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Politiques de l’ignorance - Dominique Pestre, À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines (Paris, Le Seuil, 2013)

Published online by Cambridge University Press:  22 January 2014

Michel Dubois*
Affiliation:
GEMASS – CNRS, Paris [michel.dubois@cnrs.fr]

Abstract

Type
Book Reviews
Copyright
Copyright © A.E.S. 2013 

Historien de la physique, Dominique Pestre propose avec son dernier livre un essai multiforme sur le devenir des sciences et des techniques. Un essai tout d’abord sur la singularité historique des stades les plus récents de ce devenir. L’auteur entend replacer les « mutations » contemporaines des sciences et techniques dans une temporalité plus longue. L’ouvrage se veut également une réflexion sur la manière dont il faut concevoir aujourd’hui l’étude des sciences et techniques. Pestre propose sa lecture du domaine des sciences studies. Ce domaine d’étude, bien implanté dans les pays anglo-saxons, et un peu moins en France, s’identifie à des savoirs originaux, à des innovations méthodologiques et théoriques. Il s’identifie également à de nombreuses controverses autour de l’interprétation et de la portée, parfois politique, de ces savoirs ou de ces innovations. Ce qui nous conduit à la troisième ambition générale de l’ouvrage : proposer une philosophie politique, instruite d’épistémologie, capable de se saisir de certaines notions populaires – « l’alerte » et le « risque », le « développement durable », « l’expertise participative » – pour définir les termes d’un engagement pratique à destination des chercheurs, notamment en sciences sociales.

Ces différents registres irriguent à l’évidence l’ensemble de l’ouvrage mais de façon inégale selon les chapitres considérés. On notera au passage le caractère paradoxal de sa structure. Alors que l’auteur revendique (de façon un peu répétitive) une pensée « complexe », c’est-à-dire nourrie de l’interdépendance – « l’intrication », le « feuilletage » – de ces registres, l’ouvrage n’en demeure pas moins bâti sur une solide distinction analytique. D’un côté les « Logiques scientifiques » (première partie, chapitres 1 à 3), de l’autre les « Logiques économiques, sociales et politiques » (seconde partie, chapitres 4 à 7). La troisième partie – « Logiques des études sur la sciences » – se résumant à un chapitre (chapitre 8) dédié aux sciences studies. Le lecteur constatera par contraste, au fil de la lecture, l’entremêlement des registres et thématiques qui donne au texte des allures de « mosaïque ou de vue kaléidoscopique » (10). Ainsi pour s’en tenir à un exemple, la première partie consacrée aux « pratiques concrètes » des sciences (ce qui apparaît bien dans le chapitre 1 à travers l’évocation de deux études de cas, deux physiciens : Hertz et Néel) débouche rapidement sur une épistémologie de l’expérimentation (chapitre 2) qui se transforme en une philosophie de la connaissance définie symétriquement comme « politique assumée de l’ignorance » (chapitre 3). Ce désordre relatif et assumé du livre, son caractère kaléidoscopique, s’explique sans doute par l’intention de l’auteur de rendre sensible la complexité de ses objets. Plus trivialement, il tient à l’assemblage de textes parfois publiés antérieurement et auxquels correspondaient des logiques d’écritures distinctes de celle de l’essai. On retrouvera ici des références à des travaux tels que Louis Néel, le magnétisme et Grenoble (Cahiers pour l’histoire du cnrs, 1990), Heinrich Hertz, L’administration de la preuve (coécrit avec M. Atten, puf, 2002), Sciences, argent et politique (inra, 2003) ou encore plus récemment l’Introduction aux Science Studies (La Découverte, 2006).

