1. Introduction
Nous faisons quotidiennement l’expérience d’objets qui persistent, c’est-à-dire qui existent à plusieurs instants Footnote 1 . Par exemple, la pomme que j’ai mangée le premier octobre a duré plusieurs mois, depuis son apparition sur l’arbre en juin jusqu’à sa consommation. Beaucoup de ces objets changent au sens où leurs propriétés intrinsèques, c’est-à-dire celles qui ne dépendent pas de leurs relations à d’autres objets, varient au cours du temps. Ainsi, au cours de son existence, la pomme a été verte puis rouge Footnote 2 et sa masse et sa teneur en sucre ont augmenté. Ces changements supposent que les objets qui les subissent restent identiques à eux-mêmes à travers les variations de leurs propriétés. C’est ainsi une seule et même pomme qui a été verte puis rouge, légère puis lourde, acide puis sucrée. Plus généralement, la persistance d’un objet requiert qu’il reste le même objet pendant toute son existence : c’est une seule et même pomme qui a existé de juin à octobre.
Cette persistance des objets est principalement analysée de deux façons.
Soit l’on considère que les objets persistent en endurant Footnote 3 , c’est-à-dire en étant complètement présents à chaque moment de leur existence. La pomme existerait alors dans son entièreté à chaque instant compris entre juin et octobre, et ceci assurerait son identité à travers le temps.
Soit l’on considère que les objets persistent en perdurant, c’est-à-dire en ayant différentes parties temporelles ou étapes Footnote 4 à différents moments de leur existence. La pomme aurait alors une partie temporelle de verdeur et une autre de maturité, la première n’existant que de juin à août, et la seconde qu’en septembre et octobre. Ceci expliquerait que la pomme existe à différents moments, son identité étant alors assurée par l’addition méréologique de ses parties temporelles.
Le principal argument en faveur de la seconde conception, dite perdurantiste, est qu’elle permet de rendre compte aisément du changement, alors que la première, dite endurantiste, est confrontée à ce que Lewis (1986, p. 201) appelle le «problème des intrinsèques accidentels temporaires». En reprenant l’exemple du changement de couleur de la pomme, ce problème peut être formulé comme suit :
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1) Pour que la pomme change, son identité doit être préservée à travers ses changements.
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2) À un moment t, la pomme a la propriété d’être verte, mais pas celle d’être rouge.
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3) À un moment ultérieur t’, la pomme a la propriété d’être rouge, mais pas celle d’être verte.
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4) Principe de l’indiscernabilité des identiques : ce qui est identique doit avoir les mêmes propriétés.
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5) Soit la pomme à t est identique à la pomme à t’, alors elle persiste et, en ce sens, peut changer, mais elle est à la fois verte et non verte, et rouge et non rouge, ce qui est contradictoire. Soit il y a deux pommes distinctes, une verte et une rouge, mais aucune d’elles ne change.
D’après cet argument, dans la mesure où l’endurantisme tient à préserver le principe de l’indiscernabilité des identiques (en optant pour la première branche de l’alternative) et celui de non-contradiction (en optant pour la seconde), il ne peut pas rendre compte du changement, puisqu’aucune des branches de l’alternative ne le fait sans contradiction Footnote 5 . Au contraire, selon le perdurantisme, tout comme une seule et même pomme peut être bicolore en ayant une partie spatiale où elle est verte et une autre où elle est rouge, une seule et même pomme peut changer de couleur, passer du vert au rouge, en ayant une partie temporelle pendant laquelle elle est verte et non rouge, puis une autre pendant laquelle elle est rouge et non verte. Dans le temps comme dans l’espace, les propriétés incompatibles étant alors instanciées par des parties différentes, la contradiction est évitée.
Puisque la solution des perdurantistes au problème des intrinsèques accidentels temporaires et leur désaccord avec les endurantistes repose sur la position de parties temporelles, les premiers se sont efforcés de clarifier cette notion, notamment en décrivant les parties temporelles. En insistant sur leur analogie avec les parties spatiales, Theodore Sider (Reference Sider2001, p. 2) soutient ainsi que, de même qu’une route peut être plate à un endroit et bosselée à un autre en ayant une partie spatiale bosselée et une autre partie spatiale plate, une personne peut changer de position à travers le temps en ayant une partie temporelle pendant laquelle elle est assise puis une autre pendant laquelle elle est debout. Par ailleurs, de même qu’une personne a des parties spatiales, par exemple sa tête et ses jambes, elle a des parties temporelles : son enfance, son adolescence, son âge adulte. Tout comme ses parties spatiales propres, ses parties temporelles propres sont plus petites que la personne entière. Et tout comme ses parties spatiales, ses parties temporelles sont des objets matériels possédant certaines des propriétés du tout dont elles sont les parties. Par exemple, si la personne est blonde tout au long de sa vie, ses parties temporelles le seront aussi.
Outre ces descriptions, les perdurantistes ont donné des définitions des parties temporelles. Celles-ci, bien que diverses, dégagent toutes les conditions suivantes pour qu’un objet x soit une partie temporelle d’un objet y. D’abord, x doit être une partie de y. Ensuite, x doit être limitée dans le temps et, si elle est une partie temporelle propre de y, sa durée doit être inférieure à celle de y. Par ailleurs, x ne doit pas être une partie spatiale propre de y. Ceci est souvent assuré en soutenant que x doit recouvrir complètement — c’est-à-dire comprendre — toutes les parties de y présentes pendant sa durée. En d’autres termes, x doit être un objet comprenant tout le contenu matériel de la région spatiale occupée par y pendant un intervalle fini de temps — celui de la durée de x. Cette condition assure également que des parties temporelles distinctes, au sens où elles n’ont pas le même contenu, occupent des intervalles temporels différents. J’appellerai l’ensemble de ces conditions la définition commune des parties temporelles. Enfin, bien que les définitions données dans la littérature ne le précisent pas, pour que les parties temporelles permettent d’éviter le problème des intrinsèques temporaires, elles ne doivent pas recouvrir de changement : il ne doit pas y avoir de changement au sein de x.
Plusieurs objections ont été soulevées à l’encontre de cette conception. Un des arguments les plus classiques contre le perdurantisme a été formulé par Peter van Inwagen (Reference Inwagen1990), et peut être résumé ainsi :
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1) La durée d’une partie temporelle est nécessaire.
Pour reprendre l’exemple de van Inwagen, si une partie temporelle de Descartes dure un an dans le monde actuel, alors elle dure un an dans tous les mondes possibles.
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2) Selon le perdurantiste, une chose est une somme de parties temporelles.
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3) Par conséquent, si les relations transmondaines sont des relations d’identité, alors la durée des choses est nécessaire.
Par exemple, si, conformément à la théorie de l’identité des individus à travers les mondes, Descartes est une seule et même personne dans tous les mondes possibles où il existe, alors il a la même extension temporelle dans tous ces mondes.
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4) Cependant, la durée d’existence d’une chose est contingente.
Descartes, qui a vécu cinquante-quatre ans dans le monde actuel, aurait pu vivre plus longtemps. Il existe donc au moins un monde possible où Descartes vit plus de cinquante-quatre ans, ce qui contredit 3).
Puisque 4) est manifestement vrai, le perdurantiste doit renoncer au présupposé de 3), en concevant les relations transmondaines autrement que comme des relations d’identité.
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5) Le perdurantiste est donc contraint d’accepter la principale alternative à la théorie de l’identité, c’est-à-dire la théorie des contre-parties.
Selon cette théorie, les autres mondes possibles ne contiennent pas les choses du monde actuel elles-mêmes, mais seulement des choses qui leur ressemblent, leurs contre-parties. Ainsi, Descartes n’existerait pas dans plusieurs mondes, mais aurait seulement des contre-parties dans les autres mondes possibles, qui lui ressembleraient sans lui être identiques et pourraient donc durer plus longtemps.
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6) La théorie des contre-parties est fausse.
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7) Le perdurantisme est faux.
