1. Potentialité et statut moral de l’embryon humain : esquisse du problème
Le débat relatif au statut moral de l’embryon humain reste encore aujourd’hui très controversé. En 2014, l’assouplissement de la loi sur l’IVG en France visant à supprimer la notion d’«état de détresse» a conduit par deux fois les pro- et les anti-avortement à manifester. À ce jour, l’avortement ne fait pas partie de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Vingt pays reconnaissent actuellement ce droit, sept l’assortissent de conditions contraignantes comme le viol ou les malformations du fœtus (l’Irlande, Chypre et la Pologne) et le huitième, Malte, continue de l’interdire. La Hongrie a également décidé de restreindre considérablement l’accès à l’IVG en affirmant que l’embryon était en vie dès sa conception et que sa vie devait par conséquent être protégée. En Italie, où l’avortement est autorisé jusqu’à douze semaines, de nombreux médecins refusent encore de pratiquer cet acte. En 2014, les citoyens suisses ont été invités à se prononcer en faveur d’une loi du parlement visant à ne pas rembourser l’IVG.
La question est de savoir si nous devons conférer à l’embryon/fœtus un statut moral et de déterminer en vertu de quoi il devrait bénéficier de ce statut. L’avortement et les expériences scientifiques impliquant la destruction d’embryons humains posent des problèmes éthiques importants qui ne semblent pas trouver une réponse arrêtée. Vers le quatorzième jour après la conception, un épaississement du disque embryonnaire se produit le long de l’axe céphalo-caudal, et fait apparaître la ligne primitive déterminant l’axe selon lequel se développera l’embryon humain. Il s’agit d’un stade où l’embryon ne serait pas encore conscient. Pourtant, au terme de ce développement, se trouvera un jour une personne humaine dont le meurtre sera considéré comme moralement (et légalement) condamnable. Le problème est que la frontière séparant cette personne humaine de l’œuf fertilisé n’est pas aisée à identifier, et encore moins à justifier rationnellement par des arguments.
L’un des arguments qui continue à être débattu aujourd’hui consiste à affirmer que si toute personne humaine a un statut moral et que l’embryon/fœtus humain est une personne humaine potentielle, alors l’embryon/fœtus humain a aussi le statut moral d’une personne humaine. En d’autres termes, si le fœtus est une personne humaine potentielle, alors il a le droit d’être protégé comme n’importe quelle autre personne humaine : nous ne devrions pas interférer dans son développement, ni le tuer. Appelons cet argument l’argument de la potentialité. La notion de potentialité est utilisée pour débattre du statut moral des entités anténatales parce qu’elle comprend à la fois l’idée qu’un embryon humain deviendra un jour une personne humaine selon un développement naturel (l’embryon possède la capacité de se développer seul), et en même temps l’idée que l’embryon humain n’est pas la personne humaine adulte. «Personne potentielle» renvoie souvent à une entité capable de manifester certaines propriétés mentales : être conscient de soi (c’est-à-dire d’être le sujet de ses états mentaux), avoir conscience du temps, prendre des décisions, communiquer, transmettre son savoir, exprimer de la frustration à être privé de liberté, entretenir des liens affectifs, etc. Traditionnellement, la notion de personne renvoie à «un être pensant intelligent qui a une raison et une réflexion, et peut se considérer soi-même comme étant une chose pensante, à différents moments, et en différents lieux» Footnote 1 . La rationalité et le fait d’être conscient de soi sont les traits caractéristiques d’une personne. D’autres définitions de la personne ont aussi été proposées; par exemple, la notion de personne renvoie parfois à un individu capable d’attribuer à son existence une valeur telle que le fait d’en être privé représenterait une perte à ses yeux Footnote 2 . Selon cette définition, pour être une personne, il faut avoir le sentiment d’être lésé par une décision consistant à être privé de sa propre existence. Quoi qu’il en soit, le fait qu’une entité soit un être humain n’est pas suffisant pour lui conférer le statut moral de personne, impliquant entre autres pour lui le droit de vivre. D’une part, tous les êtres humains, c’est-à-dire les membres de l’espèce homo sapiens, ne sont pas considérés comme des personnes humaines : les embryons/fœtus, les nouveaux-nés, certains malades mentaux profonds ou encore les gens inconscients de façon permanente et irréversible, en effet, ne le sont pas. D’autre part, il existe des créatures non humaines qui sont néanmoins considérées comme des personnes : c’est le cas de certains primates, comme par exemple les gorilles Footnote 3 , les chimpanzés ou encore les orangs-outans Footnote 4 , mais aussi probablement de certaines entités extra-terrestres.
