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L’école et la Méritocratie - A propos de Élise Tenret, L’école et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire (Paris, Puf, 2011).

Published online by Cambridge University Press:  11 January 2013

Georges Felouzis*
Affiliation:
FPSE, Université de Genève [georges.felouzis@unige.ch].

Abstract

Type
Book Reviews
Copyright
Copyright © A.E.S. 2012

L’ouvrage d’Élise Tenret traite de la question de la méritocratie scolaire et de sa diffusion en France. L’école parvient-elle à faire accepter l’idée que ses classements sont régis par des critères méritocratiques et sont donc légitimes pour allouer les places dans la société ? Les analyses de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur la légitimation des inégalités sociales par l’idéologie du mérite et du don sont-elles encore d’actualité ? Dans quelle mesure les acteurs sociaux adhérent-ils à cette croyance selon laquelle l’école et la société seraient fondées sur la reconnaissance de la valeur individuelle, du mérite et du travail de chacun en dehors de tout mécanisme de reproduction sociale ?

L’ouvrage propose des réponses nuancées et empiriquement argumentées à ces questions à partir d’un ensemble d’enquêtes quantitatives et qualitatives sur le degré d’intériorisation de la méritocratie et ses principes de variation. Pour cela, l’auteur mobilise trois séries d’enquêtes. La première est constituée par les grandes enquêtes internationales telles que l’European Values Survey (EVS) et l’International Social Survey Program (ISSP). Ces données sont précieuses pour situer l’emprise de l’idée de méritocratie en France par rapport aux autres pays comparables. La deuxième source est une enquête par questionnaire auprès d’étudiants (n = 766) des différentes filières de l’enseignement supérieur : classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), sections de techniciens supérieurs (STS), universités et instituts universitaires de technologie (IUT) sur leur croyance en la méritocratie à l’école et dans la société. Enfin l’auteur utilise une quarantaine d’entretiens d’étudiants en CPGE sur leurs conceptions du mérite et de la justice sociale.

La première partie de l’ouvrage traite de la diffusion du modèle méritocratique dans la société française. D’un point de vue global, la méritocratie, en tant que principe d’attribution des places, scolaires comme sociales, en fonction du mérite de chacun, est plébiscitée par les français. À la question posée dans l’European Values Survey « Qu’est-ce qu’une société doit faire pour être considérée comme juste ? », plus de 80 % répondent qu’elle doit « récompenser les gens selon leur mérite » (p. 17). Donc en première analyse, le « mérite » est plébiscité. Toutefois, est-ce à dire que la « méritocratie » dans sa version scolaire, fait consensus ? Élise Tenret répond par la négative à cette question car le terme « mérite » est polysémique (ce qui explique probablement son succès) : s’agit-il du mérite scolaire mesuré par des diplômes ? De l’ampleur et de la nature du travail fourni par les individus dans leur travail ? De la capacité à atteindre des objectifs dans un cadre professionnel ? De fait, reconnaître que le mérite est un principe légitime d’allocation des places dans la société ne signifie nullement une adhésion à la méritocratie dans sa version scolaire. Et les résultats de l’enquête ISSP sont très précieux pour démontrer ce fait : à la question « Que doit d’après vous récompenser le salaire ? » (tableau 1, p. 39) posée à un échantillon représentatif de Français, la réponse la plus fréquente est « Le degré auquel le travail est bien fait », puis « Les responsabilités au travail ». La réponse « Les années passées à se former » n’arrive qu’en septième et dernière position. C’est donc d’abord le mérite dans le travail qui doit être récompensé par le salaire et non le mérite dans les études. Il s’avère donc que « si les enquêtés approuvent un modèle de société qui reconnaisse chacun à la hauteur de son mérite, les doutes qu’ils émettent quant à une neutralité sociale de l’école, tout au moins quant à la capacité de l’école à signaler les mérites individuels, les rend sceptiques concernant la légitimité de reconnaître les titres scolaires de chacun » (p. 46). En d’autres termes, « la méritocratie est défendue, mais sa version scolaire est critiquée » (p. 51).

Ce résultat est de première importance car il questionne la capacité de l’école à faire accepter ses critères de jugement – et de classement – comme légitimes. Et pour renseigner de façon précise cette question, Élise Tenret propose dans la deuxième partie de l’ouvrage une analyse poussée des données ISSP pour la France dans la perspective de comprendre l’effet de l’école sur la croyance en la méritocratie de la société. Elle raisonne donc, notamment au chapitre 4, à partir des variations des réponses des Français en fonction de leur niveau de diplôme : ceux qui ont fréquenté l’école le plus longtemps sont-ils plus à même de considérer la société comme méritocratique et juste ? Cette question est rendue complexe par « l’ambiguïté théorique des effets de l’éducation sur l’intériorisation de la méritocratie ». D’un côté l’éducation produit une socialisation aux normes et valeurs de l’école (et donc devrait susciter une croyance d’autant plus forte en la méritocratie que sa fréquentation a été longue). D’un autre côté elle peut produire un « effet libérateur » en dévoilant la réalité fort peu méritocratique et très inégalitaire de l’école elle-même et de la société. Dans ce dernier cas, plus la fréquentation de l’école est longue, moins la croyance en la méritocratie serai affirmée. Dans quelle mesure donc l’éducation affecte-t-elle la manière dont la méritocratie est perçue ? Les résultats de l’enquête ISSP tendent à montrer un effet socialisateur de l’école. Une analyse de régression portant sur la façon dont la méritocratie est perçue en France (tableau 7, p. 78) montre que plus le niveau de diplôme est élevé, plus la croyance au fonctionnement méritocratique de la société est affirmée. Toutefois, cet effet est plus faible en ce qui concerne les opinions sur la méritocratie scolaire, mesurée ici par l’opinion sur la place que devraient tenir les années d’étude dans le calcul du salaire des individus.

