Dans la Promenade du sceptique, Diderot place dans la bouche de Cléobule cette réplique adressée à Ariste : «Si les hommes n’étaient ignorants que pour n’avoir rien appris, peut-être les instruirait-on; mais leur aveuglement est systématique»Footnote 1. Ces lignes ne reflètent manifestement pas la position de Diderot qui, à la manière de Socrate, employa sa vie à troubler les certitudes non des seuls philosophes, mais de tous les hommes. Nous suggérons donc de détourner le sens de la formule «leur aveuglement est systématique», pour lui faire signifier deux choses en accord avec les idées du philosophe.
1) L’esprit de système des philosophes du XVIIe siècle est une forme de cécité. Cette thèse correspond bien non seulement à la pensée de Diderot, mais aussi de Locke, Berkeley, Condillac, Voltaire ou encore D’Holbach. Régulièrement dans leurs œuvres, ces philosophes accusent en effet d’aveuglement les bâtisseurs de systèmes — notamment Descartes, Malebranche, Spinoza. Ainsi de Voltaire qui, dans ses Lettres philosophiques, évoque, à propos de Descartes, cet «esprit systématique qui aveugle les plus grands hommes»Footnote 2. Que la cécité soit prise pour métaphore de l’ignorance n’est pas nouveau. Cependant, le XVIIIe siècle opère un renversement de son emploi traditionnel. Dans l’histoire des idées, la cécité représentait jusqu’alors, fondamentalement, l’ignorance de la divinité. C’est le cas chez Platon qui, sous les traits d’une caverne obscure, dépeint la méconnaissance du monde divin des Idées. C’est le cas plus tard des Évangiles, d’après lesquels Jésus rend la vue, c’est-à-dire accorde la foi, à ceux qui vivaient dans l’ignorance du vrai Dieu et de ses lois. C’est le cas au XVIIe siècle, par exemple sous la plume de Descartes qui, dans les Règles pour la direction de l’esprit, va jusqu’à comparer à la lumière du soleil l’esprit humain lui-même, auquel «il n’est besoin d’imposer […] aucune limite» (Descartes, Reference Descartes1996, p. 2). Au XVIIIe siècle, ce sont au contraire ceux qui, théologiens ou philosophes, prétendent avoir quitté la caverne et atteint une connaissance d’ordre divin qui sont décrits comme des aveugles. Il n’est pas peu paradoxal que la prétention au savoir suprême soit devenue synonyme de cécité.
2) L’esprit systématique, que les Lumières françaises opposent à l’esprit de système, relève lui aussi de l’«aveuglement». Autrement dit, les systèmes — ou à tout le moins les pensées — que les philosophes substituent à ceux du XVIIe siècle mobilisent, pour se construire, l’expérience de la cécité. Si la Lettre sur les aveugles fait ici figure de paradigme, elle s’inscrit dans une histoire qui débute, ou du moins prend son envol avec John Locke. Ce second sens que l’on peut attribuer à l’énoncé diderotien s’inscrit à contre-courant de l’image d’Épinal des Lumières : se déploie, dans ce cadre, une conception de la connaissance qui s’enracine dans les ténèbres.
Ainsi souhaitons-nous traiter des rapports que la cécité entretient avec l’idée de système au siècle des LumièresFootnote 3, en tant qu’elle constitue à la fois un levier pour la critique des métaphysiques abstraites et un lieu d’élaboration de philosophies conscientes des limites de la raison. Le problème qui se pose est alors le suivant : comment la cécité peut-elle être solidaire tant de l’esprit de système que de l’esprit systématique? Peut-on se contenter de répondre que la cécité métaphorique vient servir la critique du premier, et la cécité prise au propre l’élaboration du second? Nous verrons que le dispositif est plus subtil, c’est-à-dire qu’il convient mieux de faire le départ entre une bonne et une (ou des) mauvaise(s) cécité(s), et que cette distinction traverse celle qui sépare les aveugles des clairvoyants.