Reconstruit analytiquement, l’argument de la potentialité se présente sous la forme suivante :
-
1. Toutes les personnes potentielles ont le droit de vivre.
-
2. L’embryon/fœtus est une personne potentielle.
-
3. L’embryon/fœtus a le droit de vivre.
En vertu de ce raisonnement, l’embryon/fœtus est une personne potentielle qui, comme toute personne, a droit à la vie; s’il possède la potentialité de devenir une personne, alors sa destruction ne devrait pas être moralement permise Footnote 5 . S’il est injuste de tuer une personne potentielle et si l’embryon/fœtus est une personne potentielle, alors il est injuste de tuer un embryon/fœtus.
Ce critère de potentialité serait nécessaire et suffisant pour conférer à l’embryon/fœtus un statut moral qui implique de le protéger. Cet argument est d’ailleurs présent dans le premier avis du Comité consultatif national d’éthique en France :
L’embryon ou le fœtus doit être reconnu comme une personne humaine potentielle qui est, ou a été vivante et dont le respect s’impose à tous Footnote 6 .
La potentialité ou la capacité à être une personne humaine que possède l’embryon/fœtus pendant qu’il est vivant implique que l’on ait à son égard une attitude respectueuse. Cet avis est scientifiquement appuyé par le fait que seules les cellules embryonnaires ont la particularité d’être totipotentes Footnote 7 . Une entité totipotente est une entité qui a la capacité de se développer en un organisme complet. L’embryon au stade de zygote est une entité totipotente, ce qui n’est pas le cas du spermatozoïde et de l’ovule. Contrairement aux gamètes et aux autres cellules, qui ne sont pas totipotentes, l’embryon humain devrait donc avoir un statut moral.
Les recherches portant sur la génération des cellules souches pluripotentes induites chez les souris ont paru constituer une alternative intéressante à l’usage des cellules souches embryonnaires humaines. La création des cellules souches pluripotentes induites consiste à reprogrammer génétiquement une cellule différenciée en la ramenant à son état pluripotent. Une cellule pluripotente peut s’accroître à l’infini et être différenciée en des cellules types composant un organisme adulte, comme les cellules souches embryonnaires. Contrairement aux cellules totipotentes, les cellules pluripotentes n’ont pas la capacité de se développer en un organisme pleinement formé parce qu’elles ne peuvent organiser toutes les cellules du corps (incluant celles du placenta). La réussite de cette reprogrammation génétique signifie que n’importe quelle cellule différenciée peut revenir à un état embryonnaire Footnote 8 . Cependant, une avancée scientifique encore plus décisive a récemment eu lieu. Une équipe de recherche à l’institut de Riken Tsukuba a en effet trouvé la paire de protéines histones pouvant générer des cellules souches embryonnaires totipotentes induites Footnote 9 . S’il est possible de reprogrammer le développement potentiel de cellules différenciées comme les cellules cutanées, la génération des cellules souches totipotentes ne sera donc bientôt plus une fiction. Alors que cette grande avancée scientifique en biologie cellulaire pourrait permettre dans le futur d’éviter le prélèvement controversé de cellules souches embryonnaires sur des embryons humains fécondés in vitro qui ne font plus l’objet d’un projet parental, elle alimente le débat sur le statut moral de l’embryon humain plus que jamais, puisqu’elle remet en cause le caractère spécifique de la possession par l’embryon humain de la propriété de totipotence. Ce développement particulier, que l’on pensait être spécifique à l’embryon, ne peut en effet plus être considéré comme une propriété essentielle et contredit l’idée que la totipotence est un critère pertinent pour lui accorder le statut moral de personne humaine. Si la totipotence n’est pas spécifique aux cellules embryonnaires, alors il n’y a plus de raisons de penser, entre autres, que l’embryon est une personne humaine potentielle et qu’il devrait de fait bénéficier d’une protection morale Footnote 10 , impliquant par exemple d’interdire légalement son usage à des fins thérapeutiques. Ces avancées scientifiques récentes ont conduit certains chercheurs à défendre l’idée qu’il faut abandonner la notion de potentialité, qui serait désormais dépassée Footnote 11 . Pourtant, la thèse selon laquelle un embryon/fœtus humain est une personne humaine potentielle envers qui nous devrions avoir des obligations morales continue d’être défendue. Récemment, des chercheurs en philosophie ont montré dans un article que les nouveaux-nés sont aussi des personnes potentielles et que, par conséquent, tuer un nouveau-né devrait être autorisé dans la mesure où l’avortement l’est Footnote 12 .