Le rapport des Français à la méritocratie, et à ces différentes formes, semble plus complexe qu’il n’y paraissait au premier abord. Le rôle de l’école et plus précisément de la formation suivie mérite donc d’être exploré de façon à comprendre les conditions qui créent la croyance en la méritocratie scolaire. La réponse passe par un changement de focale. On quitte alors les enquêtes internationales pour l’exploitation d’une recherche ad hoc sur les étudiants inscrits dans différentes sections du supérieur dont on analyse les réponses à un questionnaire sur le caractère plus ou moins méritocratique de l’école. Il ressort de cette comparaison des résultats particulièrement instructifs, car les différentes sections du supérieur en France sont hiérarchisées et offrent ainsi la possibilité de comprendre le lien entre la position des étudiants dans l’enseignement supérieur et leur prise de position sur la méritocratie scolaire. Et malgré une distance affichée d’Élise Tenret aux théories de Pierre Bourdieu, il ressort de ses analyses des résultats qui pourraient très bien illustrer la théorie des champs de l’auteur de La noblesse d’État et de Homo academicus. Car les prises de position des étudiants sur la méritocratie scolaire et de la société dépendent étroitement de leur position objective dans l’enseignement supérieur. Les « dominants » (les CPGE) avancent plus volontiers que le mérite règne alors que les « dominés » (STS et université notamment) savent bien que le monde est injuste et que l’école est l’une des sources de cette injustice. Ainsi, pour ne considérer que les cas extrêmes, les étudiants de CPGE pensent que la méritocratie se réalise pleinement « par l’école » alors que ceux de STS contestent fortement le modèle scolaire de méritocratie. Le capital scolaire est donc ici déterminant pour comprendre les prises de position des étudiants sur le caractère plus ou moins méritocratique de l’école et de la société.

Toutefois, le propos de l’auteur est moins de décrire les lignes de force qui structurent les prises de position des étudiants que d’entrer plus avant dans leur subjectivité pour comprendre la façon dont ils argumentent leurs opinions sur la méritocratie scolaire. C’est l’objet de la troisième partie du livre qui analyse les entretiens d’une quarantaine d’étudiants en CPGE. Au plan des opinions sur la méritocratie, ces étudiants sont pris dans une sorte de double contrainte. Ils sont d’un côté conscients de la force des inégalités scolaires qui structurent l’école, et en même temps ils défendent l’idée qu’ils méritent leur place dans ces formations d’élite. Or, en toute logique, il ne peut y avoir de mérite sans égalité des chances. Comment, alors, résoudre ce dilemme ? Plusieurs stratégies discursives sont utilisées par les étudiants : au plan collectif ils usent d’une relativisation des inégalités scolaires notamment par la mise en avant de contre-exemples, au plan plus individuel, leur discours tend vers une euphémisation de leur privilège social. Ainsi, « par une argumentation subtile autour du général et du particulier, de l’inné et de l’acquis, les élèves parviennent à maintenir un discours cohérent leur permettant à la fois de reconnaître l’évidence sociologique – ils sont pour la plupart issus de milieux favorisés – et de justifier leur propre position par leur mérite » (p. 133).

Dans cette dernière partie, il s’agit pour Élise Tenret, d’analyser les discours sous l’angle de la justification : comment dans une situation aussi contradictoire, les acteurs sociaux parviennent-ils à « s’en sortir » en avançant des arguments plus ou moins rhétoriques pour se justifier ? Si la méthode est judicieuse, le lecteur reste toutefois un peu sur sa faim quant à cette approche, car il semble que l’on place les acteurs sociaux devant un faux paradoxe. En effet, il n’est pas certain que les inégalités sociales constatées au plan collectif remettent en cause, au plan individuel, le mérite des étudiants de milieux favorisés. Car si les enfants de cadres sont nettement sur-représentés dans ces classes préparatoires, tous les enfants de cadres sont loin d’accéder à ces formations particulièrement sélectives et élitistes. Ce qui signifie que le « mérite » au sens d’un effort et d’une mobilisation de son talent pour accéder à cette filière n’est objectivement pas étranger au parcours scolaire de ces étudiants. En d’autres termes, l’héritage social n’est pas automatique et ne se construit pas sans effort. C’est ce que dit à sa manière une étudiante, Anaïs, dans une interview citée dans l’ouvrage (p. 129), « encore faut-il savoir saisir les opportunités que son milieu offre ». Il nous semble que cette dimension « relativiste » du mérite aurait pu être mieux exploitée pour comprendre les représentations et l’expérience de la méritocratie scolaire. Il demeure que l’ouvrage d’Élise Tenret est très stimulant et qu’il propose de réelles avancées sur la difficile question de la place du mérite dans la société française.