Commençons par caractériser brièvement le propos général de l’ouvrage. Pestre souligne, comme beaucoup d’autres avant lui, l’importance des changements observés durant les trente dernières années. Il y voit la montée en puissance d’une nouvelle « économie politique des savoirs » caractérisée notamment en termes d’emprise croissante des intérêts économiques et financiers, d’externalisation de la recherche en propre des entreprises ou encore de globalisation de l’innovation comme de démultiplication des lieux de décision. Les disciplines et les pratiques de recherche sont, en tendance, davantage orientées vers et par des volontés d’action à court terme. Les sciences de laboratoire et les technosciences les plus visibles (les nanoscience, la biologie de synthèse, etc.) sont décrites comme « des manières de faire et de manipuler » avant même de constituer des « corps de connaissances ». Quant à l’opinion publique, elle manifeste avec régularité une forme d’ambivalence qui fait tenir ensemble la valorisation des progrès induits par le développement des savoirs et des techniques et une volonté de contrôle pour se protéger de leurs effets potentiellement néfastes sur le long terme. Il y a aujourd’hui, observe Pestre, un désir croissant de juger par soi-même des problèmes, une volonté collective de transparence, qui expliquent que la multiplication des critiques à l’encontre des « savoirs officiels » loin de générer la disparition de l’expertise contribue à son extension sous des formes nouvelles, l’expertise participative notamment.

L’éloge de la pluralité (ici des formes de l’expertise) constitue le fil rouge de l’ouvrage. Il représente son substrat normatif et par extension sa portée politique. Pestre se fait l’avocat de la diversité des formes d’existence sociale et naturelle, des savoirs comme des dispositifs de régulation qui s’y rapportent. Cela passe tout à la fois par :

  1. a) une leçon de modestie à destination des scientifiques fondée sur une philosophie de la connaissance scientifique (« il n’est pas de savoir sans production simultanée d’ignorance » [12]),

  2. b) symétriquement, une valorisation des savoirs produits par les non scientifiques (« les "gens ordinaires" sont capables […] de déplacer les problématiques […] de contribuer à l’élaboration de connaissances » [85]),

  3. c) la défense de ceux qui contestent les pratiques ou les organisations technico-scientifiques (« la contestation est la condition du succès de toute bonne expertise » [p.85]),

  4. d) la critique de l’idéologie néolibérale et conservatrice (décrite principalement à travers les think tanks américains),

  5. e) la préservation de la multiplicité des dispositifs chargés de régler les différends (« le risque est trop grand lorsqu’un principe unique règne » [153]), ou encore

  6. f) la formulation des principes généraux d’une « bonne » politique de la recherche.

Ces principes – en réaction en grande partie à la politique de recherche conduite en France avant les élections présidentielles de 2012 – visent là encore à redonner de « l’hétérogénéité et de l’hétérodoxie aux cadrages et temporalités des recherches », à garantir « la pluralité des institutions productrices de savoir », à défendre « l’autonomie intellectuelle (mais aussi institutionnelle et financière) des structures universitaires vis-à-vis des lois et contraintes du marché », etc. (76-77). Autant de principes généraux destinés à réconcilier les deux gauches françaises, la gauche progressiste-productiviste nourrie de l’esprit de Lumières, la gauche écologiste nourrie de la contestation de l’autorité de la Raison.

Cette contestation n’est bien entendu pas sans rapport avec le domaine des sciences studies et Pestre prend soin de se différencier de ses formes les plus radicales. Sa posture d’historien des sciences (définie plus empiriquement dans le chapitre 1 et plus théoriquement dans le chapitre 8) consiste, affirme-t-il, à privilégier les études de cas (« travailler à cette échelle permet de restituer la richesse mouvante des choses » [9]), à rester attentif tant aux usages qu’à l’inscription matérielle des sciences – au fait que les pratiques et les preuves ne peuvent être interprétées indépendamment des espaces (sociaux et physiques) dans lesquels elles se déploient –, à alterner régulièrement les focales de l’analyse en passant du micro au macro et réciproquement. Cette approche du travail expérimental, décrite comme « réaliste », se démarque explicitement de certaines variantes du constructivisme transformées en « doxa » sous la forme de la théorie de l’acteur-réseau ; théorie développée en France notamment par Bruno Latour. Cédant à la tentation stylistique de l’anaphore – « mon sentiment est que… » –, Pestre martèle pour conclure l’ouvrage ses « bonnes raisons » d’en finir, malgré tout le « panache » qu’il lui reconnaît, avec Latour : la nécessité de restituer les limites des capacités d’action des acteurs, la réalité des différenciations sociales et naturelles, l’existence de violence sociale, etc.