Aucun des deux partis ne semble réfuter de façon définitive la position adverse. Or, l’argument de la potentialité est le plus discuté lorsqu’il s’agit de débattre du statut moral de l’embryon/fœtus. Comme j’essaierai de le montrer dans la deuxième section de cet article, les raisons de cet échec tiennent en partie à la méconnaissance des implications philosophiques du concept de potentialité, et à l’absence de discussions suffisamment détaillées des théories et arguments métaphysiques sous-tendant l’argument selon lequel l’embryon est une personne humaine potentielle qui aurait le droit de vivre. Ces deux carences empêchent d’identifier toutes les raisons expliquant le désaccord au sujet du statut moral de l’embryon.
2. L’argument de la potentialité et ses difficultés
Une objection très couramment formulée à l’encontre de l’argument de la potentialité est que la possession potentielle d’un statut moral n’implique pas logiquement la possession actuelle de ce statut Footnote 13 . Le fait pour X de posséder telles propriétés potentiellement n’implique pas pour X de posséder ces propriétés actuellement. Par exemple, le président potentiel des États-Unis n’est pas le commandant en chef des forces armées Footnote 14 . X peut avoir la propriété d’être président comme je pourrais avoir un jour la propriété de jouer au violon. Cela ne fait pas de moi une violoniste. De même, qu’un embryon soit considéré comme une personne potentielle ne fait pas de lui une personne humaine qui jouirait des mêmes droits; cela implique seulement qu’il y a de fortes probabilités que cet embryon devienne un jour une personne humaine Footnote 15 . Cette objection à l’argument de la potentialité n’est efficace que si, par potentialité, on entend une propriété que le sujet pourrait probablement avoir un jour, mais n’a pas encore, comme celle d’être Président des États-Unis. L’embryon/fœtus est une personne potentielle au sens où il a une constitution organique telle qu’il va pouvoir acquérir cette propriété au cours de son développement futur. Il s’agit de la première interprétation qui est donnée à cette notion et donc à cet argument.
Mais il est aussi possible de comprendre la notion de potentialité comme renvoyant à une propriété que le sujet a actuellement et qui ne se manifeste que sous certaines conditions. En d’autres termes, X possède actuellement (et non potentiellement) la propriété de pouvoir être une personne humaine sous certaines conditions, et c’est bien cette possession actuelle (et non potentielle) qui lui confère un statut moral. Dans ce cas, dire que quelque chose a la potentialité d’être X renvoie au comportement possible de cette chose. Utilisée dans ce sens, la notion de potentialité jouerait en bioéthique le même rôle que la notion de disposition en philosophie. Les dispositions sont généralement conçues comme des propriétés que les objets possèdent en vertu de leurs propriétés intrinsèques, et qui se manifestent selon les circonstances appropriées. En transposant au cas de l’embryon, l’on pourrait dire que cette capacité va se manifester à un moment de son développement et qu’au cours de son existence, elle peut aussi cesser de se manifester. En effet, ce n’est pas parce que cette propriété va se manifester de façon permanente, et pas seulement à certaines occasions, que cette propriété n’est pas une disposition Footnote 16 .
La deuxième prémisse de l’argument de la potentialité peut aussi signifier qu’il existe une forte probabilité statistique qu’un embryon devienne une personne. Si l’embryon/fœtus est une personne potentielle en ce sens, alors chaque gamète est potentiellement un embryon et par transitivité une personne. La contraception elle-même devrait donc être moralement condamnable parce qu’elle empêche la procréation Footnote 17 . Peu de défenseurs de l’argument de la potentialité acceptent cette conclusion Footnote 18 .
Par personne potentielle, il est aussi possible de comprendre que l’embryon a une propriété essentielle (la propriété sans laquelle il ne pourrait pas exister) se traduisant par une tendance à actualiser ou à réaliser son potentiel qui est d’être une personne. La potentialité n’est pas une probabilité, mais une sorte de capacité inhérente à croître et à développer des caractéristiques mentales, qui va nécessairement se manifester. Difficile dans ce cas de ne pas voir que derrière l’usage de la notion de potentialité, il y a cette idée qu’un amas de cellules devrait devenir une personne humaine. Si la notion de potentialité est interprétée téléologiquement Footnote 19 , alors il est facile d’objecter qu’il s’agit d’une simple projection humaine qui ne correspond à rien dans le monde.