Dans l’article de 1990, van Inwagen n’explicite ni 6) ni 7). Il présuppose plutôt la fausseté de la théorie des contre-parties, et se contente de noter qu’elle est très largement rejetée, y compris par beaucoup de perdurantistes. Le rejet massif d’une théorie n’étant pas une preuve de sa fausseté, sa conclusion serait plutôt, à strictement parler, que beaucoup de perdurantistes — ceux qui rejettent la théorie des contre-parties — sont incohérents, et que les autres — ceux qui l’acceptent et notamment ceux qui formulent le perdurantisme en termes d’étapes Footnote 6 — voient leur position menacée par tous les arguments invoqués contre la théorie des contre-parties. Saul Kripke (Reference Kripke1980) a proposé un tel argument : en attribuant les propriétés possibles (par exemple, vivre plus de cinquante-quatre ans) à un autre individu que celui qui est concerné par cette possibilité (Descartes dans le monde actuel), la théorie des contre-parties ne permet pas de soutenir que ce dernier a les propriétés modales correspondantes (pouvoir vivre plus de cinquante-quatre ans). Que cet argument invalide définitivement ou non l’analyse des modalités en termes de contre-parties, il montre qu’elle est contestée. Or, il est préférable qu’une théorie n’implique pas une autre théorie non consensuelle, ce qui, d’après l’argument de van Inwagen, est pourtant le cas du perdurantisme.
Cependant, comme le montre Mark Heller (Reference Heller1993), la prémisse 1) de l’argument de van Inwagen n’est vraie que dans une certaine interprétation de la définition commune des parties temporelles, celle qui les individue par leurs limites temporelles actuelles. Cette interprétation, que Heller qualifie de «limitiste» (bounder), individue la première partie temporelle de la pomme comme «la pomme entre t et t’», et celle de Descartes comme, disons, «Descartes entre 1596 et 1604». Leurs durées sont donc nécessaires. Or, Heller souligne qu’une autre interprétation est possible. Selon cette dernière, dite «principiste» (principlist), les parties temporelles sont individuées en fonction d’un «principe d’unité» autre que leurs limites temporelles, tel que leurs qualités (Russell, Reference Russell1948), leur fonction (Copeland, Dyke et Proudfoot, Reference Copeland, Dyke and Proudfoot2001), leur caractère naturel et substantiel (Dau, Reference Dau1986), leur rôle causal (Mellor, Reference Mellor1981) ou encore leur atomicité. Un principiste individuera ainsi la première partie temporelle de la pomme comme «la pomme verte» ou «la pomme non comestible» et la seconde comme «la pomme rouge» ou «la pomme comestible». De même, la première partie temporelle de Descartes sera «la prime jeunesse de Descartes», et la seconde «Descartes élève à la Flèche». La durée des parties temporelles ainsi individuées étant contingente, le principisme permettrait d’éviter une objection majeure faite au perdurantisme.
Malgré cela, la plupart des perdurantistes, dont Heller lui-même, sont limitistes. J’exposerai d’abord les raisons qu’ils ont d’adopter cette conception (section 2), puis je la critiquerai (section 3) et je proposerai enfin une nouvelle conception principiste, susceptible de répondre à la fois aux objections des limitistes et à celles des endurantistes (section 4).
2. Les raisons d’être limitiste
2.1. Le limitisme
Le choix du limitisme, même s’il n’est pas toujours explicite, est souvent reflété par les définitions des parties temporelles que proposent les perdurantistes. C’est notamment le cas des définitions données par Sider :
Une partie temporelle étendue de x pendant un intervalle T peut être définie comme [(2)] un objet qui existe aux temps dans T et seulement à ceux-ci, [(1)] qui est une partie de x à tous les temps dans T et [(3)] qui, à tout moment en T, recouvre tout ce qui est une partie de x à ce moment (Sider, Reference Sider2001, p. 60 Footnote 7 ).
x est une partie temporelle instantanée de y à un instant t = df (1) x est une partie de y; (2) x existe à t et seulement à t; et (3) x recouvre toute partie de y qui existe à t (ibid.).
Pour souligner que la mention «à un instant t» dans le second definiendum ne signifie pas que la notion de partie soit relativisée à un temps Footnote 8 , Eric T. Olson reformule ces définitions ainsi :
x est une partie temporelle de y = df [(1)] x est une partie de y, et [(2)] x existe à un temps, et [(3)] toute partie de y qui ne recouvre pas x existe seulement à des temps où x n’existe pas (Olson, Reference Olson2006, p. 739).
Ces trois formulations impliquent bien une individuation des parties temporelles par les temps où elles existent, et donc, si ces temps sont des intervalles, par les instants qui limitent ces intervalles. En effet, les conditions (2) incluent dans la définition d’une partie temporelle le temps (instant ou intervalle) donné et limité où elle existe. En outre, la condition (3) des formulations de Sider détermine le contenu d’une partie temporelle, et donc son identité, par sa localisation temporelle. Deux parties qui existent au même temps seront donc identiques. Réciproquement, la condition (3) de la formulation d’Olson caractérise la distinction de deux parties temporelles par la distinction des temps auxquels elles existent.
Le fait que les définitions de Sider comptent parmi les plus reprises dans la littérature perdurantiste récente Footnote 9 et qu’Olson considère que sa formulation exprime la «conception classique» («usual account», ibid.) des parties temporelles montre que l’individuation des parties temporelles par leurs limites temporelles, c’est-à-dire le limitisme, est une conception très largement partagée par les perdurantistes. Comme il apparaîtra plus loin, ceci ne signifie pas que cette conception soit vraie. Par contre, ceci indique que le limitisme dispose d’arguments auxquels les principistes devront répondre pour défendre leurs conceptions.
2.2. Réponse des limitistes à l’objection de van Inwagen
L’adhésion de beaucoup de perdurantistes au limitisme est d’abord rendue possible par des réponses limitistes à cette objection de van Inwagen. Par exemple, bien qu’il accepte la théorie des contre-parties, Sider (Reference Sider2001, p. 220) souligne que, dans le cadre d’une théorie de l’identité transmondaine, Descartes peut avoir, dans un monde possible, une partie temporelle de plus ou de moins qu’il n’en a actuellement. La durée de son existence serait alors contingente malgré la nécessité de la durée de chacune de ses parties. En évitant ainsi l’objection endurantiste qui lui est spécifique, le limitisme ferait jeu égal avec le principisme dans la défense du perdurantisme.
Bien plus, plusieurs raisons peuvent expliquer que la plupart des perdurantistes considèrent le limitisme comme supérieur au principisme.
2.3. Les limites temporelles d’une partie temporelle permettent de l’individuer
La première raison d’être limitiste est que les limites temporelles d’un sous-intervalle sous-I de l’intervalle temporel I occupé par un objet y permettent d’individuer un objet x qui satisfait les conditions pour être, selon la définition commune, une partie temporelle de y.
D’abord, le fait que I recouvre complètement sous-I permet d’assurer que y recouvre x et que, en ce sens, x soit une partie de y. Si, en outre, sous-I ne recouvre pas complètement I, alors x est une partie propre de y.
Ensuite, la mention de limites proprement temporelles, définies en termes d’instants, assure que x n’est pas une partie spatiale de y. En d’autres termes, une partie temporelle étant le contenu matériel de la région de l’espace occupée par un objet pendant un intervalle fini de temps, elle est individuée, en tant qu’elle est une partie temporelle, par les instants qui délimitent cet intervalle.
Enfin, le découpage des parties temporelles de y en fonction des sous-intervalles de I suffit à garantir une correspondance un-à-un entre les premières et les seconds, et donc une correspondance entre la structure méréologique de y et celle de I. Or, cette correspondance permet de rendre compte du fait que les différentes parties temporelles de y occupent des sous-intervalles de temps différents, comme l’exige leur définition commune. Elle permet également à la mention des limites temporelles d’une partie de la distinguer des autres parties temporelles de l’objet, même si elles lui sont qualitativement identiques. En ce sens, elle permet de l’individuer pleinement. Elle permet même la sélectionner parmi ces autres parties, c’est-à-dire de l’identifier Footnote 10 .
