Volume de près de 700 pages, constitué d'une collation d'articles récapitulant les recherches menées par Pierre-Michel Menger depuis deux décennies, le Travail créateur propose un panorama des réflexions de l'auteur sur le thème de la création, dont on ne présentera ici que les traits les plus saillants. Il est commun de considérer que l'art est un défi pour la sociologie : P.-M. Menger rappelle d'ailleurs (chapitre 5) que cette difficulté se manifeste précocement, dans les textes durkheimiens, au sein desquels l'art apparaît comme une énigme : lieu par excellence du déploiement des facultés individuelles, pouvant à ce titre être germe d'anomie, il n'en serait pas moins vecteur d'expression d'un idéal communautaire, à la manière de la religion. Objet rétif à l'analyse sociologique, l'art peut toutefois constituer une entrée pour appréhender des phénomènes sociaux plus larges. C'est cette démarche, initiée en France par P. Bourdieu et R. Moulin, et qu'il avait déjà adoptée précédemment (Menger 2002, Portrait de l'artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme), que l'auteur reprend ici : l'ouvrage ne constitue donc pas tant un traité de sociologie de l'art qu'une contribution à la sociologie du travail et à l'analyse sociologique de l'action.
À partir de l'art, il s'agit d’évoquer des problématiques plus générales, que l'auteur déploie à partir du concept d'incertitude, dont il fait la caractéristique centrale du travail artistique. L'incertitude se trouve en effet au cœur de l'activité artistique, et se rapporte aussi bien à la réaction du public qu'aux troubles intimes de l'artiste ou encore aux structures marchandes auxquelles il se confronte. L'incertitude ne constitue toutefois pas seulement un principe anxiogène, mais est aussi « la condition de l'invention originale, et de l'innovation à plus longue portée. Elle est aussi la condition de la satisfaction prise à créer, en même temps qu'elle est une épreuve à endurer » (p. 9). Ainsi forgée, la notion de « travail créateur » se distingue des définitions classiques du travail comme désutilité pour devenir, potentiellement, source de satisfaction et d’épanouissement (chapitre 2). Plus largement, ce travail créateur revêt alors un double sens : travail de création, au cours et au résultat incertains, fourni par un travailleur qui est lui-même créateur (qu'il s'agisse d'un artiste, d'un scientifique, etc.) d'un côté, et de l'autre, un travail qui produit le travailleur, au sens où il en révèle et dévoile les capacités et aptitudes individuelles, elles aussi initialement incertaines, par le jeu des investissements, des interactions et apprentissages mis en œuvre. La connaissance des compétences individuelles naît alors de l'exercice du travail. La notion de travail créateur déborde donc le seul cadre du travail artistique pour s'appliquer à d'autres sphères productives – comme le monde universitaire, souvent mobilisé par l'auteur.
Une telle conception du travail présente plusieurs implications. Que le travail puisse être source de satisfaction, l'opposition usuelle entre travail et loisirs s'en trouve mise à mal. L’étude des emplois du temps des actifs, et notamment de ceux des professions supérieures, menée au cours du troisième chapitre de l'ouvrage, montre ainsi que, pour ceux dont le travail s'enrichit de dimensions expressives et créatives contribuant à les rapprocher du « modèle » des activités artistiques, le temps de loisirs s'est rationné au cours des années récentes. Paradoxalement, ceux qui disposent des ressources économiques et culturelles rendant possibles d'intenses loisirs culturels sont également ceux pour lesquels le temps disponible pour ce faire est le plus rare. La relative faiblesse du temps de loisirs est alors compensée par sa relative intensification. S’échangent alors les attributs du travail et du loisir : tandis que le premier se fait toujours plus créatif, le second devient plus intensif.
L'incertitude qui baigne ce travail créateur, quant à elle, semble pouvoir rendre compte de certaines caractéristiques démographiques de ces professions. L'attente perpétuelle d'un succès toujours possible, articulée à l'incertitude généralisée quant aux compétences individuelles, serait alors au principe de l'engagement prolongé dans les carrières artistiques, et constituerait un élément d'explication du nombre important (et souvent stigmatisé comme « trop » important) de candidats à ces carrières. Dans un tel contexte d'incertitude sur son succès mais aussi, et peut-être surtout, sur ses aptitudes, le maintien sur le marché peut en effet apparaître comme une conduite rationnelle.
