Le questionnaire proposé en 906 par Réginon de Prüm pour servir aux enquêteurs synodaux de l'archevêché de Trêves constitue un jalon important dans l'histoire des sciences sociales. Il est possible que ce questionnaire soit le plus ancien questionnaire d'enquête dont on ait conservé la formulation complète (le texte de ce questionnaire est donné en annexeFootnote **). En effet, on ne connaît pas les questionnaires utilisés dans les premières enquêtes attestées (recensements sumériens, égyptiens, romains) ; même s'il n'a pas existé de questionnaire au sens que nous donnons actuellement à ce terme (« formulaire où sont inscrites des questions posées en vue d'une enquête »), les agents recenseurs devaient au moins détenir un catalogue précis et détaillé des informations à recueillir. Il ne semble pas que l'on ait disposé du texte intégral de questionnaires de recensement avant le xviie siècleFootnote 1 ; quant aux autres formes de questionnaires d'enquête, leur existence avant cette date est encore un objet de recherche.
Le questionnaire de Réginon
L'objectif du questionnaire de Réginon est de recenser les péchés commis par les paroissiens depuis la dernière visite pastorale. Cette visite était l'occasion, pour l’évêque, d’évaluer la qualité de la vie religieuse dans les paroisses de son diocèse et de juger publiquement les pécheurs notoires ; dans chaque paroisse, le recensement des péchés était réalisé par une équipe d'informateurs assermentés, recrutés localement.
L'institution de l'enquête synodale
Au Concile de Tribur (895), les évêques de Germanie et de Lorraine s’étaient interrogés sur les moyens de réaliser la réforme ecclésiastique impulsée par Charlemagne. Ils avaient besoin d'un organe propre à faire respecter les dispositions arrêtées :
L’Église des pays rhénan et mosellan croyait posséder cet organe, façonné au ixe siècle sur un modèle fourni par les institutions séculières ; c’étaient les assemblées judiciaires, ou synodes, tenues par l’évêque, et plus tard par l'archidiacre, dans les divers lieux du diocèse, au cours de la visite dont les capitulaires avaient fait une obligation. Toutefois, pour que la juridiction spirituelle pût fonctionner dans ces assemblées, il fallait que ceux qui en étaient investis fussent informés des méfaits dont leurs subordonnés étaient coupables ou tout au moins soupçonnés. Pour atteindre ce but, se conformant une fois encore à un modèle qu'ils trouvaient dans l'organisation franque, les prélats de Germanie et du pays mosellan imaginèrent de créer des témoins synodaux, c'est-à-dire d'instituer dans chaque localité importante des personnages, d'abord ecclésiastiques, plus tard ecclésiastiques et laïques, chargés, en vertu d'un serment exigé d'eux, de dénoncer à l'autorité spirituelle tous les crimes, tous les désordres, tous les scandales dont ils auraient eu connaissance ; cette dénonciation devait se faire périodiquement à l'occasion de la tenue du synode. Il était nécessaire aux supérieurs ecclésiastiques de posséder un manuel qui les renseignât sur le rôle qu'ils avaient à remplir lors de la tenue de ces assemblées; il importait que ce manuel ne fût pas trop volumineux pour que les intéressés pussent commodément l'emporter avec eux dans leurs tournées à travers les diocèses.
(Fournier Reference Fournier1920, pp. 5-6)À la suite de ce concile, l'archevêque de Trèves, Rathbod, a chargé Réginon de rédiger un manuel satisfaisant à ces conditions.
Réginon (≈ 840-915) est considéré dans l'Occident chrétien comme l'un des hommes les plus savants de sa génération. Il avait commencé sa carrière ecclésiastique au monastère bénédictin de Prüm, dont il avait été élu abbé en 892 ; ayant démissionné de cette fonction en 899, il s’était alors rendu auprès de l'archevêque de Trèves, qui l'avait nommé abbé du monastère de Saint Martin de Trèves. Il est l'auteur d'une chronique allant de la naissance du Christ à l'an 907, d'un recueil de chants liturgiques (Tonarius), d'un traité sur la musique (Epistola de harmonica institutione), et du manuel sur la procédure des « causes synodales » que lui avait commandé Rathbod (Libri duo de synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis)Footnote 2.
La rédaction de ce manuel a été terminée en 906. Il énumère tout ce qu'un évêque doit faire pour préparer et organiser ses visites pastorales, quelles injonctions il doit donner aux prêtres et à leurs ouailles, et quelles sont les informations qu'il doit recueillir à cette occasion sur la vie religieuse des paroisses et la moralité des paroissiens.
La pièce capitale de la procédure au synode est l'interrogatoire auquel les autorités ecclésiastiques soumettaient les témoins synodaux, afin d'obtenir d'eux la révélation des désordres variés qu'il y avait lieu de réprimer. Réginon composa ou transcrivit deux modèles très complets d'interrogatoires, l'un destiné à faire connaître les infractions commises par les clercs, l'autre réservé à celles dont les laïques se seraient rendus coupables.
(Fournier Reference Fournier1920, p. 8)Le premier questionnaire, qui ouvre le premier livre, présente quatre-vingt-seize questions numérotées, que l’évêque ou ses représentants doivent poser au curé d'une paroisse. Le second constitue le chapitre 5 du livre II ; c'est celui qui s'adresse aux laïcs. Destiné à être administré publiquement, il compte quatre-vingt-neuf items numérotés, qui doivent être posés dans l'ordre de leur présentation. Enfin, le chapitre 304 du premier livre contient un troisième questionnaire : il s'agit d'un pénitentiel (manuel des confesseurs), conçu par conséquent pour la confession privée ; il est présenté sous la forme de questions non numérotées, portant sur les péchés commis et prescrivant la pénitence qui leur correspond. C'est le second questionnaire, destiné aux laïcs, que nous présentons.
Le contenu des questions
Sur les quatre-vingt-neuf items que comporte le questionnaire destiné aux laïcs, on ne compte que quatre-vingt-huit questions : l'item 79 n'est pas une question, mais une ferme condamnation des prêts usuraires. D'autre part, sur les quatre-vingt-huit questions proprement dites, il y en a six qui ne concernent pas les péchés commis ou projetés par les paroissiens. Ces six questions visent à recueillir diverses informations sur la vie de la paroisse : sur les fêtes que l'on célèbre habituellement (q. 73), sur l'existence de dizeniers, qui exhortent les paroissiens à assister aux offices et à respecter le repos dominical (q. 69), sur les activités des associations locales (q. 86), sur la présence de mendiants et de nécessiteux (q. 68), sur les apostats et les incroyants (q. 85), et enfin sur les épouses qui demandent l'annulation de leur mariage (q. 32).
Quant aux quatre-vingt-deux questions qui portent sur les manquements aux règles édictées par l’Église, elles sont naturellement toutes centrées sur l'auteur de la faute. Mais certaines questions abordent en outre le problème des conseils, des complicités ou des incitations qui ont pu faciliter l'infraction. Par exemple, sont recherchées également les personnes qui ont divulgué des connaissances permettant d'empêcher la conception (q. 9) ou d'empoisonner quelqu'un (q. 8) ; qui ont consenti et aidé à l'enlèvement d'une femme (q. 28) ; qui ont pris part à la décision de tuer quelqu'un, même sans avoir participé directement au meurtre (q. 13).
Un survol rapide du questionnaire donne de prime abord l'impression que les questions sont regroupées par grandes catégories de fautes. En effet, on trouve successivement : les homicides, le suicide, et les coups et blessures (q. 1-8, 10-14) ; les manquements aux règles du mariage ou des fiançailles (q. 15-21, 26) ; les activités sexuelles illicites, les enlèvements, les viols, et la prostitution (q. 22-25, 27-31, 33-37) ; les faux témoignages et les parjures (q. 39-40) ; les superstitions et les pratiques magiques (q. 42-45, 50-52, 55) ; la consommation d'aliments impurs (q. 46, 48) ; le non respect des obligations religieuses et des décisions des autorités ecclésiastiques, et la mauvaise tenue à l’église (q. 49, 54, 56-59, 61-65, 67, 70-71, 74, 87-89). Six intertitres divisent le questionnaire en sept parties ; mais, à l'examen, ces intertitres semblent être des repères s'appliquant à la question qui les suit immédiatement (voire à quelques unes des questions suivantes) plutôt que de véritables marques de paragraphes.
Toutefois, on relève de nombreuses entorses à cette organisation séquentielle. Par exemple, les questions sur les pratiques magiques et celles sur les obligations religieuses se recouvrent en partie (q. 49 à 55). De même, alors que les homicides sont placés en début de questionnaire, on trouve à la fin de celui-ci le meurtre en réunion (q. 75), l'assassinat d'un Juif ou d'un païen pour le voler (q. 80), le meurtre commis par un aliéné (q. 81), et l'homicide par imprudence (q. 82). Enfin, certaines infractions ne font l'objet que d'une seule question, insérée au milieu d'autres sans rapport manifeste avec celles-ci. C'est le cas pour les pratiques permettant de rendre stérile ou d’éviter la conception (q. 9), le vol d'objets sacrés (q. 38), la réduction en esclavage (q. 41), le refus de se réconcilier avec son frère (q. 47), les propos futiles pendant le travail (q. 53), la maltraitance de ses père et mère (q. 60), l’ébriété chronique (q. 66), le non respect de l'obligation d'hospitalité (q. 72), le châtiment corporel des serfs (q. 76), l'exploitation des réfugiés (q. 77), la fraude sur les poids et mesures (q. 78), et la participation à des complots (q. 83).
