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Science et liberté. Crise de la conscience et transformation de la science au tournant du XXe siècle CÉDRIC CHANDELIER Paris, Hermann, 2016, 348 p.

Published online by Cambridge University Press:  10 July 2017

SAMUEL DESCARREAUX*
Affiliation:
Université d’Ottawa
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Abstract

Type
Book Reviews/Comptes rendus
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 2017 

L’ouvrage de Cédric Chandelier étudie l’émergence du «nouveau positivisme» en France au tournant du XXe siècle par une approche thématique et généalogique. La trame narrative déployée par Chandelier prend ainsi la forme d’une mise en parallèle des figures historiques prépondérantes que sont Henri Poincaré et Henri Bergson et des auteurs secondaires, souvent même méconnus, que sont Émile Boutroux, Louis Couturat, Pierre Duhem, Alfred Fouillée, Édouard Le Roy, Gaston Milhaud et Charles Renouvier. Plus exactement, c’est sous l’angle d’une réflexion sur la métamorphose du criticisme kantien, sur le conventionnalisme de Poincaré et sur le retour aux donnés immédiats de la conscience par Bergson que Chandelier entend aborder son étude sur la logique qui oriente les thèses des nouveaux positivistes.

Son analyse prend racine, chez Poincaré, dans les enjeux entourant l’indémontrabilité de l’axiome des parallèles. Ce dernier refuse l’apriorité de cet axiome au profit d’une conception conventionnaliste qui privilégie l’exactitude logique à l’adéquation empirique; la validité d’une convention dépend ainsi d’un degré interne de cohérence et de simplicité dont font preuve un ensemble d’énoncés scientifiques. Ce passage de l’adéquation à la cohérence est l’occasion pour Poincaré de souligner l’implication d’une liberté épistémologique associée à la faculté créatrice des représentations logiques.

Ces développements de Chandelier permettent non seulement d’aborder la critique que subissent les thèses géométriques kantiennes suite à la formulation des géométries non euclidiennes, mais aussi d’amorcer une remise en question générale de la pertinence de l’apriorisme. Chandelier décline alors l’éventail des réactions disponibles à l’époque. Du refus de Renouvier d’altérer le champ du synthétique a priori au conventionnalisme de Poincaré, qui ménage une place heuristique à l’intuition sensible, en passant par la position mitoyenne de Couturat qui procède à la naturalisation du transcendantal et par le conventionnalisme irréaliste de Milhaud, l’auteur cherche à démontrer que le conventionnalisme, bien plus qu’une doctrine épistémologique, constitue au tournant du XXe siècle «un espace de réajustement et de réévaluation des systèmes de pensée» (p. 91).

Or, par delà une crise de la connaissance scientifique et de la géométrie, c’est la compréhension même de la structure historique des révolutions scientifiques qui se voit remise en question. Elle donne lieu à une étude sur l’articulation paradoxale du doute scientifique et de la foi épistémologique héritée de Poincaré. Chandelier cherche à démontrer par cette étude que «c’est la connaissance qui crée l’incertitude, et non le doute qui conditionne le savoir» (p. 94). Le refus d’une fondation épistémologique transcendantale permet de valoriser un pragmatisme qui fait de la succession des paradigmes scientifiques un processus de régionalisation de la connaissance. Dans ce cadre, la liberté de l’esprit créatif devient la condition de la continuité de cette transitivité scientifique.

Dans ce cadre émerge la question d’une définition du positivisme nouveau que Chandelier formule à partir des controverses qui entourent les thèses de Le Roy. La primauté de l’hétérogénéité des données de la conscience, thématisée par Bergson, et l’attention accordée au rapport entre le sens commun et la «langue bien faite» (p. 134) propre à la science sont deux idées prépondérantes chez Le Roy. La synthèse qu’il propose entre la convention et les données immédiates de la conscience culmine dans un dépassement de la «dialectique des systèmes» (p. 133) philosophiques par la subsomption de leurs contradictions sous la perspective englobante du positivisme nouveau.

Cette nouvelle définition du positivisme sert d’amorce à la seconde partie de l’ouvrage, dédiée à la transformation du concept de «noumène» et à la normalisation du caractère révolutionnaire qui accompagne les changements de paradigmes épistémologiques à travers l’histoire.

Dans un premier temps, Chandelier souligne l’inadéquation inévitable entre le discours scientifique, le sens commun et son origine au sein du donné hétérogène de la conscience. Cette triple inadéquation, revendiquée par Le Roy, culmine sous la forme d’une «[l]ogique dynamique de l’invention et de la recherche» (p. 168) qui appelle une complémentarité des perspectives. Cette dernière a pour effet de reconnaître que «le noumène [...] n’est pas l’absolu, mais l’inconnaissable que nous acceptons d’ignorer au profit de celui que nous consentons à connaître» (p. 178).

Les thèses de Le Roy sont ensuite étayées par une référence aux écrits d’Émile Meyerson. Ce dernier soutient que même la posture intellectuelle des réalistes naïfs dissimule un ensemble de jugements métaphysiques qui expliquent le rapport ordinaire du sujet à la réalité. La présence de tels jugements permet d’affirmer que la perspective scientifique et la perspective réaliste naïve entretiennent un rapport métaphysique analogue avec la réalité : les scientifiques substituent simplement aux objets réels — qui deviennent pour eux des réalités nouménales inconnaissables — des objets idéaux, quantifiables et dotés d’un caractère perdurable.