Dès lors, beaucoup considèrent que cette correspondance est essentielle au perdurantiste. Dean W. Zimmerman soutient ainsi que la définition suivante est partagée par tous les perdurantistes :
4Da* [ici, perdurantisme] : Tout objet qui existe à différents temps ou bien (a) a une partie temporelle différente à chaque moment où il existe, ou bien (b) a une partie temporelle différente durant chacune des différentes périodes de temps pendant lesquelles il existe (Zimmerman, Reference Zimmerman1996, p. 123).
Cette définition ne fait pas que souligner la correspondance une-à-une entre les parties d’un intervalle de temps I et les parties temporelles de l’objet y qui l’occupe. Elle suggère aussi une priorité métaphysique des premières sur les secondes : c’est la distinction de différents sous-intervalles au sein de I qui détermine la distinction, et donc l’individuation, des parties temporelles d’un objet y qui occupe cet intervalle. En effet, l’explication métaphysique de la correspondance entre la structure méréologique de I et celle de y requiert que l’une détermine l’autre, qu’elle la fonde en ce sens. Or, puisque plusieurs objets, disons y et z, peuvent être présents pendant le même intervalle de temps I, si leurs structures n’étaient pas déterminées par celle de I, elles pourraient être différentes l’une de l’autre. Dans ce cas, au moins l’une d’entre elles, disons la structure de y, serait aussi distincte de la structure de I. Il n’y aurait donc pas de correspondance un-à-un entre les sous-intervalles de I et les parties temporelles de y. La fondation de la structure méréologique temporelle d’un objet y dans celle de l’intervalle de temps I qu’il occupe, et donc aussi le découpage des parties temporelles de y en fonction des sous-intervalles de I, semblent donc non seulement suffisants, mais encore nécessaires à la correspondance une-à-une entre les parties temporelles de y et les parties de I, correspondance qui semble à son tour suffisante pour que les premières soient pleinement individuées et satisfassent les conditions mentionnées par la définition commune des parties temporelles.
2.4. La doctrine des parties temporelles arbitraires (DATP)
Cette détermination de la structure méréologique temporelle des objets par celle des intervalles temporels qu’ils occupent est également justifiée par l’acceptation de la «doctrine des parties temporelles arbitraires» (DATP), que van Inwagen formule ainsi :
Pour tout objet persistant [y], si I est l’intervalle de temps occupé par [y] et si sous-I est un sous-intervalle quelconque de I, il existe un objet persistant qui occupe l’intervalle sous-I et qui, pour tout moment t qui tombe dans sous-I, a à t exactement les mêmes propriétés momentanées que [y] (van Inwagen, Reference Inwagen1981, p. 91).
En effet, si un intervalle de temps I est complètement occupé par un objet matériel y, alors tout sous-intervalle sous-I est occupé par des contenus matériels de y. Le fait que ces contenus composent un objet matériel x peut ensuite être justifié comme le propose Sider (Reference Sider1997, p. 224 et sq.), en reprenant un argument de Lewis (Reference Lewis1986) en faveur de la composition non restreinte : toute condition restrictive imposée à des contenus de sous-I pour qu’ils composent un objet x introduirait une division abrupte dans une série continue connectant un cas où des contenus composent un objet et un cas où ils n’en composent pas. Une telle division étant illégitime, la composition non restreinte est acceptée, et x est un objet. Une partie temporelle de y étant un objet composé des contenus matériels de y présents dans un sous-intervalle de I, x est une partie temporelle de y.
La DATP peut également être justifiée par l’acceptation du principe de décomposition non restreinte, lequel serait soutenu par un argument parallèle à celui en faveur de la composition non restreinte. On pourrait enfin noter en faveur de la DATP que I, comme tout intervalle de temps, est arbitrairement divisible. L’extension temporelle de y n’étant autre chose que I, elle est divisée, comme lui, en parties arbitraires; y a ainsi des parties temporelles arbitraires.
Pour ces raisons, la DATP est acceptée par la plupart des perdurantistes — et, plus précisément, par tous les limitistes. Van Inwagen note ainsi que
tous les philosophes qui acceptent l’existence de parties temporelles (propres) accepteraient ce qui peut être appelé la doctrine des parties temporelles arbitraires (DATP) (Van Inwagen, Reference Inwagen1981, p. 91).
De même, Sider (Reference Sider1997, p. 204) considère que ce principe est «au cœur» du perdurantisme.
Puisque la DATP justifie la fondation de la structure méréologique temporelle des objets dans celles des intervalles temporels qu’ils occupent, et donc l’individuation des parties temporelles par leurs limites temporelles, elle constitue la seconde raison d’être limitiste.
2.5. Le limitisme permet d’éviter le problème de la coïncidence
La troisième raison d’individuer les parties temporelles par leurs limites temporelles est que cela semble constituer une meilleure défense du perdurantisme que le principisme, en lui conférant un argument de plus face à l’endurantisme : le perdurantisme limitiste, contrairement à l’endurantisme et au perdurantisme principiste, permettrait d’éviter le problème de la coïncidence.
Ce problème peut être formulé à partir d’une difficulté soulevée par van Inwagen (Reference Inwagen1981). Si Descartes perd sa jambe gauche en t, il continue cependant d’exister après t. La jambe gauche de Descartes étant une partie de Descartes, Descartes a deux parties avant t : sa jambe gauche et Descartes-moins-sa-jambe-gauche, nommée D-moins. Avant t, Descartes et D-moins sont deux objets différents puisqu’ils n’ont pas la même extension. Mais après t, Descartes semble identique à D-moins. Or, ceci contredit le principe de la transitivité de l’identité : deux objets (Descartes et D-moins) qui étaient différents ne peuvent pas devenir identiques.
Une solution endurantiste consiste à dire qu’après t, Descartes et D-moins restent bien deux objets distincts, mais qu’ils coïncident. Cependant, ceci est contestable : rien ne semble justifier la distinction de deux objets qui ont la même localisation spatio-temporelle et les mêmes propriétés Footnote 11 .
Le perdurantisme offre une solution à ce problème, en distinguant entre, d’une part, les parties temporelles de Descartes et de D-moins avant t et, d’autre part, leurs parties temporelles après t. Dès lors, ce sont des entités différentes qui, avant t, sont distinctes et, après t, sont identiques. La transitivité de l’identité est alors préservée sans que Descartes et D-moins ne coïncident : ils ont simplement, après t, des parties temporelles en commun, comme deux siamois peuvent partager une main. Au contraire, faute de parties temporelles, l’endurantisme est contraint d’admettre la coïncidence de deux objets, de renoncer à la transitivité de l’identité, ou de soutenir, comme le suggère van Inwagen, que la jambe gauche de Descartes n’existe pas. Aucune de ces solutions n’étant satisfaisante, la résolution du problème de la coïncidence constitue un argument de poids en faveur du perdurantisme.
Pourtant, comme le note Heller (Reference Heller1993), on peut douter que les principistes puissent bénéficier de cet argument. En effet, selon eux, un principe d’unité détermine des conditions suffisantes pour individuer une partie temporelle numériquement distincte des autres. Ainsi, pour un principiste qui individue les parties temporelles par leur unité qualitative, la couleur verte suffit à individuer une partie temporelle de la pomme numériquement distincte des autres, la première. De même, pour un principiste individuant les parties temporelles par leur fonction, le rôle d’élève de la Flèche suffit à individuer une partie temporelle de Descartes, disons la seconde. Pourtant, un objet peut présenter plusieurs qualités ou avoir plusieurs fonctions en même temps. La pomme est, au début de son existence, à la fois verte et légère. De même, lorsqu’il est élève à la Flèche, Descartes est aussi résident de la région du Maine. Par conséquent, si chacune de ces caractéristiques individue une partie temporelle numériquement distincte des autres, elles individuent ensemble plusieurs parties coïncidentes. Ainsi, au début de l’été, il y a (au moins) deux parties temporelles coïncidentes de la pomme, une individuée par sa couleur et une autre individuée par sa masse. De même, après 1604, deux parties temporelles de Descartes coïncideront : celle où il est élève à la Flèche et celle où il est résident du Maine. Le principisme perdrait ainsi l’un des arguments majeurs pour la défense du perdurantisme et poserait, intrinsèquement, le problème de la coïncidence.