On pourrait, il est vrai, considérer que certaines de ces questions présentent une parenté avec celles qui les précèdent ou qui les suivent. Les pratiques contraceptives (q. 9) ne sont pas sans rapport avec l'avortement (q. 5), voire avec l'infanticide (q. 4, 6) ; la condamnation des conversations profanes pendant le travail (q. 53) prend tout son sens grâce à la question précédente, qui rappelle que, dans de telles circonstances, on ne doit que prier et invoquer le Seigneur (q. 52) ; respecter et honorer ses parents (q. 60) est un devoir sacré, au même titre que les obligations religieuses ; etc. Mais ces considérations ne peuvent pas rendre compte de tous les cas observés, comme par exemple la position, en fin de questionnaire, de certaines formes d'homicide (q. 75, 80).
L'ordre des questions et la gravité des fautes
L'ordonnancement des thèmes abordés dans l'enquête est donc loin d’être clair pour le lecteur actuel. On peut formuler à ce sujet trois hypothèses : ou bien les questions sont ordonnées par ordre de gravité des péchés décroissanteFootnote 3 ; ou bien l'ordre des items obéit à une autre règle de classement, trop étrangère à nos cadres de pensée pour que nous puissions l'appréhender aisément ; ou bien le problème du classement ne s'est pas posé, et il n'y a donc pas eu d'exigence précise à ce sujetFootnote 4.
Seule la première hypothèse paraît pouvoir être facilement vérifiée. Si l'on admet que le niveau des sanctions prévues est un bon indicateur du niveau de la gravité des fautes, il suffit de se référer aux passages des Libri de synodalibus causis qui traitent des sanctions. Le pénitentiel qui fait l'objet du chapitre 304 du livre I donne une vue d'ensemble succincte de la « pénitence tarifée » destinée aux laïcs. Toutefois, les canons rassemblés par Réginon dans le deuxième livre complètent utilement le pénitentiel, en donnant, pour un péché donné, une liste plus précise des sanctions préconisées, selon les circonstances (aggravantes ou atténuantes) de l'infraction, la qualité de l'auteur de la faute (clerc ou laïc), le statut social de la victime, etc.
Il ne saurait être question, dans le cadre d'un article sur le questionnaire synodal, de décrire l'ensemble des sanctions prescrites par Réginon pour les péchés recensés dans le questionnaire ; cela est, en soi, un autre thème de recherchesFootnote 5. Il suffit d'ailleurs d'examiner quelques questions situées au début du questionnaire et à la fin de celui-ci pour constater que l'ordre de présentation des questions ne tient pas systématiquement compte de la gravité des péchés.
Si l'on considère le péché d'homicide, qui ouvre le questionnaire, on constate que l’éventail des pénalités est extrêmement largeFootnote 6. La punition n'est que de quarante jours de jeûne au pain et à l'eau (un « carême ») lorsque, sur ordre de son seigneur, on a tué un ennemi (I, 304 ; II, 23) ou un serf coupable (II, 25) ; elle se monte à un an de pénitence plus trois « carêmes » par an les deux années suivantes pour le meurtre d'un serf innocent (I, 304), ou pour un meurtre par vendetta (I, 304 ; II, 23) ; la durée de la pénitence est de trois ans plus un « carême » pour un infanticide si l'enfant a été baptisé, et cinq ans plus un « carême » s'il ne l'a pas été (I, 304 ; II, 60) ; cette durée est de cinq ans pour un homicide involontaire (I, 304 ; II, 58), de sept ans pour un homicide volontaire (I, 304 ; II, 58), de dix ans pour l'empoisonnement de son mari (II, 84), de douze ans pour le meurtre de son fils ou de sa fille (I, 304 ; II, 66), de douze à quinze ans pour le meurtre d'un ecclésiastique (II, 42, 43) ; elle peut atteindre la vie entière en cas de parricide (II, 27, 53). Pour les homicides les plus graves, la punition comporte en outre diverses sanctions supplémentaires de durée et de périodicité variables, comme l'interdiction de communier, de pénétrer dans une église, de porter les armes (sauf pour lutter contre les païens), d'utiliser un cheval ou un véhicule pour se déplacer, de consommer certains aliments, etc.
Si les questions sur l'homicide qui ouvrent le questionnaire étaient ordonnées par ordre de gravité décroissante, le meurtre d'un ecclésiastique (q. 3) devrait précéder la question 1, et le meurtre du conjoint (q. 7 et 8) les diverses formes d'infanticide (q. 3 à q. 5). D'autre part, ce survol des sanctions pour les principales formes d'homicide abordées dans les premières questions montre qu'aucune de celles-ci ne mérite la peine de mort. Si l'ordre des questions reposait sur la gravité des péchés, on ne devrait donc trouver dans les questions suivantes aucune faute passible de la peine capitale ; or on relève deux contre-exemples au milieu même du questionnaire. Celui qui enlève quelqu'un pour le vendre comme esclave (q. 41) encourt la peine de mortFootnote 7, comme ceux qui cherchent à connaître les événements à venir, ou qui invoquent les démons et leur offrent des sacrifices (q. 42)Footnote 8.
Par ailleurs, les cas particuliers d'homicide abordés à la fin du questionnaire ne sont pas tous moins sévèrement punissables que ceux qui figurent au début. Il est vrai que si l'on a tué quelqu'un en abattant un arbre (q. 82), ce cas n'est pas considéré comme un homicide, à condition qu'il s'agisse bien d'un accident (II, 17, 18). Par contre, celui qui a tué quelqu'un dans un accès de folie (q. 81) doit être sanctionné, quoique moins lourdement que pour un homicide volontaire, car on peut penser que sa folie est la conséquence de ses péchésFootnote 9. Enfin, le meurtre en réunion (q. 75) est passible des mêmes sanctions que l'homicide si l'agressé est mort de ses blessures (II, 96), de même que le meurtre par cupidité (q. 80) d'un Juif ou d'un païen (II, 94).
Si l'on écarte l'hypothèse d'un classement des fautes par ordre de gravité décroissante, il reste celles qui se fondent sur les différences culturelles : ou bien l'ordre adopté par Réginon obéit à une classification des péchés dont la logique nous est étrangère, ou bien la cohérence du questionnaire n'a pas été le souci premier du rédacteur. À moins que Réginon n'ait utilisé simultanément plusieurs critères : la gravité des fautes, et (par exemple) une estimation de leur fréquence d'occurrence ; mais même dans ce cas, l'ordre finalement adopté n'est pas totalement cohérent.
On pourrait d'ailleurs faire la même constatation à propos du pénitentiel (Réginon I, 304). Comme celui-ci indique la sanction prévue pour chaque faute à la suite de la question, un simple survol suffit à montrer que l'ordre adopté n'est pas celui de la gravité des péchés. Il est vrai qu'il commence bien par les homicides, passibles (selon les cas) de plusieurs années de pénitence, pour terminer par des fautes plus légères, comme le travail le dimanche et la calomnie, passibles chacun de sept jours de pénitence. Mais cet ordre ne reflète ni la gravité des fautes, ni leur nature : par exemple, on trouve successivement le faux témoignage (un an), la mutilation (trois ans), la brouille avec son frère (autant de jours de pénitence que de jours de brouille), la dénonciation calomnieuse (quarante jours), la violation de sépulture (deux ans), etc.Footnote 10.
La forme des questions
L'analyse de la forme des questions porte sur les quatre-vingt-huit questions proprement dites, en excluant par conséquent l'item 79. Paul Fournier observe que toutes les questions ne portent pas sur la transgression de la règleFootnote 11 : cinq questions interrogent au contraire sur le respect de ces règles, ce qui équivaut à s'informer indirectement de l'existence d’éventuelles transgressions. La question 19 demande si des conjoints séparés à la suite d'une répudiation demeurent bien ainsi. Plutôt que d'enquêter sur les insuffisances de l’éducation chrétienne dispensée aux enfants, la question 74 s'enquiert du zèle avec lequel les parrains enseignent (ou font enseigner) à leurs filleuls le Credo et le « Notre Père ». Il en est de même pour les deux questions sur l'assistance aux offices (q. 64, et seconde partie de la q. 57), et pour la dernière question, qui porte sur l'obligation pour les paroissiens d'offrir à tour de rôle le pain et le vin pour la célébration de la messe (q. 89).
Toutes les questions portent sur des faits ou des comportements, constatés ou constatables. Elles appellent toutes une réponse par « oui » ou « non ». Il n'y a pas de question sur le nombre des pécheurs, ou sur celui des péchés commis : les questions ne cherchent pas à dénombrer les faits recensés, mais simplement à attester l'existence ou l'absence de la faute. Par ailleurs, le degré de précision de la question varie fortement d'un item à l'autre. Certaines questions sont très larges, couvrent une vaste catégorie d'infractions, et tiennent compte de motivations diverses ; c'est le cas de la première question, qui demande si quelqu'un dans la paroisse a commis un homicide, sur un de ses serfs ou sur un homme libre, que ce soit délibérément, par envie, par appât du gain, par accident, involontairement, sous la contrainte, par vengeance familiale, dans une bataille ou sur ordre du seigneur. Au contraire, il arrive également qu'une question ne porte pas sur une catégorie d'infraction donnée, mais décrive un fait singulier, sous une forme quasiment anecdotique. C'est ce que fait par exemple la question sur l'homicide par négligence (q. 82), en présentant de manière très détaillée le scénario de l'accidentFootnote 12.
