Professeur en sciences politiques et en sociologie de l’université nationale d’Irlande à Galloway, Sinisa Malesevic offre ici un ouvrage sur la guerre et sur la violence qui n’est pas seulement un manuel universitaire.
Interrogeant la difficulté rencontrée par la sociologie à étudier la violence et la guerre comme objets spécifiques et légitimes, l’auteur entend la situer dans la continuité du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, évènement fondateur selon lui d’un développement particulier de la discipline vers un antimilitarisme dominant. Plutôt que de renvoyer l’exclusion de la violence du champ sociologique à l’héritage des Lumières, Sinisa Malesevic montre au contraire l’importance de son étude dans la sociologie « classique ». Qu’il s’agisse de la triade majeure de la discipline (Marx, Durkheim, Weber) ou bien des multiples courants qui la traversent et la définissent à la charnière entre les XIXe et XXe siècles, il note en effet une réflexion approfondie et précoce sur la guerre et la violence collective. Celle-ci s’articule autour de la question de l’émergence et du développement des entités politiques, dans une perspective proche du « darwinisme social » pour la plupart des Écoles. Pour ce qui concerne la « Trinité sainte », la réflexion sur la violence et la guerre montre essentiellement le lien entre celles-ci et la formation de la communauté nationale (Durkheim), la capacité de transformation de l’ordre social (Marx) et la rationalisation de la société (Weber).
Sinisa Malesevic met ainsi en lumière ce qu’il appelle la « tradition belliqueuse » inscrite au cœur de la sociologie des années précédant la Première Guerre mondiale. Sa recension des différentes Écoles permet de redécouvrir des auteurs oubliés de la tradition sociologique dominante, tels que Hintze, Gumplowitz, Rustow ou Mosca. Il remet également en lumière l’influence et l’héritage de penseurs tels que Treischke, Schmitt, Pareto ou Lester Ward, en analysant la place centrale de la violence et de la guerre dans leurs travaux. Cette recension systématique montre le lien natif entre la discipline sociologique, la rationalisation de la violence aux mains de l’État et la construction des entités nationales en Europe. L’auteur dénonce dans cette tradition les présupposés épistémologiques (la naturalisation de la violence ou l’essentialisation des communautés politiques) et l’absence évidente de neutralité axiologique chez la plupart des sociologues désireux de soutenir des projets nationalistes ou de légitimer des luttes intrasociales. Pour autant, on s’étonne de ce qu’il tienne à cette césure du second conflit mondial, alors même que son exploration historique s’arrête à la Première Guerre mondiale. La Grande Guerre a en effet été le tournant à l’origine de l’exclusion des questions de la violence et de la guerre dans les sciences sociales, au moins pour ce qui concerne le domaine européen. Néanmoins, l’inflexion majeure des courants dominants au sein de la discipline sociologique visant à rejeter la spécificité et la légitimité de ces objets a bien lieu après la Seconde Guerre mondiale.
L’exclusion de la guerre et de la violence du champ sociologique dominant ne signifie pas la fin de toute réflexion sur ces objets. Sinisa Malesevic souligne ainsi l’importance de la sociologie contemporaine sur la violence et montre l’héritage qu’elle tire de la « tradition belliqueuse ». Aux paradigmes sociobiologiques, rationalistes et culturalistes, l’auteur oppose l’approche du matérialisme organisationnel. C’est l’occasion d’un passage en revue exhaustif d’une littérature foisonnante sur le sujet depuis le milieu des années 1980. Malheureusement, l’auteur se focalise exclusivement sur la littérature disponible en langue anglaise, et donc anglo-saxonne. Les réflexions de Raymond Aron sont expédiées en note sous prétexte qu’il s’agit d’une approche internationaliste, ignorant l’importance des travaux propres de ce penseur. Au contraire, les travaux de René Girard sont traités dans la section concernant l’approche culturaliste, bien qu’il ne s’agisse en rien de réflexions nées d’une démarche sociologique. Quoi qu’il en soit, les auteurs majeurs de ces « Écoles » tirent davantage, selon Sinisa Malesevic, de la « tradition belliqueuse » que des apports de Durkheim ou de Weber dont la plupart se réclament. Leur défaut majeur consiste à se focaliser excessivement sur un facteur explicatif sans en prendre en compte la pluralité.