1. La cécité au principe de l’esprit de système
Pour les philosophes des Lumières françaises, les penseurs systématiques raisonnent comme des aveugles. La cécité est selon eux au fondement de l’élaboration des pensées abstraites et closes sur elles-mêmes du XVIIe siècle européen. Dans ce cadre, deux figures d’aveugle sont mobilisées, représentant deux tendances à l’œuvre dans l’esprit de système : l’aveugle qui nie que la vue existe parce qu’il ne la connaît pas, et celui qui croit savoir ce qu’elle est. Cependant, il est particulièrement remarquable qu’au fil du siècle, la cécité sera prise au propre, et l’esprit de système considéré comme véritable défaut de vision.
1.1. L’aveugle qui nie que la vue existe
Le faiseur de systèmes est tout d’abord comparé, au XVIIIe siècle, à l’aveugle qui nie que la vue existe du simple fait qu’il ne la connaît pas. Les philosophes, appelons-les rationalistes, pensent posséder et pensent que tous les hommes possèdent la totalité des facultés requises à la connaissance du réel. Cela revient à nier l’existence de puissances intellectuelles, d’une part en plus grand nombre, et d’autre part plus performantes que celles que nous avons. En somme, les systématiques se signalent par leur croyance en la perfection de la raison. Une telle figure d’aveugle court jusqu’à la fin du siècleFootnote 4. Le procédé consiste à susciter un certain décentrement dans l’esprit du lecteur en invoquant une erreur manifeste : nous serions sans doute, pour des intelligences supérieures, aussi ridicules que l’est pour nous un tel aveugle.
Si ne figure pas, dans l’œuvre de Locke, une critique des métaphysiques abstraites en tant qu’elles sont systématiques, c’est bien le philosophe anglais qui, dès la fin du XVIIe siècle, formule les arguments qui seront ensuite repris contre l’esprit de système. Or, à cette occasion, Locke recourt à la comparaison de l’aveugle qui nie l’existence de la vue :
Il ne nous appartient pas de déterminer quelles autres idées simples peuvent avoir d’autres créatures en d’autres parties de l’univers, par d’autres sens et d’autres facultés plus parfaites et en plus grand nombre que celles que nous avons, ou qui en diffèrent. Mais de dire ou de penser qu’il n’y a point de telles facultés, parce que nous n’en avons aucune idée, c’est raisonner aussi juste qu’un aveugle qui soutiendrait qu’il n’y a ni vue ni couleurs, parce qu’il n’a absolument point d’idée d’aucune telle chose, et qu’il ne saurait se représenter en aucune manière ce que c’est que voirFootnote 5.
Cet aveugle hypothétique raisonne aussi faux que les philosophes qui s’imaginent vivre en compagnie des Idées, au-dehors de la caverne — quand s’imaginer cela revient précisément à y être enfermé : il faut, selon Locke, veiller à ce «que nous ne nous engagions point dans cet abîme de ténèbres […] entêtés de cette folle pensée que rien n’est au-dessus de notre compréhension» (ibid., p. 457). La croyance en la perfection de la raison est pure folie.
Condillac, dans son Traité de 1749, produit la genèse psychologique de cette croyance et en fait l’un des propres de l’esprit de systèmeFootnote 6. La même année, dans sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Diderot reprend la figure de l’aveugle qui nie l’existence de la vue et l’emploie pour accuser de cécité, non pas tant les philosophes systématiques que les théologiens qui refusent d’admettre les découvertes de la science : «Si un homme qui n’a vu que pendant un jour ou deux se trouvait confondu chez un peuple d’aveugles, il faudrait qu’il prît le parti de se taire, ou celui de passer pour un fou» (Diderot, Œuvres complètes, tome I, p. 290). Mais toujours est à l’œuvre le même renversement de la caverne : loin de posséder la lumière, ceux qui prétendent atteindre la connaissance d’ordre divin sont comme des aveugles qui nient les phénomènes de la vue. Cependant, à la différence de ses prédécesseurs, Diderot indique en creux que c’est de vision au sens propre qu’il s’agit : les théologiens contemporains de Galilée refusèrent de voir, de leurs yeux, les taches du soleil et de la lune.
