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Altruisme, égoïsme et individualisme dans l’École durkheimienne

Published online by Cambridge University Press:  01 April 2009

Philippe Steiner*
Affiliation:
Centre d’Études Sociologiques de la Sorbonne, Université Paris Sorbonne [Philippe.Steiner@paris-sorbonne.fr].

Abstract

This article studies Durkheim's views on altruism and selfishness and, therefore, on modern individualism. In contrast to Comte and Spencer, Durkheim used these concepts in his empirical work on suicide and then as intellectual tools for explaining his view on the professional and political organization required in a modern democracy. Finaly, the article examines how Durkheim's views were modified by the Durkheimian, notably with Marcel Mauss’ emphasis on interested/desinterested behaviors in gift-giving processes which are the empirical and symbolical roots of social solidarity.

Résumé

Cet article examine la réflexion de Durkheim sur l'altruisme et l’égoïsme et, par voie de conséquence, sur l'individualisme moderne. L'accent est mis sur l'inscription de ces thèmes dans la recherche empirique sur le suicide, mais aussi dans les cours sur l'organisation professionnelle et politique, la moralité et l'altruisme de l'enfant. La dernière partie montre comment ces thèmes sont traités par les durkheimiens, tout particulièrement Marcel Mauss qui déplace la réflexion en soulignant l'imbrication de l'intérêt et du désintérêt lors des échanges-dons qu'il considère comme le soubassement empirique et symbolique de la solidarité sociale.

Zusammenfassung

Dieser Beitrag untersucht die Überlegungen Durkheims zum Altruismus und Egoismus sowie schließlich zum modernen Individualismus. Im Gegensatz zu Comte und Spencer zog Durkheim diese Begriffe für seine empirische Arbeit über den Selbstmord heran, sowie für seine Untersuchungen bzg. beruflicher und politischer Organisationen in modernen Demokratien. Der Schlussteil des Beitrags ist den Nachfolgern Durkheims gewidmet und hier besonders Mauss, der die Vernetzung von Interesse und Desinteresse bei Tausch-Gabe unterstreicht, die den empirischen und symbolischen Untergrund für die soziale Solidarität darstellt.

Type
Research Articles
Copyright
Copyright © A.E.S. 2009

« Partout où il y a des sociétés, il y a de l'altruisme, parce qu'il y a de la solidarité. »

Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893, page 215.

Le propos de cet article est de faire ressortir l'importance de la réflexion d’Émile Durkheim et de son école sur le thème de l'altruisme et de l’égoïsmeFootnote 1. L'enjeu est déterminé par le rôle essentiel que joue la sociologie durkheimienne dans le courant qui, d'Auguste Comte à Pierre Bourdieu, cherche à construire une alternative à la vision du monde que l’économie politique développe à partir du début du milieu du xviiie siècle en Europe et bien au-delà depuis. En ce sens, la confrontation de l'altruisme et de l’égoïsme n'est pas tant la reprise d'un thème classique qu'une réflexion sur la sociologie en tant qu'elle se présente comme un contre discours au discours politique qu'est l’économie politique.

La première partie rappelle la manière dont la question de l'altruisme est posée dans l’œuvre d'Auguste Comte – créateur du terme dans son Catéchisme positiviste – qui, tout en reconnaissant dans sa Politique positive la nécessaire combinaison de l’égoïsme et de l'altruisme, élève la prééminence du second sur le premier au rang de problème humain fondamental. Dans les Data of Ethics, Herbert Spencer intègre cette question dans sa perspective évolutionniste et utilitariste pour avancer l'idée d'un compromis entre les deux ressorts de l'action humaine. La deuxième partie est consacrée à la présentation de l'apport de Durkheim dont le point de départ se trouve dans les nombreuses remarques qui émaillent De la division du travail social, avant qu'il n'inscrive l'opposition entre l'altruisme et l’égoïsme dans la morphologie des groupes sociaux. En effet, du suicide au cours sur le socialisme, Durkheim délaisse l'approche psycho-philosophique de Comte et de Spencer pour avancer dans la recherche empirique, et mettre au jour l'existence d'une relation non linéaire entre intégration du groupe et altruisme. La troisième partie montre comment la réflexion de Durkheim est réélaborée dans l’école durkheimienne. Alors que des durkheimiens de premier rang comme François Simiand et Maurice Halbwachs délaissent cette question, d'autres, en le reformulant en termes d'intérêt et de désintérêt, lui donnent une place de choix comme c'est le cas de Marcel Mauss dans l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (écrit avec Henri Hubert), puis dans l’Essai sur le don. Cette direction de recherche débouche sur une réflexion originale avec la mise en évidence de systèmes d’échanges-dons imbriqués aux échanges marchands, mais fonctionnant selon des règles différentes pour produire de la solidarité.

I. Sociologie et altruisme dans la société industrielle

La question du comportement égoïste est bien sûr très ancienne. Sans remonter à l'origine de la pensée occidentale, les recherches récentes sur la notion d'intérêt ont montré l'importance croissante que revêt cette question au cours du xviie siècle (Hirschman 1977 ; Heilbron Reference Heilbron, Heilbron, Magnusson and Wittrock2002 ; Force Reference Force2003), et même au-delà de la place grandissante faite à l'activité marchande puisque les réflexions des moralistes français de cette période, comme la querelle du « pur amour » au tournant des xviie et xviiie siècles portent plus sur la morale et la religion que sur le comportement marchand. Bien sûr, avec l’émergence de la science du commerce politique puis de l’économie politique, la question prend de plus en plus d'ampleur puisque l’économie politique se présente comme un discours fondé sur le comportement intéressé des individus qu'il s'agit de gouverner (Faccarello et Steiner Reference Faccarello and Steiner2008a). Dans cette période, et cela jusqu’à la fin du xviiie siècle, on distingue l'amour de soi, principe essentiel de conservation des individus, et l'amour-propre qui en est une perversion. Les choses changent au début du xixe siècle lorsque commencent les efforts pour stabiliser ce que l'on appelle, en France, la société industrielle caractérisée par l'importance centrale accordée au travail, à la production et, par voie de conséquence, à l’échange marchand. Une critique vigoureuse de l’économie politique en tant que discours politique se fait alors jour (Faccarello et Steiner Reference Faccarello and Steiner2008b). Et c'est au cours de ces passes d'armes que la sociologie fait son apparition, comme on le sait, lors des séances que Comte consacre à la critique de la démarche des économistes (Comte [1827-1842] Reference Comte1975, II, leçon 47).

Il n'est pas question de revenir ici en détail sur cet épisode de l'histoire intellectuelle (Steiner Reference Steiner2006, Reference Steiner2008a), il suffit de rappeler que l’égoïsme devient la cible par excellence de la critique de la société industrielle parce que nombreux sont alors les penseurs pour qui ce principe d'action ne saurait donner sa stabilité à la société industrielle. C'est un élément central du mouvement intellectuel qui va de Henri Saint-Simon à Comte et aux saint-simoniens.

Lorsque Saint-Simon découvre l’économie politique, il est ébloui : il y voit la science à même de mettre fin à la situation politique instable dans laquelle, selon lui, se trouvent la France et, plus généralement, l'Europe. Saint-Simon fait de la communauté des intérêts entre les industriels l’élément qui donne leur force à ces derniers et sa stabilité à la société moderne :

Il est un ordre d'intérêts senti par tous les hommes, les intérêts qui appartiennent à l'entretien de la vie et au bien-être. Cet ordre d'intérêts est le seul sur lequel tous les hommes s'entendent et aient besoin de s'accorder, le seul où ils aient à délibérer, à agir en commun, le seul donc autour duquel puisse s'exercer la politique et qui doive être pris pour mesure unique dans la critique de toutes les institutions et de toutes les choses sociales. La politique est donc, pour me résumer en deux mots, la science de la production, c'est-à-dire la science qui a pour objet l'ordre des choses le plus favorable à tous les genres de productions.