Pour contraster les thèses de Meyerson, Chandelier y juxtapose les thèses de Duhem selon lequel la science possède une autonomie vis-à-vis de la métaphysique. Les théories physiques, considérées comme des symboles théoriques conventionnels et nominaux, ne peuvent confirmer ou infirmer une représentation cosmologique (c’est-à-dire une représentation unique de la totalité des phénomènes) d’ordre métaphysique. Loin de promouvoir une indifférence du domaine des sciences positives à l’égard de la cosmologie, Duhem affirme que le produit des sciences positives peut acquérir une portée métaphysique grâce à la «preuve par analogie». Cette dernière, qui relève non pas d’une explication, mais d’une croyance métaphysique, permet l’émergence de l’idée régulatrice d’une harmonie idéale entre la physique et la cosmologie.

À cette triple déclinaison du positivisme nouveau, Chandelier oppose le néo-criticisme de Renouvier. Ce dernier reproche aux positivistes de négliger, dans le cadre d’une doctrine de la liberté, la compréhension systématique qu’exige la vérité et de se satisfaire d’un enthousiasme à l’égard d’une philosophie de la contingence qui n’aboutit nulle part. Si l’on peut reprocher au rationalisme de Renouvier de s’en prendre aux origines du positivisme et non au courant lui-même, il n’en soulève pas moins une question fondamentale : «le caractère réflexif de la pensée [...] rend-il indéfini le processus qu’elle décrit en [le] produisant?» (p. 213)

La réponse à cette question, déjà entamée, est fournie sous le couvert d’une étude des travaux de Milhaud et Fouillée. Le premier reconnaît que la tolérance du conventionnalisme déconstruit la certitude et l’évidence demandées par les sciences pour former des paradigmes épistémologiques; il n’en soutient pas moins un perspectivisme résigné qui martèle le caractère fictif de la connaissance, et met en valeur la liberté et l’activité de l’esprit à l’origine de la connaissance au détriment de l’idéal d’une vérité par adéquation. Le second adhère à un perspectivisme ontologique. Il critique, à l’aide du concept de données immédiates de la conscience, les limites qu’impose Kant à la réalité et redéfinit, d’un point de vue immanentiste, le «champ de légitimité scientifique de l’incertitude ontologique» (p. 252). Dans ce contexte, la démarcation entre la métaphysique et sa critique doit être reconsidérée afin de rendre compte du rapport qu’entretiennent la création des paradigmes scientifiques et la découverte de la réalité à travers ceux-ci.

Suite à ces quelques développements sur la métamorphose du concept de noumène, Chandelier clôt son ouvrage par une étude des implications de la normalisation du moment révolutionnaire qui accompagne la transformation des paradigmes épistémologiques. Encore une fois, il se rapporte à la conception de la liberté selon Bergson, qui se départit des antinomies de la raison pure au profit d’une représentation pré-conceptuelle et intuitive de la liberté, et à la conception de la convention selon Poincaré, axée sur l’activité créatrice de l’esprit et l’émergence d’une objectivité dans l’accord intersubjectif. Cette fois-ci, cette référence lui permet d’illustrer, chez Milhaud et Boutroux, la présence d’un apriorisme épistémologique de la liberté due à «la pérennisation de la durée critique» (p. 265).

Aux propos de ces deux penseurs, Chandelier juxtapose la réplique que leur offre Poincaré, ce qui permet de situer la place de la liberté au sein de la normalité. Ce dernier leur reproche de nier l’existence d’une réalité composée d’un ensemble de relations entre des faits bruts, exprimées avec commodité suivant un degré de généralité par le langage scientifique, et de privilégier l’explicitation des faits scientifiques immanents à la perspective scientifique et à son mode de questionnement. Ainsi s’opposent le réalisme de Poincaré et le conventionnalisme des nouveaux positivistes. Le premier assure, par delà la convention, l’objectivité des lois scientifiques et la valeur de la science. Les seconds se réfugient plutôt dans une doctrine de la contingence et de l’indétermination des paradigmes épistémologiques, lesquels sont dès lors inscrits dans «l’ordre indéfini d’une durée critique essentielle» (p. 301), ce qui limite leur statut à un simulacre conventionnel provisoire.

En somme, l’ampleur du panorama historique proposé par Chandelier a quelques mérites. Elle lui permet en effet de parvenir aux objectifs qu’il semble s’être fixés, soit de démontrer comment le couple de la liberté et de la convention permet d’expliquer l’émergence du «nouveau positivisme» en France au tournant du XXe siècle. Cependant, le lecteur qui désire entamer cet ouvrage doit être au fait de deux difficultés. D’une part, le souci du détail dont fait preuve l’auteur et le nombre de thèmes enchevêtrés qu’il évoque tendent parfois à limiter plutôt qu’à approfondir la compréhension des enjeux complexes qui entourent son investigation philosophique. D’autre part, le caractère poétique et métaphorique de la prose de Chandelier induit un certain nombre d’obscurités qui rendent les références opaques au lecteur. Bref, cet ouvrage d’histoire de la philosophie, aussi intéressant puisse-t-il être par moments, s’adresse néanmoins à un public relativement restreint.