Christian Thomasius (1655-1728) a revendiqué pour lui-même l’expression de «philosophe éclectique»Footnote 1. Ses premiers textes, tout comme les circonstances de sa vie académique, témoignent de son opposition virulente et sans concession à l’enseignement de ce qu’il considère être une philosophie officielle, confisquée par les théologiens, et prenant la forme d’une doctrine qu’il s’agirait de transmettre dogmatiquement sans que ses prémisses ne fussent interrogées. L’une des raisons pour lesquelles Thomasius est aujourd’hui souvent présenté comme l’un des pères — si ce n’est le père — de l’Aufklärung allemandeFootnote 2 se trouve dans son projet d’euthanasier les derniers rameaux moribonds de l’aristotélisme constitué en école, défendu par une police académique, et avant tout coupable de confusions doctrinales qui entretiennent l’asservissement des esprits. Il nomme ses ennemis, ou plutôt ce qu’il exècre : la pédanterie de ceux qui croient épeler les phénomènes lorsqu’ils ne font que bégayer leur latin et étaler des platitudes logiques; le semblant de sagesse qui en découle nécessairement et qu’il n’hésite pas à appeler la pseudo-sagesse des esclaves (die Sclavische Schein-Weisheit)Footnote 3. À sa manière, la philosophie éclectique avance à coups de marteau et cherche à ouvrir un nouvel espace entre histoire de la philosophie et sagesseFootnote 4. D’un côté, en effet, Christian Thomasius poursuit le geste, initié par son père Jakob, visant à faire émerger l’histoire de la philosophie comme discipline à partir d’une critique, elle-même historique, de la métaphysique scolastiqueFootnote 5. D’un autre côté, il s’agit dans le même geste de retrouver le sens de la philosophie comme sagesse, qu’il comprend comme étant une philosophie pour le monde (en allemand : Welt-Weisheit) qui puisse répondre à l’indigence des philosophies scolastiques mutilées de leur enjeu pratique. En quel sens la revendication éclectique s’articule-t-elle à la fois à l’histoire de la philosophie et à la philosophie pour le monde? Cette question est centrale pour comprendre les projets de réforme de Thomasius, mais elle pointe également vers une difficulté qui traverse son œuvre.
En effet, cette question est explicitement abordée, à titre de praecognita, dans les préfaces et les chapitres introductifs de ses premiers ouvrages, et avant tout dans son Introductio ad philosophiam aulicam à destination des étudiants en droit et des futurs administrateurs de l’État, parue d’abord en latin en 1688 (voir Thomasius, Reference Thomasius1688a). Toutefois, lorsque ce premier ouvrage est traduit en allemand quelque vingt ans plus tard, Thomasius fait paraître un autre ouvrage introductif aux études de droit, les Cautela circa praecognita jurisprudentia (1710, qui sont traduits en allemand dès 1713 sous le titre de Cautelen zur Erlernung der Rechtsgelehrheit), où la mention de la philosophie éclectique est totalement absente. Serait-ce que la revendication pour la philosophie éclectique soit devenue entre-temps inappropriée? Serait-ce que Thomasius ait ouvert puis refermé la question de la philosophie éclectique? Serait-ce plutôt que différents traits coexistent dans son œuvre, et peut-être même dès le départ? Serait-ce enfin qu’à force d’insister sur les grands textes d’émancipation juridique auxquels on rapporte l’une des origines des Lumières allemandesFootnote 6, on ait fini par lire la revendication éclectique comme celle d’un programme intégral d’émancipation de toute autorité théologique, alors même qu’elle n’en visait qu’une certaine forme? En effet, la partie pratique de la sagesse que Thomasius cherche à retrouver s’articule certes d’une part à une critique frontale de la métaphysique scolastique, mais aussi, d’autre part, à l’esquisse d’un portrait du sage en chrétien fidèle. C’est bien cette dernière figure qui est mise en avant dans les derniers textes, de sorte que l’on pourrait dire — en écho à une formule kantienne célèbre — qu’un effet de la revendication d’éclectisme ne fut pas simplement de limiter le savoir scolastique, mais aussi de faire de la place pour la croyanceFootnote 7.
Dans les lignes qui suivent, nous chercherons à saisir la place de la revendication éclectique thomasienne entre une histoire de la philosophie qui émerge et une sagesse à venir. Il s’agira d’abord de rappeler comment la revendication d’éclectisme peut être comprise chez Thomasius comme un produit de l’histoire de la philosophie, que l’on peut entendre, selon les deux sens du génitif, à la fois comme un prolongement historique de la philosophie et comme le résultat de la discipline qui se constitue (1). Il s’agira ensuite de confronter les différentes configurations de cette revendication dans l’Introductio de 1688 (2) et dans les Cautela de 1710 (3), ce qui nous amènera à considérer en quel sens la radicalité de la revendication éclectique porte en elle-même chez Thomasius ses propres limites et son propre dépassement vers la sagesse. La philosophie pour le monde désigne ainsi sa propre limite afin d’ouvrir la voie à une sagesse hors du monde.