(Saint-Simon et Thierry [1817] Reference Saint-Simon and Thierry1966, p. 188)

Dans cette phase, Saint-Simon fait de la morale une morale des intérêtsFootnote 2, laquelle se logerait dans les institutions morales héritées du passé – les institutions religieuses – le temps que de nouvelles institutions morales apparaissent. Avec l'arrivée de Comte, les idées publiées sous la signature de Saint-Simon changent, comme on peut le voir dès 1819-1820 dans les pages de L'organisateur. Désormais la société industrielle est conçue autour de deux pôles : la communauté d'intérêt et la communauté de valeur. Cela est accentué dans Du système industriel :

Une société ne peut pas subsister sans idées morales communes ; cette communauté est aussi nécessaire au spirituel que l'est au temporel la communauté d'intérêts. Or ces idées ne peuvent être communes, si elles n'ont pas pour base une doctrine philosophique universellement adoptée dans l’édifice social ; cette doctrine est la clef de voûte, le lien qui unit et consolide toutes les parties.

(Saint-Simon et Comte [1821] Reference Saint-Simon and Comte1966b, p. 51)

Que s'est-il passé qui puisse expliquer ce revirement ? L'intérêt est maintenant considéré comme une menace pour le lien social car il est rapporté à un égoïsme qui, faisant « d'effrayant progrès », isole les industriels les uns des autres. Cette situation oblige les penseurs de l'industrialisme à chercher un nouvel élément moral propre à combattre cet égoïsme : c'est ainsi que la philanthropie fait son apparition. C'est d'ailleurs dans une « Adresse aux philanthropes » que l'on trouve dressé le constat de la difficulté majeure qui se pose à la science de l'industrie :

La cupidité avait été un sentiment national et n'avait été éprouvée par les citoyens que d'une manière collective [lors des conquêtes] ; l'avidité devient un sentiment dominant chez tous les citoyens ; l’égoïsme, qui est la gangrène morale de l'espèce humaine, s'attache au corps politique, et devient une maladie commune à toutes les classes de la société.

(Saint-Simon et Comte [1821] Reference Saint-Simon and Comte1966b, p. 90)

Dans un système social qui produit de l'avidité en généralisant la cupidité, un mal moral ancien mais contenu parce que passager ou limité à quelques groupes sociaux, la morale devient la science fondamentale, celle qui constitue la société en la protégeant de l’égoïsme. Comte reprend ce thème lorsqu'il appelle les « artistes » à la rescousse des « savants » : il faut que les industriels apprennent à se passionner pour leurs intérêts, ce qui signifie qu'il ne suffit pas de leur montrer le vrai ou l'utile pour qu'ils se dirigent dans ce sens. La raison ne suffit pas et la dimension affective de l'agir humain doit intervenir elle aussi.

L'anthropologie de Comte distingue l'affectif et le rationnel dans l'homme pour souligner l'importance décisive de l'affectif lorsqu'il s'agit de l'activité (Comte [1827-1842] 1975, I, pp. 856, 866). L’égoïsme n'est pas négligé puisque Comte en fait une dimension importante de l'humain en permettant à l'individu de devenir autonome et de fixer ses propres buts, tout en donnant prise ensuite aux instincts de sociabilité et à la raison qui rattachent l'individu au collectif (ibid., II, pp. 180-182). Dans le Système de politique positive, la confrontation entre l’égoïsme et l'altruisme, avec l'ascendant que ce dernier motif doit prendre, est élevée au statut de problème politique fondamental (Comte [1851-1853] Reference Comte1890, II, p. 173 ; [1852] Reference Comte1922, pp. 48, 60). On sait le rôle décisif que Comte donne alors à la femme pour assurer le développement d'une philosophie du cœur qui, associée à l’énergie des prolétaires, doit déboucher sur la suprématie de l'altruisme sur l’égoïsme.

En s'inscrivant d'une manière critique dans la voie ouverte par la sociologie de Comte, Spencer ne pouvait manquer de s'intéresser à cette confrontation entre altruisme et égoïsme. Comme on peut s'y attendre, il inscrit le thème dans sa philosophie marquée par l’évolutionnisme et l'utilitarisme. L’égoïsme devient la base de l'altruisme au sens où le second ne peut s'exercer sans puiser dans les ressources offertes par le premier (Spencer [1879] Reference Spencer1900, § 73), même si un égoïste rationnel ne néglige pas de s'occuper du collectif et donc d'autrui (ibid., § 75). Puis Spencer met l'accent sur ce qu'il appelle l'altruisme inconscient des parents au profit de leur progéniture et, plus généralement, des membres d'une génération à ceux de la suivante. Il va même jusqu’à évoquer un équilibre proie/prédateur entre personnes altruistes et égoïstes (ibid., § 74). Comme Comte, Spencer pense que l'altruisme se loge principalement dans le sein de la vie familiale, à l'image des soins donnés aux enfants, et dans le cercle des relations amicales (ibid., § 97). Il entrevoit cependant la possibilité d'un quotidien offrant une multitude d'occasions d'exprimer ses sentiments d'amitié à des étrangers.

Si les deux tendances sont en opposition, Spencer insiste sur les compromis qui peuvent les rendre conciliables. Il propose ainsi un parallèle entre la concurrence égoïste et la concurrence altruiste (ibid., § 98) : dans la première, un compromis est atteint lorsque chacun se contente de réclamer sa part dans le produit collectif, tandis qu'ultérieurement une conciliation entre égoïsme et altruisme est atteinte lorsque chacun insiste pour que les autres prennent leur part du produit commun. Dans la concurrence altruiste le compromis est atteint lorsque chacun ne prend que sa part de satisfactions altruistes, rares et très prisées ; la conciliation entre cet altruisme égoïste et l'altruisme est atteinte lorsque chacun fait en sorte que les autres aient leur part des opportunités d'actions altruistes. Thèse audacieuse qui fait de l'altruisme un bien rare, susceptible de ce fait d'entrer à l'instar de toute autre ressource rare dans un processus concurrentiel.

II. Altruisme et formes de solidarité

Redevable de ces auteurs qu'il a lus, médités et commentésFootnote 3, la question de l'altruisme n’était donc pas une nouveauté lorsque Durkheim monte sur la scène intellectuelle parisienne au moment de soutenir sa thèse de doctorat (Fournier 2007, chap. 6). Il va cependant modifier en profondeur la manière d'inscrire cette question dans la sociologie. Mais cela ne se fait pas d'un seul coup et il faut suivre le fil de ses publications et de ses enseignements au cours des années 1890 pour voir comment il procède.

1. L'altruisme dans la thèse de 1893

Il y a peu d'occurrences du terme d'altruisme dans De la division du travail social – sans prétendre en avoir fait un comptage exhaustif, il y en a moins d'une dizaine. Il n'y a pas même un balancement systématique entre égoïsme et altruisme, ainsi qu'on le voit dans les pages denses de la conclusion de l'ouvrage lorsque l’égoïsme est tour à tour opposé à la moralité et à la solidarité (Durkheim Reference Durkheim1893, pp. 448, 452)Footnote 4, à la pression de la société (ibid., p. 450), ou encore à la morale professionnelle (ibid., p. 452). Dès cette période, la puissance émanant des groupes est présentée comme la force qui sert de frein à l’égoïsme individuelFootnote 5.