Il arrive qu'une même question vise en réalité à recueillir deux informations distinctes. Par exemple, la question 45 demande s'il y aurait une femme qui prétende agir par ses incantations sur les sentiments des hommes, et s'il y en aurait une (autre ?) disant avoir participé la nuit à des fêtes sataniques ; la question 55 aborde à la fois le fait de célébrer bruyamment un décès (en chantant des chants diaboliques et en festoyant), et la tenue de veilles mortuaires en dehors de l’église ; la question 57 porte simultanément sur l'observance du repos dominical, et sur l'assistance aux offices. On peut par ailleurs se demander pourquoi certaines questions sont posées séparément pour les hommes et pour les femmes, alors que, pour d'autres fautes également imputables aux deux sexes, la formulation mentionne simultanément les hommes et les femmes. Par exemple, le fait de quitter son conjoint pour se remarier est abordé séparément selon qu'il s'agit de l’époux (q. 17) ou de l’épouse (q. 18), tandis que la question sur l'adultère (q. 15) prend en compte les deux cas de figure.
La majorité des questions (75 sur 88) est au style interrogatif indirect. Parmi celles-ci, soixante-et-une commencent par « si », comme pour enchaîner sur la consigne générale qui précède la liste des questions (« il faut dans l'ordre demanderFootnote 13 ») ; par exemple (q. 54) : « Si quelqu'un retient illégalement les aumônes léguées par des parents défuntsFootnote 14 ». Les quatorze autres interrogations indirectes rappellent la consigne initiale sous une autre forme (« il faut rechercher », « il faut interroger », « il faut examiner », etc.Footnote 15) ; par exemple (q. 40) : « Il faut demander si un homme aurait sciemment porté un faux témoignage contre une personneFootnote 16 ». Enfin, une minorité de questions (13 sur 88) est au style interrogatif direct ; par exemple (q. 57) : « Y a-t-il quelqu'un qui travaillerait le dimanche ou lors des principales fêtesFootnote 17 ? »
D'autre part, Réginon utilise pour le verbe principal tantôt l'indicatif, tantôt le subjonctif (comme dans la question 57 ci-dessus). Lorsqu'il s'agit d'interrogatives indirectes, on peut y voir simplement l'application d'une règle de grammaire du latin classique (dans une proposition interrogative indirecte, le verbe principal est toujours au subjonctif, et correspond à l'indicatif de l'interrogation directe). Cette hypothèse est contredite par deux constats : 1) on dénombre vingt-six interrogatives indirectes à l'indicatifFootnote 18 ; 2) toutes les interrogatives directes ont un verbe principal au subjonctif. L'utilisation du subjonctif (mode de l’éventuel, du possible, de l'irréel) de préférence à l'indicatif (mode de la réalité) doit par conséquent être intentionnel. Lorsque, par exemple, l'ecclésiastique rédacteur du questionnaire demande (q. 59) « s'il y a quelqu'un qui n’exécuterait pas la pénitence qui lui a été imposéeFootnote 19 », on peut supposer qu'il exprime ainsi son étonnement et sa réprobation devant un comportement aussi scandaleux. Cette explication est corroborée par la présence, dans le texte de certaines questions, d'un commentaire qui accentue l'expression de l'incrédulité réprobatrice ; par exemple, la question 63 demande « si quelqu'un est tellement perverti et éloigné de Dieu, que même le jour du Seigneur il ne se rende pas à l’égliseFootnote 20 ».
Cette réprobation peut s'exprimer sous d'autres formes : rappels de la règle (par référence aux textes sacrés), condamnations explicites, ou encore utilisation de termes connotés traduisant les sentiments que l'enquêteur éprouve à l’égard de ces péchés. L'item 79, qui n'est pas une question, rappelle que l'usure est un crime condamné par l’église. Dans les questions proprement dites, les rappels de la règle sont tout à fait clairs : refuser de faire la paix avec son frère (q. 47) est défendu par Dieu et est en conséquence un péché mortel, comme d'ailleurs le parjure (q. 40) ; pour rendre plus aisées les tâches quotidiennes, c'est Dieu qu'il faut invoquer (q. 53) et non le diable (q. 52) ; frauder sur les poids et mesures est interdit par Dieu en personne (q. 78) ; les ivrognes n'entreront pas au royaume de Dieu (q. 66) ; la femme qui participe à des fêtes sataniques doit être chassée de la paroisse (q. 45). Certains comportements sont décrits comme ne pouvant être le fait que d'incroyants : l'idée qu'il existe des périodes néfastes ou propices pour entreprendre certaines actions est une invention païenne (q. 51) ; prononcer des incantations ou utiliser des amulettes sont des pratiques qui relèvent de l'idolâtrie (q. 44).
Le choix de mots à forte connotation exprime un jugement implicite, en laissant transparaître ce que le rédacteur pense des comportements qu'il décrit. Dans quelques questions, ce jugement implicite suggère une circonstance atténuante possible : la femme qui a tué sa servante peut avoir agi « sous l'emprise de la colère » (q. 10) ; le suicidé n'a pu être que « poussé par le diable » (q. 11). Mais dans la majorité des cas, le choix des mots exprime une condamnation : il est d'autant plus scandaleux d'avoir des relations sexuelles avec sa filleule, qu'on l'a « tenue sur les fonts baptismaux ou présentée à l’évêque » (q. 33)Footnote 21 ; celui qui vole les biens de l’Église (q. 38) est « un pillard, voleur et détrousseur de l’Église de DieuFootnote 22 » ; l'homosexualité masculine et la bestialité (q. 35) sont des comportements si aberrants qu'ils échappent à la compréhensionFootnote 23 ; enfin, nous avons vu que l'on conçoit difficilement qu'un homme soit « tellement perverti et ennemi de Dieu » qu'il n'assiste pas à l'office dominical (q. 63).
L'enquête synodale et son contexte
Le questionnaire de Réginon semble être une œuvre originale, comme le dispositif d'enquête qu'il a préconisé ; ce dispositif a d'ailleurs perduré, et le questionnaire synodal a connu une grande diffusion, grâce en particulier à Burchard de Worms. Toutefois, les descriptions dont on dispose sont relativement succinctes, et laissent place à de nombreuses interrogations ; on ne peut que formuler des conjectures sur le déroulement de l'enquête, sur le rôle exact des informateurs synodaux, et sur l'usage qui était fait du questionnaire destiné aux laïcs. Pour étayer ces conjectures, il est utile de replacer l'enquête synodale dans le contexte de l’époque.
La société au temps de Réginon d'après le contenu des questions
L’énoncé des questions nous donne quelques indications sur certains aspects de la vie sociale dans l'archevêché de Trèves au début du xe siècle, et plus particulièrement sur le système des valeurs, l'importance de la religion, les structures sociales, et le rôle de la femme dans la société. Concernant par exemple la hiérarchie des valeurs, on note la place importante accordée dans le questionnaire aux violences physiques (meurtres, mutilations, coups et blessures, rapts), à la sexualité et aux pratiques magiques, alors que la prédation n'est abordée que dans une question (q. 38), et seulement sous l'angle du sacrilège (vols d'objets sacrés)Footnote 24. Il est vrai qu'un questionnaire synodal ne peut que refléter la hiérarchie des péchés selon le droit canon, et non la hiérarchie des infractions selon le code pénal laïque.
Le texte du questionnaire synodal destiné aux laïcs illustre bien le rôle primordial de la religion dans la vie des contemporains de Réginon. Dieu et le diable sont présents dans plusieurs questions. L'autorité de Dieu est invoquée pour prôner la paix et la fraternité entre les hommes (q. 47), pour condamner les fraudes sur les poids et mesures (q. 78) et l’ébriété chronique (q. 66), ou encore pour prouver (dans une ordalie) l'innocence ou la culpabilité d'un accusé (q. 50). C'est lui que l'on doit invoquer pour qu'il nous vienne en aide dans notre travail (q. 52, 53), et c'est pour lui et pour ses saints que l'on verse la dîme à l’Église (q. 62). Les devins et envoûteurs (q. 42), comme les apostats et les incroyants (q. 85), sont à compter parmi les ennemis de l’Église de Dieu. Enfin, c'est un sacrilège que de porter atteinte aux personnes (q. 3, 30) ou aux biens (q. 38) qui lui ont été consacrés. Quant au diable, si un Chrétien se suicide, ce ne peut être que poussé par lui (q. 11). Ceux qui l'invoquent, lui et les démons, le font tantôt pour être aidés dans leurs travaux (q. 52), tantôt pour nuire à leurs prochains (q. 44, 45) ; ces pratiques sont assimilables à l'idolâtrie (q. 43).