La question de la réussite professionnelle est l'une de celles qui guide les réflexions de P.-M. Menger au long de son ouvrage : l’élucidation des mécanismes permettant de rendre compte de trajectoires divergentes menant les uns au succès éternel (les exemples de Beethoven et de Rodin font l'objet de deux chapitres de l'ouvrage) et condamnant les autres à l’éviction plus ou moins rapide du marché est l'une des tâches que s'assigne l'auteur. Ainsi, le cadre d'analyse utilisé pour étudier le travail créateur, présenté dans le premier chapitre de l'ouvrage, se concentre sur la temporalité de l'action et les différences interindividuelles. S'y joue en effet une « tension épistémologique persistante » (p. 33) entre une approche déterministe (ou « causal-continuiste ») dans laquelle la différenciation des comportements dérive de l’état initial du système d'action et une approche interactionniste qui fait la part belle aux perturbations qu'y introduisent les relations entre les différents agents.
Dans une perspective de socio-économie, Menger met en évidence que cette tension ne saurait être retenue comme frontière entre sociologie et économie mais, qu'au contraire, elle constitue une ligne de partage au sein même de chacune de ces deux disciplines. Soulignant les points de convergence entre les deux disciplines, la démarche de l'auteur se distingue de celle souvent suivie en sociologie économique.
L'auteur fait ainsi le parallèle entre la détermination de l'action par le passé, telle que l'on peut la rencontrer chez Pierre Bourdieu, et par la finalité future, proposée par les théoriciens néoclassiques de l’équilibre général : dans les deux cas, les différences individuelles sont liées à des inégalités initiales de dotation, d'où sont déduits les principes d'action dans des univers d'où la temporalité est assez largement absente. Ainsi, « l'opposition entre les deux mondes est tout simplement celle d'un monde parfaitement déséquilibré et d'un monde parfaitement équilibré, mais les principes logiques de production théorique de ces deux sortes de sociétés sont étrangement ressemblants » (p. 72). De l'autre côté, à partir du relâchement de certaines conditions de la concurrence pure et parfaite, l'analyse économique se rapproche des théories sociologiques interactionnistes, en laissant une place pour les comportements stratégiques dans des situations de théorie des jeux. En rendant possible la prise en compte de différences interindividuelles (liées par exemple aux asymétries d'information) et en introduisant un caractère séquentiel dans les actions individuelles, les théories de la concurrence imparfaite ouvrent donc la voie à une prise en compte des discontinuités, et donc de l'historicité. L'analyse de l'action en horizon incertain, telle que P.-M. Menger entend la mettre en œuvre dans son ouvrage, requiert alors la mobilisation d'un temps stochastique qui voit les événements « se distribuer selon des probabilités qui conduisent les acteurs à former des conjectures sur leur environnement et sur les comportements des acteurs de leur environnement » (pp. 96-97).
Ces principes d'analyse sont notamment appliqués afin de rendre compte des carrières, et plus précisément des réussites talentueuses. Si la prise en compte de l'incertitude par les artistes peut se traduire par des stratégies de gestion de portefeuille d'emplois et de ressources (chapitre 5), elle n’évacue pas la question du talent. Le long chapitre 6 (qui occupe à lui seul près d'un quart de l'ouvrage) s'attache à interroger les notions de talent et de réputation et à les articuler aux inégalités de réussite professionnelle. Comment rendre compte de l'extrême concentration des gains entre quelques mains ? Menger met ici en jeu les modalités d’évaluations de la qualité des œuvres et des individus : celles-ci s'apparentent à des comparaisons relatives dont la succession forme de véritables « tournois ». L'artiste « talentueux », identifié à la faveur de l'accumulation de comparaisons relatives favorables, tend alors à accaparer une proportion importante des gains – et surtout, sans commune mesure avec l’écart initial de « talent ». Sur ce point, les conclusions de P.-M. Menger rejoignent celles issues du modèle des superstars de Rosen (1981, « The economics of superstars », American Economic Review, 71 (5), pp. 845-858).