À ce stade, l'essentiel de la réflexion de Durkheim tient dans les quelques pages qui concluent le chapitre six sur les progrès de la solidarité organique (ibid., pp. 214-217). Il y prend pour cible l'argumentaire de Spencer qu'il a lu dans La morale évolutionniste, traduction française des Data of Ethics. Durkheim s'oppose à l'idée selon laquelle l'altruisme est une forme supérieure de moralité au sens où il serait une forme nouvelle de moralité qui se surajouterait à la moralité plus égoïste des premiers temps de l'humanité. Comme l'indique le passage placé en exergue de ce texte, Durkheim établit un lien étroit entre vie sociale et altruisme et, mettant à profit le concept de solidarité mécanique, il renverse la perspective de Spencer. Rejetant l'idée selon laquelle la société résulte de la réunion d'individus, affirmant que l'individu est formé par la société, qu'il résulte de celle-ci et de l'action de l’État, Durkheim explique que la conscience collective est bien plus étendue dans les sociétés primitives que dans les sociétés modernes et donc que la part proprement personnelle dans les représentations y est bien plus faible, il en conclut que l'altruisme occupe presque toute la conduite individuelle :

Scientifiquement, une conduite est égoïste dans la mesure où elle est déterminée par des sentiments et des représentations qui nous sont exclusivement personnels. Si donc nous nous rappelons à quel point, dans les sociétés inférieures, la conscience de l'individu est envahie par la conscience collective, nous serons même tenté de croire qu'elle est tout entière autre chose que soi, qu'elle est tout altruiste, comme dit Condillac. (Ibid., pp. 215-216)

Bien sûr, il existe une limite à cette suprématie du groupe sur l'individu puisque les représentations liées au corps font qu'il y a place pour l’égoïsme dans les sociétés primitives. À l'inverse, il serait faux de croire que l’égoïsme s'est étendu dans la société moderne car si la place accordée aux représentations personnelles s'est accrue avec l'individualisation, l’élargissement du domaine des représentations collectives s'est élargi ce qui empêche de tirer trop vite des conclusions sur ce point. Bref, la critique de la thèse de Spencer domine une réflexion qui reste ancrée sur l'affirmation selon laquelle :

L'altruisme n'est pas destiné à devenir, comme le veut M. Spencer, une sorte d'ornement agréable de notre vie sociale ; mais c'en sera toujours la base fondamentale. Comment en effet pourrions-nous jamais nous en passer ? Les hommes ne peuvent vivre ensemble sans s'entendre et, par conséquent, sans se faire des sacrifices mutuels, sans se lier les uns aux autres d'une manière forte et durable. (Ibid., p. 249)

2. Deux enseignements décisifs : le socialisme et la sociologie politique

Néanmoins, la thèse de Durkheim est grosse de développements à venir. Ces derniers ne tardent pas à prendre corps comme on peut le constater dans deux séries d'enseignement qui prennent place dans les années 1895-1900 (Lukes Reference Lukes1973, pp. 617-620 ; Fournier Reference Fournier2007, pp. 124-125) avec le cours sur le socialisme tout d'abord (Durkheim [1895] Reference Durkheim1971), le cours sur la Physique générale des mœurs et du droit ensuite (Durkheim [1898-1900] Reference Durkheim1950). Ce dernier étant le plus général, c'est par lui qu'il convient de commencer.

Dans le cours sur la Physique des mœurs Durkheim aborde trois domaines : les groupements professionnels, l’État et le droit (propriété et contrat). C'est dans la première partie que se trouvent les considérations sur l'altruisme, mais il faut, à la suite de ce qu'il a fait dans sa thèse, examiner aussi brièvement son approche de l’État de manière à distinguer l’égoïsme et l'individualisme, ce que Durkheim prend grand soin de faire dans son important article sur l'affaire Dreyfus lorsqu'il critique avec force le point de vue qui confond individualisme et égoïsmeFootnote 6.

Dans la partie consacrée aux groupements professionnels, Durkheim développe l'idée selon laquelle l'activité économique dans les sociétés modernes n'est pas assez régulée ; en effet, selon les préceptes du libéralisme économique, il convient : « […] de laisser, les initiatives individuelles, les égoïsmes particuliers se stimuler et s'enfiévrer mutuellement au lieu de chercher à les contenir et à les modérer » (Durkheim [1898-1900] Reference Durkheim1950, p. 54). Par conséquent, les intérêts ne rencontrant plus de freins, les individus se heurtent les uns aux autres dans une guerre continuelle (ibid., p. 68). Ce point est décisif et pour comprendre la position de Durkheim il est utile de revenir à l'argument d'Albert Hirschman ([1977] Reference Hirschman1980) et de le compléter. En étudiant les débats sur la manière de gouverner les passions, Hirschman contraste la situation dans laquelle la raison est chargée de contenir les passions, intérêts inclus, avec celle dite des « passions compensatrices » selon laquelle les passions se contiennent les unes les autres. Ce contraste lui permet de faire ressortir le rôle particulier attribué à l'intérêt qui tient de la raison et des passions : c'est une passion, mais comme la raison elle débouche sur des comportements réguliers et constants. Avec l’économie politique, cette caractéristique de l'intérêt trouve son explication en termes de concurrence (Faccarello et Steiner Reference Faccarello and Steiner2008a). La concurrence marchande est le dispositif social dans lequel la passion est opposée à elle-même à l'intérieur du groupe d'individus qui agissent pour satisfaire leurs intérêts : le prix concurrentiel permet la coordination entre des agents dont les intérêts s'opposent les uns les autres, les acheteurs voudraient acheter moins cher, les vendeurs vendre plus cher, mais la composition des intérêts définit un prix unique qui s'impose à tousFootnote 7. C'est en ce sens que le marché théorisé par l’économie politique est un dispositif social dont la dimension politique est cruciale : il permet de contenir la passion marchande en la mettant en opposition avec elle-même. Durkheim n'accepte pas une telle thèse : il ne croit pas à l'idée d'un marché auto-régulé au sens où la concurrence ainsi définie ne lui semble pas un mécanisme régulateur suffisant ; au contraire, il y voit un processus qui enfièvre les intérêts et les passions marchandes au point de risquer de faire perdre aux individus leurs repères et de développer une situation d'anomieFootnote 8. D'autres mobiles d'action doivent intervenir pour contenir l'intérêt marchand égoïste et c'est en ce sens profond que sa sociologie est un contre discours au discours politique de l’économie politique. À ce point, il opère un déplacement théorique important en affirmant l'existence d’un lien étroit entre groupe et morale (Durkheim [1898-1900] Reference Durkheim1950, p. 46) et plus particulièrement encore d'un lien de causalité qui fait de l'existence d'un groupe social organisé la condition d’émergence d'une morale adaptée à une société où se développe la division du travail et son pluralisme moral :

Cette réglementation, cette moralisation ne peuvent pas être instituées, ni par un savant dans son cabinet, ni par un homme d’État ; elles ne peuvent être l’œuvre que des groupes intéressés. C'est pourquoi, puisque ces groupes n'existent pas actuellement, il n'est rien de plus urgent que de les appeler à l'existence. (Ibid., p. 69)

Pour contenir les effets individuels et sociaux de l’égoïsme économique, il faut passer par l'institution et l'organisation de groupements professionnels, seule force à même d'engendrer une discipline capable de moraliser la vie publique.

Si dans les occupations [professionnelles] qui remplissent presque tout notre temps, nous ne suivons d'autre règle que celle de notre intérêt bien entendu, comment prendrons-nous goût au désintéressement, à l'oubli de soi, au sacrifice ? Voilà comment le déchaînement des intérêts économiques a été accompagné d'un abaissement de la morale publique. (Ibid., p. 51)

Il faut prêter attention au fait que Durkheim parle de la morale publique, ce qui va bien au-delà de la morale propre à l'activité économique. C'est qu'il a en vue une idée de vaste ampleur puisque les groupements professionnels chargés de mettre en place la réglementation de la vie économique entrent de plain-pied dans le cadre de sa conception de la vie politique dans une société démocratique. En effet, Durkheim n'entretient aucune naïveté à propos des groupements professionnels et il est conscient du discrédit dans lequel cette institution est tombée en France depuis la Révolution française. Aussi soulève-t-il la question de savoir si la mise en place de cette institution et de cette organisation peut être autre chose que le fait de « […] substituer simplement à l’égoïsme individuel l’égoïsme corporatif » (ibid., p. 58). Cela ouvre un vaste champ que Durkheim n'a que très partiellement exploré puisqu'il a laissé sa sociologie politique dans un état rudimentaire de développement. Néanmoins, dans ce cours, Durkheim fait de l’État le vecteur de l'individualisme et non son adversaire comme le clame Spencer. L’État y parvient en contenant cet égoïsme collectif multiforme qui s'exerce sous l'Ancien régimeFootnote 9 ; cela suppose que soient réunies des conditions sociales particulières empêchant que l’État ne devienne despotique. C'est à ce point que les groupements professionnels interviennent et prennent une dimension politique qui dépasse la simple dimension économique :

Mais la conclusion qui se dégage de cette remarque, c'est simplement que la force collective qu'est l’État, pour être libératrice de l'individu, a besoin elle-même de contrepoids ; elle doit être contenue par d'autres forces collectives, à savoir par ces groupes secondaires. (Ibid., pp. 98-99)

Les groupements auxquels pense Durkheim joueraient le rôle de contre-forces à la force sociale que représente l’État ce qui éviterait d'un côté l’éclosion de l’égoïsme collectif du groupement professionnel et le caractère despotique de l’État. Le républicanisme de Durkheim renoue de ce point de vue avec le principe de l’équilibre social fondé sur l'opposition de forces constituées et constitutives de la vie politique théorisé par Machiavel dans sa lecture de Tite-Live, tout en lui donnant d'une manière inflexible la liberté individuelle comme objectif : « Et c'est de ce conflit de forces sociales que naissent les libertés individuelles » (ibid., p. 99)Footnote 10.