La dimension philosophico-politique de l’essai n’appelle ici guère de commentaires. La théorie de la connaissance bâtie sur l’idée que la science est affaire humaine (et non divine répète régulièrement Pestre) paraît difficilement contestable. Tout juste peut on rester un peu dubitatif devant la trivialité du propos et le fait qu’il revient au final à poser comme un résultat ce que beaucoup considèrent n’être qu’un point de départ pour l’analyse des formes de cognition. De même l’éloge unilatéral de la diversité, l’idée que toutes les expériences (expertes ou profanes) méritent de s’exprimer, de se confronter, pour que chacun puisse prendre conscience de « l’immensité de ce que nous ignorons »… bref cette « voie de la sagesse » (66) tracée par Pestre à travers le chaos des sociétés contemporaines ne risque pas de créer de remous excessifs. Nul doute qu’elle sera accueillie avec bienveillance par tous ceux qui critiquent l’uniformisation des pratiques de recherche (à travers leurs financements) comme la faiblesse de la légitimité démocratique des décisions scientifiques et techniques. Il sera malgré tout intéressant de voir jusqu’à quel point le gouvernement français actuel, porté au pouvoir par les deux gauches auxquelles s’adresse Pestre, se convertira à cette sagesse.

Il semble plus pertinent de discuter quelques points plus sociologiques de l’ouvrage. Le premier concerne la conception générale du « social » qu’il adopte. Pestre le reconnaît bien volontiers : ce terme de social l’embarrasse. Commentant le titre du premier chapitre – « Pour une histoire (sociale) de la preuve –, Pestre remarque que « [en] tant qu’historien [sa] tentation aurait été d’oublier l’adjectif [“sociale”] ». Mais, ajoute-t-il, « dans la mesure où la question intéresse autant les historiens que les scientifiques et les philosophes, j’emploie ce terme comme un indice d’une certaine "philosophie" – sans que cela signifie que je sois pleinement satisfait du terme lui-même » (20). À l’évidence, le lecteur sociologue ne pourra que partager l’insatisfaction de l’auteur (il est d’ailleurs curieux que la sociologie n’apparaisse pas dans la liste des disciplines intéressées par la question de la preuve). Bien que le terme soit omniprésent, il n’est pas toujours aisé de saisir à quoi il renvoit. Chez Pestre, le social c’est au mieux « l’intersubjectif » ou des « relations entre personnes » (21), une dimension qui risque potentiellement d’en faire oublier d’autres – « matérielles et cognitives » (22) – et le plus souvent un « mot-indice » placé quasi mécaniquement à côté d’une multitude de termes : « pratique », « savoir », « lien », « institution », « catégorie », « ordre », « espace », « univers », etc.

Le même flottement s’observe dans le traitement que l’auteur accorde à la « causalité sociale » théorisée autrefois (il y a trente ans) par David Bloor. Pour ce dernier, expliquer l’acceptation ou le refus d’un énoncé ou d’un fait scientifique consiste à établir une relation, plus ou moins conditionnelle, entre ce choix collectif et une « cause sociale », définie le plus souvent en termes d’« intérêts ». Pestre opère ici un double mouvement. Il commence par récuser Bloor comme représentant d’une approche « réductrice par la sociologie » : « mon usage de l’expression d’histoire sociale des sciences n’est pas [celui-là] » (22). Mais un peu plus loin, lorsqu’il évoque les « marchands de doute » (étudiés récemment par Oreskes et Conivay) producteurs de savoirs biaisés destinés à servir des intérêts essentiellement économiques, alors Pestre l’affirme clairement : « Bloor avait donc raison d’introduire son programme fort par le principe de causalité, le fait que les savoirs s’inscrivent dans des situations, que leur production répond aussi à des logiques sociales et des "intérêts" – et qu’il importe que les analyses portent sur cette dimension » (70). Il y a plusieurs façons d’interpréter cette contradiction apparente. On peut y voir la conséquence de l’engagement de l’auteur pour le pluralisme : après tout soutenir a et non-a c’est aussi participer, à l’échelle infra-individuelle, de la préservation de la diversité… Plus sérieusement, Pestre opère ici un double retour en arrière :

  1. (1) il réduit l’approche sociologique des sciences au principe de la causalité sociale tel qu’il a été défini par Bloor ;

  2. (2) il conditionne la mobilisation de cette causalité sociale (les intérêts) à l’absence de validité des savoirs étudiés (les savoirs manipulés et manipulateurs) – ce que les philosophes appellent généralement un principe d’a-rationalité.