1. Les prémisses du père : les manquements de la philosophie
En 1669, Christian Thomasius a quatorze ans et entre à l’université de Leipzig où son père Jakob occupe la chaire de rhétorique et de philosophie moraleFootnote 8. Ce dernier a publié à destination de ses étudiants un manuel de philosophie pratique qui expose la doctrine aristotélicienne sous forme de cinquante-et-un tableaux de division (c’est-à-dire plutôt des diagrammes restituant les différentes parties de la philosophie pratique, des définitions du bien, des caractérisations des facultés humaines, des principes des actions humaines, etc.) suivis de définitions tirées de l’Éthique à Nicomaque Footnote 9. La présentation synthétique ne suit ni le cours ni le détail des arguments d’Aristote, mais permet de faire figurer des propositions centrales et de situer les positions d’un certain nombre de commentateurs (Piccard, Felden, Grotius, etc.) : le manuel prend l’aspect d’un outil pédagogique scolaire, à partir duquel un certain nombre de questions scolaires fermées peuvent être apprises et poséesFootnote 10. Ce faisant, Thomasius s’inscrit dans la ligne des exposés de la philosophie d’Aristote sous forme de tableaux dont il a lui-même hérité de Johannes Stier, et qui remonte à Daniel StahlFootnote 11. Maintenant, ces exposés scolaires ne doivent pas être interprétés comme la survivance d’une méthode ou d’une doctrine aristotélicienne scolastiques. Bien au contraire, ils sont soutenus — chez Jakob Thomasius comme chez les prédécesseurs mentionnés — par l’intention de se substituer aux apprentissages scolastiques des lexiques, c’est-à-dire à un apprentissage du vocabulaire ou plutôt des manières de parler héritées des commentateurs d’Aristote. La mise en tableaux, dans son dénuement même, est un expédient pour se passer des commentateurs aristotéliciens et pour introduire directement aux linéaments fondamentaux du texte d’Aristote : il s’agit de susciter la compréhension des liens conceptuels plutôt que la mémoire du vocabulaireFootnote 12. Cette justification sera donnée par Christian Thomasius dans son discours — parfaitement thomasien dans son thème — sur l’indigence de l’éthique aristotélicienne : certains professeurs ont commencé à introduire des systemata, écrit-il, comme des occasions d’exercice de la saine raison déliée de toutes les sédimentations des commentateurs, afin de mieux revenir au texte d’Aristote et de mettre d’ailleurs au jour les erreurs ou les manquements de la doctrine aristotélicienne originaleFootnote 13. La mise en systèmes ou en tableaux, si elle nous paraît scolaire aujourd’hui, est alors pensée comme un outil fondamentalement antidogmatique, et comme l’expression la plus concrète d’une défiance frontale envers la métaphysique scolastique.
C’est dans son Ébauche historique de 1665 que cette défiance est explicitement expriméeFootnote 14. Les grandes lignes en sont reprises dans un appendice à destination des adultes (pro adultis) qu’il joint à son manuel de métaphysique à l’usage des débutants de 1670 (Erotemata metaphysica pro incipientibus), sous le titre de «Histoire de la fortune diverse qu’a subie la discipline métaphysique chez Aristote, chez les scolastiques et chez les auteurs récents»Footnote 15. Le rejet de la médiation des commentateurs d’Aristote y trouve sa justification puisque Jakob Thomasius y présente l’histoire de la métaphysique comme celle des tentatives répétées pour surmonter les problèmes insolubles nés de la contamination mutuelle de la philosophie grecque païenne et de la théologie judéo-chrétienne. Cette contamination fut, selon lui, à l’origine de la dénaturation durable de la métaphysique aristotélicienne authentique : au lieu d’être correctement identifiée à la théologie, c’est-à-dire à la science de l’étant premier, la rencontre avec la théologie révélée a progressivement séparé la métaphysique aristotélicienne de son cœur théologique pour la réduire à une simple ontologie, c’est-à-dire à une science de l’étant général, de l’étant en généralFootnote 16. La défiguration de la métaphysique tient d’abord à la mutilation théologique que les scolastiques lui ont fait subir en la réduisant à une simple description des étants communs, et bientôt à un simple lexique de termes : cette ontologie plate est prise pour le cœur de la doctrine alors qu’elle ne devait en être que l’instrument logique, le préambule, le vestibuleFootnote 17. Aussi est-ce bien dès la rédaction des manuels qu’il faut combattre la défiguration de la métaphysique sous l’hypertrophie de la logique et la multiplication des lexiques vides de sens. Il faut souligner que la restitution doctrinale d’Aristote ne vise pas à retrouver une sagesse oubliée, mais au contraire à manifester aussi les manquements de la doctrine originale par-delà même les errements des «scolastiques aberrants» (aberrantes scholastici)Footnote 18. La dénaturation scolastique est ainsi comprise à la fois comme une mutilation et comme une occultation. On comprend alors que le jugement de Jakob Thomasius, indépendamment même de la justesse de la restitution d’une authentique doctrine aristotélicienne, nécessite d’être étayé par un examen à la fois érudit et approfondi des différentes sectes et des différents syncrétismes d’éléments grecs et bibliques : c’est en cela que l’on reconnaît à Thomasius une contribution décisive à l’émergence d’une nouvelle histoire de la philosophie; et c’est en cela aussi que Leibniz l’admireFootnote 19.