Ces développements irriguent également la réflexion du cours que Durkheim consacre au socialisme, cours à l'occasion duquel il étudie et présente en détail la pensée de Saint-Simon et des saint-simoniens. Durkheim en retrace avec netteté l’évolution et il ne manque pas de percevoir le glissement dans la pensée de Saint-Simon dont il a été question dans la première partie de cet article. Important pour suivre le fil des idées sociologiques en France au xixe siècle, ce cours apporte sa contribution à la dimension politique de la pensée de Durkheim, de même qu'il met sur la piste de son basculement vers la religion comme forme de régulation sociale, basculement qui n'est pas encore consommé. On en veut pour preuve les phrases qui se trouvent dans la page de conclusion et qui énoncent un programme dont la dimension politique est explicite :

Le problème doit donc se poser ainsi : chercher par la science quels sont les freins moraux qui peuvent réglementer la vie économique, et, par cette réglementation, contenir les égoïsmes, et par conséquent permettre de satisfaire les besoins.

(Durkheim [1895] Reference Durkheim1971, p. 267)

En ne faisant pas confiance au mécanisme concurrentiel pour modérer les intérêts égoïstes en mettant ces derniers aux prises les uns avec les autres, Durkheim est conduit à reprendre le discours plus classique de la morale comme seul frein aux passions égoïstes : ce n'est pas la marque d'un soi-disant conservatisme social, mais celle d'une prise de position politique. Conscient qu'il n'est pas possible de s'en remettre aux solutions du passé Durkheim va réfléchir aux conditions de création d'une morale renouvelée et adaptée au monde moderne, et pour ce faire, il va s'avancer dans la recherche empirique.

3. L'altruisme au cœur de la recherche empirique

Dans cette même période, Durkheim rédige puis fait paraître son ouvrage sur le suicide. Pour ce qui nous concerne, cet ouvrage est important moins par le fait que deux des quatre types de suicides (égoïste/altruiste, anomique/fataliste) que distingue Durkheim mettent en pleine lumière l'importance donnée à l'opposition entre l’égoïsme et l'altruisme que par le fait que désormais le thème de l'altruisme entre de plain-pied dans la recherche empirique. Cette opération que l'on peut considérer comme fondamentale dans le mouvement qui voit l'inscription de la sociologie dans le cadre universitaire français est étroitement liée aux apports qui se trouvent dans les cours dont on vient de parler. D'ailleurs, pour les lecteurs de la période, c'est dans les conclusions de cet ouvrage que les thèses durkheimiennes sur le rôle des groupements professionnels sont connues.

Durkheim procède d'une manière assez proche de ce qu'il avait déjà fait dans sa thèse lorsqu'il s'agissait de montrer le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique en s'appuyant sur les codes juridiques. Il conceptualise le problème grâce à la théorie de la socialisation (intégration et régulation sociale), ce qui revient à faire du taux de suicide un indicateur de la socialisation, puis il rapporte cet indicateur de socialisation à différents groupes sociaux (État-nation, religion, profession, famille), calcule des coefficients de préservation (inversement : d'aggravation) du suicide, les compare et, ainsi, fournit une explication selon les canons des Règles de la méthode sociologique. Muni des résultats obtenus par cette imposante démarche, le sociologue peut revenir aux questions politiques qui l'intéressent.

L’égoïsme y est défini comme un individualisme exacerbé ou excessifFootnote 11 – Durkheim n'est d'ailleurs pas très rigoureux sur ce point en désignant parfois indifférent l’égoïsme et l'individualisme comme cause du suicide (Durkheim [1897] Reference Durkheim1976, pp. 224, 230). Le terme de suicide altruiste est ensuite retenu pour marquer au niveau du fait social le balancement classique qui est attribué au comportement individuelFootnote 12. Puis, une fois justifié le lien entre l'intégration trop faible (forte) et le suicide égoïste (altruiste) dans le cadre des groupes politiques, religieux et familiaux, Durkheim aboutit à un premier résultat d'envergure avec la mise en évidence d'une relation en U, non linéaire, entre intégration et suicide lorsqu'il évoque le fait que le rôle protecteur du traditionalisme – associé à l'esprit militaire – face à l'individualisme excessif et son cortège de suicides (égoïstes) devient à son tour facteur de suicide (altruiste) lorsqu'il « dépasse un certain degré d'intensité » (ibid., p. 257). Cette relation est essentielle : Philippe Besnard a montré qu'elle avait une portée générale puisqu'on la retrouve au niveau de la régulation sociale (Besnard Reference Besnard1987, pp. 90-92). L’égoïsme et l'altruisme s’échappent de la dimension philosophique et anthropologique que l'on trouve chez Comte et Spencer. Les deux mobiles ne sont plus rattachés au genre et à une sphère sociale comme chez Comte (la femme et l'altruisme dans la famille, l'homme et l’égoïsme sur le marché) pour qualifier la structure morale et relationnelle des groupes sociaux, de tailles différentes.

N'ayant pas perdu de vue des problèmes sociaux plus vastes, Durkheim revient sur ce que les taux de suicide et leur évolution apprend sur l’état présent des sociétés. En premier lieu, Durkheim insiste sur le fait que c'est le suicide égoïste qui fournit les plus gros contingent de morts volontaires dans les pays européens (Durkheim [1897] Reference Durkheim1976, pp. 406, 409) et non les suicides anomiques qui sont, eux, explicitement renvoyés à l'activité économique et industrielle (ibid., p. 409). Cette remarque est plus qu'une incidente, car elle signifie que Durkheim ne place pas la dérégulation dont souffre le monde économique au premier rang des problèmes sociaux comme Saint-Simon et les saint-simoniens ont été amenés à la faire. Ces problèmes sont des problèmes importants, mais ils ne sont pas ceux qui dominent la situation. Bref, l’égoïsme n'est ni seulement ni principalement un phénomène économiqueFootnote 13. En deuxième lieu, Durkheim met désormais un même phénomène à l'origine de l’égoïsme et de l'altruisme. Avec la société moderne se développe l'individualisme, notamment par le truchement de l’État. Ce raisonnement avait été tenu aux auditeurs de ses enseignements, mais Durkheim va désormais plus loin en considérant que l'altruisme et l’égoïsme sont explicables par la même raison. En effet, le culte de l'individu selon lequel « l'homme est un Dieu pour l'homme » (ibid., p. 416) devient la composante essentielle de la conscience collective dans une société à solidarité organique et ce culte engendre l'individualisme ainsi que l'altruisme des modernes. Les représentations collectives qui donnent force à ce culte « […] expriment la manière dont l'opinion apprécie la valeur morale de l'individu en général. S'il compte pour beaucoup dans l'estime publique nous appliquons ce jugement social aux autres en même temps qu’à nous-mêmes ; leur personne, comme la nôtre, prend plus de prix à nos yeux et nous devenons plus sensibles à ce qui touche individuellement chacun d'eux comme à ce qui nous touche en particulier » (ibid., p. 411). Aussi, bien loin de vouloir chercher à comprendre comment l’égoïsme, supposé premier par Spencer, a pu donner naissance à l'altruisme, Durkheim explique qu'ils résultent tous deux du culte de l'individu (ibid.). En lieu et place de la vision anthropologique de Comte et de Spencer, Durkheim voit donc l’égoïsme et l'altruisme résulter d'un travail que la société opère sur elle-même. Ce sont des constructions sociales, selon la terminologie actuellement en coursFootnote 14.