Dans les paroisses, l’église est le centre de la vie socialeFootnote 25. L'encadrement par l’Église de la vie quotidienne des paroissiens transparaît dans l'importance qui est donnée aux rites et aux sacrements. L'assistance à la messe et aux autres offices du dimanche et des jours de fête est une obligation (q. 57, 63, 64, 73), de même que la communion au moins trois fois l'an (q. 56) ; cette dernière obligation doit être assumée avec sérieux (q. 61). Le baptême revêt une grande importance: il entraîne divers interdits (q. 33) et obligations (q. 74), et son omission est une circonstance aggravante en cas de mort d'un nouveau-né (q. 4). Le respect des rites est assuré non seulement par le clergé, mais aussi par ses auxiliaires laïcs : les dizeniers (decani, q. 69)Footnote 26, volontaires animés par la seule crainte de Dieu et rejetant toute motivation personnelle (Réginon, II, 395), et les confréries (q. 86)Footnote 27. Le prêtre confesse les paroissiens et fixe les pénitences (q. 65) ; nul ne doit tenter de se soustraire à son autorité en fréquentant une autre paroisse (q. 67). La non exécution de la pénitence ordonnée par l’évêque ou par les prêtres entraîne des sanctions (q. 58, 59, 70). La vie matérielle de l’Église est assurée par le paiement de la dîme (q. 62, p. 67) et diverses offrandesFootnote 28 : pain et vin pour la célébration de l'eucharistie (q. 89) ou donations testamentaires (q. 54).
Dans l'image des structures sociales qui transparaît à travers la formulation des questions, les paysans, hommes libres cultivant la terre, ne sont pas cités explicitement ; ils ne sont présents qu'en filigrane. Le texte mentionne quatre groupes principaux :
1) Du côté des autorités, on trouve le seigneur, qui peut entraîner les hommes dans une guerre ou leur donner l'ordre de tuer (q. 1), et surtout les membres du clergé. Ceux-ci ont pour fonctions d'encadrer les fidèles (q. 67), de leur imposer des règles de conduite (q. 76) ou des mesures collectives en cas de crise (q. 49), de les juger (q. 21) et de les punir (q. 38, 56, 70) ; mais ces activités ne sont pas sans risque pour leur existence quotidienne (q. 71, 84), puisque leur vie peut être menacée par les paroissiens eux-mêmes (q. 3).
2) Dans le village, à l'autre extrémité de l’échelle sociale, on trouve les serfs et les servantesFootnote 29, dont la vie est plus exposée que celle des autres paroissiens (q. 1, 10)Footnote 30, et qui peuvent être punis par le maître (q. 76) ou volés à un autre maître (q. 41) ; les servantes sont occupées à filer et à tisser la laine dans le « gynécéeFootnote 31 » (q. 53), et sont exposées aux abus sexuels (q. 16, 37). Les colons, fermiers libres liés à la terreFootnote 32, malgré leur statut plus élevé, ne sont pas à l'abri des châtiments exercés par les propriétaires (q. 76).
3) Les travailleurs non liés à la terre, comme les gardiens de troupeaux (bergers, porchers, bouviers) et les chasseurs, se situent en marge de la populationFootnote 33 ; parcourant les forêts et se déplaçant à l'extérieur du village, ils sont loin d’être assidus aux offices (q. 64), et il leur arrive de se livrer à des pratiques magiques ou démoniaques (q. 44). La paroisse a aussi ses propres mendiants et nécessiteux (q. 68), que les paroissiens sont priés de ne pas laisser vagabonder dans les autres villages (Réginon, II, 423, 424).
4) En dehors de la communauté villageoise, on trouve les voyageurs, qui courent de grands risquesFootnote 34 (dont celui d’être enlevés pour être réduits en esclavage, q. 41), et envers qui tout bon Chrétien a le devoir d'hospitalité (q. 72). On trouve également les Juifs et les païens, avec lesquels il faut se garder de relations sexuelles (q. 29) et s'abstenir du trafic d'esclaves (q. 41), mais que l'on ne peut tuer impunément (q. 80) ; les païens croient à des superstitions (q. 51), et, dans leur pays, ils persécutent les Chrétiens (q. 77).
La manière dont les questions sont introduites nous renseigne aussi sur la répartition des rôles masculins et féminins dans la délinquanceFootnote 35. Certaines infractions peuvent avoir été commises par un homme ou par une femme ; c'est le cas par exemple de l'infanticide (q. 4), des pratiques abortives (q. 5), de la stérilité provoquée (q. 9), du meurtre d'un serf ou d'une servante (q. 10), de l'abandon du conjoint en vue d'un remariage (q. 17-18), du non respect de la séparation en cas de divorce (q. 19) et des relations sexuelles illicites (q. 15, 23, 24-25, 29). Les pratiques magiques occupent une place à part : bien qu'elles puissent être imputées aux hommes comme aux femmes, il ne s'agit pas tout à fait des mêmes activités. Les femmes participent la nuit à des fêtes sataniques et utilisent des maléfices et des incantations pour agir sur les sentiments des gens (q. 45) ; les hommes pratiquent la magie (q. 42), célèbrent les divinités païennes (q. 43), jettent des sorts sur les animaux domestiques (q. 44), sollicitent l'aide des démons en commençant un travail (q. 52) et croient en l'influence des astres sur les actions humaines (q. 51). Les seules fautes réputées spécifiquement féminines sont la prostitution (q. 22, 36), les propos frivoles (q. 53)Footnote 36 et les formes d'assassinat qui ne font pas appel à la force physique : l'empoisonnement du conjoint (q. 8) et le meurtre d'un nouveau-né adultérin (q. 6). Aussi, dans la grande majorité des questions, les coupables présumés ou potentiels sont-ils des hommes, en particulier pour les violences (meurtres, coups et blessures, enlèvements), les vols, les faux témoignages et la plupart des formes de mauvaise conduite (abandon de son épouse, relations sexuelles illicites ou contre nature, non respect des obligations et des sanctions religieuses, ébriété, etc.).
L'originalité du questionnaire synodal de Réginon
Selon l'usage de l’époque, Réginon présente son ouvrage comme un recueil de textes tirés des canons des Apôtres, des épîtres papales, des décisions des conciles ou des synodes et des capitulaires. La reprise de textes antérieurs était alors une pratique courante, et leur attribution à des sources prestigieuses visait à leur donner plus de poids. Il arrivait que ces attributions soient erronées, soit à la suite d'une faute du copiste, soit par la volonté de l'auteur. Ainsi, Réginon est accusé d'avoir attribué à tort un de ses canons au synode d'Ancyre (314), « peut-être pour lui donner plus d'autoritéFootnote 37 ». Ceci est vrai pour d'autres passages des Libri de synodalibus causis : « on comprend qu'il [Réginon] ait tenu à leur attribuer une provenance qui les plaçât sous un patronage imposantFootnote 38 ». Dans ces conditions, on peut se demander si les questionnaires proposés par Réginon ne sont pas la simple reprise de textes antérieurs.
Le pénitentiel conçu pour aider les curés à confesser leurs paroissiens commence par un bref dialogue ritualisé par lequel le confesseur s'assure de la foi et de la volonté de repentance du pénitent, suivi d'une incitation à ne rien lui cacher. Le confesseur pose ensuite une série de questions-réponses, de la forme : « As-tu fait un faux témoignage par cupidité ou par ignorance ? Tu dois faire une année de pénitenceFootnote 39. » La confession se termine par une longue exhortation à ne plus pécher, et par un appel du confessé à la miséricorde de Dieu. Il semble que ce questionnaire ne soit pas une création originale : il serait inspiré du pénitentiel du pseudo-Béde (ou double pénitentiel de Béda-Egbert)Footnote 40, d'où Réginon aurait tiré « une longue formule d'interrogatoire à l'usage des confesseurs qui, de son temps, circulait dans la Gaule franque » (Fournier Reference Fournier1920, pp. 14-15).
Le questionnaire auquel l’évêque soumet le curé de la paroisse se présente comme un véritable questionnaire d'enquête. Il aborde successivement la description matérielle de l’église et des objets qu'elle contient, la vie privée du prêtre et la manière dont il accomplit ses obligations sacerdotales (q. 17 à q. 75), s'il est de condition servile ou libre, et enfin quels sont les textes canoniques qu'il connaît ou dont il dispose. Ce questionnaire serait tiré d'un texte rédigé en 852 par Hincmar, évêque de ReimsFootnote 41. Si tel est le cas, Réginon a considérablement développé le texte dont il se serait inspiré : en effet, bien qu'il aborde les mêmes thèmes que celui de Réginon, le questionnaire d'Hincmar ne compte que vingt questionsFootnote 42 (contre quatre-vingt-seize chez Réginon).
En revanche, le questionnaire synodal destiné aux laïcs apparaît comme une véritable innovation. Réginon lui-même ne donne aucune référence pour les chapitres 1 à 5 de son livre II, dans lesquels il décrit le dispositif d'enquête et présente son questionnaire ; et Wilfried Hartmann indique que la source en est inconnueFootnote 43. Il est donc possible que ces chapitres aient pour auteur Réginon lui-même, ou l'un de ses collaborateurs, et qu'ainsi le questionnaire synodal destiné aux laïcs soit une œuvre originale.
