Depuis Voltaire et Zola, le rôle social de l’intellectuel se pose de manière aiguë. C’est pour examiner les diverses facettes de cette question que Nelson Wiseman a conçu ce recueil.
L’ouvrage comporte quinze textes, regroupés en trois sections. La première interroge la fonction de l’intellectuel public, la deuxième son identité et la troisième les limites de son impact. Chacune des sommités mises à contribution est largement reconnue hors des cercles purement universitaires. Ainsi, pour ce qui est du Québec, on retrouve ici les noms du spécialiste des religions Gregory Baum, de l’économiste Pierre Fortin, du politologue Alain-G. Gagnon et de la bioéthicienne Margaret Somerville. (Notons au passage que, pour une raison non expliquée, tous les textes, incluant ceux des Québécois francophones, paraissent dans la langue de Shakespeare.) Il en va de même des onze intervenants du Canada anglais, qui vont des journalistes spécialisés comme Doug Saunders aux environnementalistes comme Maude Barlow, en passant par des universitaires chevronnés tels Stephen Clarkson ou Wiseman lui-même. Aussi, les divers coups de sonde proposés par ce recueil se distinguent-ils par leur pertinence autant que par leur profondeur ou leur portée. Il est évidemment impossible, en quelques mots, de rendre justice à leur richesse et à leur diversité; aussi se contentera-t-on d’indiquer ici quelques lignes de force de ces nombreuses interventions.
Dans son introduction générale, Wiseman propose certains traits permettant de cerner l’intellectuel public. Selon lui, il s’agit d’un esprit critique désintéressé, féru d’indépendance, qui se distingue par sa largeur de vue et sa capacité à transcender les limites de son domaine. Motivé par le sens du devoir et le désir d’éclairer les questions d’intérêt public, il s’engage en faisant preuve de courage intellectuel et, dans un langage accessible, il énonce ce qui lui semble vrai ou juste (p. 4-5). Le texte du philosophe Mark Kingwell précise en quelque sorte cette définition en distinguant nettement l’intellectuel des autres intervenants publics («What Are Intellectuals For? A Modest Proposal in Dialogue Form»). Il écarte d’abord le penseur pressé, comme l’appelait Bourdieu, c’est-à-dire celui qui pollue les ondes en donnant son opinion sur tous les sujets de l’heure, depuis les derniers films jusqu’aux modes vestimentaires, en passant par les tendances sociales ou les questions sexuelles ― dans le portrait de cette personne inoxydable, on aura reconnu nombre de vedettes de l’écran. Il en va de même de l’expert, cette autre phalène de média qui, sous couvert de neutralité, trahit habituellement un biais idéologique plus ou moins prononcé. En troisième lieu, Kingwell réfère explicitement au célèbre ouvrage de Benda, La trahison des clercs (1927), pour mieux pourfendre le clerc actuel, souvent apôtre du néo-libéralisme et ardent défenseur du statu quo. On le conçoit sans peine, c’est la quatrième posture, seule authentique, qui trouve grâce à ses yeux. En effet, pour lui, l’intellectuel véritable évite toute coterie et lutte en permanence contre les lieux communs, ce qui rejoint alors la position de Wiseman. Pierre Fortin («Canadian Economists as Public Intellectuals») opère en quelque sorte la traduction de ce principe dans le champ économique. Selon lui, l’intellectuel public ne doit pas succomber à la tentation du formalisme, même si les modèles mathématiques et la résolution de problèmes ont actuellement la cote dans sa discipline; il doit plutôt ouvrir ses horizons pour embrasser aussi la psychologie des agents, l’histoire économique et la sociologie du comportement.
Grâce à ses interventions pertinentes et ciblées, ce type d’intellectuel peut jouer un rôle crucial et favoriser la santé démocratique d’un pays (Janice Gross Stein, «The Public Intellectual and the Democratic Conversation»). Cela dit, son activité ne s’exerce pas en vase clos et il lui faut tenir compte des particularités du Canada. Ainsi, Saunders («Public Thought and the Crisis of Underpopulation») rappelle opportunément les contraintes géographiques qui ont modelé l’histoire de notre contrée nordique pour l’opposer à son voisin transfrontalier; les immenses régions glaciales du Canada ont en effet limité le peuplement du pays et, par voie de conséquence, le nombre de lieux d’intervention, ce qui affecte aujourd’hui encore la qualité du débat démocratique. Dans la même veine, plusieurs auteurs relèvent de profondes divergences entre le contexte québécois et la situation qui prévaut au Canada anglais. Par exemple, Baum («Le Devoir: Forum for the Exchange of Ideas») note la différence entre interculturalisme québécois et multiculturalisme canadien, tout en montrant pourquoi le rôle provincial d’un journal comme Le Devoir est unique dans la fédération. Ce point de vue n’est pas contesté par Clarkson, qui souligne les limites de l’impact du Globe and Mail, un périodique supposément pancanadien («Personal Success versus Public Failure: The Muting of Canada’s Academic Intellectuals»). Pour sa part, Gagnon («Quebec Public Intellectuals in Times of Crisis») distingue les traditions intellectuelles du Québec francophone de celles du Canada anglais, qu’il qualifie respectivement de politique à haut et à bas régime («high politics» et «low politics»). Il veut dire par là qu’au Québec, la question identitaire a teinté la réflexion et l’a régulièrement orientée vers les questions constitutionnelles et le destin de la province, tandis que dans le ROC, plus occupés à contribuer au développement de l’État central, les intellectuels tâchaient plutôt de définir des politiques publiques utiles au développement de la fédération. Selon lui, depuis une vingtaine d’années, cette fracture tendrait cependant à se résorber.