2.6. Les principes d’unité proposés par les principistes seraient insuffisants et arbitraires
La quatrième raison d’être limitiste est l’insuffisance et le caractère arbitraire des principes d’individuation proposés par les principistes.
Un principiste pourrait rejeter l’existence d’entités coïncidentes et maintenir que c’est, par exemple, une même partie temporelle de la pomme qui satisfait le principe d’unité donné par la qualité de différentes façons — en étant verte et en étant légère —, et que c’est une même partie temporelle de Descartes qui satisfait le principe d’unité de la fonction — en étant élève à la Flèche et résident du Maine. Toutefois, puisqu’un objet peut être vert sans être léger et inversement, ces deux qualités n’impliquent pas l’identité des parties qu’elles d’individuent. Il en va de même pour les autres principes d’unité proposés. Ainsi, puisqu’un résident du Maine n’est pas nécessairement élève à la Flèche, le principe de la fonction ne rend pas compte de l’identité des parties de Descartes qu’il individue. Dès lors, s’il rejette les entités coïncidentes, le principiste doit aussi reconnaître que son principe d’unité est insuffisant pour établir l’identité numérique d’une partie à travers ses différentes individuations.
Ceci est encore aggravé par la pluralité des principes d’unité proposés : l’unité d’une partie temporelle peut tenir à sa qualité, mais aussi, entre autres, à sa fonction, à son rôle causal, à sa substantialité ou encore à son atomicité. C’est ainsi que la première partie temporelle de la pomme peut être individuée par sa couleur, mais aussi par sa non-comestibilité. Dès lors, la conjonction de ces principes accentue le problème de la coïncidence — par exemple entre une partie verte et une partie non-comestible — ou, si l’on refuse les entités coïncidentes, celui de l’insuffisance de ces principes à établir l’identité numérique d’une partie à travers ses différents modes d’individuation — puisque des espèces de pommes sont de couleur verte lorsqu’elles sont comestibles.
Inversement, puisqu’aucun de ces principes ne semble plus intimement lié au temps que les autres, et que la plupart peuvent être satisfaits de différentes façons, le choix d’un principe d’unité à l’exclusion des autres semble «arbitraire et artificiel» (Heller, Reference Heller1993, p. 59). Au contraire, le limitisme propose un principe d’individuation unique et directement temporel, et c’est la raison pour laquelle Heller le choisit (ibid.).
En d’autres termes, la pluralité des principes d’individuation montre qu’aucun n’est suffisant pour établir l’identité d’une partie temporelle ni nécessaire pour la distinguer numériquement des autres. En ce sens, les principes d’individuation proposés par les principistes seraient arbitraires.
Enfin, ces principes semblent également insuffisants pour établir la distinction numérique entre les parties temporelles. Par exemple, si Philippe est successivement sobre, ivre, puis à nouveau sobre Footnote 12 , mais ne subit aucun autre changement, le principe d’unité qualitative ne permettra pas de distinguer la première partie temporelle de Philippe de la troisième, toutes deux marquées par la sobriété. De même, la fonction de chef de l’État échoue à individuer une unique partie temporelle de Napoléon Ier. Dès lors, le principiste doit soit admettre qu’il y a des parties temporellement éparpillées, soit admettre que ses principes ne suffisent pas à établir leur distinction Footnote 13 .
Plusieurs raisons (la réponse à l’objection de van Inwagen, la satisfaction de la définition commune des parties temporelles, la DATP, le problème de la coïncidence et l’arbitraire des principes proposés par les principistes) expliquent ainsi que la majorité des perdurantistes individuent les parties temporelles par leurs limites temporelles. Cependant, cette conception rencontre également plusieurs difficultés.
3. Critique du limitisme
3.1. Le limitisme implique la théorie des contre-parties
D’abord, il n’est pas sûr que le limitisme échappe réellement à l’objection de van Inwagen et préserve l’identité transmondaine des parties temporelles. En effet, l’identification à travers deux mondes d’une partie temporelle individuée par les instants qui la limitent supposerait que ces deux mondes aient la même structure d’instants, le même système temporel. Cependant, les mondes possibles étant par définition Footnote 14 temporellement déconnectés, ils relèvent de systèmes temporels distincts. Or, rien ne peut assurer que ces systèmes soient similaires, ni que leurs instants se correspondent un-à-un. Dès lors, la mention des instants qui délimitent une partie temporelle dans un monde ne suffit pas à l’identifier dans un autre monde. En ce sens, malgré la réponse de Sider à l’argument de van Inwagen, le limitiste est au mieux contraint d’adopter une théorie des contre-parties, ce qu’accepte Heller (1993, p. 59), au pire contraint de renoncer à l’analyse des modalités en termes de mondes possibles.
3.2. Le limitisme implique le substantialisme moniste
Ensuite, même au sein d’un monde donné, on peut s’interroger sur la capacité des instants à individuer des parties temporelles ou, de façon équivalente, sur la capacité de la structure méréologique du temps à déterminer la structure méréologique des objets matériels. La réponse à cette question dépendant de la conception du temps (substantialiste ou non) et de sa relation (d’identité ou de différence) aux objets que l’on adopte, il convient d’examiner tour à tour ces différentes hypothèses et leur compatibilité avec le limitisme.
3.2.1. Le limitisme est incompatible avec le non-substantialisme
Le non-substantialisme soutient que le temps et les instants n’ont pas d’existence indépendamment des objets et des événements qui sont dans le temps. Il est souvent motivé par l’hypothèse selon laquelle les éléments de base de l’ontologie sont des entités matérielles concrètes : les instants et le temps étant, indépendamment des événements et des objets, abstraits et immatériels, ils ne sont pas, suivant cette hypothèse, primitifs. Ils sont dérivés de ce qui est concret et matériel, c’est-à-dire les objets et les événements qu’ils subissent. La structure du temps est alors fondée sur la structure de ces derniers. Au contraire, le limitisme soutient que c’est la structure méréologique du temps qui fonde celle des objets. Puisque la fondation est une relation asymétrique, les deux positions sont incompatibles. Et puisque la fondation implique une indépendance du fondement vis-à-vis du fondé, le limitisme suppose que le temps, au moins en tant que structure, existe indépendamment des objets et de leur structure Footnote 15 . Le limitisme suppose ainsi le substantialisme.
3.2.2. Limitisme et substantialisme
Le substantialisme soutient que le temps et sa structure ont une existence propre, non dérivée. Il se présente essentiellement sous deux formes, une dualiste et une autre moniste.
Le substantialisme dualiste soutient que le temps et les objets ont des existences indépendantes, qu’ils sont mutuellement extrinsèques : les objets occupent simplement le temps. Or, Kris McDaniel (Reference McDaniel2007) montre que cette relation d’occupation est insuffisante pour que la structure du temps Footnote 16 détermine celle des objets. La première prémisse de son argument pose que la structure est une propriété intrinsèque Footnote 17 . La seconde est le «principe de Hume» :
Soit F et G des propriétés intrinsèques accidentelles; soit R une relation fondamentale; soit x et y des entités contingentes et qui ne se recouvrent pas. Alors il n’est pas le cas que, nécessairement, Rxy seulement si (Fx si et seulement si Gy) (McDaniel, Reference McDaniel2007, p. 135).
Selon ce principe, le dualisme, qui soutient que les objets et le temps ont des existences distinctes (et donc ne se recouvrent pas au sens où les uns seraient des parties de l’autre), ne peut pas soutenir que la structure des objets est nécessairement déterminée par celle des intervalles qu’ils occupent. Le limitisme est donc incompatible avec le substantialisme dualiste.