1.2. L’aveugle qui croit savoir ce qu’est la vue
Dans les textes du XVIIIe siècle, le philosophe systématique est en outre comparé à l’aveugle-né qui croit savoir ce qu’est la vue et les sensations qu’elle procureFootnote 7 : comme lui, le systématique pense connaître ce qui outrepasse ses facultés — Dieu, les premiers principes des choses, et finalement tout ce qui va au-delà de l’expérience. Une telle comparaison traverse elle aussi tout le XVIIIe siècleFootnote 8. Faire appel à l’outrepassement évident d’une faculté, la sensibilité, et l’appliquer à la raison : le procédé est efficace.
Comme pour la précédente figure, c’est Locke qui, le premier, donne tout son poids critique à celle de l’aveugle qui prétend savoir ce que sont les sensations de la vue. Nous ne produirons qu’un exemple : celui dont la postérité est la plus remarquable.
Un homme aveugle qui aimait l’étude, s’étant fort tourmenté la tête sur le sujet des objets visibles, et ayant consulté ses livres et ses amis pour pouvoir comprendre les mots de lumière et de couleur qu’il rencontrait souvent dans son chemin, dit un jour avec une extrême confiance, qu’il comprenait enfin ce que signifiait l’Écarlate. Sur quoi son ami lui ayant demandé ce que c’était que l’Écarlate, C’est, répondit-il, quelque chose de semblable au son de la Trompette (Locke, Reference Locke1998, p. 341).
Et John Locke de conclure :
Quiconque prétendra découvrir ce qu’emporte le nom de quelque autre idée simple par le seul moyen d’une définition, ou par d’autres termes qu’on peut employer pour l’expliquer, se trouvera justement dans le cas de cet Aveugle (ibid.)Footnote 9.
Cette question des idées simples que l’on ne saurait définir n’a rien d’anecdotique. Elle s’inscrit dans la double critique lockéenne de la philosophie scolastique d’une part et de la philosophie cartésienne d’autre part. L’erreur commune à ces deux philosophies est de vouloir rendre compte de l’immédiatement connu par l’inconnu, du sensible par le prétendu intelligible. C’est donc leur méthode même que Locke remet en cause, en tant qu’elle est porteuse d’une erreur, que la comparaison de l’«aveugle qui aimait l’étude» rend manifeste.
Dans son Traité, Condillac reprend cette comparaison à son compte, la déploie conséquemment, et fait d’elle rien de moins que l’image même de l’esprit de système. Il s’agit, pour l’abbé, de mettre au jour la vanité des métaphysiques abstraites en démasquant des philosophes qui abusent le peuple par l’obscurité de leurs proposFootnote 10. Pour ce faire, Condillac les extirpe de force de la caverne où ils se trouvent et se complaisent :
[…] retirons-les, pour quelques moments, de ces abîmes, où ils ne peuvent que se perdre; appliquons leur manière de raisonner à des objets familiers, les défauts de leur conduite deviendront sensibles (Condillac, Œuvres complètes, tome II, p. 47).
Et l’abbé de faire appel à un premier exemple d’objet commun, la perception des couleurs, telle qu’un aveugle, en l’occurrence celui de Locke, s’imagine y atteindre. En somme, Condillac, dans ces lignes, ne fait rien qu’expliciter la méthode employée par son prédécesseur dans le passage de l’Essai que nous avons cité.
Or, ce faisant, il explicite aussi le raisonnement que l’aveugle de Locke a produit pour parvenir à sa définition de la couleur écarlate : «J’ai l’idée d’une chose brillante et éclatante dans le son de la trompette; l’écarlate est une chose brillante et éclatante; donc, j’ai l’idée de l’écarlate dans le son de la trompette» (ibid., p. 48). Autrement dit, cet aveugle, à partir d’une idée simple bel et bien en sa possession (celle du son de la trompette), et d’une définition qu’il ne peut en revanche entendre (celle de l’écarlate), a construit un syllogisme et cru augmenter son savoir, quand il ne forma qu’un vain sophisme. Au fondement des systèmes abstraits se trouvent ainsi des définitions purement verbales, basées sur des analogies abusives, et la croyance selon laquelle de simples mots suffisent à occasionner des idées dans l’esprit.
