Francis Chateauraynaud aime depuis longtemps scruter les conflits, les endroits et les moments incertains de la vie sociale où le vrai comme le bien sont difficiles à désigner, où les experts peuvent aussi bien devenir inaudibles que s’imposer soudainement dans une urgence vraie ou fabriquée. Avant de prendre son envol, il fut un proche de Luc Boltanski et on ne s’étonnera pas de le voir développer une théorisation de l’espace occupé par la critique, au sens fort, de la société mondiale d’aujourd’hui qui porte discrètement l’écho notamment du Nouvel esprit du capitalisme et de La critique, parus l’un au début et l’autre à la fin de la dernière décennie.
Dans son dernier livre, Francis Chateauraynaud propose un parcours ambitieux. Tout commence par cerner et présenter les diverses modalités de l’argumentation en faisant appel à de bonnes connaissances en logique ; ensuite construire un idéal type de trajectoire temporelle, applicable à des mobilisations fort différentes. Tel est le socle et peut-être la contribution la plus utile pour l’observation et une première analyse des campagnes de protestation, des mouvements d’opinion dirigés ou non, des conflits portés sur la place publique où les camps opposés comptent sur le retentissement de leurs argumentations et coups médiatiques pour faire avancer leur cause. Si bonne part des cas analysés qui sous-tendent le livre sont situés dans le contexte français, des références commentées se rapportent à des exemples américains ou transnationaux.
Une deuxième partie, plus courte s’essaie à faire le tour des nombreuses questions autour de la place prise par les experts, Internet aidant, dans des débats rapidement très publics et orchestrés, les invocations ou les contestations de données scientifiques, ainsi du réchauffement ou du risque nucléaire, mais aussi les querelles d’experts devant les tribunaux ou leur irruption dans des domaines biomédicaux pour lesquels les choix éthiques ne peuvent pas être tranchés par ce que l’auteur nomme l’épreuve du tangible. Les appels à l’intérêt public révèlent de profondes dissymétries sur fond de relations entre acteurs et milieux.
Une troisième partie, très fournie, est tournée vers le lointain dans deux directions, le futur et l’espace géopolitique. Cette réflexion prospective est manifestement le centre d’intérêt majeur de l’auteur avec trois thèmes principaux : principe de précaution, incertitudes et catastrophisme ; mondialisation des controverses, recherche d’une intelligibilité générale avec une casuistique sociologique. Le principe de précaution est-il une réponse prophylactique et réaliste devant les gigantesques incertitudes qui alimentent les discours catastrophistes ? Qu’en est-il de la prolifération des sujets de controverse qui se jouent des frontières nationales et ouvrent sur la capacité ou l’impuissance des lieux de rencontre internationaux à hiérarchiser et à inventer des modalités selon des échelles acceptées ? Une casuistique sociologique mondiale est-elle possible ?
On pressent que la conclusion affirmera la fécondité de la balistique sociologique comme mode alternatif d’observation du social pour se dégager du carcan des catégories imposées par les institutions et regarder davantage les frémissements ou les vagues qui traversent la société civile mondialisée. Et dans la dernière page « La critique radicale a d’autant plus de portes qu’elle met en évidence des processus de perte de prise ou d’altération significative des prises sur le monde sensible, infligés par des groupes d’acteurs dotés de capacités d’influence et de contrôle à distance. »
La réduction aux grandes lignes ne donne pas à voir la richesse sociographique des exemples, présentés dans tous les chapitres, que l’on peut lire comme des anecdotes ou des fables provoquant la réflexion. Cet échantillon raisonné ne peut pas appuyer une lecture statistique ; néanmoins il rend manifeste que toutes les mobilisations ne sont pas des succès et, plus important, que les grandes contestations sont loin d’être toutes classables de façon du côté du progrès social ou humanitaire, que l’affirmation d’appel à la démocratie n’exclut pas bien des formes de manipulation par les uns et les autres. Le b.a.-ba des leaders d’une contestation est d’élargir le cercle des alliés.