Enfin, il faut noter à quel point les tendances sociopolitiques actuelles modifient le travail de l’intellectuel public. On parle bien sûr ici des transformations historiques du Canada depuis un siècle (Wiseman, «Public Intellectuals in Twentieth-Century Canada»), mais aussi de problématiques affectant les pays occidentaux en général. Quatre d’entre elles se détachent avec une acuité particulière et posent un important défi à tout intellectuel qui se respecte. Analysée par Maude Barlow («A People’s Intellectual»), la première est la place démesurée occupée dans l’espace public par les experts en tout genre, une chapelle déjà épinglée par Kingwell. Une deuxième touche le rôle et l’usage des médias, qu’ils soient traditionnels, comme la radio et la télévision (Flanagan, «A Political Scientist in Public Affairs»), ou récents, comme Internet et les réseaux sociaux (le texte déjà mentionné de Clarkson) : dans les deux cas, les interventions de l’intellectuel public peuvent constituer un repère salutaire face à la pléthore d’information et au brouillage communicationnel qui en résulte. Une troisième concerne le relativisme postmoderne et la rectitude politique, contre lesquels Somerville propose une lutte active («“Brave New Ethicists”: A Cautionary Tale»). Quant à la dernière, qui suscite des réactions ambivalentes, elle concerne l’évolution récente de l’université. Comme le fait remarquer la professeure et ancienne administratrice de l’Université de Toronto Sylvia Bashevkin («Navigating Gendered Spaces: Women as Public Intellectuals»), on peut se réjouir de la féminisation accrue de l’effectif étudiant, tout en déplorant l’alignement progressif de nombreuses facultés sur le secteur privé et la rentabilité à court terme.
Évidemment, malgré des convergences certaines, les quinze contributions ici réunies reflètent parfois des tendances disparates. Ainsi, le conservatisme d’un Flanagan et la prudence d’une Somerville jurent avec le progressisme d’un John Richards («The Unbalanced Discussion of Aboriginal Policy») ou d’une Maude Barlow. Mais l’on peut aussi considérer cet éventail discordant comme un avantage, car cela signifie que les préoccupations liées au rôle public de l’intellectuel et à son impact potentiel sur les différents champs de la société ou de la culture traversent le spectre politique tout entier. Cela dit, cette ambition globale a aussi ses limites : en 2016, le philosophe peut-il encore endosser l’habit public de l’intellectuel universel? On le sait, la spécialisation actuelle des connaissances rend l’exercice difficile, sinon impossible; après tout, les géants tels Sartre ou Russell ne courent pas les rues. Sans compter que les nouveaux médias peuvent aisément favoriser l’anti-intellectualisme. Ainsi, tant Kingwell (p. 53) que Flanagan (p. 125) et Wiseman (p. 235) se plaisent à rappeler ce sondage calamiteux d’un grand journal, qui avait identifié l’ineffable Don Cherry comme l’intellectuel (!) ayant la plus large audience au Canada... On s’en souvient, Richard Posner avait dénoncé ces tendances lourdes dès le début du siècle (Public Intellectuals: A Study of Decline, Harvard Univ. Press, 2001). Quant à Foucault, il anticipait déjà, dans un article séminal paru il y a quarante ans («La fonction politique de l’intellectuel», 1976), la disparition de la figure de l’intellectuel comme fonction critique et conscience sociale, et proposait de substituer le concept d’intellectuel spécifique à ce caduc «représentant de l’universel». Aujourd’hui, les éthiques spécialisées, qu’on parle environnement comme Maude Barlow ou médecine comme Margaret Somerville, militent sans doute en ce sens. Alors, faut-il endosser l’attrition d’une prestigieuse fonction séculaire ou prendre simplement acte de sa transformation? Le débat est ouvert et les nombreux atouts de ce recueil hautement recommandable viennent à point nommé offrir à tout un chacun les éléments nécessaires pour se prononcer avec discernement.