Ce n’est toutefois là qu’une partie de l’histoire. En effet, il ne s’agit pas pour Thomasius de s’en tenir à dénoncer la contamination chrétienne de la philosophie aristotélicienneFootnote 20; il s’agit plutôt, dans le même mouvement, de dénoncer la contamination païenne de la théologie chrétienne : il importe moins, dans cette histoire, que les païens soient devenus des demi-chrétiens que les chrétiens soient devenus des demi-païensFootnote 21. Autrement dit, l’examen historique des sectes de philosophie se fait lui-même à l’aune d’une norme du christianisme (norma christianismi) qui est, dès le départ, présupposéeFootnote 22. Il s’agit bien en effet de faire de la place pour la croyance — non pour une croyance rationnelle, mais pour une croyance religieuse débarrassée des scories et des hérésies nées de sa contamination par la raison philosophiqueFootnote 23. Les textes de Thomasius présentent des aspects contrastés précisément parce qu’il cherche à séparer radicalement la vérité religieuse des opinions philosophiques : d’un côté, il préserve l’orthodoxie de la foi luthérienne; de l’autre, il invente une histoire philosophique de la philosophie qui déconstruit toutes les postures dogmatiques de la philosophie scolastique. Ce double aspect ne sera pas absent de la revendication d’éclectisme chez son fils Christian. Il en constitue même la double prémisse.
En effet, s’il n’hérite pas de l’esprit de modération de son père, Christian Thomasius en reprend deux énoncés. Le premier est son analyse de l’histoire de la métaphysique comme celle d’une défiguration mutuelle des pensées chrétiennes et grecques, dont le mélange (Vermischung, que Christian appelle aussi la bouillie, Mischmasch) a produit autant d’hérésies théologiques que d’absurdités philosophiques impossibles à surmonterFootnote 24. Lorsqu’il publie les travaux de son père, il leur donne le titre d’Histoire de la sagesse et de la stupidité (Historia sapientiae et stultitiae; Geschichte der Weisheit und der Narrheit), où la stupidité désigne l’ensemble de ces doctrines syncrétiques. Le second énoncé repris est celui des manquements de la philosophie enseignée : la métaphysique enseignée est indigente de toute véritable pratique; l’éthique aristotélicienne enseignée est indigente de la vertu. Bref, «la philosophie des universités est pleine de choses inutiles (unnütz Zug genug), qui ne sont bonnes ni à bouillir ni à rôtir (weder zu sieden noch zu braten), et il leur manque par contre ce qui est le plus nécessaire»Footnote 25. Ces deux énoncés fondent la revendication d’éclectisme.
2. La revendication éclectique
En 1688, Christian Thomasius publie une Introduction à la philosophie de cour, qui devait servir de manuel à ses leçons sur la prudence dans la pensée et le raisonnement (Intimatio lectionum privatorum de prudentia cogitandi et ratiocinandi)Footnote 26. Les mentions de la prudence et de la philosophie de cour inscrivent cet ouvrage dans une double filiation, dont Thomasius se distancie néanmoins.
La prudence, d’abord, ne renvoie pas seulement et prioritairement à l’idée d’une précaution à prendre en prévision de possibles écueils, au sens de la cautio qui donnera son titre aux derniers ouvrages de Thomasius. Plus qu’une prévision, elle est une provision des moyens pour développer une certaine efficacité, facilité ou habileté de la pensée et du raisonnement, et doit être ainsi entendue au sens de la solertia plus que de la cautio Footnote 27. La mention de la prudence renvoie ainsi davantage à l’aptitude ou capacité de celui qui pense qu’à une doctrine des règles et des préceptes qu’il faudrait suivre, c’est-à-dire encore davantage à l’usage opportun, facile, efficace et utile qu’à la construction d’une doctrine des formes du raisonnement. On retrouve ici le motif assez courant d’une critique de la logique scolaire — c’est-à-dire essentiellement la syllogistique aristotélicienne — comme étant une doctrine formelle, non inventive et inutile à l’usage de la vieFootnote 28. Ce motif a été particulièrement porté par Ramus qui, à la fin de sa Dialectique, distinguait entre «méthode de doctrine» et «méthode de prudence»Footnote 29. Thomasius reprend bien ce motif de manière plutôt directe : «un pur logicien est un vrai âne», se plaît-il à répéterFootnote 30. Toutefois, il se distancie même de la logique ramiste qui, en dépit des critiques qu’elle adresse à la syllogistique aristotélicienne, reste selon lui prisonnière de questions tout à fait oiseuses — comme celle de la définition même de la logiqueFootnote 31 — et renonce même à être une logique de la vérité et une véritable disposition au savoir lorsqu’elle se transforme en exercice de persuasion sophistiqueFootnote 32. Autrement dit, même les logiques qui ont été présentées comme des arts de la prudence n’en sont pas moins restées des logiques pour l’école, extraites de l’organon aristotélicien. Par contraste, il s’agit pour Thomasius de présenter une logique pour le monde : non pour les moines et les étudiants, mais pour les dames et pour la cour, c’est-à-dire avant tout pour les serviteurs de l’État et tous ceux qui seront en situation de prendre des décisions qui ont des effets dans la pratique et pas seulement dans les livres. Cependant, de nouveau, Thomasius prend ses distances avec la filiation des ouvrages à destination des hommes de cour.