Mais des définitions ne font pas encore un système, lequel consiste, selon l’abbé, en «la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement» (ibid., p. 1). Comment les philosophes systématiques passent-ils des fondations à la construction de l’édifice? Condillac s’attache à révéler le tout de leur méthode, c’est-à-dire à produire la genèse fautive non seulement de leurs définitions, mais encore de leurs systèmes entiers — et ce, en filant la comparaison de l’aveugle à la trompette. Celui-ci, d’après l’abbé,
aurait démontré : 1° qu’on peut exécuter des airs avec des couleurs, comme avec des sons; 2° qu’on peut faire un concert avec des corps différemment colorés, comme avec des instruments; 3° qu’on peut voir des airs comme on les peut entendre; 4° qu’un sourd peut danser parfaitement en mesure […] (ibid., p. 49).
Ce système d’aveugle, très proche de la théorie du père CastelFootnote 11, provient déductivement et nécessairement de ses prémisses : si l’écarlate est identique au son de la trompette, et si toutes les autres couleurs équivalent à tous les autres sons, alors celles-ci, réunies selon des règles, forment un morceau de musique, dont les corps colorés sont les différents instruments. Par conséquent, la musique se voit, et les sourds l’entendent avec les yeux. Pour Condillac, qui hérite de Locke la thèse de l’irréductibilité des sensibles propres, l’absurdité manifeste de ces déductions jette le discrédit sur toutes celles des systèmes abstraits.
À peine quelques mois plus tard, un autre philosophe anti-système pousse la réflexion plus loin encore, et reconduit à la cécité physique la philosophie de Descartes — laquelle, au milieu du XVIIIe siècle, peut encore incarner la métaphysique à abattre. Il s’agit bien sûr de Diderot, qui, dans sa Lettre sur les aveugles, considère que Descartes a raisonné non seulement comme un aveugle, mais en aveugle qui prétend savoir ce qu’est la vue. Ainsi le Philosophe écrit-il, à propos de l’aveugle du Puiseaux :
Je lui demandai ce qu’il entendait par un miroir : «Une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief loin d’elles-mêmes […]». Descartes, aveugle-né, aurait dû, ce me semble, s’applaudir d’une pareille définition (Diderot, Œuvres complètes, tome I, p. 281).
Et Diderot de mettre dans la bouche du Puiseaux le raisonnement sophistique qu’il a dû produire pour parvenir à pareille définition, puis de conclure : «Combien de philosophes renommés ont employé moins de subtilité, pour arriver à des notions aussi fausses!» (ibid., p. 182)Footnote 12. Tout se passe donc comme si, après la définition de l’écarlate, puis de l’ensemble des couleurs, l’aveugle de Locke, repris par Condillac, approfondissait avec Diderot son travail et produisait une théorie physique de la vision. La proximité méthodique avec le passage du Traité des systèmes, ouvrage que Diderot a lu avant d’écrire sa Lettre Footnote 13, est particulièrement frappante. Mais ici, la philosophie à combattre n’est pas celle, comme l’écrivait Condillac, qui s’attache à de grands objets pour que le peuple leur attribue l’obscurité qui qualifie ses seuls proposFootnote 14. Elle est celle qui s’intéresse bel et bien à ce prétendu petit objet qu’est la vision, et en affirme des sottises. Ou plutôt, pour Diderot, ces deux philosophies n’en font qu’une : la métaphysique abstraite repose sur une conception de la vue qui est celle d’un aveugle.
Dans la Dioptrique, Descartes a produit en effet des définitions identiques à celles de l’aveugle du Puiseaux. Les rayons de la lumière sont comparés aux bâtons des aveugles grâce auxquels ils perçoivent les objets — en somme à des lignes droites, dont les propriétés géométriques sont censées rendre compte des principaux phénomènes de la vue (Descartes, Œuvres, tome VI, p. 84-85). Ainsi, pour Diderot, comparaison est bien raison : Descartes a ignoré (ce qui peut être contesté) ce qu’est au sens propre la vision, savoir un ensemble de sensations de couleurs et de lumière irréductibles à la géométrisation. Mais en quoi une telle erreur est-elle au fondement des métaphysiques abstraites?