À l’évidence, une telle approche ne rend pas justice à l’effort réalisé depuis trente ans par les sociologues pour restituer la complexité des ressorts de l’inscription sociale des sciences et techniques. Et ce sans qu’il soit question à aucun moment d’endosser a) la conception de la causalité sociale proposée par Bloor comme b) le principe d’a-rationalité. Cela est d’autant plus dommageable pour le propos de l’auteur que sa démonstration du caractère historico-social du processus même d’administration de la preuve scientifique s’en trouve fragilisée. Pour ne donner qu’un exemple, lorsqu’il évoque la controverse autour des résultats de Hertz qui oppose, à la fin du xixe siècle, les physiciens français aux physiciens britanniques, le lecteur peine à saisir la manière dont les pratiques de recherche (généralement bien décrites à un niveau micro) s’articulent concrètement avec des facteurs plus collectifs. Pestre évoque tour à tour « l’image de soi » des groupes et des disciplines, les « styles de recherche » (la physique du « laisser-faire » au Royaume-Uni, l’épistémologie « rigoriste » en France), les « fiertés nationales » (le sentiment national chez les chercheurs et les communautés scientifiques), la concurrence des organisations professionnelles (l’Académie des sciences de Paris vs la Royal Society), etc. Tous ces facteurs sont bien évoqués (assez rapidement : 31-32), mais c’est au lecteur qu’est confiée la tâche d’imaginer leur degré d’influence relative ainsi que les modalités exactes de cette influence sur le cours de la controverse...

Cela nous conduit à une réflexion sur le domaine des sciences studies. Pestre appelle à renouer avec une perspective « englobante » seule à même de saisir, dit-il, la « programmation silencieuse qu’opèrent les épistémés, les formes économiques et les pouvoirs politiques » (201). Même si, comme l’exemple mentionné précédemment le suggère, tout ne semble pas encore à ce stade réellement « calé », le propos est clair : en finir avec l’idée selon laquelle il ne peut y avoir d’étude des sciences sans volonté de « suivre les acteurs ». Une interrogation vient ici immédiatement à l’esprit du lecteur : pourquoi cette critique de l’hyperempirisme d’une partie des sciences studies arrive-t-elle si tardivement ? Après tout, pour ne citer qu’une référence, le Following Scientists Through Society ? Yes, but at Arm’s Length ! de Gingras date de 1995 – soit près de vingt ans. La réponse est fournie par l’auteur : « maintenant que ce programme de recherche n’est plus menacé, il est possible et peut être urgent de pointer la manière dont il limite nos réflexions » (209). On voit ici la manière dont s’entremêle chez l’auteur les registres de la discussion critique et de l’engagement normatif. Le souci de la pluralité venant suspendre provisoirement (tout de même vingt ans...) le jugement critique. Ce principe de précaution appliqué à l’exercice critique est d’autant plus perceptible dans ses effets retards qu’il s’applique à des auteurs, eux, particulièrement labiles. La discussion de Latour, qui constitue l’essentiel du chapitre 8, est de ce point de vue quelque peu décalée. Pestre lui reproche un hyperempirisme ancré dans un conception tardienne de l’acteur social, là où Latour est déjà passé à l’étape suivante : celle de la modélisation et des systèmes multi-agents. Ce dernier virage est à vrai dire prometteur. Il paraît pertinent de mobiliser ce type d’approche pour rendre compte de situations d’interactions complexes capables de générer des effets collectifs attendus ou inattendus. Ainsi, plutôt que s’en tenir à l’affirmation de la « valeur sociale » des dispositifs délibératifs (ou de leur pluralité) associés aux choix scientifiques et techniques, pourquoi ne pas étudier ces dispositifs, notamment par voie de modélisation ? Il y aurait là sans doute l’occasion de poser en des termes renouvelés la question déjà ancienne de la formation et de la diffusion d’une conviction collective quant aux usages légitimes des sciences et techniques.