Cet ouvrage recueille les articles que Léon de Saint-Moulin a consacrés à la démographie des villes de la République démocratique du Congo (RDC, anciennement Zaïre) entre 1969 et 1992. S'y ajoute un texte inédit qui fait le point sur le semis urbain congolais en 2010, de même que le texte non publié d'une conférence sur Kinshasa dans le temps long (2007). Mais ce dernier n'a pas la qualité des autres papiers rassemblés dans cet ouvrage. La première moitié du livre est dédiée à des études générales sur l'urbanisation du pays, la seconde à des études urbaines particulières. Fort logiquement, Kinshasa, une des plus grandes métropoles africaines avec ses 9.5 millions d'habitants (2010), occupe la plus grande part; ces papiers constituent d'ailleurs une mine d'informations sur les plans démographique, urbanistique, social et historique. Mais des contributions approchent également les cas de Kisangani, Bukavu et Kananga.
Le grand intérêt de ce livre est qu'il émane d'un témoin privilégié d'une période qui a correspondu à la transition urbaine de l'Afrique centrale. En 1970, la population urbaine du pays était de 20,7 pour cent; en 1984, elle était de 28,3 pour cent; en 2010, de 34 pour cent (selon des estimations scientifiques et non selon la définition officielle de la ville, qui réserve ce terme à une série de localités listées par décret), alors même que la population totale a été multipliée par 3,3 durant la période. Entre 1938 et 1970, Kinshasa a toujours dépassé le taux de croissance faramineux de 10 pour cent par an; entre 1984 et 2010, ce même taux était encore de 4 pour cent pour l'ensemble des villes du pays. D'article en article, Léon de Saint-Moulin a ainsi balisé les villes congolaises de jalons démographiques, en surmontant d'énormes difficultés méthodologiques (qu'il expose fort bien). Mieux, sa réflexion se porte de manière pertinente sur la société et sur l'espace urbain. Sur deux points au moins, il a joué un rôle de pionnier. Premièrement, il a reconnu que le Congo avait connu des lieux de regroupements assez importants de population (que l'on peut qualifier de ‘villes’) avant les débuts de la colonisation ; à l'appui de cette thèse, il a souligné l'existence de voies d'échanges et de marchés très anciens. Deuxièmement, il a adopté très tôt une vision positive de la ville africaine, à une époque où il était de bon ton de la considérer comme prédatrice. De ce point de vue, le chapitre 2, qui fait le point sur la place de Kinshasa dans la société nationale, est à remarquer.
Mais de manière plus générale, Léon de Saint-Moulin restitue les transformations considérables des villes congolaises durant un siècle décisif: la restructuration des villes par la colonisation naissante, le rôle toujours structurant de nouvelles voies de communication, le rôle des villes dans la construction d'une unité nationale et ce malgré conflits et désorganisations politiques, enfin l'hypercentralisation de Kinshasa et l'émergence de réseaux urbains segmentés à l'échelle régionale. Convaincu du rôle décisif de la ville dans le développement, mais conscient que le développement ne se résume pas à une politique urbaine, Léon de Saint-Moulin propose un axe de développement inédit pour ce pays à la configuration étonnante, centre vide et périphéries actives: de Kinshasa au Kivu (Bukavu), en passant par le sud du Maniema, c'est-à-dire en suivant un arc d'urbanisation qui, même modeste, a l'avantage de relier l'ouest et l'est du pays, entre Kasaï et Bukavu.
Le mode de présentation du livre n'est certes pas sans failles. Ainsi, la juxtaposition des articles n'évite pas des redondances assez nombreuses, notamment sur le plan des méthodes, quant à la fiabilité des différents recensements. On peut regretter (et comprendre) la baisse de tonus des publications récentes, à l'exception d'un tableau très intéressant sur les estimations de nombreuses villes congolaises en 2010. Il n'en reste pas moins que cette compilation est bienvenue et servira très utilement les chercheurs malheureusement trop rares qui s'aventurent à comprendre un fait social essentiel pour ce grand pays.