Dans la préface, Thomasius dit s’inspirer de La philosophie des gens de cour de l’abbé de Gérard, lequel renvoyait aux maximes de l’Art de la prudence de Baltasar Gracián, qui venait d’être traduit en français sous le titre de L’Homme de cour, et sur lequel Thomasius venait de faire coursFootnote 33. Mais au-delà d’un refus commun de se débarrasser de la pédanterie des écoles et «de trouver une voie médiane entre les extrêmes subtilités des cartésiens et les inepties des péripatéticiens»Footnote 34, la version allemande de cette philosophie de cour diffère notablement de sa version française. En effet, et conformément à son titre complet, le texte d’Armand de Gérard entend avant tout introduire à quelques débats et positions récents en morale et en philosophie naturelle (mais particulièrement en anatomie et physiologie humaines), en négligeant intentionnellement la logique et la métaphysique, jugées inutiles pour «les gens de qualité»Footnote 35. La logique est considérée comme un art général des conséquences qui n’appartient pas en propre à la philosophie; la métaphysique est subordonnée à la physique qui est comprise comme «la connoissance de tous les Etres naturels»Footnote 36. Au contraire, Thomasius maintient que «l’homme de cour n’a pas nécessairement besoin de physique, en dehors de la doctrine de l’homme, mais au plus haut point de Logique, puisqu’elle doit exposer les fondements de tout raisonnement, et parfaire son entendement»Footnote 37. C’est de nouveau en insistant sur l’aptitude et l’exercice des facultés que Thomasius se distancie de cette autre filiation des philosophies de cour : il ne s’agit pas d’acquérir un savoir de l’école, mais un usage du monde. C’est dans ce cadre qu’intervient la revendication pour la philosophie éclectique — qui en est aussi une appropriation.
Le premier chapitre de l’Introductio est consacré à une histoire des sectes philosophiques depuis les temps anti-diluviens. L’enjeu du chapitre est d’exposer, à la suite de son père, l’histoire des différentes doctrines philosophiques comme résultant du mélange contre-nature de la théologie chrétienne et de la philosophie païenne — et de poser ainsi de manière rétrospective la philosophie éclectique comme la sortie de cette histoire-là, c’est-à-dire comme la sortie de la philosophie des sectes. Thomasius le pose à la fin du chapitre :
§90. J’appelle Philosophie Éclectique celle qui prescrit de ne pas dépendre de la bouche d’un seul (ob ore unius, von dem Munde eines einzigen) philosophe, ou qui ne s’oblige pas à reprendre les mots d’un seul maître, mais qui recueille dans le trésor de son entendement tout ce qui est vrai et bon dans les bouches et les écrits de tous les maîtres, et qui ne fasse pas réflexion en vertu de l’autorité du maître mais qui examine soi-même si tel ou tel point est bien fondé, et qui y ajoute encore quelque chose de soi-même, et y voit ainsi bien plus par ses propres yeux (suis oculis, mit seinen eigenen Augen) que par ceux des autres. Les philosophes éclectiques se distinguent par là totalement des autodidactes, des quodlibétistes et des compilateursFootnote 38.
La métaphore contrastée de la bouche et de l’œil n’est pas innocente. Il est en effet possible de reprendre les mêmes mots que son maître, de bouche en bouche, sans que le discours ne soit altéré, mais aussi sans que rien de ce discours ne soit examiné à l’occasion de cette répétition : la liaison des mots — et le lexique même — tiennent lieu d’argument, et font tenir le discours lui-même. Par contre, pour voir de ses propres yeux, et voir aussi ce que les autres n’ont pas vu, il ne suffit pas de se reposer sur la mémoire de ce qui a été vu par quelqu’un, mais il faut l’examiner par soi-même. La présence du voyant est alors requise en première personne : la vue contraint à mettre quelque chose de soi (de suo, etwas von dem Seinigen), ce qui est la condition pour faire émerger non seulement quelque nouveauté hors du cercle de la répétition, mais aussi pour restituer le fondement d’un argument même lorsqu’il est répété. On peut rapprocher ces remarques sur le primat de la vue sur la parole — et sur la critique du logocentrisme et du phonocentrisme qu’elle soutient — de la vertu émancipatrice que son père Jakob reconnaissait à la mise en tableau et à la mise en système : mettre en tableau, c’est mettre sous les yeux afin de donner une vue d’ensemble, synoptique, encyclopédique — dont les termes peuvent être parcourus de différentes manières, au contraire d’un discours linéaire qui ne solliciterait que la mémoire. La revendication éclectique, pour être antidogmatique, n’en est pas pour autant antisystématique : il y a bien des usages antidogmatiques des systèmes — précisément ceux que Christian louait chez son père, et ses prédécesseursFootnote 39. La constitution d’un système, en tant qu’elle exige la saisie des raisons et des liaisons entre les vérités, sera même conçue comme la première prémisse de la philosophie éclectique chez d’autres auteursFootnote 40.