Enfin, Durkheim envisage une solution aux difficultés que rencontrent les sociétés modernes au moyen des groupements professionnels dont il a déjà été question dans les enseignements bordelais. Pour ne pas croire qu'il s'agit d'une manière de donner à l’économique une primauté dont nous avons vu qu'elle lui avait été retirée quelques pages plus haut, il faut prêter attention au fait que Durkheim voit dans cette nouvelle forme de groupe social le moyen d'agir là où ni l’État, ni la religion, ni la famille ne peuvent intervenir. L'activité laborieuse occupe un temps considérable dans la vie de l'individu et ce temps est laissé en dehors de toute socialisation élaborée. Les groupements professionnels offrent donc la possibilité de fournir une meilleure intégration sociale sur ce point et, donc, de diminuer l’égoïsme qui engendre les suicides du même nom. Du même coup, ces groupes pourront contribuer à diminuer les suicides anomiques propres au domaine économique en faisant leur œuvre régulatrice, c'est-à-dire en donnant « […] cette loi de justice distributive, si urgente […] » (ibid., p. 440) pour le monde économique.

Comme Saint-Simon en sa dernière période, Durkheim considère que le problème essentiel est celui de la misère morale, bien plus que celui de la misère économique. Sur ce point, il n'a pas changé : à l'instar de ce qu'il écrivait dans la dernière page de sa thèse (Durkheim Reference Durkheim1893, p. 460), il peut toujours affirmer que la tâche urgente est de se faire une morale, même si, désormais, c'est l’étude du phénomène religieux qui doit en donner la clé.

4. Imbrication de l'altruisme et de l’égoïsme

À l'occasion de son cours sur l’éducation morale Durkheim revient sur ce qui fait le lien de l'individu au groupe, ce qui fait la moralité et développe sa réponse dans le triptyque discipline – attachement au groupe – autonomie de la volonté. Comme à l'accoutumée, mais avec encore plus de force, Durkheim nie la dimension morale de l'acte égoïste, c'est-à-dire des actes tournés vers soi-même, considérant que cet acte n'est rien d'autre qu'une donnée fondamentale du maintien de l'existence et qu’à ce titre il n'a aucune valeur éthique (Durkheim [1902-1903] Reference Durkheim1963, pp. 48-50)Footnote 15. Défini comme un acte tourné vers autrui, ou encore un acte à fins impersonnelles, l'altruisme est par contre le lieu de la moralité et c'est d'ailleurs sous le registre de « l'attachement au groupe », donc de l'acte tourné vers autrui, que Durkheim traite de l'altruisme des enfants. L'intérêt de sa présentation tient au fait qu'il lui donne l'occasion de revenir sur le couple formé par l’égoïsme et l'altruisme d'une manière originale.

Dans un premier temps, Durkheim récuse l'association stricte qui est faite entre égoïsme et plaisir personnel d'un côté, altruisme et plaisir d'autrui de l'autre. Par exemple, en se consacrant à la science, le savant ne sait en aucune manière quel plaisir en résultera pour l'humanité ; à l'inverse, l’égoïste peut s'infliger de la souffrance comme c'est le cas de l'avare qui s'impose des privations pour amasser de l'or (ibid., pp. 176-177). En outre, comme cela est bien connu, Durkheim sait que l'altruiste tire un plaisir personnel du plaisir qu'il procure à autrui. Bref, si on les examine en termes de plaisir et de peine, l'altruisme et l’égoïsme sont étroitement imbriqués (ibid., pp. 181-183) et c'est la raison pour laquelle il a préféré définir les deux concepts selon le rapport à soi ou à autrui, l'intérêt ou le désintérêt. Cette redéfinition n'est cependant pas le point d'arrêt de sa réflexion puisque dans un second temps Durkheim marque la part du soi dans l'altruisme et la part du social dans l’égoïsme. Quant au premier, il explique que l'altruiste doit se représenter en lui-même et faire siens les sentiments se rapportant à autrui pour agir ; cette appropriation est déjà la marque du soi dans l'action tournée vers l'extérieur (ibid., p. 181). Quant au second, il explique que les objets (or, pouvoir, les honneurs) vers lesquels l’égoïste fait tourner son action sont choses sociales qui résident en dehors de l'individu lui-même. Pour le dire autrement, Durkheim fait valoir ici la conséquence qui découle de sa thèse concernant le processus social de production de l'individu : ce dernier étant un produit de l’État et de la société, et les représentations que l'on s'en fait étant désormais marquées par le culte de l'individu, on a vu plus haut que Durkheim en concluait à une origine commune à l'altruisme et à l’égoïsme. Dans cet enseignement, il pousse son argument à son terme en montrant que les deux penchants sont étroitement liés l'un à l'autre dans l’être humain. Il parachève ainsi le travail du sociologue dont la recherche aboutit à « […] atteindre finalement l'individu, l’élément dernier dont les groupes sont composés » (Durkheim [1914a] 1970a, p. 315).

III. Suicide, don et solidarité

Comment la problématique élaborée par Durkheim autour de l’égoïsme et de l'altruisme prend place dans l'agenda de l’équipe durkheimienne ? Pour aborder cette question, il peut être utile de considérer la façon dont Célestin Bouglé la considère puisqu'il est celui qui consacre un effort soutenu à la sociologie générale dans l’équipe durkheimienne (Borlandi Reference Borlandi1998), rubrique dont on peut penser qu'elle est la plus proche du questionnement, lui-même très général, de Durkheim. Or, Bouglé ne marque pas d'intérêt particulier pour la thématique de l'altruisme et de l’égoïsme : celle-ci n'est pas présente dans son étude sur les idées égalitaires (Bouglé [1899] Reference Bouglé1925), elle ne l'est pas non plus dans ses enseignements sur les valeurs (Bouglé Reference Bouglé1922) ou encore dans sa synthèse sur le socialisme (Bouglé Reference Bouglé1932). Toutefois, il faut prêter attention au fait que Bouglé s'accorde avec Durkheim quant à l'importance à donner à la notion d'individualisme et à ses bases sociologiques. En effet, sa présentation du phénomène égalitaire montre qu'il suit une voie proche de celle que Durkheim vient juste de mettre en place dans sa réponse à Ferdinand BrunetièreFootnote 16. De même, on peut trouver dans un chapitre intitulé « Valeurs économiques et valeurs idéales » (Bouglé Reference Bouglé1922, pp. 103-111) des réflexions sur l'imbrication de l'intérêt personnel et des idéaux, identiques à celles de Durkheim sur l'imbrication entre altruisme et égoïsme. Mais cette terminologie n'est pas déployée par BougléFootnote 17.

Si l'on considère les réactions au Suicide, il semble que là encore la problématique de Durkheim a été laissée en déshérence. Dans son compte rendu de l'ouvrage, que Durkheim avait apprécié comme l'atteste sa correspondance avec Mauss (Durkheim Reference Durkheim1998, p. 81), François Simiand (Reference Simiand1898) n'attache pas grande importance aux dénominations retenues par Durkheim, qu'il évoque comme en passant, et, chose plus surprenante, le thème de l'altruisme est absent de son immense travail de sociologue économiste. La démarche de Durkheim ne débouche ici sur rien. Une conclusion un peu moins tranchée ressort de l'examen du travail de Maurice Halbwachs (Reference Halbwachs1930). Non seulement Halbwachs ne retient pas la distinction entre les suicides égoïstes et les suicides altruistes, mais il critique vigoureusement cette dernière catégorie dans laquelle il repère une difficulté puisque Durkheim y a confondu suicide et sacrificeFootnote 18. Éliminant ce qui ressortit du sacrifice dans le suicide altruiste, Halbwachs (Reference Halbwachs1930, p. 479) vide en grande partie cette catégorie de sa dimension altruiste.