On peut même soutenir que, si les objets ne sont qu’en relation (d’occupation) avec des intervalles de temps qui restent distincts d’eux, alors la structure méréologique de ces intervalles ne détermine jamais qu’une structure purement relationnelle et extrinsèque des objets, que l’on pourrait qualifier de «structure de Cambridge», et non une structure réelle et intrinsèque. Il faut donc distinguer, contrairement à ce que fait la DATP, la structure de l’extension temporelle d’un objet, au sens de la structure de l’intervalle qu’il occupe, de la structure intrinsèque de cet objet lui-même au cours du temps, qui est sa réelle structure temporelle.
Plus généralement, on peut douter que la structure d’une entité immatérielle, comme l’est le temps lorsqu’il est considéré indépendamment des objets qui l’occupent, soit capable de déterminer la structure concrète d’un objet matériel.
Cette difficulté semble évitée par le substantialisme moniste (ou supersubstantialisme) (Sider, Reference Sider2001; Schaffer, Reference Schaffer2009), qui soutient que les objets ne sont rien d’autre que des régions de temps (ou d’espace-temps). Le temps (ou l’espace-temps) et les objets ne forment alors qu’une seule entité, concrète. La structure des objets dépend alors de celle du temps, et la divisibilité arbitraire du temps implique celle des objets (Schaffer, Reference Schaffer2009, p. 135), conformément à ce que supposent les limitistes.
Les alternatives présentées étant exhaustives, le substantialisme moniste semble être la seule métaphysique du temps qui justifie la DATP et qui soit compatible avec le limitisme.
Pourtant, beaucoup de perdurantistes ne sont pas des substantialistes monistes et, comme le reconnait Sider (Reference Sider2001, p. 114), le non-substantialisme est compatible avec le perdurantisme. Il ne devrait donc pas y avoir de lien nécessaire entre la possibilité d’individuer des parties temporelles et le substantialisme moniste.
Bien plus, celui-ci semble priver les perdurantistes de l’avantage de la résolution du problème des intrinsèques temporaires, en invalidant l’objection perdurantiste à une solution endurantiste à ce problème. Cette solution consiste à dire que les propriétés incompatibles sont indexées à des temps : la pomme est verte à t et rouge à t’. L’objection perdurantiste est que ceci rend extrinsèques des propriétés qui sont en réalité intrinsèques. Cependant, cette objection n’est plus valable dans une conception substantialiste moniste du temps : si les objets et leurs parties sont identiques à des intervalles de temps, alors l’indexation des propriétés des objets à ces intervalles ne les rend pas plus extrinsèques que leur assignation, admise par tous les perdurantistes, à des parties des objets. Dès lors, puisque le limitisme n’est compatible qu’avec le substantialisme moniste, il prive le perdurantisme de sa principale justification face à l’endurantisme.
3.3. L’individuation des parties temporelles par leurs intervalles est insuffisante et arbitraire
Plus généralement, indépendamment de la considération des liens entre le substantialisme moniste et le limitisme, on peut douter que ce dernier, simplement en tant qu’il repose sur la DATP, soit apte à résoudre le problème des intrinsèques temporaires. En effet, selon la DATP, les limites de n’importe quel sous-intervalle de l’intervalle de temps occupé par un objet permettent d’individuer une partie temporelle de cet objet. Par exemple, le découpage d’un sous-intervalle «30 aout-7 septembre» au sein de l’intervalle temporel «1er juin- 1er octobre» occupé par une pomme suffirait à individuer une partie temporelle de cette pomme, disons pomme-13. Pourtant, si la pomme passe du vert au rouge le 1er septembre, alors pomme-13 comprend un changement de propriétés intrinsèques qui n’est pas expliqué par la distinction entre une partie temporelle où la pomme est complètement verte et une partie temporelle où elle est complètement rouge. En cela, le principe d’individuation proposé par les limitistes est insuffisant pour résoudre le problème des intrinsèques temporaires.
Un limitiste pourrait certes rétorquer qu’en vertu du principe de décomposition non restreinte, la DATP implique aussi que pomme-13 recouvre des parties temporelles plus courtes qu’elle, et qui n’ont chacune qu’une seule couleur. Cependant, à partir de la seule considération de la structure temporelle de l’intervalle occupé par la pomme, rien ne permet de décider si ces parties doivent être d’un jour, d’une heure, ou d’une minute. Dès lors, ce sont non seulement les parties temporelles des limitistes, mais aussi leur principe d’individuation, qui sont arbitraires.
La meilleure solution — et peut-être la seule — proposée par les limitistes pour éviter l’arbitraire et la possibilité de changement au sein des parties temporelles est de se fonder sur la divisibilité infinie du temps, et de restreindre la DATP en limitant les sous-intervalles à des instants Footnote 18 . On passerait alors de la DATP à la DITP (doctrine des parties temporelles instantanées) : un objet a une partie temporelle différente à chaque instant où il existe. Si toute différence d’instant implique un changement possible, la DITP permettrait également au limitiste de rendre compte des changements simplement possibles Footnote 19 .
Cependant, si la série des instants est dense (c’est-à-dire si, entre deux instants quelconques, il y a toujours un troisième instant) ou continue, la DITP interdit l’existence de parties temporelles à la fois simples — c’est-à-dire non subdivisées en sous-parties — et étendues, alors que beaucoup de perdurantistes (par exemple Lewis, Reference Lewis1983 et Sider, Reference Sider2001 et 2007) souhaitent en préserver la possibilité Footnote 20 . C’est également le cas de la DATP, en tant qu’elle implique la DITP. En outre, si tout intervalle de temps est ainsi structuré de façon homogène en instants, la DITP rend la structure méréologique des objets nécessaire, même si leur localisation ne l’est pas. Elle contraint donc à l’essentialisme méréologique.
Ensuite, les parties temporelles étant des objets numériquement distincts les uns des autres, si l’objet ne change pas pendant un intervalle de temps, la DITP implique — et la DATP autorise — la distinction de plusieurs parties immédiatement successives, mais qualitativement et spatialement identiques. Lewis note ainsi :
Il est possible que deux étapes d’une personne existent successivement, l’une juste après l’autre, mais sans recouvrement. Bien plus, les qualités et la localisation [spatiale] de la seconde lorsqu’elle apparaît peuvent correspondre exactement à celles de la première lorsqu’elle disparaît (Lewis, Reference Lewis1983, p. 76) Footnote 21 .
Pourtant, lorsque cette possibilité est réalisée, rien d’intrinsèque à ces parties ne justifie l’apparition de l’une et la disparition de l’autre. Le limitisme distingue alors ce qui paraît identique et, corrélativement, pose des entités dépourvues d’identité et d’unité intrinsèque. Or cela soulève une objection endurantiste classique, que Judith J. Thomson formule dans les termes de la DITP, mais qui porte plus généralement contre toute forme de DATP :
Cela me semble être une métaphysique folle […]. Pendant que je tiens le morceau de craie dans ma main, une nouvelle chose, une nouvelle craie, vient constamment à l’existence ex nihilo (Thomson, Reference Thomson1983, p. 213).
Certes, le principisme n’exclut pas plus que le limitisme l’existence de parties temporelles instantanées et, en distinguant des parties temporelles, il implique aussi — s’il considère que seuls les objets présents existent — l’apparition et la disparition de parties temporelles au cours de l’existence de l’objet. Cependant, contrairement à la DITP, il n’est pas contraint de poser que toutes les parties sont instantanées et donc, qu’à chaque instant, un objet disparaît et un autre apparaît. En cela, sa conception est, aux yeux de l’endurantiste et du sens commun, moins improbable que celle d’un limitiste instantanéiste. Ensuite et surtout, contrairement à la DATP, et donc au limitisme en général, le principisme explique ces apparitions et disparitions. Notamment, selon le principe d’unité qualitative, un changement qualitatif peut rendre raison de la fin d’une partie temporelle et du début d’une autre.
