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Pavane Pour Un Bourdieusisme Bien Tempere - Bernard Lahire, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales (Paris, Le seuil, 2012)

Published online by Cambridge University Press:  22 January 2014

Jacques Lautman*
Affiliation:
Maison méditérranéenne des sciences de l’Homme, Aix-en-Provence [lautman@mmsh.univ-aix.fr]

Abstract

Type
Book Reviews
Copyright
Copyright © A.E.S. 2013 

Bernard Lahire est à cinquante ans une figure marquante de la sociologie française actuelle. On lui doit notamment, dans une production abondante, un très joli travail sur l’illettrisme, un livre théorique qui l’a fait connaître en 1999 L’homme pluriel (Nathan) consacré aux ressorts de l’action puis en 2005 un condensé de recherches empiriques avec La Culture des individus (La Découverte), suivi en 2010 par un essai : Franz Kafka. Eléments pour une théorie de la création littéraire (La Découverte). Qu’il ait été marqué par l’enseignement de Pierre Bourdieu est une évidence, mais il n’a jamais appartenu au premier cercle autour du maître, a su se tenir à l’écart des tentations sectaires qui ont pu s’y développer et a toujours gardé une liberté de jugement.

Monde pluriel avec pour sous-titre Penser l’unité des sciences sociales affiche une ambition théorique peu commune et une prise de risque qui mérite d’être saluée. Au point de départ, un constat : les cloisonnements disciplinaires et sous-disciplinaire ne contribuent pas à une intelligibilité globale du monde social. Or cette situation est un produit de la division du travail à laquelle l’activité intellectuelle n’a pas échappé. On ne saurait être en désaccord. Lahire dit que la question centrale est toujours : Pourquoi les humains font-ils ce qu’ils font ? Il affirme que les bonnes réponses se situent toujours dans « des croisements entre des propriétés sociales des acteurs et des propriétés sociales des contextes dans lesquels ils inscrivent leurs actions ». Propriétés sociales n’est pas bien loin de « habitus » et contexte évoque « champ ». On a là une formule dite unificatrice fortement bourdieusienne. L’explicitation du premier chapitre fait vite voir que la cible va être très centralement la sociologie et la psychologie sociale, avec quelques extensions vers l’anthropologie et les sciences historiques, un brin d’herméneutique littéraire et une touche de géographie. Des relations internationales ou des régimes politiques, il n’est pas fait mention et on ne voit apparaître ni les emprunts sociologiques faits par des économistes plus ou moins hétérodoxes, ni, inversement les tentatives impérialistes des tenants durs de la théorie du choix rationnel. C’est dire, sans en faire une critique, que l’unification vers laquelle Lahire nous propose un chemin sera plus restreinte qu’il n’est annoncé et peut-être aussi, malgré une considérable mobilisation de références de première main, largement à l’écart de plusieurs des développements contemporains les plus prometteurs en sciences sociales. Notons également une prépondérance de sociologie de la culture et des formes symboliques qui, on le sait, est le domaine majeur de l’auteur.

Si l’on reprend les deux composantes de l’équation de forces qui combine l’intériorisé et les effets de l’extérieur et que l’on s’intéresse d’abord à l’habitus on lit : « La forte différenciation sociale des activités implique que les individus sont déterminés à être multiples ». La formule se trouve vers la fin du premier chapitre, dans une section intitulée « Des acteurs pluriels dans des sociétés différenciées », étant entendu que la pluralité en chacun résulte de la condensation des inculcations et des expériences. On donnera donc acte à Lahire que l’identité n’est pas mise en question. Il cite Ignace Meyerson, auteur trop oublié d’un livre fort et synthétique Les fonctions psychologiques et les œuvres (1948, réédition Albin Michel 1995) : « Le monde humain : mieux vaut dire les mondes humains […] Il devrait être banal de dire que ce qui s’exprime en formules mathématiques ne peut être dit en langage ordinaire, que dès le début de toute tâche les signes par lesquels on pense ou crée sont les signes d’une classe d’expression, formulés ». La différenciation des savoirs objectivés cloisonne artificiellement un homo economicus séparé de l’homo religiosus ou eroticus etc. Dans un entretien sur son livre, Lahire parle plus simplement de la multiplicité des « points de vue ». Dès lors on aura compris que des positions théoriques en quelque façon opposées peuvent pourtant être associées pour peu que l’on reconnaisse clairement d’où chacune part et ce qu’il ou elle vise. Pierre Bourdieu aurait donc taillé une conception trop rigide ou trop monobloc de l’habitus, ce dont il est facile de convenir et nous savons aussi que tout sociologue professionnel raisonnable sait mobiliser sans confusion ni syncrétisme de façade, des concepts issus de Marx, Durkheim et Weber. L’incompatibilité radicale entre les grands sociologues est le lieu commun favori de tous ceux qui pour de bonnes raisons – il y en a malheureusement – ou de mauvaises, nous détestent, méprisent ou jalousent. Quand on passe aux forces extérieures on peut rencontrer les champs et, à chacun d’eux correspondra un habitus. Lahire nous donne (151 et sq.) une excellente présentation systématique des éléments de la théorie ; il insiste, outre l’autonomie relative, sur le fait que tout champ est une arène de lutte pour une forme de pouvoir, qu’il y a des gagnants et des perdants, mais que tous les acteurs impliqués ont intérêt au maintien du champ et donc qu’une vision antagonistique du social est compatible avec le principe durkheimien de solidarité.

