Le livre de Paul Jorion se présente comme la synthèse de trois décennies d’étude, d’observation et de pratique des marchés. Après avoir dégagé les apports de la philosophie aristotélicienne à l’intelligence des rapports de force qui déterminent les formes de l’échange marchand et par-là même la formation des prix (partie 1, p. 19-94), l’auteur applique ce cadre d’analyse à des marchés locaux de producteurs (des pêcheurs en France et au Bénin, partie 2 : 97-163), avant de l’appliquer à l’intelligibilité des opérations qui se nouent sur les marchés financiers (partie 3 :167-294).
Le modèle interprétatif se fonde sur la relecture d’un passage de l’Éthique à Nicomaque consacré à la formation des prix, par le biais de l’interprétation que Karl Polanyi en avait fait et contre laquelle Paul Jorion s’inscrit. Celui-là y lisait un propos particulier et plutôt normatif, quand celui-ci considère le texte d’Aristote comme descriptif et, surtout riche d’un potentiel heuristiqueFootnote 1. « Le prix exprime sous forme quantitative le rapport qualitatif entre le statut du vendeur et celui de l’acheteur (étant entendu […] qu’un rapport de statut n’est rien d’autre qu’un rapport de force au sein d’un système social). »Footnote 2 Et Jorion de spécifier : « ce qui détermine le statut réciproque des catégories sociales entre elles, c’est la rareté relative de leurs représentants au sein de l’édifice social, la rareté s’identifiant automatiquement à une dimension du risque de défaillance [ne pas régler ou ne pas livrer à l’échéance] que chacun représente pour ses partenaires économiques éventuels »Footnote 3. Paul Jorion applique d’abord son modèle interprétatif aux marchés de la pêche de sardines, de langoustines et de « tout venant » en Bretagne et au Bénin, dans les années 1980. Des entretiens et des observations in situ des enchères lui permettent de rendre compte des asymétries entre acheteurs et vendeurs qui sont inscrites dans les règles des marchés étudiés. En anthropologue, l’auteur met au jour les ressorts qui amènent leurs participants à croire à la « loi » de la demande et de l’offre dans la détermination des prix.
Ensuite, Paul Jorion déconstruit ces représentations et montre combien la fixation des prix du poisson dépend des statuts respectifs des acheteurs et des vendeurs. Il mobilise les concepts de salaire de subsistance et de « système à la part » que relie la solidarité entre acheteurs et vendeurs, indispensable à la perpétuation des échanges marchands là où ils se déroulent. La correspondance entre les systèmes de distribution des gains que les pêcheurs enregistrent en Bretagne comme au Bénin apparaît frappante. Pour l’auteur, c’est bien que les prix s’établissent de telle sorte qu’ils assurent aux pêcheurs (les marins et leurs patrons d’embarcation aux statuts plus bas que celui de mareyeur) un revenu de subsistance et, le cas échéant, une petite partie du surplus généré par la pêche. Paul Jorion clôt cette première partie par la mise en équation, à la manière d’un économiste, de son raisonnement fondé sur les statuts inégaux des acheteurs et des vendeurs.
La transposition du modèle interprétatif aux opérations et aux marchés financiers se fait davantage sur le mode de l’esquisse. La troisième partie du livre ne propose pas en effet, comme la seconde pour les pêcheurs, d’étude empirique de l’organisation concrète des transactions financières. Il faut se contenter de l’annexe B qui commente les cinq premières minutes de cotation à la criée du contrat notionnel sur le Marché à terme international de France (matif), un jour de janvier 1991Footnote 4.
Paul Jorion affirme que, sur des marchés organisés pour être impersonnels, l’appréciation de la qualité des parties se fait en fonction de leur risque de défaut et par l’estimation modélisée ou divinatoire de la rareté des acheteurs et des vendeurs. D’où l’importance prise par les agences de notation, les analystes financiers et les modèles d’évaluation des cours. Ils constituent les vecteurs de la croyance versatile dans la valeur fluctuante des titres qui s’échangent. L’auteur classe ensuite les principaux instruments financiers selon la distinction entre la location (le créancier n’est pas associé à la fructification de ce qu’il a prêté au débiteur) et le métayage (le créancier et le débiteur partagent les fruits comme les déveines de l’entreprise) qui, selon lui, peut s’appliquer à tout contrat de financement. Il déroule ensuite un « catalogue raisonné des instruments financiers » (237-283) dont il est difficile de dégager l’apport heuristique.
Au terme de l’analyse, Paul Jorion propose sa « théorie unifiée » de l’économique (conclusion, 295-309), en reprenant la typologie qu’Alain Caillé avait exposée dans leur débat amorcé au milieu des années 1990Footnote 5. Aristote illustrerait la « théorie restreinte » : le prix ne varie pas parce que l’ordre social qui comprend les parties à l’échange reste stable. La « théorie généralisée » correspondrait à la plupart des échanges marchands que nous connaissons et pratiquons : à défaut de connaître pour de bon les rapports de force trop changeants entre elles, les parties à l’échange s’évalueraient, et fixeraient donc le prix de leur transaction, par le biais de représentations approximatives de la concurrence interne entre les niveaux sociaux de chacune des parties. Enfin, pour les marchés financiers la « théorie générale » : les cours y vibrent étrangement car les rapports de force entre acheteurs et vendeurs se modifient dans l’instant sous l’effet de l’instabilité des conventions ou croyances des agents.