Dans les premiers chapitres, il faut signaler les pages consacrées, quasi dialectiquement, à la fabrication des porte-paroles, leurs ambiguïtés et calculs personnels avec comme en contrepoint, les techniques de récupération de la contestation par les institutions officielles. Ainsi (p. 136) « L’introduction de la note de synthèse (sur les déchets nucléaires, fin 2005) rend manifeste la tension sous-jacente à la production artificielle d’une symétrie visant à inclure la critique du débat en amont, afin de l’exclure en aval ». On ne saurait mieux décrire une forme de la soi-disant démocratie participative, facilement subvertie par les institutions. C’est en France, une tactique usuelle de la Commission nationale du débat public et de ses déclinaisons en Commissions ad hoc pour un projet déterminé. On peut seulement ajouter, par exemple, l’appel à des associations faux-nez de l’administration, ainsi celle des « usagers des chemins de fer » tenue par des anciens cadres de la compagnie nationale (sncf) animés de la fierté connue des « cheminots » et qui soutiendront tout projet de train à grande vitesse aussi dévastateur pour l’environnement, économiquement mal fondé et politiquement clientéliste qu’il puisse être. Associations contre associations, les apparences du débat démocratique sont sauvées et le gouvernement décide.
Le modèle balistique le plus simple pour représenter la trajectoire d’une contestation ou d’un conflit à retentissement public est la parabole : début modeste, montée en allure, acmè suivie d’une décrue de la mobilisation, victoire acquise ou démoralisation et démobilisation en cas de défaite. Cependant les exemples étudiés, amiante (asbestos), déchets des centrales nucléaires, maladie de la vache folle, OGM, climat témoignent de processus temporels plus complexes. Dans le temps on observe plusieurs phases de fièvre qui conduisent à des confrontations plus ou moins décisives sur des arènes diverses, de l’alerte médiatiquement relayée pendant quelque temps à des décisions judiciaires, de la querelle d’experts à la décision politique. Francis Chateauraynaud propose donc un modèle à cinq phases et susceptible de connaître un deuxième ou un troisième cycle avec : (1) émergence, (2) controverse conduisant à la (3) concentration ciblée de la dénonciation, laquelle permet (4) la mobilisation politique élargie. Victoire, compromis ou pourrissement sont autant de formes de (5) la normalisation, qui n’interdit pas le démarrage d’un nouveau cycle. Un graphique fin est présenté pour l’amiante p. 181.
La représentation à deux dimensions ne donne pas à voir les déplacements d’arène ou de scène et c’est dommage. On voit cependant très bien la différence avec tous modèles de diffusion représentés par une courbe en S, soit par une fonction à point d’inflexion au voisinage de l’asymptote. La controverse surgit dans un champ de forces qui vont se polariser, alors que la diffusion s’opère dans un milieu différencié seulement selon un gradient d’exposition et de disponibilité.
Les deux chapitres consacrés à l’expertise prennent opportunément appui sur la théorie des épreuves et des mondes élaborée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans La justification qui trouve ici preuve d’une certaine puissance comme clé de lecture. Francis Châteauraynaud l’enrichit. Il attire l’attention sur les raisonnements probabilistes chez les antinucléaires qui ont contribué à faire émerger le principe de précaution. Il identifie trois types de tension qui affectent la prise de parole et sa réception. Apparaît d’abord la difficulté de communiquer et faire partager à d’autres une souffrance indicible ou son souvenir. Le témoin oculaire ou la victime ne sont pas ipso facto crédibles et encore faut-il qu’ils osent parler. A un niveau extrême, Primo Levi, parce qu’il avait la maîtrise du verbe, a su décrire ce mur de l’incompréhension pressentie qui a si longtemps réduit au silence, privé et public, les rescapés des camps du nazisme.
Vient ensuite la question des émotions provoquées ou spontanées. Comment des acteurs sociaux rationnels en viennent-ils à sonner l’alerte quand ils éprouvent le sentiment qu’une limite a été franchie ? Les avancées des neurosciences, juste évoquées, interdisent au sociologue la facilité d’une opposition entre l’acteur purement rationnel et le Pinocchio mû par le déterminisme de sa position de classe. La notion évoquée d’émotion de comparaison aidera peut-être à progresser.
Enfin une mobilisation peut-elle se légitimer en défendant des intérêts privés contre l’intérêt général et le souci de l’argent du contribuable ? Exemple est donné avec le conflit qui a opposé en France les intermittents du spectacle qui vivent de contrat en contrat soumis aux aléas du succès d’un spectacle, défendant un régime d’indemnisation du chômage particulièrement favorable mais dénoncé comme parasitaire. Un compromis, pour un temps s’est établi dont la justification a été la promotion de la création et du spectacle vivant.