On est davantage surpris de le voir affirmer que la théorie des champs trouve plus de points d’application pour les activités des classes supérieures que pour celles du commun des mortels. Or on se doit de lui répondre qu’il y a parfaitement des champs localement circonscrits pour les artisans ou travailleurs indépendants, et que toute entreprise d’une certaine taille est un microcosme de champs qui entretiennent deux types de luttes : d’une part, à l’intérieur de chacun, entre individus de même niveau hiérarchique et, d’autre part entre champs, avec des jeux d’alliance où les hiérarques qui, personnellement obtiennent le plus de solidarité dans leur champ ont des chances de faire partie des gagnants, même si d’autres dimensions entrent en jeu. On accordera plus volontiers à l’auteur que les affirmations selon lesquelles, l’acteur-réseau idéal typique n’a que faire des champs sont bien naïves. Au demeurant les pages ici consacrées aux cités de Boltanski, Thévenot et Chiapello donnent à voir les réseaux de façon nettement plus intéressante que celle de tous les zélotes des graphes.

Le gros chapitre intitulé « Contextualiser : échelle, niveau, objet » apporte un regard plus neuf et offre un bonheur de lecture par la riche variété des auteurs appelés, de Freud à Benveniste via Cicourel, Goffman, Nathalie Sarraute, Clifford Geertz, Berger et Luckmann ou Randall Collins. Passons sur la mise en évidence des limites de l’interactionnisme. L’échelle est un concept central pour l’architecte depuis Vitruve et, dans les temps modernes pour l’art de la guerre. La lunette de Galilée et le microscope l’ont fait entrer en physique d’observation puis expérimentale. La physique quantique en a mieux que tout autre contexte montré la pertinence : ses lois, absolument non intuitives, ne sont d’aucune utilité pour les applications techniques à l’échelle du visible qui continuent de parler la langue newtonienne. Lahire a décidé d’opposer la psychanalyse et une perspective interactionniste entendue très largement. Le lecteur vit un malaise tant il est évident que les objets sont radicalement différents, ce qui, quelques pages plus loin, est parfaitement dit avec une citation en note du géographe Yves Lacoste. Il y aurait pourtant matière à approfondir la question de l’échelle pour les sciences sociales dans deux registres au moins, à commencer par celui des relations entre micro et macro. Chez les économistes le clivage est clair et il est admis que les travaux de macro-économie restent incertains s’ils ne peuvent pas exhiber un fondement théorique micro. Max Weber disait la même chose aux sociologues mais beaucoup n’en ont cure et recourent volontiers à ce trope bourdieusien agaçant : « Tout se passe comme si ».

Il n’y a aucun doute : le livre est bien construit avec une montée en étages vers le dernier, mais il est à craindre que nombre de lecteurs n’y trouvent sous le titre « Repenser la division sociale du travail scientifique » que la koinè du milieu et guère de pistes pour avancer. Les deux constats principaux : cloisonnement excessif des sous-disciplines avec perte du sens de la totalité et malfaisance exponentielle des techniques bureaucratiques de classification et d’évaluation seront volontiers admis. Encore est-il que la présentation qui en est faite puisse être jugée comme un survol désinvolte.

À l’âge de la scientométrie, on compte : Durkheim et Weber sont cités ou mentionnés 18 fois chacun, Marx 10, Flaubert 11, Luhmann 12, Howard Becker et Erwin Goffman une quinzaine chacun, Bourdieu plus de 70, alors que Merton, Jon Elster, Raymond Boudon, Philip Van Parijs n’apparaissent pas. Il y a deux façons de conclure. La première est de rester dans la posture du sociologue professionnel et de dire : je n’ai vu guère de pistes vers l’unité des sciences sociales et n’ai pas appris grand chose de neuf mais ce livre est un court traité de bourdieusisme bien tempéré, ce qui n’est pas rien, et devrait être fort salutaire pour les jeunes générations, surtout si l’on admet que le savoir scientifique repose sur la cumulativité dialectique des acquis théoriques. La deuxième est de voir le livre comme un essai où un auteur plus lettré dans tous domaines que la plupart de ses collègues, développe une méditation personnelle qu’il souhaite prophylactique et suggestive. On ne peut que donner son accord aux bonnes intentions qui l’animent et on doit avouer un vrai bonheur de lecture à retrouver tant d’évocations de thèmes connus qui attestent d’une réalité professionnelle.