Une autre façon d’interpréter la notion de potentialité telle qu’elle est mise en œuvre dans ce débat consisterait à la définir comme le fait de posséder actuellement la propriété d’être une personne en vertu de la connexion causale entre les tranches temporelles de l’embryon et celles d’une personne adulte (dans ce cas, il s’agit d’une dépendance causale entre tranches temporelles de deux entités) Footnote 20 , ou en vertu du fait d’être une âme immatérielle qui perdure à travers le temps.
Si l’une ou plusieurs de ces conceptions de la potentialité sont défendables, alors l’argument est défendable. Si aucune ne l’est, alors il est inutile de continuer à discuter de cet argument. Le problème est que, comme on vient de le voir, la potentialité reçoit plusieurs interprétations; toutes rencontrent des objections et, par conséquent, aucune ne semble être plus plausible que l’autre. En somme, la notion de potentialité peut s’entendre de diverses façons en bioéthique et il n’est pas aisé de choisir laquelle est correcte et d’évaluer la pertinence de l’argument de la potentialité Footnote 21 . Par conséquent, il est difficile d’émettre un avis arrêté sur la question de savoir si un embryon/fœtus est une personne potentielle ou non.
Ces différents usages de la notion de potentialité nous apprennent néanmoins que le problème du statut moral de l’embryon ne consiste pas tant à savoir quand la vie commence, ou à quel moment la conscience se manifeste chez l’embryon/fœtus, mais demande plutôt de déterminer en vertu de quoi il est déjà la personne qu’il deviendra. En d’autres mots, le problème est de déterminer en vertu de quoi notre identité personnelle persiste à travers le temps malgré les changements que nous subissons, et quelle est la nature de cette continuité (biologique, psychique, ou les deux). Car ce qui est présupposé par les défenseurs de l’argument de la potentialité, c’est qu’une personne potentielle comme l’embryon/fœtus devrait être considérée comme l’est une personne actuelle parce qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre les deux. Du début de son développement jusqu’à son terme, l’individu adulte est et reste identique numériquement à l’embryon, même s’ils ne sont pas identiques qualitativement. Or, la question de la persistance à travers le temps ou de l’identité personnelle, comme celle de la potentialité, sont précisément des questions métaphysiques. La potentialité est justement ce qui constitue le fondement du droit à la vie des entités anténatales, selon les partisans de l’idée que ces entités sont des personnes potentielles : si l’embryon/fœtus est une personne potentielle, alors il devrait avoir un statut moral. Il s’agit d’une notion modale qui renvoie à des possibilités futures, comme la notion de disposition en métaphysique.
L’idée que la question de l’identité personnelle est intimement liée à des questionnements en bioéthique n’est pas nouvelle. Selon David DeGrazia, «[n]ous ne pouvons pas ignorer la théorie de l’identité personnelle lorsque l’on examine des cas limites» Footnote 22 . La littérature anglo-saxonne est foisonnante au sujet de l’argument de la potentialité Footnote 23 , et l’on trouve de nombreux travaux défendant ou critiquant l’idée selon laquelle la métaphysique est pertinente pour résoudre les questions éthiques telles que l’avortement Footnote 24 . Comme je le montrerai dans la troisième section, les philosophes traitent de problèmes bioéthiques en développant pour ces questions une argumentation détaillée et informée Footnote 25 , même si leurs travaux visent le plus souvent à examiner les thèses métaphysiques relatives à l’identité personnelle, et plus rarement voire jamais celles relatives aux dispositions Footnote 26 . La question est de savoir si ce lien entre métaphysique et bioéthique, qui fait l’objet d’un consensus, est suffisant pour conclure que la première serait vraiment pertinente pour résoudre les problèmes de la seconde.