Toutefois cette impression change du tout au tout lorsqu'on considère le travail de Mauss. Avec Mauss, on prend fermement pied dans le deuxième programme durkheimien (Steiner Reference Steiner2001, Reference Steiner2005, chap. 5), celui dans lequel Durkheim délaisse la sociologie économique qui lui servait d'appui pour développer sa sociologie générale pour mettre au premier plan la sociologie religieuse, laquelle lui permet de renouveler profondément son approche du fait économique. Or, c'est sur ce terrain que se place Mauss pour aboutir à ce qui est un point d'orgue de la sociologie économique durkheimienne. C'est sur ce terrain qu'il faut le suivre pour retrouver le fil, momentanément interrompu, de la réflexion sur l'altruisme et l’égoïsme.

D'un point de vue rétrospectif, le fil n'est pas véritablement rompu puisque le thème de l'altruisme se trouve présent dans la conclusion de l'important article de Hubert et Mauss sur le sacrifice, article dont Durkheim a suivi de près l’élaboration (Durkheim Reference Durkheim1998, pp. 95-176) avant sa parution dans le deuxième volume de L'Année sociologique – il est ensuite republié en 1909 dans les Mélanges d'histoire des religions. À cette occasion, les deux auteurs rappellent l'importance qu'ils accordent à la morphologie du sacrifice et à sa fonction de communication entre le sacré et le profane par l'intermédiaire de la victime. Cette communication procède du fait que pour le sacrifiant, la mise rituelle en contact avec le divin est source de vie, est condition de son existence. Cette communication ou encore ce commerce, si l'on veut bien reprendre l'acception large que le terme a gardée depuis le xviiie siècle (Steiner Reference Steiner2009, introduction), est alors présenté comme un mélange d'intérêt et de désintérêt :

Dans tout sacrifice, il y a un acte d'abnégation, puisque le sacrifiant se prive et donne […] Mais cette abnégation et cette soumission ne sont pas sans un retour égoïste. Si le sacrifiant donne quelque chose de soi, il ne se donne pas ; il se réserve prudemment. C'est que, s'il donne, c'est en partie pour recevoir. Le sacrifice se présente donc sous un double aspect. C'est un acte utile et c'est une obligation. Le désintéressement s'y mêle à l'intérêt. Voilà pourquoi il a été si souvent conçu sous la forme d'un contrat. Au fond, il n'y a peut-être pas de sacrifice qui n'ait quelque chose de contractuel. Les deux parties en présence échangent leurs services et chacun y trouve son compte.

(Hubert et Mauss [1899] Reference Hubert, Mauss and Mauss1968, pp. 304-305)

Ces quelques phrases ne sont pas de celles qui tombent ensuite dans l'oubli. Ou plutôt, comme on a parfois tendance à résumer drastiquement l’œuvre de Mauss dans l’Essai sur le don, on a souvent oublié que les passages célèbres de l'introduction et de la conclusion de cet essai reprennent un thème esquissé vint-cinq ans auparavant. Commentant le poème scandinave placé en ouverture de son texte, Mauss explique :

On voit le sujet. Dans la civilisation scandinave et, dans bon nombre d'autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus.

(Mauss [1925] Reference Mauss and Mauss1950, p. 147)

Et un peu plus bas, il précise :

[…] nous voulons ici ne considérer qu'un des traits, profond mais isolé : le caractère volontaire, pour ainsi dire, apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de ces prestations. Elles ont revêtu presque toujours la forme du présent, du cadeau offert généreusement même quand, dans ce geste qui accompagne la transaction, il n'y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a, au fond, obligation et intérêt économique. (Ibid.)

Le même problème resurgit au moment de tirer les conclusions :

Nous revenons à une morale de groupe […] la société entoure l'individu, dans un curieux état d'esprit, où se mélangent le sentiment des droits qu'il a et d'autres sentiments plus purs : de charité, de « service social », de solidarité. Les thèmes du don, de la liberté et de l'obligation dans le don, celui de la libéralité et celui de l'intérêt qu'on a de donner, reviennent chez nous, comme reparaît un motif dominant trop longtemps oublié. (Ibid., p. 262)

Ces passages établissent la filiation des idées entre l'oncle et le neveu, mais aussi la différence qui s'installe entre eux. En premier lieu, Mauss poursuit de différentes manières la réflexion sur l'imbrication entre intérêt et désintérêt qui avait été la sienne, comme elle avait était celle de Durkheim notamment dans son cours sur l’éducation morale. Il faut souligner le fait que Mauss, dans sa conclusion, fait une référence appuyée aux thèses de Durkheim sur les groupements professionnels (ibid., p. 263)Footnote 19 lorsqu'il s'agit de faire le lien entre les sociétés archaïques qu'il a principalement étudiées et les sociétés modernes. Cette double filiation est essentielle à saisir avant d'insister sur le fait que Mauss modifie assez considérablement l’état de la question telle que Durkheim l'avait laissée. Mauss n'emploie pas les termes d'altruisme et d’égoïsme qui sont si présents dans les travaux de Durkheim. En lieu et place, il est question d'intérêt et de désintérêt, d'obligation et de liberté, ce qui permet à Mauss de déplacer encore plus la recherche sociologique de la question anthropologique et philosophique qui était héritée de Comte et de Spencer en marquant que ces termes sont récents dans l'histoire de la pensée humaine et qu'en conséquence le comportement intéressé de l'homme économique que théorisent les économistes n'est que l'un des futurs possibles de l'individu contemporainFootnote 20. Mais ce rejet de la forme traditionnelle du débat ne signifie en rien que Mauss se désintéresse de la dimension philosophique et anthropologique, plus simplement encore, politique, de la question. Tout au contraire : en procédant à une longue étude sur les sociétés archaïques et sur une vaste gamme de documents historiques, Mauss donne un soubassement empirique au débat, comme Durkheim l'avait fait dans Le suicide.

Mauss ajoute ainsi un élément original et de grande portée au débat sur l'altruisme et l’égoïsme que l'on a suivi de Comte à Durkheim. Étudiant les systèmes de dons et contre-dons Mauss ne se contente pas de montrer ce qui est la marque et le substrat de la solidarité – le fait de se donner comme fondement du social – comme l'a fait Durkheim. Avec les différents systèmes de prestation totale, Mauss met au jour la fabrique élémentaire de la solidarité et en décrivant les nombreux exemples tirés de sa vaste connaissance des sociétés archaïques il montre empiriquement que les pratiques de dons et contre-dons se trouvent présent dès l'origine de la société. Il montre en outre que ces formes de commerce existent toujours dans la société présenteFootnote 21. Mauss ne s'arrête pas là : avec une grande audace intellectuelle, il énonce les règles que suivent les êtres humains lorsqu'ils produisent le social au travers de ces systèmes de dons et contre-dons : ce sont les fameuses trois obligations de donner, recevoir et rendre que nous avons proposé de considérer (Steiner Reference Steiner2005, pp. 184-186) comme une démarche similaire à celle d'Adam Smith lorsqu'il définit, dans les premiers chapitres de sa célèbre Enquiry Into the Nature and the Cause of the Wealth of Nations, les règles que les hommes suivent dans l’échange marchand. Enfin, à la suite de Bronislav Malinowski, Mauss souligne le fait que, tant dans les sociétés archaïques que dans les sociétés modernes, les systèmes d’échanges-dons coexistent avec les systèmes d’échanges marchands.

Une étape importante a été franchie. En passant de la question de l'altruisme et de l’égoïsme à celle des systèmes de dons et contre-dons, la sociologie produit un contre-discours politique à l’économie politique. Elle met au jour un ensemble de transactions qui nourrissent la solidarité entre les individus qui produisent et reproduisent celle-ci au moyen d'un vaste commerce social, différent du commerce marchand mais articulé avec celui-ci.