Par ailleurs, seul le questionnaire synodal présente simultanément trois traits que l'on retrouve dans les questionnaires d'enquête utilisés de nos jours : 1) contrairement aux pénitentiels, il ne vise qu’à un recensement des pécheurs et il ne donne pas d'indications sur leur punition (à quelques rares exceptions près) ; 2) il est constitué d'une liste de questions à poser dans un ordre fixé à l'avance ; 3) contrairement aux deux autres questionnaires, il fait appel aux services d'informateurs tiers (même si le rôle de ces derniers est très différent de celui des enquêteurs actuels).
La postérité du questionnaire de Réginon
Un siècle après sa rédaction, le questionnaire de Réginon de Prüm a été repris presque mot pour mot par l’évêque de Worms, Burchard, dans le chapitre 94 du premier livre de ses Decretorum Libri XX. Burchard de Worms (965-1025) a bénéficié d'une notoriété plus grande encore que celle de Réginon, au point qu'il a donné naissance au nom commun « brocard », pour désigner un « adage juridique » ou un « argumentaire sans faille ». Ses Decretorum Libri XX, appelés également Décret (au singulier), sont un volumineux ouvrage collectif de compilation, rédigé probablement entre 1008 et 1012Footnote 44, qui rassemble les règles (canons) édictées par les Apôtres et les Pères de l’Église (c'est pourquoi il est aussi dénommé Magnum Volumen Canonum). La renommée de Burchard de Worms a été alimentée également par son manuel à l'usage des confesseurs (pénitentiel), qui constitue le chapitre 5 du livre XIX du Décret. Sous le titre de Corrector sive Medicus, ce pénitentiel a fait l'objet d'une diffusion séparéeFootnote 45, et a connu de ce fait une popularité encore plus grande :
Le livre pénitentiel composé par Burchard de Worms est exceptionnel tant par son volume, la richesse de son contenu, l'originalité de sa composition, que par son rayonnement durant la dernière période de la pénitence tarifée. [...] Bien que le recueil de Burchard ne soit pas le dernier pénitentiel du point de vue chronologique, il n'est pas douteux cependant qu'il clôt l’ère des Libri pœnitentiales au sens strict du terme. Bientôt dans un contexte pénitentiel différent, on verra apparaître les Summæ confessorum ou Summæ de pœnitentia. Seulement alors on retrouvera des œuvres aussi puissantes.
(Vogel Reference Vogel1978, p. 88)Chez Burchard, le questionnaire de Réginon destiné aux laïcs a subi quelques altérations mineures : les intertitres ont été supprimés ; les questions 42 et 43 ont été fusionnées, le nombre total des items tombant ainsi à quatre-vingt-huit (modifiant en conséquence leur numérotation à partir du quarante-troisième) ; la consigne de départ, relative à l'ordre dans lequel les questions doivent être posées, a été omise ; enfin, la formulation des premiers mots de la question diffère légèrement. Par exemple, Burchard ne commence pratiquement jamais une question par « si », sous-entendant « il faut demander » (une seule question sur 87), alors que cette forme est très fréquemment utilisée par Réginon (61 questions sur 88)Footnote 46 ; en revanche, Burchard recourt beaucoup plus souvent que Réginon à la forme interrogative directe (65 sur 87, contre 13 sur 88). Toutefois, pour l'essentiel, le questionnaire attribué à Burchard est bien une simple démarque de celui de RéginonFootnote 47.
Nous avons vu que la reprise de textes antérieurs était alors une pratique courante, mais que leur attribution était le plus souvent contestableFootnote 48. Par exemple, Burchard attribue à Saint Eutychien (pape de 275 à 283) le questionnaire qu'il a emprunté à Réginon. Cette attribution est évidemment considérée comme fantaisisteFootnote 49, de même que plusieurs autres sources mentionnées par BurchardFootnote 50 : « Plus d'un tiers des textes réunis par l’évêque de Worms ont de faux passeports » (Fransen s.d., p. 111 et) ; « Le recueil canonique compilé, entre 1008 et 1012, par le saint évêque Burchard de Worms, fourmille d'attributions trompeuses et de remaniements presque cyniques » (Bloch Reference Bloch1989, 142).
Même si la renommée de Réginon de Prüm n'en a pas bénéficié, on peut raisonnablement faire l'hypothèse que la popularité de Burchard de Worms a contribué à la diffusion du dispositif d'enquête synodale, et donc du questionnaire conçu originellement par Réginon.
Le déroulement de l'enquête synodale
Le dispositif de l'enquête synodale préconisé par Réginon a été repris sans grande modification par Burchard de Worms. Nous avons vu que l'enquête synodale est l'une des composantes des visites diocésaines, ou « synodesFootnote 51 ». Dans les Libri de synodalibus causis, Réginon recommande aux évêques de visiter régulièrement les paroisses de leur diocèse, afin de combler les lacunes doctrinales des prêtres et rappeler aux fidèles les éléments de base de la foi chrétienne (Réginon, I, 7 ; cf. Burchard, I, 85), mais aussi de s'enquérir des péchés commis par les paroissiens, afin de les corrigerFootnote 52. Burchard précise que cette visite pastorale doit se faire une fois l'an (Burchard, I, 83). À cette occasion, un archidiacre ou un archiprêtre doit auparavant séjourner un jour ou deux dans la paroisse, pour annoncer la venue de l’évêque, préparer le peuple à cette visite et faire en sorte qu’à l'exception des infirmes, tous les paroissiens soient présents à l'assemblée présidée par l’évêque (Réginon, II, 1 ; Burchard, I, 40).
Pendant la visite, un tribunal synodal est chargé de juger les manquements aux obligations morales commis par les laïcs et connus des paroissiens ; les fautes cachées font en effet l'objet d'une pénitence secrète, et seules les fautes notoires sont passibles d'une pénitence publiqueFootnote 53 :
Quelle qu'en soit la gravité, toute faute, pourvu qu'elle ne soit pas connue du public, s'expie définitivement (avec absolution explicite à partir du xe siècle, ou sans absolution) suivant les tarifs prévus par les Livres pénitentiels. [...] Si, au contraire, la faute vient à être connue des voisins et du clergé (par la rumeur publique, après dénonciation, après recherche des tribunaux synodaux se déplaçant de paroisse en paroisse), la situation du pécheur se modifie profondément suivant l’état qui est le sien. S'il s'agit d'un laïc, celui-ci sera contraint à la pénitence publique.
(Vogel Reference Vogel and Vogel1975, p. 17)Le dispositif de l'enquête synodale a pu être comparé à un système inquisitorial, dans la mesure où il sert de prélude à un véritable procès :
Copiant un modèle trouvé dans l'administration laïque, les évêques réunissaient dans les paroisses, lors de leurs tournées pastorales, un certain nombre de témoins qualifiés (testes synodales), ecclésiastiques ou laïcs, chargés de dénoncer tous les désordres, tous les scandales et tous les crimes dont ils auraient eu connaissance. Leur déposition était faite sous serment et les accusés devaient ensuite comparaître : ils pouvaient alors prouver leur innocence soit par serment lorsqu'ils étaient libres, soit par jugement de Dieu s'ils ne l’étaient pas. Reconnus coupables, ils étaient condamnés à diverses peines, dont les conciles et surtout les pénitentiels donnent une liste impressionnante, variable selon les lieux et les temps.
(Imbert Reference Imbert1994, p. 139)À son propos, Georges Duby parle même d'un « système de délation », d'une « inquisitio Footnote 54 ». Il est vrai que le cérémonial de la pénitence publique qui suivait le jugement du tribunal synodalFootnote 55 était particulièrement impressionnant : sa théâtralité préfigure d'ailleurs celle des processions de flagellants des siècles suivantsFootnote 56.
Le rôle des informateurs synodaux
Pour recenser les péchés commis depuis la visite précédente (voire les intentions de pécher seulement projetéesFootnote 57), l’évêque ou son représentant fait appel à des informateurs assermentésFootnote 58 :
L’évêque siégeant en synode, après avoir prononcé un discours approprié, doit faire comparaître sept hommes du peuple appartenant à la paroisse (voire plus ou moins, dans la mesure du possible), assez mûrs, assez honorables, et assez fiables ; et, ayant fait apporter des reliques, il engage chacun d'eux par le serment suivant. À partir de maintenant, si tu as appris, entendu dire, ou découvert après coup, quelque chose qui a été fait ou que l'on projette de faire dans cette paroisse, qui soit contre la volonté de Dieu et la morale Chrétienne ; quelle que soit la manière dont tu en as eu connaissance ; si tu sais ou si l'on t'a dit que c'est de la compétence du tribunal synodal et de l’évêque ; alors, quand on t'interrogera à ce sujet, tu devras ne rien cacher à l’évêque titulaire de Trèves (ou à son représentant chargé par lui de l'enquête), que ce soit par affection, par crainte, par espoir de récompense, ou en raison de liens familiaux. (Réginon, II, 2-3 ; cf. Burchard, I, 91-92)
Ces informateurs prêtent ensuite serment sur les reliques.
Toutefois, ces informateurs assermentés ne sont pas qualifiés pour juger de la gravité des faits qu'ils rapportent :
Ce sont des laïques recommandables qui, dans chaque paroisse, sont choisis pour être les témoins synodaux, chargés, lors de la visite diocésaine, de révéler au prélat les faits délictueux et les désordres dont ils auraient eu connaissance. Remarquez d'ailleurs que ces personnages ne jouent qu'un rôle d'informateur ; ils ne jugent pas, étant incapables, comme on le sait, de faire dans la société spirituelle des actes d'autorité.