3. La pertinence de la métaphysique en éthique de la reproduction : le cas de l’avortement
Les thèses soutenues concernant l’avortement ou la recherche sur les cellules souches embryonnaires reposent sur des assomptions métaphysiques au sujet de l’identité personnelle et de l’essence de la personne humaine. Les réponses à la question de savoir sur quoi repose notre identité à travers le temps ont des implications éthiques importantes : pour les débats éthiques au sujet de l’avortement, il importe par exemple de savoir si l’embryon/fœtus à un moment du temps peut être une personne adulte à un autre moment du temps, ou bien si une personne adulte est toujours numériquement différente d’un embryon/fœtus. Il existe de nombreuses théories sur la personne, l’identité personnelle et les dispositions, qu’il m’est impossible de reprendre toutes en détail dans cet article. Dans cette troisième section, je m’appuierai sur quelques thèses et critères métaphysiques (comme par exemple le critère de continuité physique ou spatio-temporelle Footnote 27 ) afin de rappeler le rôle significatif qu’elles jouent dans des discussions concernant l’avortement.
3.1. «Nous avons tous été un jour un fœtus» : identité numérique, continuité biologique et génétique
Affirmer que l’avortement est un acte immoral est le plus souvent motivé par l’idée qu’une relation d’identité numérique s’établit entre l’embryon/fœtus et le futur individu. Certains philosophes défendent l’idée qu’une telle relation d’identité existe parce qu’il y a une continuité biologique entre ces deux entités Footnote 28 . Soutenir un tel argument suppose d’affirmer également que nous sommes par essence des animaux appartenant à l’espèce homo sapiens Footnote 29 . Les tenants de cette position animaliste ne nient pas la distinction entre les êtres humains et les personnes humaines; de leur point de vue, personne n’est qu’un concept appliqué à une phase de notre existence qui commence lorsque nous réalisons certaines propriétés psychologiques et qui s’achève lorsque nous perdons ces capacités Footnote 30 . De même que tous les êtres humains traversent une phase d’adolescence, tous connaissent une phase de personne. Si nous sommes essentiellement des animaux, les conditions sous lesquelles nous persistons à travers le temps n’ont rien à voir avec des faits psychologiques. Cet argument repose donc lui-même sur un point de vue particulier au sujet de ce que nous sommes essentiellement et au sujet de ce qui constitue notre l’identité personnelle, c’est-à-dire de ce qui fait que nous sommes les mêmes individus numériquement à travers le temps : il y a une relation d’identité numérique entre l’embryon/fœtus et le futur individu parce qu’ils partagent le même organisme biologique. Selon les partisans de cette conception animaliste ou biologique de l’identité personnelle, la conscience n’est absolument pas un critère pertinent pour établir une relation d’identité numérique entre l’embryon/fœtus et l’être humain adulte Footnote 31 . Ils ne nient pas l’existence d’une continuité psychologique, mais celle-ci se fonde selon eux sur une continuité biologique plus fondamentale. Nous persistons à travers le temps en autant que notre organisme numériquement distinct persiste dans un certain état fonctionnel. Or, cette thèse sur l’identité personnelle est plutôt compatible avec l’idée que nous avons été un embryon Footnote 32 . Par conséquent, certains opposants à l’avortement pensent que cette thèse implique nécessairement qu’il est moralement condamnable d’empêcher de vivre l’embryon/fœtus, puisqu’il est injuste d’ôter la vie à un adulte humain. En effet, à partir d’un certain moment, l’embryon/fœtus entretient une relation d’identité numérique avec l’individu adulte (l’embryon est un organisme humain à partir du cinquième jour suivant la conception).
Certains opposants à l’avortement s’appuient quant à eux sur l’affirmation que la vie commence dès la conception, avant même qu’un organisme ne soit formé. Ils affirment que l’avortement est condamnable parce qu’un nouvel être humain existe dès la conception. Ils présupposent donc qu’il y a une identité numérique entre l’embryon/fœtus et le futur adulte en vertu de leur code génétique unique. Selon cette position, l’identité personnelle repose sur la continuité de l’existence de ce code génétique. Mais la fausseté de ce critère est tout de suite évidente, puisque les jumeaux monozygotes partagent le même code génétique alors qu’ils sont deux personnes distinctes.