Conclusions

Comme indiqué dans l'introduction, cet article prend place dans une étude plus vaste sur l'histoire intellectuelle qui conduit du thème de l'altruisme à celui du don, puis du don à l’échange symbolique. En suivant cette évolution de la réflexion, on voit apparaître toute l'importance de la dimension positive de la critique sociologique de l’économie politique qui théorise le comportement intéressé et rationnel sur les marchés pour donner lieu à une forme originale de discours politique. Sans rejeter ce principe de gouvernement, la sociologie de Comte à l’école durkheimienne affirme que d'autres principes d'action sont à l’œuvre et qu'il serait aussi vain que dangereux de les négliger. Altruisme, désintérêt, sacrifice, dons et échanges symboliques font voir les contours de tout un continent de pratiques à l'intérieur du commerce social, continent vis-à-vis duquel le discours politique de l’économie politique est impuissant à s'emparer pour les maîtriser par la pensée et les inclure dans la logique du comportement intéressé qui est son ressort ultimeFootnote 22. Couplée à la dimension critique, la dimension positive de cette sociologie donne sa pleine force au contre discours politique qu'est la sociologie des auteurs concernés.

Mais, dès à présent, on peut faire sentir cette dimension politique et en tirer des enseignements quant aux relations entre désintérêt et intérêt dans le commerce social contemporain. En mettant l'accent sur le groupe et plus encore sur la coexistence d'une pluralité de groupes par lesquels et pour lesquels « il y a de l'altruisme, parce qu'il y a de la solidarité » l'approche durkheimienne permet de distinguer deux grandes classes de comportement à l'intérieur de l'altruisme. Par analogie avec la solidarité mécanique, il y a tout d'abord un altruisme quotidien vécu dans le cadre familial ou dans le monde de l'interconnaissance, celui que magnifie Jacques Godbout (Reference Godbout2000, Reference Godbout2007). En raison de place qu'y occupe la conscience collective, la solidarité peut se mettre directement en place entre les individus, c'est-à-dire sans faire intervenir tout un monde d'organisations et de tâches spéciales. Mais la société moderne n'est pas que cela puisque à côté de ces relations primordiales s’élève le monde des organisations (Coleman Reference Coleman1982), support de la solidarité organique et d'un altruisme que l'on pourrait qualifier de sociétal et que Durkheim désignait par le terme de « charité collective organiséeFootnote 23 ». La générosité, le sacrifice, le don de soi et du sien passent désormais massivement par l'intermédiaire d'associations qui sont autant d'organisations spécialisées dans le commerce charitable (Donsimoni Reference Donsimoni1996). Si on « soufre à distance » (Boltanski Reference Boltanski1993), c'est aussi à distance que l'on donne et que s'exerce l'altruisme.

Que l'on soit persuadé qu'il ne s'agit pas là de mots creux : cette question est « passée dans les faits » pour parler à la manière de Durkheim. Comme au début de la révolution néo-conservatrice libérale, lorsque Richard Titmuss ([1970] Reference Titmuss1997) s’était fait le défenseur du système de collecte du sang sur la base du bénévolat de manière à lutter contre les partisans de la création en Grande-Bretagne d'un marché du sang calqué sur la collecte qui avait cours aux États-Unis, le débat est intense autour des questions posées par les projets de création de biomarchés, sur lesquels se vendraient et s'achèteraient des organes pour transplantation (Steiner Reference Steiner2009, chap. 7 et 8). Et ce débat n'est pas qu'un débat d'idées. En effet, alors qu'il s'agit de savoir comment rendre plus efficace la production d'organes humains à transplanter, s'affrontent des technologies et des ingénieries sociales différentes. Tandis que des économistes, des juristes et des bioéthiciens proposent toute une gamme de micro-structures marchandes – du spot market où vendeur et acheteur sont en face à face, jusqu’à des marchés à termes contingents – pour réduire l’écart entre le nombre d'organes disponibles et le nombre d'organes médicalement nécessaires, Alvin Roth, un économiste atypique, spécialiste de théorie des jeux et d’économie expérimentale, propose un dispositif capable de produire des formes inattendues de commerce entre paires de donneurs et receveurs biologiquement incompatibles de manière à mettre en place des cycles complexes de réciprocité généralisée entre ces paires (Steiner Reference Steiner2008b). En d'autres termes, de manière à contourner les représentations sociales et politiques qui rejettent l'idée d'une création de marchés d'organes à transplanter, ce que Roth (Reference Roth2007) qualifie de « répugnance pour le marché », un altruisme organisationnel se met en place comme alternative au marché d'organes. Cette pratique sociale complexe en phase d'expérimentation dans l’État du New Jersey mérite d’être pleinement reconnue comme une forme d'altruisme organique, et non pas seulement d'un altruisme exercé dans le seul monde de l'inter-connaissance pour marquer le fait que le refus de solution marchande dans le domaine de la transplantation se trouve associé à des propositions alternatives à celles offertes par le discours économique, quand bien même les concepteurs de ces formes originales et raffinées d'ingénierie sociale (Roth Reference Roth2002) sortent du rang des économistes !

Footnotes

1 Une première version a été présentée lors du colloque « Durkheim 150 » organisé par le département de sociologie de l'Universidade de São Paulo, en novembre 2008. Je remercie Steven Lukes pour ses commentaires et suggestions.

2 « En un mot, il faut passer de la morale céleste à la morale terrestre » (Saint-Simon et Thierry [1817] Reference Saint-Simon and Thierry1966, II, p. 37). Le christianisme a fait son temps, son règne est fini : « L’ère des idées positives commence : on ne peut plus donner à la morale d'autres motifs que les intérêts palpables, certains, présents » (ibid., p. 38).

3 Comte (HeilbronReference Heilbron, Besnard, Borlandi and Vogt1993 ; PetitReference Petit, Borlandi and Mucchielli1995) et Spencer (BorlandiReference Borlandi, Besnard, Borlandi and Vogt1993) sont abondamment commentés dans De la division du travail social, c'est aussi le cas de Saint-Simon auquel presque la moitié du cours sur le socialisme est consacré (Durkheim [1895]Reference Durkheim1971).

4 Dans le corps du texte, c'est parfois la sociabilité qui figure à titre de principe modérateur (ibid., p. 129).

5 « La seule puissance qui puisse servir de modérateur à l’égoïsme individuel est celle du groupe, la seule qui puisse servir de modérateur à l’égoïsme des groupes est celle d'un autre groupe qui les embrasse » (ibid., p. 45).

6 « Pour faire plus facilement le procès de l'individualisme, on le confond avec l'utilitarisme étroit et l’égoïsme utilitaire de Spencer et des économistes. C'est se faire la partie belle » (Durkheim [1898]Reference Durkheim and Durkheim1970c, p. 262). Et Durkheim de rappeler l'existence du courant issu de Kant et de Rousseau où se développe un individualisme moral fondé soit sur la généralisation des maximes pratiques soit sur la fusion des volontés particulières dans la volonté générale.

7 Ce point est très clairement explicité par Léon Walras lorsqu'il définit le prix comme fait naturel (fait social aurait dit Durkheim) : « le blé vaut 24 F l'hectolitre. Remarquons d'abord que ce fait a le caractère d'un fait naturel. Cette valeur du blé en argent ou ce prix du blé, ne résulte ni de la volonté du vendeur, ni de la volonté de l'acheteur, ni d'un accord de volonté entre les deux. Le vendeur voudrait bien vendre plus cher, il ne le peut parce que le blé ne vaut pas plus, et que, s'il ne voulait vendre à ce prix, l'acheteur trouverait à côté de lui un certain nombre de vendeurs prêts à le faire. L'acheteur ne demanderait pas mieux que d'acheter à meilleur marché, cela lui est impossible, parce que le blé ne vaut pas moins, et que s'il ne voulait acheter à ce prix, le vendeur trouverait à côté de lui un certain nombre d'acheteurs disposés à y consentir » (Walras [1900]Reference Walras1988, § 28).

8 C'est la thèse qui est au cœur de la préface rédigée à l'occasion de la deuxième édition de De la division du travail social, préface dans laquelle Durkheim prend acte du fait qu'il ne terminera pas le travail entrepris sur les groupements professionnels : « Nous insistons à plusieurs reprises dans le cours de ce livre sur l’état d'anomie juridique et morale où se trouve actuellement la vie économique. Dans cet ordre de fonctions, en effet, la morale professionnelle n'existe véritablement qu’à l’état rudimentaire […] Il en résulte que toute cette sphère de la vie collective est, en grande partie, soustraite à l'action modératrice de la règle » (DurkheimReference Durkheim1902, p. iii).

