait cantonnée à un comparatisme institutionnel qui ne prendrait guère en compte le contexte social et la culture et qui rechercherait les déterminations immédiates, conjoncturelles des phénomènes politiques sans s'intéresser aux causes profondes et structurelles. En tant que politiste, je ne reconnais guère ma matière dans ses diatribes mais je souscris à sa plaidoirie sur la nécessité d'intégrer les facteurs religieux dans l'analyse politique et de prendre en compte les acteurs religieux. Paradoxalement, ce manifeste pour une indispensable sociologie politique des religions intervient à un moment où, au Kenya, les organisations religieuses semblent voir leur influence politique diminuer. Ainsi, l'un des questionnements principaux de cet ouvrage porte sur le rôle négatif sinon ‘tribaliste’ des Églises lors des élections générales de 2007 et leur incapacité à calmer la furie sanglante qui a suivi le scrutin. Depuis les années 80, les institutions chrétiennes incarnaient une société civile capable de soutenir les dynamiques de démocratisation et de servir de contre-pouvoir face aux tendances autocratiques des gouvernants. Mais les événements du début 2008 conduisent les spécialistes à réévaluer leurs analyses sur l'engagement du clergé dans la vie politique kenyane.
L'article de John Lonsdale, ‘Compromised critics: religion in Kenya's politics’, justifie à lui seul la lecture de l'ouvrage. Au delà du cas kenyan, il nous donne les pistes d'une anthropologie politique du religieux attentive aux nuances et aux évolutions des théologies, sensible aux rituels et aux façons de communiquer, intéressée aux modes de production des identités (ethnicités, citoyenneté …), et n'oubliant pas d'intégrer la sociologie de l'action publique et des organisations dans sa stratégie d'analyse. Après les propos théoriques et abstraits de Lonsdale, le chapitre de Paddy Benson apparaît comme une parfaite illustration de la démarche du maître. Cet auteur a longtemps travaillé auprès de Gitari dans son diocèse de Mount Kenya East. Il amène un éclairage de l'intérieur sur l'activisme politique du clergé qu'il présente en s'inspirant de la grille d'analyse de Lonsdale. Paul Gifford use dans son chapitre d'un même type d'approche. Il estime que le clergé n'a qu'une faible capacité de critique de la classe politique car les organisations chrétiennes sont trop impliquées dans l'action publique et trop insérées dans les systèmes clientélistes. J. F. Bayart parlerait ‘d'assimilation réciproque des élites’, Gifford y voit ‘un milieu chrétien co-opté’. La découverte de ce chapitre doit inciter le lecteur à consulter l'opus récent de Gifford, Christianity, Politics and Public Life in Kenya (London: Hurst & Company, 2009), qui constitue à ce jour le meilleur ouvrage sur l'implication des Églises dans la vie politique kenyane.
Des chapitres historiques nous aident à mettre en perspective les rapports Églises–État. Galia Sabar revient sur la période 1982–9 beaucoup moins étudiée que la décennie suivante et décrit comment une partie du clergé est progressivement entrée en opposition au régime. Jacqueline Klopp examine l'implication de NCCK (National Council of Churches of Kenya) dans la dénonciation des massacres ethniques des années 90 et dans l'accueil des réfugiés intérieurs. John Chesworth s'intéresse aux tensions entre certaines églises et l'Islam dans un contexte de pluralisme politique et de prétention de certaines forces chrétiennes à énoncer la citoyenneté kenyane. Julius Gathogo, le seul Kenyan de cette équipe, s'interroge sur la pertinence du modèle Gitari après la crise de 2008. Il se livre à une méditation particulièrement passionnante sur ce qui fait l'influence d'un leader dans un contexte africain et comment elle subsiste au-delà de son action. Enfin, Knighton consacre un chapitre à un mouvement néo-traditionnel, Muingiki, qui se présente comme une réincarnation de Mau Mau et qui semble, comme la guérilla des années 50, mettre à vif tous les clivages sociaux et politiques de la Province centrale et parfois du pays.
Knighton rassemble dans cet ouvrage collectif les meilleurs spécialistes de la sociologie politique des religions au Kenya. On a ainsi une présentation exhaustive et une mise en perspective de la diversité des problématiques sur le sujet. Alors que des élections générales redoutées s'annoncent en 2012, on apprécie particulièrement ce livre qui fait l'état des lieux sur la principale composante d'une possible société civile kenyane.