Premier point : une telle conception de la vision est solidaire du dualisme ontologique. Privilégier la vue sur les autres sens, tout en la pensant sur le modèle du toucher, conduit à concevoir que «les nerfs sont les causes de nos sensations, et qu’ils partent tous du cerveau» (Lettre sur les aveugles, Œuvres complètes, tome I, p. 293) — autrement dit, que la perception consiste en une transformation de mouvements en sensations de l’âme, et que cette âme est spirituelle. Second point : comme l’a souligné Michel Fichant, la conception cartésienne de la vision est au fondement du naturalisme mécaniste : «la géométrisation physique du regard a pour enjeu et pour terme la géométrisation de la nature elle-même, objet de ce regard» (1998, p. 34). C’est bien tout un système qui découle d’une pensée d’aveugle, prise au propre. Avec Diderot, la cécité physique, et non seulement psychique, surgit donc au fondement des systèmes — du moins celui de Descartes — et traverse la distinction aveugle/clairvoyant. On peut, tout en étant voyant, ne pas voir la lumière et faire preuve de cécité.
L’esprit de système est donc une pensée d’aveugle qui repose sur la croyance en la perfection de la raison, tant en extension qu’en compréhension : le philosophe systématique croit que la raison humaine peut accéder à tout ce qu’il y a à connaître, et que la connaissance qu’elle en prend est de part en part adéquate à son objet. Si un aveugle ne peut à la fois prétendre que la vue n’existe pas et qu’il accède à cette même vue, le systématique conjugue ces deux erreurs en un tout d’apparence cohérente. Bien plus, il pense au sens propre en aveugle qui prétend voirFootnote 15. Cependant, ces mêmes philosophes mettent aussi les aveugles de leur côté pour faire vaciller l’esprit de système. Comment la cécité peut-elle être au principe de la construction des systèmes et en même temps constituer une arme anti-système?
2. La cécité comme arme anti-système
Une première réponse n’est pas difficile à produire : si les systématiques pensent comme des aveugles, ou proprement en aveugles qui se fourvoient sur le sens de la vue, il suffit de penser correctement la cécité pour ramener la raison dans le cadre strict de ses limites. Autrement dit, la distinction entre le «point de vue», fautif, de l’aveugle, et celui, instruit, du philosophe, permet de dépasser l’apparente aporie. Autre procédé auquel ont recourt les Lumières françaises : rendre la vue (au moins en pensée) à l’aveugle-né : l’aveuglement systématique se dissipe alors avec la cécité elle-même. Il est toutefois un moyen plus redoutable encore pour défaire l’esprit de système : montrer que tous les aveugles ne sont pas systématiques, et qu’il en est qui savent penser.
2.1. Le point de vue du philosophe sur l’aveugle
Si le systématique raisonne comme un aveugle qui nie que la vue existe ou prétend voir, il suffit au philosophe de rappeler qu’un aveugle n’accède pas à la vision pour bien marquer les bornes de la raison. C’est alors le point de vue du philosophe sur la cécité bien pensée qui fait vaciller l’esprit de système.
Ce point de vue permet d’abord de limiter la raison en extension — de soutenir qu’elle n’a pas tant d’idées que le réel contient de choses. C’est ce que défend Locke dans son Essai et qui sera repris par les philosophes des Lumières :
[…] nous ne pouvons pas former dans notre entendement aucune idée simple, qui ne nous vienne par les objets extérieurs à la faveur des sens, ou par les réflexions que nous faisons sur les propres opérations de notre esprit. […] [J]e serais bien aise que quelqu’un voulût essayer de se donner l’idée de quelque goût dont son palais n’eût jamais été frappé […] : et lorsqu’il pourra le faire, j’en conclurai tout aussitôt qu’un aveugle a des idées des couleurs, et un sourd des notions distinctes des sons (Locke, Reference Locke1998, p. 76).