Mais l'originalité de l'auteur est d'articuler cette première série de conclusions à une seconde, à partir de l'effet Mathieu (Merton 1968, « The Matthew Effect in Science », Science 159, pp. 56-63).
En effet, le succès au cours d'une des épreuves de comparaison relative constitue un levier pour l'accumulation de réputation et de ressources. L'avantage s'avère cumulatif. Mais cette accumulation ne porte pas seulement sur la réputation individuelle, elle concerne également, conformément à la conception du travail mobilisée par l'auteur, le talent lui-même. Bénéficiant de conditions favorables (du fait de l'obtention de bourses, de prix…) et nouant des collaborations avec des partenaires eux-mêmes reconnus et talentueux (selon une logique d'appariements sélectifs et de réseaux précisée aux chapitres 11 et 12), le créateur se trouve dans les meilleures conditions pour effectuer des apprentissages fructueux, développer ses compétences et les exprimer comme bon lui semble (son pouvoir de négociation et de marché croissant à mesure de sa réputation). L'auteur est donc fondé à signaler qu’« un milieu artistique n'a pas simplement un pouvoir fécondant, il procède aussi à une sélection, en fonction de ce que révèlent la situation d'apprentissage et les premières manifestations de l'aptitude créatrice. Cette compétition oriente les investissements des mécènes selon une logique tout à fait ordinaire de coûts/ bénéfices, en fonction de la variable principale de la compétition, qui est la valeur espérée du talent créateur de celui qui est exposé à des situations répétées de mise à l’épreuve, de comparaison relative, d’élévation ou de révision des anticipations quant à ses chances de succès » (p. 411). Ce faisant, de manière contre-intuitive, ce sont les écarts de succès qui se trouvent être au principe du creusement des écarts de talent, et les deux connaissent des accroissements conjoints.
Ce modèle est notamment testé à partir de l'exemple de Beethoven (chapitre 7). Dans son analyse de la carrière du compositeur (marquée, de son vivant, par un très grand succès international), l'auteur récuse les analyses (comme celle de Tia deNora [1995] 1998, Beethoven et la construction du génie) faisant du génie beethovénien le résultat d'une construction sociale de la part de groupes sociaux dans le cadre de luttes d'intérêt – qui présente à ses yeux le défaut d'adopter la démarche contrefactuelle consistant à nier à priori toute différence de talent. La dynamique des appariements sélectifs dont le compositeur allemand a pu bénéficier au long de sa carrière permet de rendre compte de son succès ininterrompu et grandissant. Tout se passe à la manière d'une prophétie autoréalisatrice : la croyance dans le talent de Beethoven, identifiée à son succès lors des comparaisons relatives initiales, est à l'origine des ressources dont il bénéficie au long de sa carrière, et qui lui permettent en retour de développer de nouvelles compétences et de bâtir une œuvre musicale donnant raison à ceux qui ont « misé » sur son génie. Sur ce point, on peut toutefois regretter que le raisonnement de P.-M. Menger, concentré sur le mécanisme aboutissant à une divergence des parcours individuels, n'interroge pas davantage le moment séminal des premières comparaisons relatives : la différence initiale de dotation individuelle demeure toujours, dans le modèle présenté, une réalité exogène. De même, bien que l'ouvrage mentionne les exemples de redécouvertes, notamment posthumes, d’œuvres et d'artistes, les analyses présentées, portant principalement sur les « réussites talentueuses », laissent dans l'ombre les artistes aux trajectoires plus heurtées et moins linéaires, modelées notamment par l’échec lors des premières épreuves comparatives, sans que cet échec se soit avéré définitif.
S'il soulève ici quelques questions, le modèle mis en place par Pierre-Michel Menger n'en présente pas moins le grand intérêt de donner forme à l’émergence dynamique de hiérarchies sociales, intéressant à ce titre au-delà du simple cercle de la sociologie des arts, et même du travail.