Quittons le présent. Le « catastrophisme éclairé », titre d’un livre connu de l’économiste et essayiste Jean-Pierre Dupuy donne un premier canevas à la discussion. Francis Chateauraynaud montre sans peine que le modèle d’acteur sous-jacent est trop unidimensionnel pour autoriser l’analyse de ces processus argumentatifs fréquents qui, pour échapper à l’épreuve du tangible, fuient vers la complexité inassignable ou tout est relié avec tout. Et de plaider pour une voie moyenne qui évitant l’entropie d’un principe de précaution généralisé, s’attache à scruter les signaux faibles. L’exemple disséqué, passionnant, est celui de H5N1 et de la mise en cause de la stratégie de l’OMS par le directeur de l’Office international des épizooties. D’autres suivent. Des aperçus beaucoup trop rapides croquent la silhouette de six modèles de discours rencontrés : le futur comme concaténation projective, la prophétie autoréalisatrice qui déclenche effectivement des actions préventives d’un mal surestimé, le plan volontariste et son adversaire le rhizome en propagation, le déterminisme dur et enfin l’attention-vigilance où notre auteur, on s’en doutait, plaide pour la cause qu’il aime.
« Parler et agir au nom de la communauté internationale » se place sous l’égide du Vers la paix perpétuelle (1795) de Kant qui emploie le terme « communauté » et lie interdépendance des nations et construction d’un droit cosmopolite « complément nécessaire du code non écrit du droit civique et du droit des gens ». Manifestement le code non écrit est moins universel que Kant ne le supposait. Un tableau de balistique sociologique des causes internationales selon deux axes, gradient d’universalité et gradient de mobilisation observée nous est proposé. Les grandes causes humanitaires sont dans le quadrant + + et donnent du grain à moudre aux grandes tribunes internationales comme aux forums contestataires ; les dossiers très universels mais peu mobilisateurs sont délégués à des enceintes de spécialistes ; le dossier irakien mobilise contre les Etats-Unis mais il est trop peu universalisable pour avoir une trajectoire forte.
Le chapitre de conclusion constate que la période 1980-1995 a vu l’affaiblissement partout des luttes ouvrières comme grand référent de la critique sociale, laquelle a trouvé un nouveau souffle depuis le Nine Eleven 2001. Elle s’est également trouvée en charge de la contestation des experts dans plusieurs domaines à grand retentissement. Dans le même temps Internet et le Web donnaient une puissance considérablement accrue aux altermondialistes, entre autres. La cause qui a le mieux progressé est celle de l’environnement. Elle a si bien réussi que la contestation cède la place à des oppositions entre gouvernements, les militants étant réduits au rôle de figurants épisodiques.
S’interrogeant in fine sur ce qui rend une cause porteuse, et déçu par les explications réductrices ou globalisantes, l’auteur engage à porter attention « aux modalités du basculement entre activité silencieuse et prise de parole collective, entre ressentiment et colère qui proclame sa légitimité. Robert Reich avec Choc entre super capitalisme et démocratie est le dernier auteur cité. En résumé on a un livre à la fois multidirectionnel mais dominé, très nourri (plus de 400 auteurs cités et aucun ne l’est plus de neuf fois, notes comprises) qui met en valeur bien des analyses et des résultats parcellaires produits depuis deux décennies par une constellation de chercheurs engagés dans des terrains où le savoir acquis est bien limité alors que les réalités sociales concernées sont d’une importance capitale. Par là même, il enrichit un courant sociologique auquel un groupe français a essayé de donner une cohérence, mais de qui bien d’autres chercheurs ailleurs sont proches, éventuellement sans le savoir.
Assurément ce livre n’est pas la grande théorie des mobilisations et de la critique planétaire que Francis Chateauraynaud espère probablement produire. On peut dire que certains points sont mieux aboutis que d’autres, présentés presque à l’état de notes de travail. Cependant, et ne m’interdisant pas le sentiment, je dirai que ce gros livre parfois descriptif sans but clair et donc sans avancée nette est attachant pour qui prend la peine de s’y plonger et que les dernières pages sur la critique sont même émouvantes.