(Fournier Reference Fournier1911, p. 680)Cette citation de Paul Fournier est en contradiction avec le texte du même auteur cité au début de cet article, texte qu'il a écrit neuf années plus tard, dans lequel il présente les « témoins synodaux » comme « des personnages, d'abord ecclésiastiques, plus tard ecclésiastiques et laïquesFootnote 59 ». De même, Jean Imbert parle de « témoins qualifiés (testes synodales), ecclésiastiques ou laïcsFootnote 60 ».
Le problème que pose cette contradiction sur le statut social des informateurs synodaux est celui de leur neutralité. Sans mettre nécessairement en cause l'objectivité des prêtres de la paroisse, on peut craindre que leur représentation des péchés (et des conséquences de ceux-ci sur le salut des paroissiens dont ils ont la charge) n'entraîne des distorsions dans leur témoignage. Or, ni Réginon, ni Burchard ne confirment la présence d'ecclésiastiques parmi les informateurs synodaux : ils présentent simplement ceux-ci comme des « hommes du peuple », ce qui paraît exclure les clercsFootnote 61. Il est certes possible que la présence d'ecclésiastiques ait été nécessaire pour rassembler un nombre suffisant d'informateurs, au début des tribunaux synodaux, en raison de la faible densité démographique due à la dispersion de l'habitat : c'est en effet seulement à la jointure des ixe et xe siècles que les villages commencent à se constituerFootnote 62. La taille modeste des paroisses au temps de Réginon expliquerait que Paul Fournier mentionne la présence d'ecclésiastiques lorsqu'il présente le dispositif d'enquête préconisé par celui-ciFootnote 63, et ne la mentionne pas lorsqu'il décrit celui de Burchard, censé fonctionner un siècle plus tardFootnote 64 ; mais de toutes façons, il paraît peu vraisemblable qu'il se soit trouvé plus d'un ecclésiastique dans les petites paroisses.
Les informateurs étant choisis parmi les habitants de la paroisse, il est possible que des liens forts les aient unis à certains de ceux dont ils étaient chargés de rapporter publiquement les fautes. Le problème de l'objectivité des informateurs se pose avec plus d'acuité dans les petites paroisses, dans lesquelles tout le monde se connaissait et risquait de se rencontrer quotidiennement. Si l'on estime qu'aux xe et xie siècles, une paroisse compte entre 150 et moins de 1 000 habitantsFootnote 65, et que ce sont les petites paroisses qui sont les plus nombreuses, il semble peu probable que, dans ces dernières, parmi les cinq ou six hommes libres « assez mûrs, assez honorables, et assez fiables » sélectionnés pour être « témoins synodaux », il ne se soit trouvé aucun dizenier (il n'est pas exclu même que l'on ait éventuellement dû faire appel à un ecclésiastique pour atteindre un nombre suffisant d'informateurs, puisque ceux-ci ne pouvaient être ni des esclaves, ni des femmesFootnote 66).
Or les dizeniers occupent une place particulière dans la paroisse : ce sont de petits notables, investis d'un pouvoir de policeFootnote 67, chargés de rappeler à l'ordre ceux qui s’écartent des voies prescrites par Dieu et par l’Église (Réginon, II, 395 ; Burchard, II, 239). La question 69 du questionnaire de Réginon les présente comme devant veiller aux bonnes mœurs des gens du village, les corriger, et dénoncer les récalcitrants au curé de la paroisse. Comme les informateurs synodaux, ils ont prêté serment de ne se laisser influencer par aucune considération personnelle (Réginon, II, 395). Mais on peut supposer que ce rôle, assumé en permanence durant toute l'année par le dizenier, influait inévitablement sur son comportement en tant qu'informateur occasionnel et influait plus encore sur la nature des informations que les autres paroissiens portaient (ou laissaient parvenir) à sa connaissanceFootnote 68. Or, ni Réginon, ni Burchard ne précisent s'il était interdit qu'un dizenier fasse éventuellement partie des informateurs synodaux.
On peut espérer toutefois que la crainte de Dieu contrebalançait la tentation de détourner à leur profit l'enquête synodale, puisque les « témoins synodaux » (comme les autres participants au tribunal synodal) mettaient en péril leur salut éternel s'ils ne disaient pas toute la vérité. En effet, après leur prestation de serment, l’évêque les exhortait ainsi : « Prenez garde de ne rien cacher, afin que le péché d'autrui ne soit pas cause de votre damnationFootnote 69. »
L'usage du questionnaire destiné aux laïcs
Si l'on s'en tient aux seuls textes de Réginon et de Burchard, il n'est pas facile de comprendre quel était le rôle exact de ces « témoins synodaux » et comment le questionnaire conçu à leur intention était utilisé. La manière dont la sélection de ces informateurs est décrite peut laisser penser que ceux-ci étaient désignés seulement après l'ouverture de l'assemblée, pour être appelés à comparaître devant elleFootnote 70 ; mais on peut alors se demander quand et comment leur enquête aurait été réalisée. D'autre part, le questionnaire est rédigé en latin, langue réservée aux clercs, que la quasi totalité des paroissiens ne comprend vraisemblablement pas. Enfin, il n'est pas certain que ces informateurs aient su lireFootnote 71. Il est vrai que, sous l'impulsion de Charlemagne, on avait créé des écoles dans lesquelles le curé donnait gratuitement quelques leçons de lecture, de chant, et de calculFootnote 72. Mais il est difficile d’évaluer la portée réelle de cette mesure, car au départ, de nombreux curés étaient illettrésFootnote 73 ; en outre, aucune prescription légale n'astreignait les fidèles à envoyer leurs enfants à l’écoleFootnote 74. Si presque tous les « témoins synodaux » étaient incapables de lire, on ne peut les imaginer opérant comme les enquêteurs actuels, qui disposent (sur papier ou sur ordinateur) d'une version écrite du questionnaire, dont ils lisent les questions aux personnes interrogées. D'ailleurs, les informateurs n’étaient pas limités dans les moyens de recueillir leurs informationsFootnote 75, et le seul usage du questionnaire décrit explicitement par Réginon et Burchard est son administration aux informateurs eux-mêmes, au cours d'une séance publique.
On pourrait supposer que les questions étaient traduites en langue vulgaire pendant l'audience du tribunal synodal, et que les informateurs faisaient alors appel à leurs souvenirs pour y répondre. Mais dans ce cas les juges synodaux couraient deux risques : que certains comportements aient échappé à l'attention de leurs informateurs, ces derniers pouvant ignorer que de tels actes étaient contraires à la morale chrétienne et à la volonté de Dieu ; et surtout que, sur une période de référence assez longue, leurs souvenirs se soient en partie altérés ou effacés. Il est vrai que le second risque est atténué si l'on considère que les informateurs synodaux étaient choisis parmi les hommes les plus fiables (veraciores), et que l'on peut en inférer qu'ils étaient de ceux qui, parmi les paroissiens, avaient aussi la meilleure mémoire. En outre, la confrontation des témoignages des informateurs pendant l'audience pouvait revêtir un caractère contradictoire et contribuer à une meilleure élucidation des faits rapportés ; c'est d'ailleurs ce qui se passait lors du jugement public d'un clerc coupableFootnote 76 et, faute d'indications contraires, on peut supposer que cette procédure ait été étendue aux procès des laïcs.
Une autre hypothèse serait que le contenu du questionnaire était déjà connu des informateurs synodaux avant la tenue de l'assemblée. Ils auraient pu, par exemple, en avoir eu connaissance par les envoyés de l’évêque venus préparer la visite synodale ; ils auraient alors disposé de quelques jours pour rassembler leurs souvenirs, voire pour réaliser une enquête rétrospective, sur le modèle des enquêtes de victimation actuelles. Il est également possible que, d'une année sur l'autre, ce soient toujours les mêmes hommes qui aient été sélectionnés (au renouvellement près des membres défaillants), et que la plupart d'entre eux soient ainsi devenus en quelque sorte des informateurs professionnelsFootnote 77, ayant suffisamment mémorisé le texte et l'esprit du questionnaire pour assurer la bonne exécution de leur enquête.
Conclusion
Par rapport aux pratiques d'investigation en vigueur à la fin de l’ère carolingienne, l'originalité du dispositif d'enquête préconisé par Réginon tient principalement à deux caractéristiques : l'existence d'un questionnaire long et détaillé, et le recours à une équipe d'informateurs. Le questionnaire de l'enquête synodale se démarque nettement d'un pénitentiel, qui est à la fois un questionnaire à l'usage du prêtre de la paroisse pour la conduite de la confession privée et un code pénal fixant le montant de la « pénitence tarifée ». Sa spécificité réside dans l'absence (en principe) de toute considération d'ordre pénal (il s'agit de recenser, et non de juger) ; dans la présence, comme dans les questionnaires de victimation actuels, de questions purement informatives (ici, sur la vie de la paroisse) ; et enfin dans sa structure séquentielle stricte : les questions sont numérotées, et doivent être posées dans l'ordre de leur numérotation. Il s'agit donc bien là d'une réalisation originale, très différente d'un manuel pour les confesseurs.