Nos idées sont ainsi bornées en nombre par nos facultés, en l’occurrence notre sensibilité et notre réflexion.
Ce point de vue du philosophe sur la cécité permet en outre de limiter la raison humaine en compréhension — ou de soutenir que les idées qu’elle atteint ne sont pas des copies conformes des choses. Dans ce cadre, Locke montre qu’il n’y a pas de certitude possible des propositions portant sur les substances prises comme espèces, du fait que nous ne connaissons pas l’essence réelle, ou constitution interne des êtres de la nature :
[…] nous ne pouvons jamais être assurés à l’égard d’aucune partie de matière qui soit dans le monde, qu’elle est, ou n’est pas Or en ce sens-là; par la raison qu’il nous est absolument impossible de savoir, si elle a, ou n’a pas ce qui fait qu’une chose est appelée Or, c’est-à-dire, cette essence réelle de l’Or dont nous n’avons absolument aucune idée. Il nous est, dis-je, aussi impossible de savoir cela, qu’il l’est à un aveugle de dire en quel fleur se trouve ou ne se trouve point la couleur de Pensée, tandis qu’il n’a absolument aucune idée de la couleur de Pensée (ibid., p. 481).
Locke recourt à ce point de vue externe sur l’aveugle parce qu’il offre un cas d’ignorance avérée — là où nous pourrions être tentés d’étendre notre certitude touchant les idées simples de couleurs à l’ensemble des connaissances. Ce point de vue instruit par contraste l’idée que se font de la raison les philosophes anti-systèmes : une faculté qui admet la possibilité des choses dont elle n’a pas l’idée et l’imperfection des idées qu’elle se fait des choses.
2.2. L’aveugle qui recouvre la vue
Avec l’aveugle qui recouvre la vue, les philosophes des Lumières trouvent une façon plus féconde de chavirer les métaphysiques abstraites. Si l’esprit de système est celui d’un aveugle qui se méprend sur la vision, il convient, pour s’en défaire, de conduire cet aveugle hors de sa caverne afin qu’il s’aperçoive que jusqu’alors il ne voyait pas — qu’il accède à la conscience de son ignorance. Dispositif anti-platonicien et anti-cartésien, une telle figure heurte de front l’esprit de système.
Une fois de plus, c’est Locke qui initie la critique, avant même que n’émerge le problème de Molyneux. La figure de l’aveugle qui a perdu la vue et la retrouve lui permet en effet de renverser l’innéisme :
[…] qu’on lève les cataractes de celui qui est devenu aveugle, il aura de nouveau des idées des couleurs, qu’il ne se souvient nullement d’avoir eues […]. D’où je conclus, que toute idée qui est dans l’esprit sans être actuellement présente à l’esprit, n’y est qu’en tant qu’elle est dans la mémoire : […] et que si elle est dans la mémoire, elle ne peut devenir actuellement présente à l’esprit, sans une perception qui fasse connaître que cette idée procède de la mémoire […] (Locke, Reference Locke1998, p. 54).
Ainsi, pour Locke, à la réminiscence d’idées innées devrait être joint le sentiment d’une telle réminiscence. Or, aucune idée qui se présente pour la première fois à l’esprit ne s’accompagne d’une telle impression mémorielle. Les idées ne sont donc pas innées, mais acquises au travers de l’expérience.
La figure de l’aveugle qui a perdu la vue et la retrouve fait ainsi vaciller l’innéisme en offrant une expérience où se donne à penser l’acquisition des idées. Or, la doctrine des idées innées est le fondement même, d’après Condillac, de l’esprit de système, dont le propre est de vouloir déduire des connaissances de ces prétendues semences divinesFootnote 16. À l’«aveuglement» des systématiques, les philosophes opposent ainsi la lumière de l’expérience. Sortir des ténèbres ne signifie donc plus accéder aux idées pures mais, à l’inverse, s’en détourner pour faire du sensible la norme du vrai.