La confrontation aux différentes doctrines historiques de la philosophie ne vise cependant pas qu’à en restituer la cohérence interne propre : un tel travail ne peut mener qu’à cette indifférence entre toutes les opinions qui est affichée par les compilateurs (collectores) et les quodlibétistes (quodlibetarii) et ceux qui ne méritent plus le nom d’amant de la vérité (Liebhaber der Wahrheit) pour y avoir renoncé. La confrontation est plutôt comprise comme un outil pour faire varier les manières de voir : toutes ne se valent pas parce qu’elles ne donnent pas à voir la même chose, ni avec la même clarté. La variation doxoscopique n’est pas simplement un outil du jugement, mais aussi de l’invention; aussi les autodidactes (autodídaktoi) qui s’en privent ont-ils une manière de voir tout aussi mutilée que celle du compilateur indifférent. Ne voir que par les yeux d’autrui (et ne pas voir par soi-même) ou ne voir que par ses propres yeux (et ignorer ce que d’autres ont vu) sont les défauts symétriques des véritables dogmatiques. Aussi le philosophe éclectique ne voit-il véritablement par ses propres yeux que s’il voit aussi par les yeux des autres. Le motif est repris dans la préface des Institutiones jurisprudentiae divinae qui paraissent en cette même année 1688, et qui sont traduites en allemand en 1709 :
Lorsqu’il n’est pas nécessaire de voir par les yeux d’un autre mais que l’on peut voir par sa propre réflexion [durch eigenes Nachdenken; le latin indique ex propria ratione], il faut chérir l’honneur de pouvoir découvrir [entdecket; detegat] ce que d’autres ont manqué de voir [übersehen; praetervisa] ou laissé de côté [vorbey gegangen], et de corriger ce que d’autres ont posé à tort. Cela ne se produit qu’avec la philosophie éclectique dont je me réclame. [...] J’accepte de nombreuses nouvelles, j’en rejette de nombreuses, j’en renouvelle certaines, et use en cela de ma liberté philosophique en suivant ma raisonFootnote 41.
La philosophie éclectique n’est ainsi ni une philosophie pérenne ni une philosophie conciliatoire. En effet, la première, qui reste associée au nom d’Agostino SteucoFootnote 42, soutient l’idée d’une concordance fondamentale de la théologie chrétienne avec les plus anciennes formes de pensée païenne; la seconde soutient que toutes les doctrines rationnelles concordent entre elles et ne diffèrent que par leur expression : toutes deux sont ainsi coupables de syncrétisme, c’est-à-dire d’une réduction des différences doctrinales (Introductio, I, 26). Contrairement à un usage aujourd’hui courant du terme, l’éclectisme n’est pas un syncrétisme. Dans sa définition même, l’éclectisme n’est pas conciliatoire, il est électifFootnote 43. Thomasius rappelle à ce sujet l’existence de la «secte éclectique» fondée par Potamo Alexandrinus (ibid., I, 26), et qui n’est connue que par une mention de Diogène Laërce à la fin du prologue de La vie des philosophes illustres. C’est cette mention d’une ἐκλεκτική τις αἵρεσις εἰσήχθη qui a donné lieu à une dérivation étymologique courante de l’éclectique à partir de l’électif, et qui trouve son correspondant en latin : la philosophie eclectica n’est rien d’autre qu’une philosophie electiva, à savoir le produit d’une sélection opérée par la raisonFootnote 44. Ceci rappelé, il devient clair que la soi-disant «secte des éclectiques» (Introductio, I, 36; I, 89) n’est pas une secte comme les autres, articulée à une doctrine et défendue par une police, mais renvoie à une revendication qui convient aux plus grands philosophes — Pythagore, Zénon, Platon, Démocrite, Descartes (ibid., I, 93) —, qui ne forment ensemble aucune secte. Il faut donc conclure qu’au sens strict, et contrairement à l’usage reçu, il n’y a pas de secte éclectique, et que les éclectiques peuvent être rangés parmi les penseurs d’aucune secte, aux côtés des ennemis de la philosophie, des pyrrhoniens et des syncrétiques (ibid., I, 89). Les éclectiques «ne suivent aucun principe déterminé» : ils sortent ainsi de la philosophie d’école (ibid., I, 96), c’est-à-dire de la philosophie des sectes et de leur travail d’âne (ibid., I, 95 : eselhafftige Arbeit), pour s’atteler à ce qui est le plus utile à la vérité (ibid., I, 92 : utilissima, sehr nützlich). C’est en ce sens que la revendication éclectique est un préalable non à la sagesse, mais à la compréhension du concept de sagesse.