En d’autres termes, le limitisme se voit contraint de choisir entre deux formes d’arbitraire : soit il soutient que les parties sont individuées par des intervalles dont la durée est déterminée de façon arbitraire, soit il soutient que les parties sont individuées par des instants, mais alors, outre qu’il s’engage à l’essentialisme méréologique, il doit accepter de distinguer des entités qui semblent identiques et les dépouiller de toute unité intrinsèque.
3.4. Le limitisme ne permet pas d’individuer d’authentiques parties temporelles
Un limitiste pourrait certes rétorquer que, tout comme il assume la possibilité d’une succession immédiate de parties qualitativement et spatialement identiques, il assume leur absence d’unité et d’identité intrinsèques. Lewis précise ainsi qu’une partie temporelle, telle qu’il la conçoit, est une simple «subdivision», et non une «subdivision bien démarquée qui tient lieu d’unité dans une explication causale» (Lewis, Reference Lewis1983, p. 77). Cependant, cette conception des parties temporelles est problématique, même d’un point de vue perdurantiste.
D’abord, elle constitue un obstacle à l’explication perdurantiste de la composition des objets à partir des relations causales entre leurs parties temporelles Footnote 22 . Les nombreux perdurantistes recourant à cette explication ne pourraient donc pas adopter cette conception.
Ensuite, l’absence de «démarcation» entre les parties ainsi individuées rend leurs limites artificielles. Ce sont, dans les termes de Barry Smith et Achille C. Varzi (Reference Smith and Varzi2000), des frontières fiat, dépendantes d’une décision humaine extrinsèque à l’objet, et non des frontières bona fide, en bonne et due forme. Par conséquent, les parties temporelles qu’elles délimitent sont également des entités fiat, ce qui rend leur statut d’objet sujet à caution. Une partie temporelle étant, d’après la définition commune, un objet, on pourrait donc contester aux entités temporelles individuées par le limitiste le statut de partie.
Or ceci est d’autant plus regrettable que les objets qui soulèvent le problème des intrinsèques temporaires, c’est-à-dire les objets non homogènes, ont bien des parties temporelles qui sont des objets bona fide. Paolo Dau (Reference Dau1986) souligne ainsi que les objets non homogènes présentent des divisions «naturelles», et donc bona fide, qui permettent d’y découper des «parties-objets». Ainsi, de même qu’une table a cinq parties — un plateau et quatre pieds — qui sont «d’authentiques objets», on peut considérer que la vie d’un papillon est naturellement et intrinsèquement décomposée en trois parties : la larve, la chrysalide, l’imago. Au contraire, comme le souligne Dau, dire que tous les objets sont arbitrairement et infiniment divisés revient soit à les réduire à leur matériau («stuff»), «ce qui rend la distinction entre constitution et identité difficile» (Dau, Reference Dau1986, p. 462), soit à les traiter comme des homéomères, ce qui est illégitime et masque les parties réelles des objets pour les remplacer par des entités fiat. De par cette incohérence et le caractère artificiel des entités qu’il pose, le limitisme prête ainsi le flanc à l’objection endurantiste récurrente selon laquelle les parties temporelles sont simplement incompréhensibles Footnote 23 .
Notons enfin que la supposition de telles entités n’est pas justifiée par la résolution du problème des intrinsèques temporaires, qui n’exige de distinguer des parties temporelles que lorsque l’objet change. Au contraire, en autorisant la distinction de parties entre lesquelles il n’y a aucun changement, le limitisme constitue, pour reprendre les termes de Mark Johnston (Reference Johnston1987, p. 117), une «sur-réaction» illégitime au problème des intrinsèques temporaires.
Pour résumer, le limitisme semble arbitraire à plusieurs titres. D’abord, il implique le substantialisme moniste, qui n’est pas analytiquement lié au perdurantisme et qui légitime une solution endurantiste au problème des intrinsèques temporaires. En ce sens, et parce qu’il constitue une sur-réaction illégitime à ce problème, le limitisme fait perdre au perdurantisme sa principale motivation. Ensuite, que le limitisme implique ou non le substantialisme moniste, il ne donne pas de principe suffisant pour déterminer la durée des intervalles par lesquels il individue les parties temporelles. Dès lors, et même s’il choisit de les individuer par des instants, les parties temporelles qu’il individue sont des entités fiat, dépourvues d’identité intrinsèque, dont la distinction numérique est injustifiée et dont le statut d’objet et de partie est douteux.
Pour que le perdurantisme soit acceptable, il doit donc au contraire, conformément à ce que propose le principisme, individuer des parties temporelles bona fide, dotées d’une unité intrinsèque, à partir de cette unité elle-même. Il doit cependant, ce faisant, éviter à la fois les objections des endurantistes et celles des limitistes.
4. Une solution principiste
4.1. Les exigences
Pour éviter les objections susmentionnées, une individuation principiste des parties temporelles doit satisfaire à plusieurs exigences.
D’abord, elle doit éviter d’impliquer des théories contestables et non analytiquement liées au perdurantisme, notamment la théorie des contre-parties, le substantialisme, l’impossibilité de l’existence de simples étendus ou encore l’essentialisme méréologique.
Ensuite, pour éviter les objections endurantistes, elle doit proposer une notion de partie temporelle qui soit intelligible, par exemple en faisant des parties temporelles des «parties-objets».
Enfin, pour éviter les objections des limitistes, elle doit proposer un principe d’individuation qui ne soit pas arbitraire, et qui soit suffisant pour individuer pleinement les parties temporelles. Ce principe doit notamment permettre de préserver la solution perdurantiste au problème de la coïncidence. Ceci est possible, selon Heller, si le principe d’individuation proposé est assez «conservateur», c’est-à-dire si «les descriptions qui correspondent aux conditions d’identité sont telles qu’aucun objet ne peut satisfaire plus d’une d’entre elles» (Heller, Reference Heller1993, p. 55).
4.2. Une hypothèse principiste
L’hypothèse de l’existence de parties temporelles étant avant tout motivée par la résolution du problème des intrinsèques temporaires, le principe d’individuation proposé sera légitime, et non arbitraire, dans la mesure où il permet de résoudre ce problème. Or, pour résoudre le problème des intrinsèques temporaires, il suffit au perdurantiste d’accepter ce que McDaniel (2007, p. 138) appelle le principe de variation qualitative (PQV), et de l’appliquer au temps (PQVT). En modifiant la formulation de McDaniel, ce principe est :
(PQVT) Si un objet présente des variations qualitatives au cours du temps (c’est-à-dire des changements), alors il a des propriétés incompatibles F et G et différentes parties temporelles, l’une instanciant F et l’autre instanciant G.
Des propriétés incompatibles peuvent être définies comme des propriétés de même déterminable — par exemple deux couleurs — mais de qualités (déterminées) différentes —par exemple du rouge et du vert Footnote 24 . En assurant qu’elles sont instanciées par des parties différentes, ce principe permet de résoudre le problème des intrinsèques temporaires. Bien plus, en fondant la distinction des parties dans l’incompatibilité des propriétés de l’objet, ce principe justifie entièrement l’individuation des parties temporelles par cette résolution : un objet a exactement autant de parties temporelles qu’il a, successivement, de propriétés intrinsèques incompatibles, ou de groupes incompatibles de propriétés intrinsèques simultanées. Une individuation des parties temporelles qui repose sur ce principe sera donc complètement justifiée.
La succession de deux propriétés intrinsèques (ou de deux groupes de propriétés intrinsèques simultanées) incompatibles étant un changement intrinsèque, le principe d’individuation le plus légitime d’une partie temporelle est son absence de changement intrinsèque, ou, de façon équivalente, son identité qualitative à travers le temps. Des parties temporelles sont alors distinguées à chaque changement intrinsèque, mais seulement à chaque changement intrinsèque, et une partie temporelle est décrite par l’énumération de toutes ses propriétés intrinsèques.