Une telle critique n’en est pas moins insuffisante : à l’innéisme s’adjoint, nous l’avons vu, une conception naturaliste du monde projetée par un sujet au regard distant et géométrisant. Renverser l’ensemble du dispositif suppose de rendre la vue à un aveugle qui n’a jamais vu — d’où le problème de Molyneux, puis l’opération de Cheselden, que plusieurs philosophes des Lumières, dont BerkeleyFootnote 17 et VoltaireFootnote 18, interprètent comme l’occasion de démettre la théorie géométrique de la vision. L’aveugle-né qui recouvre la vue et n’identifie pas visuellement les objets de son environnement révèle ainsi l’échec des lois géométriques à commander la perception, et, de là, la nature entière : il n’est autre, en ce sens, que l’aveugle de Descartes à qui l’on a retiré ses bâtons.
2.3. L’aveugle qui pense juste
Sur ce terrain encore, Diderot se démarque de ses contemporains. Si l’esprit de système est également sa cible, il est le premier à dépasser cette opposition entre d’un côté «l’aveuglement systématique», entendu comme cécité des métaphysiciens, et de l’autre «les lumières de l’expérience», y compris lorsque l’un et l’autre sont conçus au sens propre. Aussi donne-t-il la parole à des aveugles, pour se placer résolument du «point de vue» de la cécité, ce qui signifie que, pour lui, l’individu aveugle est davantage porteur d’une pensée juste que de préjugés sur la vue, tels que ceux que Descartes endossait.
Bien que cela ait déjà été ditFootnote 19, nous intéresse ici la façon dont, dans la Lettre, la cécité contribue à la critique des systèmes. Deux exemples de cette contribution retiendront notre attention. D’abord, tandis que l’aveugle du Puiseaux retrouve les définitions fautives de Descartes lorsqu’il s’exprime sur ce qu’il ne saurait connaître, savoir le champ visuel, il produit en revanche des connaissances quand il s’en tient à l’expérience — plus particulièrement à celle que les voyants négligent : le champ tactile. C’est pourquoi Diderot écrit :
Si jamais un philosophe aveugle et sourd de naissance fait un homme à l’imitation de celui de Descartes, j’ose vous assurer, Madame, qu’il placera l’âme au bout des doigts; car c’est de là que lui viennent ses principales sensations, et toutes ses connaissances (Diderot, Œuvres complètes, tome I, p. 292).
La cécité contredit la géométrie perspective et son spiritualisme d’aveugleFootnote 20 :
[…] je ne craindrais point qu’un philosophe lui [sc. à l’aveugle du Puiseaux] objectât que les nerfs sont les causes de nos sensations, et qu’ils partent tous du cerveau : quand ces deux propositions seraient aussi démontrées qu’elles le sont peu, surtout la première, il lui suffirait de se faire expliquer tout ce que les physiciens ont rêvé là-dessus, pour persister dans son sentiment (ibid., p. 293).
De là, le géomètre aveugle Nicolas Saunderson, que Diderot met en scène dans sa Lettre, refuse le terme même de la «géométrisation du regard», i.e. la nature envisagée comme spectacle en perspective, et achève la déconstruction initiée par l’aveugle du Puiseaux. Ainsi s’adresse-t-il au ministre du culte :
Eh, monsieur, lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres; et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous (ibid., p. 307).
La cécité ignorante est à présent philosophe. Réciproquement, la lumière devient le milieu de l’illusion — Diderot écrit ainsi à Voltaire :
C’est ordinairement pendant la nuit que s’élèvent les vapeurs qui obscurcissent en moi l’existence de Dieu : le lever du soleil les dissipe toujours; mais les ténèbres durent pour un aveugle, et le soleil ne se lève que pour ceux qui voient (lettre du 11 juin 1749, Œuvres complètes, tome XIX, p. 420).