En effet, le chapitre deux de l’Introductio est consacré au concept de philosophie en général. Thomasius commence par rappeler que le terme aurait été introduit par Pythagore afin de désigner ce qui était auparavant qualifié de sagesse (sophia, Weisheit)Footnote 45. Toutefois, Pythagore — par ailleurs cité comme le premier éclectique — n’est pas coupable d’avoir corrompu la sagesse antérieure en une philosophie restreinte à l’usage de la raison et bientôt mutilée de sa partie pratique. C’est que la distinction entre une vraie et une fausse sagesse est antérieure à la philosophie même, qui l’a simplement répétée sous de nouvelles formes. Vraie et fausse sagesse se distinguent comme sagesse adamique (ou mosaïque) et sagesse caïnique (ou nimrodique), comme relevant de la saine raison ou de l’entendement confus, mais aussi comme relevant du divin ou du diabolique : «la vraie sagesse juge de toute chose selon la saine raison et la révélation divine, [...] la fausse sagesse conclut d’après une révélation diabolique et un entendement confus» (Introductio, II, 2). Le point nodal est que la sagesse visée par Thomasius résulte à la fois de la raison et de la révélation divine comprises comme deux sources de lumière : «La lumière de la nature et la lumière de la révélation sont deux sources entièrement différentes» (ibid., II, 41). Ceci étant posé, il vient immédiatement que la théologie fait partie de plein droit de la vraie sagesse (ibid., II, 2), mais aussi qu’elle doit être entièrement séparée de la lumière naturelle, de sorte que la plus grande confusion consiste précisément à chercher la théologie dans la philosophie (ibid., II, 42) — ou réciproquement — ce qui n’est rien d’autre que chercher un vivant parmi les morts (ibid., II, 39). La forme historique qu’a prise la métaphysique est celle d’un appauvrissement progressif, d’une suite de mutilations successives d’avec le sens originel de la sagesse, qui permettent à Thomasius d’identifier huit sens de la philosophie, depuis la sagesse pré-pythagoricienne, jusqu’à la logique et finalement la «métaphysique seule ou théologie» (ibid., II, 22) Footnote 46. Cette dernière forme historique — et scolaire — résulte de la plus grande confusion et de la plus grande réduction : la sagesse ayant été séparée de toutes les disciplines, depuis la théologie révélée jusqu’à la rhétorique même, n’est plus qu’une métaphysique qui tient lieu de théologie et, même, n’est plus qu’un simple lexique qui ne peut prétendre aux titres de sagesse ou de reine des sciences (ibid., II, 17-18).
La vertu émancipatrice de la revendication éclectique trouve ici sa limite : elle permet certes de lire rétrospectivement toute l’histoire de la philosophie comme celle d’un recouvrement progressif de la sagesse pré-pythagoricienne — et c’est la raison pour laquelle Thomasius l’aborde à la fin du premier chapitre sur l’histoire des sectes — mais elle s’achève aussi en indiquant le sens plein de la vraie sagesse qui la dépasse — et c’est la raison pour laquelle la philosophie éclectique n’est plus mentionnée ensuite. C’est que la philosophie éclectique reste une philosophie, en son sens restreint; elle n’est pas sagesse. Certes, elle ne reconnaît dans son domaine que l’autorité de la raison qui défait toutes les cristallisations dogmatiques. Mais c’est pour être toute entière subordonnée à la sagesse. On pourra objecter que Thomasius reconnaît la raison et la révélation divine comme deux sources entièrement distinctes de la sagesse; mais il faudra immédiatement faire observer que seule la dernière est dite source vivante, et partant, plus fondamentale.
3. Pour le monde, hors du monde : la mort de l’entendement et la vie de la sagesse
La topique de l’entendement mort et de la sagesse vivante s’est constituée progressivement avant de se révéler centrale dans les derniers ouvrages que Thomasius rédige à destination de ses étudiants : l’Entwurff der Grund-Lehren (1699), qui est une propédeutique aux études de droit; les Cautelae circa praecognita jurisprudentia (1710), dont les deux premiers chapitres développent le précédent ouvrage; et enfin les Cautelen zur Erlernung der Rechtsgelehrheit (1713), qui sont la traduction allemande de l’ouvrage précédentFootnote 47. Le fondement de la critique thomasienne demeure inchangé : il s’agit toujours de dénoncer cette indigence pratique des abstractions de la métaphysique scolastique qui lui faisait dire qu’il y a plus de pratique dans la jurisprudence que dans tous les livres d’éthique des aristotéliciensFootnote 48. Il introduit dans ce cadre la distinction entre la Gelehrheit — c’est-à-dire la connaissance prise en elle-même, l’érudition considérée indépendamment de ses applications, et donc en ce sens, la connaissance subjective qui ne concerne que le connaissant — et la Gelahrtheit, à savoir la connaissance pensée en vue de son utilité à l’actionFootnote 49. Il va les distinguer comme «connaissance morte» et «connaissance vivante» (lebendig), qui concernent respectivement l’entendement et la volonté. Telle est bien la mise en garde (cautela) adressée aux étudiants : il ne s’agit plus seulement de parfaire son entendement et de développer un art de la prudence (solertia) ou une aptitude intellectuelle, mais il s’agit de parfaire sa volonté en reconnaissant d’abord son état actuel de corruption et en cherchant à la purifier et à la vivifier au moyen d’exercices spirituels. Si l’on reconnaît chez Thomasius la formulation d’un premier programme de l’Aufklärung, il ne faut pas ignorer que celui-ci prit explicitement place dans le cadre plus large d’une conception biblique de la sagesse. Cet aspect a déjà fait l’objet d’étudesFootnote 50. Nous entendons ici particulièrement souligner la manière dont le concept de sagesse doit être pensé relativement à la limite que constitue le monde : la philosophie ou sagesse pour le monde (Welt-Weisheit) est le domaine d’une revendication éclectique débarrassée des confusions philosophico-théologiques; la sagesse hors du monde (Weisheit proprement dite) est le domaine, de nouveau accessible après la réforme de la métaphysique, de la destination propre de l’éclectique. Nous suivrons ici les dernières formulations des Cautelen de 1713, dans les chapitres 1 («De la description du vrai savoir ou sagesse en général») et 2 («De la doctrine des moyens de parvenir à la sagesse»).