On peut dès lors définir une partie temporelle x d’un objet y :
(PT) x est une partie temporelle de y = df (1) x est une partie de y; (2) x ne recouvre pas de changement intrinsèque; et (3) x recouvre tout le contenu matériel de y entre deux changements intrinsèques (le début et la fin de y constituant des changements intrinsèques).
En d’autres termes, une partie temporelle d’un objet est une partie de cet objet qui ne comprend aucun changement intrinsèque, et qui dure tant que l’objet ne change pas. Corrélativement,
w et x sont deux parties temporelles de y distinctes, ssi (1) w et x sont des parties de y; (2) chacune recouvre tout ce qui fait partie de y pendant sa durée; et (3) y subit au moins un changement intrinsèque pendant l’intervalle continu de temps où sont w et x.
Les parties étant distinguées par des changements, elles sont spécifiquement temporelles. Si l’objet change, leur durée est inférieure à celle de leur tout, elles en sont des parties propres. La condition (2) du corollaire assure que les parties distinctes occupent des intervalles distincts. (PT) respecte donc la définition commune des parties temporelles. Enfin, la condition (2) de (PT) assure qu’aucune partie temporelle ne recouvre de changement.
Les parties temporelles ainsi individuées sont d’ailleurs proches d’entités conçues par l’une des premières formulations du perdurantisme, celle donnée par Russell en 1914 et reprise en 1948 en termes de complexes complets et incomplets. Russell (1948, p. 304) définit un complexe complet comme un groupe d’événements tel que i) tous les membres du groupe sont simultanés, et ii) aucun membre extérieur au groupe n’est simultané à tous les membres du groupe. Il définit ensuite un événement comme un complexe incomplet de qualités, c’est-à-dire un groupe de qualités qui satisfait la première condition des complexes complets, mais non la seconde. Puisque Russell considère que les relations de succession sont assurées par des changements qualitatifs, les complexes complets et incomplets sont délimités par des changements. Et comme les complexes complets excluent tout événement non simultané à tous ceux qui le constituent, et que les événements sont conçus par Russell comme de simples faisceaux de qualités simultanées, les complexes complets et incomplets sont également exempts de changement.
Notons que les parties temporelles définies par (PT) ne sont pourtant complètement assimilables ni à des événements russelliens, ni à des complexes complets. D’une part, les événements russelliens n’étant pas soumis à la seconde condition des complexes complets, l’absence de changement en leur sein n’est assurée que par une théorie du faisceau, qui garantit qu’un événement n’est qu’un groupe de qualités simultanées données. Au contraire, (PT) est compatible avec une autre théorie des événements et des objets. D’autre part, puisque Russell considère qu’il n’y a pas de durée sans changement, ses complexes complets sont nécessairement instantanés. Il construit d’ailleurs, dans un cadre non-substantialiste, les instants comme des complexes complets. Au contraire, mon hypothèse est compatible avec celle de l’existence de durées sans changement. Dès lors, les qualités pouvant être temporellement étendues, les parties temporelles peuvent l’être également.
On pourrait certes douter que, d’un point de vue empirique, un objet puisse durer sans subir de changement et donc soutenir que, de ce point de vue, les parties temporelles définies par (PT) sont bien identiques à des complexes complets russelliens. Cependant, si les parties temporelles définies par (PT) s’avéraient être empiriquement instantanées, ce ne serait pas pour les raisons avancées par Russell. Elles leur seraient donc identiques en extension, mais pas en intension. Ceci est notamment mis en évidence par le fait que la possibilité empirique d’une identité d’extension entre les parties temporelles définies par (PT) et les complexes complets russelliens n’enlève rien au fait que les premières, mais non les seconds, peuvent métaphysiquement être étendues. Bien plus, alors que les complexes complets comprennent toutes les qualités simultanées de l’univers, et seraient en ce sens comparables à des parties temporelles de l’univers, je ne considère ici que des parties temporelles d’un objet donné, qui peut être microscopique. De telles parties ne sont donc pas individuées par les changements qualitatifs d’autres objets simultanés à celui qu’elles composent. Dès lors, même d’un point de vue empirique, leur probabilité d’être temporellement étendues est plus grande que celle des complexes complets.
4.3. Les objections endurantistes sont évitées
Cette conception répond à la première exigence en évitant d’impliquer les autres hypothèses contestables susmentionnées.
D’abord, pour les raisons exposées ci-dessus, (PT) n’implique pas l’impossibilité de simples étendus.
Ensuite, la durée des qualités étant contingente, lorsque les parties temporelles sont étendues, leur durée est également contingente. (PT) échappe ainsi à la fois à l’essentialisme méréologique et à l’objection de van Inwagen selon laquelle le perdurantisme impliquerait la théorie des contre-parties.
Enfin, bien que (PQVT) implique que les différentes parties d’un objet occupent différents sous-intervalles de l’intervalle de temps occupé par cet objet, il ne fonde pas la distinction des parties dans la distinction des sous-intervalles, mais dans l’incompatibilité des propriétés successivement instanciées par l’objet : c’est parce que l’objet présente des propriétés incompatibles qu’il a des parties différentes, et c’est parce ces parties et leurs propriétés sont différentes qu’elles occupent des sous-intervalles différents. Dès lors, (PT) rend compte du fait que les différentes parties temporelles occupent des intervalles distincts sans pour autant requérir ni la position primitive d’instants ni, plus généralement, la position d’une structure temporelle indépendante de ce qui existe dans le temps. (PT) évite donc de supposer le substantialisme. Par contre Footnote 25 , il ne l’interdit pas, du moins si ce substantialisme est dualiste. En effet, d’après le principe de Hume, si les objets et le temps ont des existences distinctes, le temps peut préserver sa structure absolue alors même que la structure des objets qui l’occupent est déterminée par leurs changements.
Cette conception satisfait également à la seconde exigence. En effet les parties temporelles définies par (PT) ont une unité intrinsèque propre et une identité bien définie par l’énumération complète de leurs propriétés intrinsèques. Corrélativement, la division de l’objet en parties temporelles est univoque : les parties temporelles sont délimitées par les changements de l’objet. En ce sens, bien que les parties temporelles aient des conditions d’identité plus strictes que les objets — qui peuvent subir des changements —, ce sont des parties-objets non arbitraires et intelligibles par les endurantistes.
4.4. Les objections des limitistes sont évitées
(PT) évite enfin les objections faites par les limitistes aux autres conceptions principistes.
D’abord, les conditions d’identité d’une partie temporelle n’étant pas vagues (il y a ou il n’y a pas de changement), les cas où des contenus composent une partie temporelle et ceux où ils n’en composent pas ne sont pas reliés par une série continue de cas intermédiaires. La restriction imposée à la composition — ou plutôt, ici, à la constitution — d’une partie par des contenus et à la décomposition des objets en parties est donc justifiée.
Ensuite, puisqu’il n’existe qu’une énumération complète des propriétés intrinsèques d’une partie, il n’y a qu’une seule façon d’individuer chaque partie temporelle. Le principe d’individuation proposé est donc assez «conservateur» pour éviter le problème de la coïncidence et établir l’identité de chaque partie.
En outre, les conditions (2) permettent à (PT) et à son corollaire d’établir la distinction de deux parties temporelles qualitativement identiques. En effet, d’après ces conditions, tout changement pendant l’intervalle continu de temps qui recouvre deux contenus qualitativement identiques distingue deux parties temporelles Footnote 26 . Par exemple, si la sobriété de Philippe est interrompue par un état d’ivresse, donc que Philippe subit deux changements entre ses états de sobriété (un de la sobriété à l’ivresse et un autre de l’ivresse à la sobriété), alors ces derniers relèvent de deux parties numériquement distinctes. Ce n’est que si la sobriété de Philippe n’est interrompue par aucun changement dans les propriétés de Philippe qu’elle relève d’une seule et même partie temporelle, qui sera temporellement continue.