3.2. «L’embryon/fœtus n’est pas une personne» : l’approche psychologique de l’identité personnelle
Au contraire, les arguments défendant l’avortement reposent plutôt sur l’idée qu’on ne peut pas établir de relation d’identité numérique entre un embryon/fœtus et un individu adulte parce qu’il n’y a pas entre eux de continuité ou de contiguïté psychologique (croyances, traits de caractères, mémoire, etc.). Cette conception psychologique de l’identité personnelle, selon laquelle cette dernière se confond avec la continuité psychologique Footnote 33 , n’est pas compatible avec l’idée que nous avons été, dans le passé, une entité non dotée de conscience réflexive. Selon cette théorie, pour être une personne, il faut avoir développé certaines capacités mentales (c’est-à-dire qu’il ne suffit pas seulement de sentir ou d’être éveillé), capacités que ne possèdent ni l’embryon, ni le fœtus, ni même le nourrisson (les réponses dépendront évidemment de ce que l’on entend exactement par «capacités mentales»). Puisque l’embryon/fœtus n’est pas une personne, aucune personne humaine n’a été un embryon. Par exemple, Jeff McMahan justifie son point de vue sur l’embryon en affirmant que nous sommes par essence des esprits incarnés et que nous commençons à exister uniquement quand notre cerveau est capable de générer de la conscience Footnote 34 . Par «conscience», McMahan entend la capacité à manifester des propriétés telles que vouloir ou anticiper, et à éprouver une unité psychologique. Seules les personnes possèdent ces propriétés. Le fœtus humain, qui ne possède pas encore ces propriétés, ne jouit donc pas d’un «statut moral spécial». Par conséquent, pour McMahan, l’avortement n’est pas un meurtre. Selon Singer (Reference Singer1993), il n’y a aucune relation d’identité entre d’un côté l’embryon, le fœtus, le nourrisson et, de l’autre, un individu adulte, et ce, parce qu’ils sont incapables de se percevoir comme des entités distinctes existant à travers le temps. Ils ne sont donc pas des personnes Footnote 35 . Il n’y a pas de relation d’identité entre un fœtus et un individu futur parce que le premier ne partage aucune connexion mentale avec le second. L’avortement ne détruit donc pas l’existence d’un individu déjà existant.
Or, lorsque Singer soutient cette thèse (1993), il n’interroge pas le critère psychologique de l’identité personnelle. Dans les travaux anglo-saxons, hormis quelques exceptions, les bioéthiciens ne défendent pas la théorie de l’identité personnelle sur laquelle ils s’appuient avant de l’appliquer à leurs arguments éthiques. Pourtant, la conception psychologique de l’identité personnelle se heurte à l’objection de la réduplication formulée par le philosophe Bernard Williams (Reference Williams1973). Cette objection se présente sous la forme d’une expérience de pensée : un scientifique mal intentionné donne à Charles la psychologie de Guy Fawkes, un homme pendu en 1606 pour avoir tenté de faire exploser le Parlement Anglais. Charles est donc Guy Fawkes. Mais ce scientifique ne s’arrête pas là. Il décide de transformer aussi de la même manière une autre personne, Robert. Charles et Robert sont donc tous les deux en continuité psychologique avec Guy Fawkes. Si l’identité personnelle est la continuité psychologique, alors Charles et Robert sont identiques à Guy Fawkes. Pourtant Charles et Robert ne sont pas identiques l’un à l’autre : il y a bien deux personnes numériquement distinctes, même si du point de vue de leur psychologie, elles ne sont pas qualitativement distinctes. Par conséquent, la continuité psychologique n’est pas l’identité personnelle. Cette objection, et les réponses à cette objection, ne sont pas suffisamment prises en compte par les éthiciens qui, comme Singer, défendent un certain point de vue sur le statut moral de l’embryon/fœtus. Si quelqu’un veut défendre l’idée que l’avortement est moralement condamnable parce que l’embryon/fœtus est identique numériquement à l’individu adulte, il ou elle devrait d’abord identifier sur quelle conception métaphysique de l’identité personnelle sa position repose et examiner la plausibilité de cette conception.
Si l’on suppose que les désaccords en éthique appliquée peuvent trouver une issue grâce à une meilleure défense des thèses métaphysiques sous-jacentes à ces désaccords, alors cela signifie que, pour renforcer son argumentation, le bioéthicien devra aussi être capable de sélectionner la meilleure thèse métaphysique. Or, comme je viens de l’exposer, ces thèses sont nombreuses. Se pose dès lors la question de savoir comment décider parmi la diversité des thèses métaphysiques. Certains critères sont couramment utilisés en philosophie pour parvenir à faire un choix parmi toutes les théories métaphysiques proposées : la compatibilité de la théorie avec la physique, sa cohérence interne, son pouvoir explicatif, sa compatibilité avec nos intuitions, sa simplicité et même ses propriétés esthétiques sont au nombre des critères évoqués Footnote 36 . Le bioéthicien devra donc également prendre en compte ces critères pour mieux défendre sa position au sujet du statut moral du fœtus.