Le manuel s’ouvre par ces lignes, déterminantes : «Il n’y a qu’une sagesse. Elle consiste dans la connaissance vivante du bien véritable. Et j’insiste : du bien. C’est pourquoi il faut éviter l’erreur commune de rechercher le vrai savoir (Gelehrsamkeit) ou sagesse dans la simple connaissance (Erkätniß) de la vérité» (Cautelen, 1, 1-3). Les deux premiers énoncés renvoient, en notes, aux sources bibliques, et en particulier au livre de la Sagesse et à la première épître aux Corinthiens. L’erreur commune, quant à elle, est rapportée à la Medicina Mentis de Tschirnhaus ainsi qu’à Spinoza (ibid., 1, 3, note d). Le point n’est pas davantage explicité, mais il est familier que ce dernier reconnaît la nécessité de toutes choses et rejette la conception de la volonté comme faculté séparée. Or ces deux éléments empêchent précisément de reconnaître la vraie sagesse : celle-ci n’est qualifiée de «connaissance vivante du bien» que parce qu’elle s’enracine dans la volonté et non dans l’entendement (ibid., 1, 52-53), et parce qu’elle s’attache à la connaissance des choses utiles et nécessaires (ibid., 1, 54), loin de toute ignorance d’une part et de la «connaissance morte quoique très subtile du bien» d’autre part (ibid., 1, 54). La sagesse s’identifie alors à «une connaissance vivante et une connaissance des choses nécessaires» (ibid., 1, 54), qui elle-même relève d’un don, ou d’un esprit, qui vient vivifier l’entendement mort des logiciens métaphysiciens : les références bibliques mises en notes renvoient d’ailleurs aux dons de l’EspritFootnote 51. L’ensemble du chapitre est ainsi consacré à exposer la distinction entre la vraie sagesse de la volonté guidée par l’Esprit, et la fausse sagesse de l’entendement qui poursuit seul la vérité et qui n’est, en réalité, que folie (stultitia). C’est que la spéculation, en tant que telle, n’est pas utile à la sagesse (Cautelen, 1, 29)Footnote 52, non plus d’ailleurs que les machines techniques (ibid., 1, 30). La connaissance de la vérité peut bien parfaire l’entendement (ibid., 1, 5) et les machines techniques peuvent bien contribuer à la santé, comme le pensait Descartes, mais la science du bien ne rend pas heureux par elle-même (ibid., 1, 43) : c’est que sagesse et prudence (sapientia et prudentia) ne sont pas, contrairement à ce qu’en disait Aristote, des vertus intellectuelles (ibid., 1, 43, note l). Elles relèvent d’abord d’une attention à soi-même et de la reconnaissance de l’état corrompu et misérable de sa propre volonté : «Lorsque l’on regarde précisément, l’homme est la créature la plus misérable du monde» (ibid., 1, 59). La folie commence ainsi par le manque d’attention (Unachsamkeit, Nachlässigkeit) à son propre état (ibid., 1, 50). C’est à cette faute première qu’il faut rapporter la genèse de la raison corrompue ou affolée (thörische Vernunft : ibid., 1, 69), laquelle est à l’origine, d’un côté, de toutes les confusions dogmatiques et de toutes les hérésies et, de l’autre côté, de la plus grande des confusions ou folies qui est de penser parvenir au bien véritable par l’entendement.
Cette dernière folie est la plus grande parce qu’elle est presque incurable du fait qu’elle s’enracine dans la doctrine répandue dans toutes les écoles selon laquelle la félicité de l’homme dépend de son entendement. C’est pour cela que nous avons dit ailleurs que les fous érudits sont de plus grands fous que les autres (Cautelen, 1, 50, note n).
La réforme de l’entendement — à laquelle Thomasius prête les accents spinozistes d’une Curirung des Verstandes, mais qui désigne un motif central à toute la philosophie — est inutile pour parvenir à la sagesse. Le philosophe éclectique — celui qui était décrit dans les premiers ouvrages — est lui-même loin de cette sagesse des derniers ouvrages. C’est qu’elle se joue ailleurs, dans la volonté, qui est encore plus malade et plus corrompue que la raison (Cautelen, 2, 4). Il n’est remède à celle-ci qu’une forme d’exercice spirituel dont la formule est directement empruntée à la devise des moines bénédictins — ora et labora : «Le moyen général par lequel nous pouvons parvenir au bien peut être énoncé en trois mots : prie et travaille»Footnote 53. Sagesse et félicité sont ainsi les fruits d’une vraie prière (ibid., 2, 38), c’est-à-dire d’une conformation de la volonté à l’autorité de l’Écriture Sainte en laquelle est comprise toute la doctrine de la sagesse (ibid., 2, 62 : Alle Grund-lehren der Weisheit in heiliger Schrift enthalten sind). C’est que parmi les trois livres dont nous disposons pour parvenir à la sagesse — celui de la nature, de la conscience et de l’Écriture Sainte (ibid., 2, 40) —, les deux premiers sont incertains et indigents : «Un amant de la vérité ne peut ainsi trouver meilleur livre pour le conduire à la vraie connaissance de la nature et de soi-même que l’Écriture Sainte» (ibid., 2, 52).