Enfin, la résolution du problème des intrinsèques temporaires exigeant que des parties soient distinguées à chaque changement, mais n’exigeant que cela, le principe d’individuation proposé est nécessaire et non arbitraire.
(PT) remplit donc les conditions pour éviter les objections précédemment évoquées. Il est cependant soumis à plusieurs autres objections. J’en examinerai quelques-unes pour conclure.
5. D’autres objections et leurs réponses
Tout d’abord, on pourrait objecter que le principe proposé permet l’individuation des parties mais non leur identification : contrairement à la mention des limites temporelles, il ne permet pas de sélectionner une partie de Philippe sobre plutôt qu’une autre. Ceci est vrai, et c’est la raison pour laquelle il s’agit d’un principe d’individuation et non d’identification Footnote 27 . Par contre, il n’empêche pas une telle identification. Notamment, une partie temporelle pendant laquelle Philippe est sobre peut être sélectionnée parmi d’autres à partir d’autres qualités distinctives de ces parties ou, en leur absence, à partir des relations temporelles qu’elle entretient avec les parties qui lui sont qualitativement identiques : une partie est avant une autre qui est après elle, ou encore, elle est la première alors que l’autre est la dixième partie temporelle pendant laquelle Philippe est sobre.
Ensuite, on pourrait souligner qu’en acceptant l’existence de parties temporelles indivises mais étendues dans le temps, cette hypothèse conçoit les parties temporelles — et les objets qui ne présentent pas de changement — comme des entités endurantes. En ce sens, elle relèverait au moins autant de l’endurantisme que du perdurantisme.
Cependant, de même que, pour tout perdurantiste, l’absence de changement au sein de chaque partie temporelle n’empêche pas l’objet composé de ces parties de changer Footnote 28 , l’absence de sous-parties temporelles au sein des parties temporelles, et donc leur absence de perdurance, n’empêche pas les objets qui présentent des changements de persister en ayant des parties temporelles, et donc de perdurer. Certes, contrairement à ce que suppose la définition du perdurantisme donnée par Zimmermann et mentionnée ci-dessus, cela suppose de distinguer deux manières de persister, en ayant ou non des parties temporelles, mais cette distinction est justifiée par une différence profonde entre ce qui présente des changements (les objets qui changent) et ce qui n’en présente pas (les parties temporelles et les objets qui ne changent pas).
On pourrait également trouver que (PT) est trop restrictif. En effet, selon celui-ci, puisque la somme des trois premières parties temporelles d’un objet qui en comprend dix recouvre deux changements, elle n’est pas une partie temporelle de cet objet, ce qui est contraire au sens généralement admis de «partie».
Il est possible de répondre à cette objection de deux façons. D’abord, la question de savoir si trois parties temporelles consécutives forment une partie d’objet ou un objet complet dépend des conditions (ou de l’absence de condition) de composition des objets, alors que je traite ici de l’individuation des parties temporelles, qui est une question liée, mais distincte. Ensuite, j’entends ici donner le sens primitif de «partie temporelle», celui qui est exigé par la résolution du problème des intrinsèques temporaires ou encore celui qui définit une partie temporelle ultime, c’est-à-dire, dans une perspective moniste, ce à quoi aboutit le principe de décomposition le plus fin et, dans une perspective pluraliste, les éléments de base de la méréologie temporelle. Si une somme de telles parties primitives peut être considérée comme une partie d’objet — par exemple parce qu’elle peut être additionnée à d’autres parties pour constituer un objet plus large —, ce n’est donc qu’en un sens dérivé.
On pourrait encore objecter que (PT) ne prend en compte que les changements actuels, alors que les changements possibles distinguent non seulement des parties temporelles possibles, mais encore des parties temporelles actuelles. En s’appuyant sur une analogie avec les objets homogènes spatialement étendus, Hawley soutient ainsi que les objets qui ne changent pas, mais qui auraient pu le faire, ont des parties temporelles actuelles :
Si l’objet homogène n’a pas actuellement de parties spatiales, nous sommes confrontés à un problème. L’objet aurait pu devenir hétérogène au milieu de sa carrière — quelqu’un aurait pu peindre des stries dessus. Alors, vraisemblablement, il aurait eu des parties. Mais aurait-il eu des parties avant la peinture, à cause de la peinture ultérieure, ou est-ce que la peinture crée ses parties? Aucune de ces options n’est attirante (Hawley, Reference Hawley2001, p. 55).
Hawley en conclut que les parties temporelles doivent être individuées en fonction des changements simplement possibles des objets. Puisque, selon Hawley (2001, p. 50), la fréquence des changements possibles d’un objet est déterminée par le degré de finesse de la structure de l’intervalle temporel qu’il occupe, son argument constitue une défense du limitisme.
Pour répondre à la question posée par Hawley, notons tout d’abord qu’en tant que le problème posé est spatial, il est résolu par le perdurantisme : si l’objet avait été peint à t, il aurait eu deux parties temporelles : l’une, avant t, qui aurait été spatialement homogène, et l’autre, après t, qui aurait été spatialement hétérogène, striée. Il est inutile de supposer que l’objet aurait eu des parties spatiales avant d’être peint. Le changement constitué par la peinture aurait déterminé une division en deux parties temporelles, et les stries auraient divisé la seconde en parties spatiales.
En outre, il n’est pas sûr que ce cas ait un strict analogue temporel. Le seul analogue disponible semble être modal : un objet qui n’a jamais changé aurait pu le faire. Mais, d’après notre hypothèse, cela signifie seulement que cet objet admet des changements possibles, donc qu’il a des parties temporelles possibles, pas qu’il a des parties temporelles actuelles Footnote 29 .
Enfin, on pourrait rejeter (PQVT) en doutant que le changement de propriétés soit une condition suffisante pour distinguer des parties. On pourrait notamment s’appuyer sur l’analyse de Josh Parsons (Reference Parsons2000) du changement d’un objet en termes de la possession, par cet objet, d’une unique propriété distributionnelle intrinsèque. Ainsi, de même qu’un tisonnier qui change de température aurait l’unique «propriété distributionnelle d’avoir cette distribution de chaleur» (Parsons, Reference Parsons2000, p. 410), on pourrait dire que la pomme qui change de couleur a non pas différentes propriétés incompatibles, mais une seule propriété distributionnelle intrinsèque : avoir cette distribution de couleurs. Il n’y aurait pas alors de propriétés incompatibles, ni même de pluralité de propriétés justifiant une diversité de parties temporelles de l’objet. Cependant, de telles propriétés distributives, même si elles étaient les plus fondamentales, en impliqueraient d’autres : des températures et des couleurs successivement présentées par l’objet et séparées par des changements. D’après (PT), une propriété distributionnelle implique donc bien, en impliquant une succession de propriétés incompatibles séparées par des changements, une division de l’objet en parties temporelles.
Les arguments avancés ne suffisent certes pas à invalider définitivement le limitisme, ni ne prétendent le faire, surtout si l’on se place, ce que je ne fais pas, dans une conception substantialiste moniste du temps. Ils tendent simplement à montrer que, indépendamment de la conception du temps que l’on choisit, le principisme peut proposer un principe d’individuation mieux fondé que celui proposé par le limitisme, et plus apte à défendre le perdurantisme contre les objections endurantistes.
Remerciements :
Je remercie Uriah Kriegel pour ses précieux commentaires. Je remercie également le Professeur Claudine Tiercelin et Jean-Baptiste Guillon pour avoir organisé le «Groupe d’études en métaphysique» (2016-2017) et le colloque «Métaphysique de la composition» (29-30 juin 2017) au Collège de France, durant lesquels des versions antérieures de cet article ont été présentées. Merci enfin aux participants de ce groupe et de ce colloque pour leurs remarques avisées. Je pense en particulier à Guillaume Bucchioni, Ghislain Guigon, Jean-Baptiste Guillon, Sébastien Motta, Jean-Baptiste Rauzy et Sébastien Richard.