4. Les limites de la métaphysique
Fournir des analyses détaillées des présupposés métaphysiques sous-tendant leurs positions pourrait permettre aux éthiciens de renforcer leur argumentation. En effet, les théories métaphysiques ne manifestent aucun préjugé moral : affirmer, par exemple, qu’il y a identité numérique entre l’embryon et la personne adulte, ou bien que je suis un esprit immatériel endurant uni à mon corps est dépouillé de tout jugement de valeur; or, cette neutralité est précisément ce qui rend la métaphysique potentiellement utile en éthique de la reproduction, laquelle s’occupe des questions éthiques relatives à la procréation, à la contraception et aux recherches sur les cellules souches embryonnaires.
Cependant, faire appel à des arguments métaphysiques pour résoudre des questions d’éthique appliquée rencontre des limites; celles-ci sont telles qu’on ne peut conclure, à la manière de certains philosophes Footnote 37 , que le succès de certains arguments de bioéthique dépend exclusivement du succès de la défense de certaines théories métaphysiques. Trois objections peuvent être adressées à cette affirmation.
Premièrement, comme certains philosophes l’ont montré, des thèses métaphysiques rivales ne donnent pas toujours lieu à conclusions éthiques divergentes Footnote 38 . Un dualiste et un physicaliste réductionniste pourraient tous deux adopter le critère de continuité psychologique et partager le même avis au sujet de l’avortement. Être matérialiste n’exclut pas non plus de choisir ce critère. Ces deux thèses métaphysiques sur la nature de l’être humain s’opposent, mais leur incompatibilité n’empêche aucunement de défendre la même position à l’égard de l’avortement. Si je partage l’idée que les conclusions éthiques sur l’embryon humain sont fondées ultimement sur des thèses métaphysiques, je ne pense pas pour autant qu’elles en dérivent directement de sorte que telle position métaphysique conduirait inévitablement à adopter telle ou telle position éthique. Le statut métaphysique de l’embryon ne détermine pas directement son statut moral.
Deuxièmement, des philosophes ont réussi à montrer récemment que des thèses métaphysiques longtemps considérées comme rivales étaient en fait équivalentes Footnote 39 . C’est le cas par exemple de deux théories métaphysiques portant sur la persistance à travers le temps, le tridimensionnalisme et le quadridimensionnalisme, qui concernent directement la question de l’identité personnelle. Selon le quadridimensionnalisme, les objets sont étendus dans l’espace et dans le temps et possèdent donc quatre dimensions. Le tridimensionnalisme soutient au contraire que tout objet est étendu en trois dimensions spatiales. Supposons que nous souhaitions soutenir l’interprétation de la potentialité, selon laquelle l’embryon/fœtus possède actuellement la propriété d’être une personne en vertu du fait qu’il possède des tranches temporelles causalement connectées aux tranches temporelles d’une personne adulte. Pour savoir si une telle interprétation est plausible, nous devrions d’abord examiner les différentes conceptions quadridimensionnalistes de la personne, parmi lesquelles le perdurantisme Footnote 40 . Puis, il faudrait déterminer si les connexions entre les différentes tranches temporelles correspondant à divers moments de la vie d’un adulte, qui entrent dans la composition d’une seule personne, sont ou non équivalentes à celles unissant un embryon/fœtus et l’individu adulte qu’il deviendra, et ce, afin de savoir s’il y a des raisons de les identifier. Si elles sont équivalentes, alors l’argument de la potentialité bénéficierait d’un argument supplémentaire convaincant. Si elles ne le sont pas, alors il n’y a plus de raisons de penser que l’embryon humain est identique à la personne humaine. En revanche, si le tridimensionnalisme est équivalent au quadridimensionnalisme, il devient difficile de soutenir, comme Bretha Alvarez Manninen (2009), que telle conclusion éthique repose sur telle thèse métaphysique particulière, et que défendre l’une d’elles de façon détaillée peut faire progresser le débat. Somme toute, compte tenu de ces travaux sur les équivalences des thèses métaphysiques, l’idée qu’il suffit de remonter jusqu’au désaccord fondamental entre les théories métaphysiques pour résoudre des questions bioéthiques n’est pas une option pertinente.