Le philosophe éclectique de l’Introductio ne reconnaissait d’autre autorité que la raison dans son examen de toutes les doctrines; le sage des Cautelae ne reconnaît d’autre autorité que l’Écriture comme unique doctrine de la sagesse. Or, il faut avoir délimité les premières pour que la seconde puisse apparaître dans sa pureté. Le portrait du sage qui s’esquisse pour les étudiants n’est cependant pas celui d’un moine se retirant du monde : les moines sont non seulement coupables d’avoir produit toutes les confusions de la métaphysique scolastique, mais l’isolement dans la solitude ne prémunit pas contre la racine de toutes ces confusions ou de toutes ces folies (Cautelen, 2, 85, note f : «Celui qui s’isole des autres emmène toutefois la racine de la folie dans sa solitude»). Autrement dit : se retirer du monde — et produire à cette occasion une philosophie pour les écoles ou une sagesse de moines (ibid., 2, 83 : Mönsch-Weisheit) — ne suffit pas pour atteindre une sagesse hors du monde. L’homme, en tant que philosophe éclectique, vit dans le monde et peut suivre une philosophie de cour. Mais le sage n’est pas du monde : «ein Weiser nicht von der Welt ist» (ibid., 2, 84). La formule, cette fois-ci, n’a même plus besoin de référence, elle qui reprend les mots bien connus de l’évangile de Jean : «Ils ont été haïs parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde»Footnote 54.
Le monde constitue ainsi la limite de la revendication éclectique. Cette dernière fait émerger une philosophie pour le monde (Welt-Weisheit) en la purifiant des confusions philosophico-théologiques. Mais cette philosophie-là, dans laquelle on a voulu lire le destin de l’Aufklärung allemande, n’est pas le dernier mot de Christian Thomasius : il ne la fait émerger que pour mieux en montrer la limite, et ouvrir ainsi la voie à la sagesse, c’est-à-dire à une foi elle-même purifiée. Le philosophe pour le monde ne se réalise pas dans la critique réactive de la métaphysique scolastique, mais dans la reconnaissance d’une sagesse hors du monde.
Christian Thomasius a revendiqué pour lui-même l’appellation de «philosophe éclectique». Cette revendication éclectique prolonge la critique, initiée par son père Jakob, de l’histoire de la métaphysique scolastique comme étant celle d’une longue série d’hérésies et d’erreurs nées de la confusion de la théologie et de la philosophie, de la lumière naturelle et de la lumière révélée. Le domaine de la revendication éclectique est ainsi celui d’une raison émancipée de toute autre autorité et permettant de faire émerger à la fois l’histoire de la philosophie comme discipline et de nouveaux droits — y compris au sens juridique du terme. C’est ainsi que l’on a souvent attribué à Thomasius le rôle historique de formuler le programme de l’Aufklärung allemande en désignant la philosophie comme sagesse pour le monde (Weltweisheit), c’est-à-dire hors des écoles. Ce n’est là qu’une partie du tableau : la revendication éclectique, en effet, ne consiste pas simplement à limiter le savoir scolastique, mais plus fondamentalement à faire de la place pour la croyance — non pour une croyance rationnelle, mais pour une foi purifiée de toutes les confusions philosophico-théologiques. La philosophie pour le monde désigne ainsi sa propre limite afin d’ouvrir la voie à une sagesse hors du monde. Autrement dit, le programme éclectique de séparation de la philosophie et de la théologie ne vise pas simplement à donner une nouvelle mondanité à la philosophie comme philosophie du monde, c’est-à-dire tout aussi bien philosophie de cour Footnote 55, mais plus fondamentalement à donner accès à la vraie sagesse, par-delà tous les semblants de sagesse hérités des moines et des philosophes. Ce motif d’une purification réciproque des domaines est au cœur de la revendication éclectique et il n’est pas anodin que ce même motif d’une purification de la foi soit au cœur de la revendication de «piétisme» que Spener fait paraître au moment même où paraissent les premières publications sur la philosophie éclectiqueFootnote 56. En fin de compte, si l’on regarde le tableau complet du programme des Thomasius, il semble que l’émergence de l’histoire de la philosophie comme discipline ait pris place dans le cadre plus général d’une histoire de l’esprit — d’un esprit reconnaissant ses confusions initiales et les dépassant dans une philosophie éclectique, puis reconnaissant les limites de celle-ci et les dépassant dans la sagesse. Prise entre la reconstitution des systèmes de philosophie d’une part et la réalisation de la sagesse biblique d’autre part, il faut bien reconnaître que la revendication éclectique de Thomasius, si elle fut résolument antidogmatique et anti-syncrétique, ne fut pourtant ni antisystématique ni antireligieuse.