9 « Le seul moyen de prévenir ce particularisme collectif et les conséquences qu'il implique pour l'individu, c'est qu'un organe spécial ait pour charge de représenter auprès de ces collectivités particulières la collectivité totale, ses droits et ses intérêts. Et ces droits et ces intérêts se confondent avec ceux de l'individu » (ibid., p. 98).

10 Cet aspect majeur qui empêche de voir en Durkheim un penseur conservateur voire réactionnaire à l'occasion de sa défense des groupements professionnels a fait l'objet d'une longue présentation (SpitzReference Spitz2005, chap. 5 et 6). Curieusement, la dimension conflictuelle du républicanisme durkheimien a été passée sous silence au profit d'une seconde dimension, plus saillante, qui est celle de la justice sociale.

11 « Si donc on convient d'appeler égoïsme cet état où le moi individuel s'affirme avec excès en face du moi social et aux dépens de ce dernier, nous pourrons donner le nom d’égoïste au type particulier de suicide qui résulte d'une individuation démesurée » (Durkheim [1897]Reference Durkheim1976, p. 223).

12 « Puisque nous avons appelé égoïsme l’état où se trouve le moi quand il vit de sa vie personnelle et n'obéit qu’à lui-même, le mot d’altruisme exprime assez bien l’état contraire, celui où le moi ne s'appartient pas, où il se confond avec autre chose que lui-même, où le pôle de sa conduite est situé en dehors de lui, à savoir dans un des groupes dont il fait partie. C'est pourquoi nous appellerons suicide altruiste celui qui résulte d'un altruisme intense » (ibid., p. 238).

13 Cette conclusion est cohérente avec la réorientation des recherches de Durkheim, tel qu'il s'en explique dans la préface à la deuxième édition de sa thèse. L’égoïsme et l'anomie du monde économique peuvent être modérés grâce aux groupements professionnels, mais cela n'empêche pas Durkheim de délaisser ces questions pour d'autres qui lui paraissent plus profondes : comment se forment les religions et les idéaux moraux à la base du travail que les sociétés font sur elles-mêmes pour engendrer les ressources morales qui leur permettent de se développer.

14 Cette affirmation ne s'oppose pas à la thèse durkheimienne de l’homo duplex. L’égoïsme est certes renvoyé aux appétits sensibles et à leur satisfaction matérielle, choses qui ne relèvent pas d'une construction sociale, mais l’égoïsme ne se limite pas à ces appétits sensibles, aussi Durkheim indique-t-il qu'il entre du social dans l’égoïsme : « Nous croyons même que les inclinations qui nous rattachent à un objet d'autre genre, quelque rôle qu'y joue le mobile égoïste, impliquent nécessairement un mouvement d'expansion hors de nous qui dépasse le pur égoïsme. C'est le cas, par exemple, de l'amour de la gloire, du pouvoir, etc. » (Durkheim [1914a] 1970a, p. 317). Cette affirmation est aussi en phase avec la conférence, prononcée la même année, sur l'avenir de la religion puisque Durkheim fait de la religion le produit de la vie sociale et des idéaux adaptés à l’état de celle-ci (Durkheim [1914b] 1970b, p. 312).

15 Durkheim n'utilise pas la distinction entre amour de soi et amour-propre qu'il a cependant rencontrée lors de sa lecture de Rousseau. L'usage de cette distinction aurait pu lui permettre de clarifier l'expression de sa pensée. L'appétit sensible (la faim, la soif, etc.) est tourné vers la satisfaction de l'intérêt personnel mais n'est pas pour autant égoïste au sens d'un amour de soi démesuré et outré qu'est l'amour-propre. De ce fait, Durkheim est parfois amené à employer le terme d’égoïsme dans deux sens différents.

16 En effet, Bouglé associe étroitement les idées égalitaires à l'individualisme, c'est-à-dire à la valeur accordée à la personne humaine : « On ne saurait les [les individus] égaliser sans tenir compte de ce fait que ce sont des personnes, c'est-à-dire des centres d'activité indépendants et originaux. Et c'est justement le sentiment de la valeur propre à la personne qui interdit de parquer les personnes en des groupes d'inégale valeur […] Le respect du genre humain ruine celui de la caste, mais non celui de la personnalité. L'individualisme est, en ce sens, une pièce maîtresse de l’égalitarisme. L'idée de la valeur commune aux hommes n’écarte nullement, mais appelle, au contraire, l'idée de la valeur propre à l'individu » (Bouglé [1899]Reference Bouglé1925, p. 25).

17 Elle ne l'est pas non plus dans l'ouvrage de Léon Bourgeois fondateur de la doctrine du solidarisme (Bourgeois [1896]Reference Bourgeois1998). Bien que faisant écho à la doctrine de Comte, Bourgeois ne prend pas le thème de l'altruisme.

18 Halbwachs est soucieux de distinguer les deux en fonction de la forme sociale par laquelle la mort advient : le rituel dans le cas du sacrifice, l'acte privé dans celui du suicide : « Il y a des suicides exemplaires et il y a une publicité du suicide. Il ne s'ensuit pas cependant que la mort volontaire soit un acte rituel. Le rite, c'est la forme que prend une volonté collective lorsqu'il est nécessaire, pour qu'elle parvienne à ses fins, qu'elle se manifeste explicitement, qu'elle devienne visible et sensible, de façon à créer chez les assistants et les participants une communauté de sentiment, et une décision unanime » (HalbwachsReference Halbwachs1930, p. 476).

19 En 1937, Mauss réédite les trois leçons consacrées au groupement professionnel du cours sur la physiologie du droit et des mœurs dans la Revue de métaphysique et de morale. L'introduction qu'il rédige à cette occasion (Mauss [1937]Reference Mauss and Mauss1969) montre toute l'importance qu'il accorde à ce thème dont il avait l'exposé lors de son arrivé au Collège de France pour l'année 1931-1932.

20 « L’homo œconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous, comme l'homme de la morale et du devoir, comme l'homme de la science et de la raison. L'homme a été très longtemps autre chose, et il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliquée d'une machine à calculer » (Mauss [1925]Reference Mauss and Mauss1950, p. 272).

21 Depuis, cette perspective a été développée par le groupe formé autour d'Alain Caillé et de la revue du MAUSS (Godbout et CailléReference Godbout and Caillé1992 ; ChanialReference Chanial2008).

22 On pense ici au célèbre article d'Armatya Sen sur l'idiot rationnel (rational fool) et à son affirmation centrale selon laquelle le comportement d'engagement (commitment) où un individu entre, en connaissance de cause, dans un commerce social qui lui fait perdre des ressources, est impossible à intégrer dans la théorie économique, à la différence de l'altruisme – l'altruisme rationnel de Spencer tout du moins – qui en est redevable (SenReference Sen1976).

23 « Des maux [vagabondage, alcoolisme] sociaux demandent à être traités socialement. Contre eux, l'individu isolé ne peut rien. Le seul remède efficace se trouve dans une charité collectivement organisée. Il faut que les efforts particuliers se groupent, se concentrent, s'organisent pour produire quelque effet. Alors, en même temps, l'acte prend un plus haut caractère moral, précisément parce qu'il sert à des fins plus générales, plus impersonnelles » (Durkheim [1902-1903]Reference Durkheim1963, p. 71). Cette formulation se situe dans le droit fil de l'argumentaire développé dans la dernière partie du Suicide : les groupements professionnels sont l'exemple même d'une organisation nouvelle destinée à produire du social, c'est-à-dire des règles morales devant servir à améliorer la solidarité de ses membres. On peut donc prendre au pied de la lettre la manière dont Durkheim introduit les groupements professionnels : « le système mental d'un peuple est un système de forces définies qu'on ne peut ni déranger ni réarranger par voie de simples injonctions. Il tient, en effet, à la manière dont les éléments sociaux sont groupés et organisés » (Durkheim [1897]Reference Durkheim1976, p. 446, je souligne).

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