Troisièmement, entre ces présupposés métaphysiques et les conclusions éthiques se trouvent des propositions intermédiaires qui ne sont pas du tout relatives à la métaphysique. Il s’agit des propositions empiriques présentes dans les études sur l’embryogenèse. Par exemple, il est admis qu’avant sa dix-huitième semaine, l’embryon ne ressent probablement pas la douleur et qu’il est donc inconscient. Son système nerveux n’est en effet pas encore complètement développé. Parmi ces propositions intermédiaires, il y a également des présupposés éthiques, comme par exemple le principe utilitariste selon lequel l’action moralement bonne est celle qui produit le plus grand bien (principe adopté par Singer, par exemple). Les jugements de valeur jouent également un rôle déterminant. Par exemple, l’avortement peut être moralement acceptable si l’on considère que la santé psychique et physiologique de la mère est plus importante que celle de l’embryon et du fœtus. De façon semblable, on peut défendre que la recherche sur les cellules souches embryonnaires devrait être plus facilement accessible, car la découverte d’un traitement contre le cancer permettant de soigner une personne humaine a plus de valeur que la vie d’un embryon qui n’est qu’une personne potentielle. De plus, certains critères déterminants dans les débats éthiques sont sans rapport avec l’identité numérique. Par exemple, Marquis (Reference Marquis1989) affirme qu’avorter est immoral parce que l’on prive le fœtus d’un futur précieux ou qui a de la valeur («valuable future»). Avorter prive le fœtus de tout ce qui aurait constitué son futur : des expériences, des projets, des activités, des plaisirs, etc. Ce critère qui permet à Marquis de justifier sa position n’est pas un critère métaphysique et ne dérive pas non plus de conceptions métaphysiques.
Or, toutes ces propositions intermédiaires sont déterminantes en bioéthique, davantage que les thèses métaphysiques. Quand bien même j’adopterais la conception animaliste de l’identité personnelle, d’autres questions interféreront lorsqu’il s’agira de décider si avorter est moralement condamnable. Ces questions seront celles-ci : en quoi la perte d’un embryon est-elle aussi dommageable que celle d’une personne? La vie de la mère a-t-elle plus de valeur que celle de l’enfant qu’elle porte? Est-il moral de laisser naître un enfant qui grandira dans des conditions inacceptables? Ces questions ne sont pas métaphysiques. Contrairement à ce que certains philosophes affirment Footnote 41 , la métaphysique ne peut faire significativement progresser le débat sur le statut moral de l’embryon humain.
Au moment où l’on assiste à une remise en cause des acquis fondamentaux des femmes concernant la maternité au sein même de l’Union européenne, comme par exemple en Espagne et en Hongrie, mais aussi aux États-Unis Footnote 42 , il est plus que jamais important de lutter contre l’obscurantisme en proposant une discussion rationnelle et argumentée des véritables raisons qui fondent le désaccord sur le statut moral des entités anténatales. Dans cet article, j’ai examiné la question de savoir dans quelle mesure la métaphysique pouvait être épistémiquement pertinente dans les débats éthiques relatifs au statut moral des entités anténatales humaines. J’ai montré comment les philosophes éthiciens pouvaient clarifier et renforcer leurs arguments en défendant préalablement les présupposés métaphysiques sur lesquels ils s’appuient. En définitive, la métaphysique n’est pas épistémiquement inerte dans le domaine de l’éthique appliquée, et une perspective métaphysique dans ce domaine, qui serait davantage focalisée sur la nature des dispositions, pourrait être fructueuse. Le rôle de la métaphysique demeure néanmoins limité. D’une part, il est possible d’adopter des conceptions métaphysiques opposées et de partager la même conclusion morale à l’égard de l’avortement. D’autre part, certaines des propositions métaphysiques sur lesquelles les arguments éthiques sont fondés sont équivalentes. De plus, des critères et des propositions intermédiaires non relatifs à la métaphysique sont parfois décisifs lorsqu’il s’agit de défendre telle ou telle position en éthique de la reproduction. La défense d’une thèse éthique dépendra également de celle de ces propositions et de ces critères. La neutralité de la métaphysique, le fait que ses thèses soient discutées indépendamment de tout jugement de valeur et sa nature descriptive sont à la fois ce qui la rend indispensable pour clarifier certains questionnements bioéthiques, et ce qui fait d’elle un outil insuffisant pour permettre un progrès décisif et un succès déterminant dans ce domaine.