Les premières enquêtes attestées dans l'histoire occidentale sont des recensements portant sur la population, les biens possédés, les revenus, les activitésFootnote 78 ; jusqu'au dix-septième siècle, ces enquêtes ne concernent que les ressources des populations (en main-d’œuvre, en hommes susceptibles de porter les armes, ou en biens), ou encore les facilités offertes aux déplacement des armées (capacités d'hébergement, qualité des routes), mais jamais des comportements (individuels ou collectifs). Ce n'est semble-t-il qu’à la fin du dix-septième siècle qu'apparaissent dans les enquêtes les premières préoccupations d'ordre sociologiqueFootnote 79. C'est également au dix-septième siècle que l'on découvre l'intérêt de mesurer la délinquanceFootnote 80, ce qui incitera ultérieurement à l’établissement de statistiques pénales et policières, puis à la réalisation d'enquêtes de victimation.
Par contre, dès le cinquième siècle, les manuels des confesseurs se sont intéressés aux comportements individuels et aux questions d'ordre moral ; mais la valeur informative des réponses à ces sortes de questionnaires est compromise par le contexte de l'interrogatoire et la formulation biaisée (non neutre) des questions. On sait que l'influence, sur les réponses recueillies, des termes utilisés pour poser la question n'a guère été étudiée qu’à partir de la fin du dix-neuvième siècleFootnote 81, même si, dans un contexte il est vrai quelque peu différent, Condillac en avait déjà mentionné l'importance un siècle auparavantFootnote 82.
Le questionnaire synodal de Réginon de Prüm peut être considéré comme une première tentative d'observation de la délinquance à travers une enquête. Mais son intérêt pour l'histoire des méthodes et techniques des sciences sociales tient principalement aux efforts que fait son auteur pour atteindre une certaine objectivité dans l’étude des comportements individuels, en tentant de dissocier le recueil d'information du jugement moral sur les comportements observés. Le caractère inachevé de cette dissociation met en évidence les difficultés de ce premier pas vers une étude scientifique des comportements humains.
Annexe Le questionnaire de Réginon destiné aux laïcsFootnote 83
Ensuite, il faut demander dans l'ordre
1. Y a-t-il dans cette paroisse un meurtrier, qui aurait tué un homme ou de son propre chef, ou par envie ou pour le voler, ou par accident, ou contre sa volonté et sous la contrainte, ou pour venger ses parents (ce que nous appelons « vendetta »Footnote 84), ou à la guerre, ou sur ordre de son seigneur, ou qui aurait tué son propre serf ?
2. Y a-t-il un parricide ou un fratricide, qui aurait tué son père, sa mère, sa sœur, son frère, son oncle, ou un autre parent ?
3. Y a-t-il un homme qui aurait tué ou mutilé un prêtre, un diacre, ou un autre religieux ?
4. Y a-t-il un homme ou une femme qui aurait écrasé son propre enfant ou l'aurait étouffé sous le poids des vêtements ? Et, si oui, était-ce avant ou après le baptême ? Ou bien est-ce qu'un enfant affaibli en raison de la négligence de ses parents serait mort sans avoir été baptisé ?
5. Y a-t-il un homme ou une femme qui aurait extrait l'enfant du ventre d'une femme ? Ou est-ce qu'une femme aurait volontairement extrait son propre enfant et aurait provoqué un avortement ?
6. Y a-t-il une femme qui, ayant conçu dans le péché et craignant que cela ne se voie, aurait jeté son propre enfant dans l'eau ou l'aurait caché dans la terre (ce qu'on appelle « meurtre »Footnote 85) ?
7. Y a-t-il un homme qui aurait tué son épouse sans raison légale ou sans preuve certaine [de sa culpabilité] ?
8. Y a-t-il une femme qui aurait tué son mari ou un autre homme à l'aide d'herbes toxiques ou de potions mortifères, ou qui aurait montré à quelqu'un d'autre comment faire ?
9. Y a-t-il un homme ou une femme qui aurait fait en sorte qu'un homme ne puisse pas engendrer ou qu'une femme ne puisse pas concevoir, ou qui aurait montré à quelqu'un d'autre comment faire ?
10. Y a-t-il un homme qui aurait tué son propre serf sans jugement [préalable], ou une femme qui aurait fait périr sa propre servante sous l'emprise d'une colère due à la jalousie ?
11. Y a-t-il quelqu'un qui, poussé par le diable, se serait suicidé ?
12. [Il faut demander] si quelqu'un aurait blessé des hommes à la guerre sans savoir si l'un d'eux serait mort de ses blessures, et si, accusé d'avoir tué un homme, il le nie.
13. [Il faut demander] si quelqu'un fait partie d'un complot visant à assassiner un homme, mais sans participer personnellement au meurtre, et si, sur ses conseils et ses encouragements, la personne a été assassinée.
14. Y a-t-il un homme qui aurait tranché les mains, les pieds, la langue ou les testicules d'un autre, et lui aurait arraché les yeux ?
Il faut ensuite interroger sur l'adultère et la fornication
15. [Il faut demander] si un homme aurait commis l'adultère avec l’épouse d'un autre, ou si une femme l'aurait commis avec le mari d'une autre.
16. [Il faut demander] si un homme marié aurait en même temps pour concubine sa propre servante ou une autre femme.
17. [Il faut demander] si un homme aurait renvoyé son épouse légitime et se serait marié avec une autre femme.
18. [Il faut demander] si une femme aurait quitté son mari et se serait mariée avec un autre homme.
19. [Il faut demander] si, à la suite d'une répudiation, les deux conjoints sont mutuellement séparés et demeurent ainsi.
20. [Il faut demander] si un homme, sans le consentement de son épouse, ayant rompu les liens du mariage, entre au monastère.
21. [Il faut demander] si un homme a quitté sa femme sans le jugement de l’évêque, même si celle-ci est coupable.
22. [Il faut demander] si une femme se serait débauchée avec la complicité de son mari.
23. [Il faut demander] si un homme sans épouse aurait eu des relations sexuelles avec une femme mariée, ou une femme sans mari avec un homme marié.
24. [Il faut demander] si un homme non marié aurait eu des relations sexuelles avec une femme non mariée.
25. [Il faut demander] si une jeune fille laïque se serait débauchée avec un adolescent.
26. [Il faut demander] si un homme n'aurait pas épousé la jeune fille à laquelle il était fiancé et aurait rompu l'engagement de fiançailles.
27. [Il faut demander] si un homme aurait enlevé l’épouse d'un autre et se serait mis en ménage avec elle.
28. [Il faut demander] si un homme aurait enlevé une femme, une jeune fille ou une veuve, et l'aurait épousée, et s'il y en aurait eu d'autres qui l'auraient approuvé et aidé.
29. [Il faut demander] si un homme aurait eu des relations sexuelles avec une Juive, ou si un Juif ou un païen aurait eu des relations sexuelles avec une femme Chrétienne.
30. [Il faut demander] si un homme aurait enlevé une religieuse ou une veuve consacrée à Dieu et se serait mis en couple avec elle, ou s'il aurait eu un commerce sexuel avec elle avec son consentement.
31. [Il faut demander] si un homme est accusé d'avoir commis l'adultère avec une femme mariée du vivant de son mari, et est reconnu l'avoir épousée peu après le décès de celui-ci.
32. [Il faut demander] si une femme déclare que son mari ne peut pas avoir de relations sexuelles avec elle, et qui pour cela demande le divorce et désire épouser un autre homme.
33. [Il faut demander] si un homme aurait eu des relations sexuelles avec sa marraine ou l'aurait épousée ; ou si un homme aurait fait cela avec sa filleule, qu'il a tenue sur les fonts baptismaux ou présentée à l’évêque.
34. [Il faut demander] si un homme aurait épousé une parente ou eu des relations sexuelles avec elle.
35. [Il faut demander] si un homme aurait, de manière irrationnelle, c'est à dire contre nature, eu des relations sexuelles avec des hommes ou avec des animaux dépourvus de langageFootnote 86.
36. [Il faut demander] si une femme se serait livrée à la prostitution.
37. [Il faut demander] si un homme tolère que dans sa maison l'adultère soit perpétré avec ses propres servantes ou avec les femmes de son « gynécée »Footnote 87.
Sur le vol et le sacrilège
38. Il faut demander s'il y aurait un voleur ou un profanateur, qui aurait pénétré par effraction dans les églises de Dieu, et qui y aurait dérobé, enlevé au vu de tous, ou volé en cachette quelque chose, ou s'il y a un pillard, voleur et détrousseur de l’église de Dieu. Car bien que ceux-ci doivent être amendés et corrigés selon la loi humaine, il incombe quand même à l’évêque [de leur imposer] une pénitence.
Sur le parjure
39. Il faut demander s'il se trouve un homme qui se serait parjuré, ou aurait fait un faux serment en connaissance de cause par désir des biens terrestres ; ou bien sans le savoir, ou contraint par un ordre de son supérieur, ou pour éviter d’être tué ou mutilé. Ou encore si quelqu'un s'est non seulement parjuré sciemment, mais encore a entraîné d'autres personnes dans le parjure.
Sur le faux témoignage
40. Il faut demander si un homme aurait sciemment porté un faux témoignage contre une personne, ce qui est un crime grave, et de quel préjudice cette personne aurait souffert à la suite de ce témoignage.