Au contraire, l’approche du matérialisme organisationnel (autour de Charles Tilly par exemple) s’intéresse à l’articulation de plusieurs facteurs dans un processus sociohistorique marqué avant tout par la concurrence dans les moyens de coercition à l’origine de l’émergence de l’État moderne. Toutefois, Sinisa Malesevic critique la marginalisation de l’idéologie observée dans les travaux de cette « École ». L’idéologie est en effet considérée comme un facteur secondaire, voire comme un ensemble monolithique produit par l’État au service de son pouvoir. L’auteur montre au contraire qu’il s’agit d’un processus social complexe à travers lequel les acteurs articulent actions et croyances. Ainsi, loin d’être un facteur explicatif et déterminant en tant qu’ensemble monolithique de discours et de valeurs, l’idéologie est un élément qui s’intègre différemment dans l’analyse du passage à la violence, selon le contexte et les acteurs.
Le passage en revue de la littérature sur la violence et la guerre aboutit à une étude critique plutôt fouillée du paradigme des « nouvelles guerres ». Selon celui-ci, les guerres contemporaines auraient changé de nature sous la pression de la globalisation : plus chaotiques, plus meurtrières, plus floues aussi pour ce qui concerne les tactiques, les stratégies, les acteurs en présence, les motivations. Ces dernières ne seraient plus politiques, ni même marquées par l’affirmation de la communauté nationale, mais bien plutôt animées par les « politiques identitaires ». Enfin, la globalisation expliquerait combien le facteur économique est devenu central dans le déclenchement de la violence, soit que celle-ci soit provoquée par les volontés de « libéralisation des marchés » de la part des États-Unis ou de « l’Occident », soit qu’elle découle d’une décomposition des espaces sociaux et politiques unitaires sous la pression de ce processus de libéralisation. L’auteur ne se contente pas de montrer que les études empiriques invalident la plupart des caractéristiques supposées de ces « nouvelles » guerres : moins nombreuses et moins meurtrières en réalité depuis le début des années 2000, rien ne permet d’affirmer que les conflits actuels diffèrent essentiellement des guerres antérieures. Il critique également les présupposés épistémologiques et méthodologiques de ce paradigme. Ainsi, ses promoteurs font preuve d’un réductionnisme économique structurel en prêtant au « marché » une force intrinsèque, indépendamment des forces politiques, des intérêts individuels et collectifs, des formes idéologiques et culturelles qui peuvent le modeler. Par ailleurs, faire de la globalisation contemporaine un phénomène inédit dans sa totalité montre non seulement une vision historique faussée par le « présentisme », mais aboutit à des conclusions hâtives que l’auteur démonte une à une. Notamment, la croyance en la « fin des territoires » repose sur une lecture des capacités de contrôle des États modernes qui oublie que celles-ci sont inégalées à l’heure actuelle et étaient bien lacunaires dans les décennies et les siècles écoulés. En réalité, comme Sinisa Malesevic le rappelle opportunément, le véritable changement en ce qui concerne l’appréhension de l’espace politique est le renforcement de la norme de la souveraineté extérieure, qui rend illégale toute conquête territoriale. Ainsi, loin d’avoir aboli l’importance du nationalisme ou des phénomènes politiques liés à la bureaucratisation de la coercition, les « nouvelles » guerres démontrent combien ces deux processus sont profondément intériorisés au sein des populations.