Les critiques vont viser moins la thèse générale (les rapports de force entre parties à l’échange déterminent le prix auquel se noue leur transaction) que les modalités d’administration de la preuve. Paul Jorion fait l’impasse sur des pans de la littérature économique, gestionnaire et sociologique. Plus précisément, il entretient la confusion entre la dénonciation des limites de l’économie marginaliste et la critique de l’économie en général. En s’en prenant aux formes les plus rudimentaires de la première, il attaque à bon compte la seconde, mais évite ses développements plus élaborés, pourtant exposés aussi au feu de la critique sociologique. On pense notamment aux asymétries d’information, à la microstructure des marchés ou aux récents développements de l’économie comportementale, qui tous prennent en compte, d’une manière ou d’une autre, l’hétérogénéité des participants à l’échangeFootnote 6.
De la littérature gestionnaire, Paul Jorion aurait pu retenir les travaux sur l’intrication des rapports de concurrence et de complémentarité entre les organisations et les agents opérant sur un marché placé en concurrence avec d’autres marchés situés ailleurs sur le territoire national ou à l’étranger. Ces rapports de « co-opétition »Footnote 7 sont en fait imbriqués dans des processus disputés d’élaboration de règles qui se rejouent à différentes échelles : des façons ordinaires de faire affaire aux régulations officielles, nationales ou de plus en plus internationales et transcrites en droit interne.
Non seulement Paul Jorion fait peu de cas de la sociologie économique, dont le renouveau correspond pourtant à la période que couvrent les publications reprises dans Le Prix Footnote 8 : il ne mobilise pas les analyses de François Simiand sur le rôle des représentations dans la formation des prix ni celles de Max Weber sur le fonctionnement des marchésFootnote 9. Cette absence est d’autant plus étrange que dans la sociologie wébérienne des marchés, la formation des prix auxquels se font les transactions est le produit de deux confrontations pacifiées. Il y a, d’une part, celle que se livrent, entre eux, les acheteurs et les vendeurs d’une ou de plusieurs sortes de titres, prêts à acheter ou à vendre. La seconde parmi les individus ou les organisations qui échangent oppose l’acheteur et le vendeur appareillés : chacun veut faire prévaloir son intérêt contraire à celui de la contrepartie. C’est la confrontation sur les termes de l’échangeFootnote 10. Si les dispositifs qui permettent le déroulement régulier de ce commerce varient, comme nous l’apprend l’histoire économique, tous ciblent les rapports de force entre les parties inégales qui concourent à l’échange.
Rappeler ces références ne constitue pas une forme de rappel à l’ordre académique (« discutez la littérature existante »), mais plutôt une invitation à étayer la thèse générale du livre et répondre aux problèmes que soulève la généralisation audacieuse.
Ainsi, quelles sont les conditions de possibilité de la philia que l’auteur évoque à plusieurs reprises ? Si les marchés locaux de pêcheurs intègrent à la marge une logique d’intérêt au désintéressement nécessaire à la perpétuation de la communauté (i.e. l’intérêt bien compris des « acteurs » qui participent à l’échange marchand), on a du mal à voir ce qui pourrait fonder pareil sentiment dans une économie internationalisée, instable et inégalitaire. Dans le même ordre d’idées, Paul Jorion évoque les « statuts sociaux » des participants à l’échange en les rapportant à « la rareté relative de leurs représentants au sein de l’édifice social », mais quand il mène son enquête parmi les pêcheurs, il tend à confondre statut social et profession. Cette assimilation masque les différences parmi les agents d’une même catégorie, alors que la taille (approximée par les capitaux mobilisables) constitue une variable déterminante pour apprécier les positions relatives des agents sur n’importe quel marché, comme le suggérait déjà Marie-France Garcia quand elle repérait « les caractéristiques sociales des promoteurs du marché du cadran »Footnote 11.
Plutôt que le seul nombre relatif d’acheteurs ou de vendeurs qui ferait leur rareté et fonderait ainsi le prix auxquels ils transigent, il est bien plutôt déterminé par l’organisation des règles de l’échange. Or celle-ci est façonnée par l’inégale distribution des ressources économiques, culturelles et sociales dont les agents peuvent se prévaloir sur le marché et auprès des autorités qui produisent, mettent en œuvre et font respecter ces règles. Dès lors, la compréhension de la formation des prix apparaît indissociable d’une sociologie des marchés consistant à étudier les institutions, les structures relationnelles, les schèmes de perception et les dispositifs « techniques » qui affectent les positions relatives des participants à l’échangeFootnote 12. Paul Jorion aborde ces thèmes dans son analyse de la pêche, mais il ne le fait pas dans son étude des marchés financiers.
Alors que la renommée de Paul Jorion doit beaucoup à l’expertise financière que lui reconnaissent ses lecteurs, force est de constater qu’il ne leur donne pas, dans ce livre, grand-chose pour comprendre les arcanes de la finance contemporaine. S’il mentionne bien les « interférences qui se produisent entre les implications diverses de la technologie et la disposition humaine à se prendre au jeu d’intentions qu’il s’agit de deviner »Footnote 13, il ne dit rien des changements de rapports de force induits par l’inégal accès aux possibilités technologiques dont la déréglementation financière a décuplé les effets. Aujourd’hui, seuls les plus gros opérateurs transnationaux peuvent investir dans les coûteux équipements informatiques et dans les très chers professionnels capables de développer les algorithmes indispensables à la spéculation ultra rapide sur une myriade de systèmes d’échangeFootnote 14. Ce faisant, l’une des conséquences des politiques de déréglementation financière et du recours débridé à l’informatique aura été la concentration accrue de l’intermédiation financière ainsi reconstituée en oligopole privéFootnote 15. Pour caractériser les profits que ces mastodontes tirent de l’assurance que la collectivité est forcée de leur consentir, on pourrait d’ailleurs forger un néologisme à la mesure de leur démesure : « l’abus de position systémique ».
En somme, le livre de Paul Jorion paie le prix de son ambition : il ne satisfait pas toutes les attentes que son titre et ses références éclectiques suscitent.