41. Il faut demander si quelqu'un aurait enlevé un homme libre, le serf d'un autre, ou un voyageur, ou l'aurait trompé par de bonnes paroles, puis vendu comme esclave à l’étranger, ou encore si quelqu'un aurait vendu un Chrétien comme esclave à un Juif ou à un païen, ou si des Juifs vendaient des esclaves Chrétiens.
Sur les magiciens et les devins
42. Il faut demander si quelqu'un serait mage, devin, envoûteur, ou jeteur de sorts.
43. [Il faut demander] si quelqu'un ferait des oblations devant des arbres, des sources, ou certaines pierres comme devant des autels, ou y déposerait un cierge ou quelque offrande, comme si quelque puissance [surnaturelle] s'y trouvait, qui puisse apporter le bien ou le mal.
44. Il faut rechercher s'il se trouverait un porcher, un bouvier, un chasseur ou quelqu'un du même genre qui prononcerait des incantations diaboliques sur du pain, des herbes, ou certaines amulettes impies, et cacherait ces objets dans un arbre ou les jetterait à un croisement ou un carrefour, afin qu'ils libèrent ses animaux de la maladie ou d'une épidémie, et cause la perte de ceux des autres. Aucun fidèle ne doute que toutes ces choses sont de l'idolâtrie, et que pour cette raison il faut les extirper avec le plus grand soin.
45. Il faut examiner s'il y aurait une femme qui affirmerait pouvoir, à l'aide de maléfices et d'incantations magiques, modifer les dispositions d'esprit des gens – c'est-à-dire transformer la haine en amour et l'amour en haine – ou qui [par ces moyens] endomagerait ou déroberait les biens des gens. Et s'il se trouvait une femme qui prétendrait chevaucher certains animaux, lors de nuits particulières, avec la foule des démons ayant pris l'apparence de femmes, et faire partie de leur confrérie, alors une telle femme doit de toutes façons être expulsée de la paroisse.
Sur le sang et la charogne
46. Il faut demander si un homme consommerait du sang, de la charogne, ou de la viande dépecée par des bêtes sauvages.
47. [Il faut demander] si un homme, par haine, ne s'est pas rallié à la paix, et a juré, ce que Dieu défend, que jamais il ne se réconcilierait avec son frère, ce qui est un péché mortel.
48. [Il faut demander] si quelqu'un a bu d'un liquide dans lequel s'est noyé une belette, une souris, ou tout autre animal impur.
49. [Il faut demander] si quelqu'un ne respecte pas le jeûne du Carême, des Quatre-Temps, de la Saint Marc, ou des Rogations, ou un jeûne imposé par l’évêque pour lutter contre un fléauFootnote 88.
50. [Il faut demander] si quelqu'un boit, mange, ou porte sur lui quelque chose qu'il croit pouvoir fausser le jugement de Dieu.
51. [Il faut demander] si quelqu'un se livre, à l'occasion du jour de l'an, à une pratique inventée par les païens, [consistant à] examiner le jour, la lune et les mois, et s'attend à ce que leur puissance agissante change les choses en mieux ou en pire.
52. [Il faut demander] si quelqu'un en commençant un travail prononce une incantation ou accomplit un acte de magie, alors que l'ApôtreFootnote 89 nous enseigne que tout doit être fait au nom du Seigneur. Car ce ne sont pas les démons dont nous devons invoquer l'aide, mais Dieu. De même, lorsque l'on cueille des herbes médicinales, il convient de dire le symbole [des Apôtres] et l'oraison dominicaleFootnote 90, et rien d'autre.
53. Il faut aussi rechercher si les femmes en train de filer la laine ou de tisser ont des conversations ou des préoccupations qui ne soient pas toutes au nom du Seigneur, comme on l'a dit plus haut.
54. [Il faut demander] si quelqu'un retient illégalement les aumônes léguées par des parents défunts.
55. [Il faut demander] si quelqu'un, pendant la veille nocturne d'un défunt, chante des chants diaboliques, boit, mange, et se réjouit en quelque sorte de sa mort ; et si à l'occasion de leur veille nocturne les morts sont conservés ailleurs que dans l’église.
56. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui ne communierait pas au moins trois fois dans l'année, c'est-à-dire à Pâques, à la Pentecôte, et à Noël, sauf s'il a été interdit de communion par un jugement de l’évêque ou des prêtres pour cause de péchés mortels.
57. Y a-t-il quelqu'un qui travaillerait le dimanche ou lors des principales fêtes ? Et est-ce que ces jours-là, tous seraient assidus à se rendre aux matines, à la messe, et aux vêpres ?
58. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui, ayant été excommunié, n'aurait tenu aucun compte de [son] excommunication, et s'il y a quelqu'un qui aurait conservé des relations avec l'excommunié.
59. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui n'exécuterait pas la pénitence qui lui a été imposée.
60. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui ne respecte pas son père ou sa mère, ou qui les frappe, ou qui les insulte.
61. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui, après avoir reçu la communion, aurait vomi pour cause d’ébriété.
62. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui ne verserait pas la dîme [due] à Dieu et à ses saints.
63. [Il faut demander] si quelqu'un est tellement perverti et éloigné de Dieu, qu'il ne se rende pas à l’église même le jour du Seigneur.
64. [Il faut demander] si les porchers et autres gardiens de troupeaux viennent à l’église le dimanche et entendent les messes. Et s'il le font à l'occasion des autres fêtes.
65. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui ne viendrait pas se confesser au moins une fois l'an, c'est-à-dire au début du carême, afin de recevoir la pénitence pour ses péchés.
66. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui est ivre en permanence. Car les ivrognes n'hériteront pas du Royaume de DieuFootnote 91.
67. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui, dédaignant le prêtre de sa paroisse, fréquente l’église d'une autre paroisse, y reçoit la communion, et lui verse sa dîme.
68. Il faut s'informer des mendiants qui parcourent le pays, et si quelqu'un assume l'entretien d'un pauvre de sa parenté.
69. [Il faut demander] si, dans chaque paroisse, des dizainiers sont institués par village, hommes sincères et craignant Dieu, qui engagent les autres à se rendre à l’église pour les matines, la messe, et les vêpres, et à n'entreprendre aucun ouvrage lors des jours fériés, et qui signalent aussitôt au prêtre celui qui ne respecterait pas [ces obligations]. Et qui agissent de même contre la luxure et toute dépravation.
70. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui mépriserait et tiendrait pour nuls l'anathème de l’évêque ou de son prêtre et l'excommunication.
71. [Il faut demander] si les paroissiens manifestent à leur prêtre la considération qui lui est due, ou s'il y a quelqu'un qui le rabaisse par ses paroles ou par ses actes, et qui méprise ses exhortations.
72. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui s'opposerait à l'hospitalité due à l’étranger ou au voyageur.
73. Il faut demander quelles sont les fêtes qui sont célébrées [dans la paroisse].
74. [Il faut demander] si les parrains enseignent, ou font enseigner, à leurs filleul(e)s le symbole [des Apôtres] et l'oraison dominicale.
75. [Il faut demander] si quatre ou cinq personnes ou plus auraient tué un homme.
76. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui s'opposerait au précepte de l’évêque ou de ses collaborateurs, selon lequel les colons et les serfs ne doivent pas être fouettés nus pour les fautes qu'ils ont commises.
77. Il faut rechercher si quelqu'un voudrait conserver comme son propre esclave ou vendre, ou envisagerait de donner à quelqu'un d'autre, un étranger qui a fui son pays à cause d'une invasion par les païens ou d'une persécution, et que, pour cette raison, il aurait hébergé et aurait utilisé comme domestique pendant des jours et des années.
78. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui vendrait sa récolte ou son vin avec des mesures frauduleuses, alors que le Seigneur dit : Que ton boisseau soit juste, que ton setier soit juste Footnote 92.
79. Il faut également faire savoir combien grand est le crime qui consiste à exiger un intérêt [pour un prêt] et vouloir s'enrichir des intérêts [versés par] d'autres, et que les saints canons ordonnent d'expulser de l’église [ceux qui agissent ainsi].
80. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui aurait tué un Juif ou un païen par cupidité.
81. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui aurait tué une personne dans un accès de folie.
82. [Il faut demander] si quelqu'un étant en train de couper un arbre, pendant qu'il est absorbé par son travail, quelqu'un [d'autre] arrivant à l'improviste a été tué par la chute de l'arbre.
83. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui participerait à des conspirations ou des complots.
84. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui oserait s'attaquer à l’église ou à un ecclésiastique.
85. Il faut prendre des renseignements sur les clercs et les laïcs apostats et incroyants.
86. Il faut s'informer des confréries et des sociétés fraternelles, et de leurs activités dans la paroisse.
87. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui ose chanter aux abords de l’église des chants irrévérencieux et provoquant le rire.
88. [Il faut demander] s'il y a quelqu'un qui aurait l'habitude de continuer à parler en entrant dans l’église, et de ne pas prêter attention à l’éloquence divine, et qui sortirait de l’église avant que la messe soit terminée.
89. [Il faut demander] si les hommes et les femmes apportent à l’église l'offrande, c'est-à-dire le pain et le vin (et si les hommes ne le font pas, si leurs épouses le font pour eux), pour eux-mêmes et pour tous les leurs, comme il est prescrit dans le canon.