On peut néanmoins se demander dans quelle mesure l’ouvrage est une sociologie de la guerre et de la violence. Certes, l’auteur apporte sa propre pierre à l’édifice qu’il vient de décrire, et à l’aune de laquelle il formule critiques, analyses et réflexions méthodologiques. Selon Sinisa Malesevic, comprendre la violence et la guerre passe par la mise en lumière de la sophistication organisationnelle et idéologique de la modernité européenne. Celle-ci se traduit par deux processus cumulatifs contingents, lents et graduels qui informent la construction de l’État-nation et sa diffusion à travers le monde non-européen à compter du XVIIIe siècle. Il s’agit d’abord de la bureaucratisation de la coercition, c’est-à-dire du lien rétroactif et cumulatif qui lie la croissance de l’appareil et du pouvoir de type bureaucratique et la massification progressive des armées engagées dans les conflits interétatiques. Outre la croissance du pouvoir et des capacités coercitives des organisations sociales et politiques étatiques, l’auteur insiste sur le rôle joué par l’idéologie. Celle-ci, sous la forme dominante du nationalisme, est centrifuge : elle part du centre du pouvoir (ou des entrepreneurs politiques) pour se diffuser à l’ensemble du corps social qu’elle crée simultanément en tant que communauté nationale. Sur ce point, l’originalité de l’ouvrage est d’insister sur une critique de la vision classique liant nationalisme et guerre : celui-ci permettant celle-là de manière mécanique (la mobilisation des populations lors des « guerres totales »), celle-là étant le ciment de la solidarité communautaire nationale. Au contraire, Sinisa Malesevic montre combien l’idéologie « nationale » peut être contestée par d’autres discours et d’autres acteurs lors du processus de cohésion de la nation, et comment en retour, la guerre sert évidemment à renforcer ce processus. L’idéologie est donc affaire de rapports de force politiques. Au terme du processus de cohésion nationale, la pacification des sociétés « occidentales » ou « modernes » n’a pas fait disparaître la violence, mais l’a transformée. On pourrait invoquer ici les travaux sur la « visibilité » de la violence et ceux qui montrent comment cette dernière (et plus largement le phénomène de la guerre) est externalisée dans le temps comme dans l’espace. Une fois le passage en revue de la littérature sociologique achevé, l’ouvrage aborde ainsi l’étude des processus de bureaucratisation et d’idéologisation dans le temps et dans l’espace, avant d’en analyser les conséquences sur les sociétés concernées. Un chapitre entier est notamment dédié à l’étude des liens entre eux et les stratifications sociales propres à la modernité.
Néanmoins, l’ouvrage souffre de plusieurs défauts. Il s’agit d’abord de deux ambiguïtés : celle qui porte sur l’objet et celle qui porte sur le projet de l’auteur. Étudier la violence et la guerre demande de définir précisément ce dont il s’agit, et surtout l’articulation (ou la hiérarchie) entre les deux termes. Or, force est de constater que ces précisions manquent. Non que la notion de violence ne soit pas circonscrite, mais elle reste indéterminée : s’agit-il d’un usage collectif ou individuel de la force ? Est-ce une fin ou un moyen ? Et de fait, il faut constater que la guerre n’est ici ni définie ni caractérisée. Par conséquent, c’est davantage de la violence dans la guerre dont parle l’auteur, que de la guerre en elle-même. Cette dernière se caractérise bien par ce moyen (plus précisément qu’un conflit, qui implique un antagonisme sans qu’y soit nécessairement déployé l’usage de la force), mais mis au service d’une fin politique.
Il s’agit aussi d’un manque : celui d’un niveau d’explication ou d’analyse entre le développement de l’idéologie ou de la bureaucratie et le passage à la violence de masse dans le cadre de la guerre. On peut regretter en effet que Sinisa Malesevic ne prenne pas en compte les apports de la sociologie concernant par exemple les effets de groupe ou les phénomènes de radicalisation à l’intérieur de communautés restreintes (comme c’est le cas pour les jihadistes internationaux étudiés par Marc Sageman par exemple). De la même manière, l’interaction dialectique entre les acteurs d’un conflit n’est pas du tout abordée par l’auteur. En d’autres termes, bien que cherchant à fonder ou à circonscrire une sociologie de la violence qui sorte à la fois du positivisme et du relativisme, l’ouvrage échoue à accepter totalement l’importance qu’il y a à analyser la manière dont les différents éléments interagissent en contexte.