Quand elle mobilise le point de vue du philosophe sur la cécité bien pensée, c’est-à-dire, dans ce cadre, comme privation d’une faculté, mais aussi lorsqu’elle oppose au naturalisme la figure de l’aveugle qui recouvre la vue, la critique des systèmes maintient l’association traditionnelle entre lumière et connaissance d’un côté, cécité et ignorance de l’autre et se contente de renverser celle qui existait, depuis Platon, entre ténèbres et monde sensibleFootnote 21. Avec Diderot, à l’inverse, la cécité cesse d’incarner uniquement l’erreur ou la limitation des facultés : quand elle s’attache à ce qu’elle sait mieux que ceux qui voient, à savoir l’univers du toucher, elle en vient à constituer en tant que telle le point de vue qui vient faire vaciller les systèmes. Pour l’auteur de la Lettre sur les aveugles, c’est donc cécité contre cécité que se joue, à l’âge classique, le combat philosophique.
Mais la cécité peut-elle faire plus que critiquer l’esprit de système? Peut-elle positivement enchaîner des connaissances, i.e. soutenir l’esprit systématique? Ou bien est-elle en tant que telle réfractaire à tout systématisme?
3. La cécité au service de l’esprit systématique?
Au XVIIIe siècle, la cécité n’est pas seulement une arme sceptiqueFootnote 22 ou un levier anti-système. Elle intervient aussi positivement dans ce que les Condillac et D’Alembert appellent «l’esprit systématique» et opposent à «l’esprit de système», à savoir une pensée qui organise les connaissances à partir de «faits bien constatés»Footnote 23. Cependant, elle est par là même le pivot d’une controverse interne à l’empirisme des Lumières, qui oppose Condillac et Diderot quant aux rapports qu’elle entretient avec la systématicité.
3.1. Diderot raille, Condillac contre-attaque
L’Essai de Condillac retrace la genèse des idées et des facultés de l’homme, telles qu’elles se lient avec ses besoins et les signes que ceux-ci lui suggèrent. À ce titre, cet ouvrage décrit le système que la nature produit d’elle-même dans l’esprit humainFootnote 24 et qu’il importe, selon l’abbé, de reconstituer en pensée pour en extraire la méthode du progrès du savoir. Or, dans la Lettre de Diderot, ce système est reconduit, avec celui de Berkeley, à une pensée d’aveugle :
On appelle idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au-dedans d’eux-mêmes, n’admettent pas autre chose : système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu’à des aveugles […]. Il est exposé avec autant de franchise que de clarté dans trois dialogues du docteur Berkeley, évêque de Cloyne : il faudrait inviter l’auteur de l’Essai sur nos connaissances à examiner cet ouvrage […]. L’idéalisme mérite bien de lui être dénoncé […] (Diderot, Œuvres complètes, tome I, p. 304).
Diderot reproche à Condillac et à Berkeley de nier l’existence de la matière entendue comme substance extérieure à l’esprit et réduit leur prétendu esprit systématique à l’esprit de système du XVIIe siècle, grand pourvoyeur de contre-vérités.
Mais Diderot, nous l’avons vu, prend avant tout la cécité au sens propre du terme et fait de l’esprit de système le produit d’une conformation sensorielle. Il faut comprendre de la même façon l’attaque qu’il adresse à ses contemporains, en particulier Condillac — qui, l’auteur de la Lettre le rappelle, a pourtant lui-même brillé dans une critique des systématiquesFootnote 25 : pour Diderot, l’idéalisme est une pensée produite par la cécité physique. Si Condillac et Berkeley n’ont pas commis l’erreur de penser en aveugles qui croient qu’ils voient, ils ont eu le tort de séparer à ce point les qualités sensibles de leur substrat matériel que celui-ci en est venu à disparaître. Or, la facilité à abstraire est, selon Diderot, l’un des propres de la cécité : les aveugles, écrit-il, perçoivent les choses d’une façon beaucoup plus abstraite que ceux qui voientFootnote 26. Voilà pourquoi l’idéalisme est une philosophie d’aveugles, c’est-à-dire de philosophes qui, doués ou non de la vue, raisonnent comme s’ils ne voyaient pas, au sens propre du terme : Condillac et Berkeley ont ainsi cessé de voir que les corps de la nature ne sont pas réductibles à des ensembles (subjectifs) de sensations. La stratégie condillacienne à l’œuvre dans le Traité des systèmes, qui consistait, nous l’avons vu, à comparer à un aveugle le métaphysicien abstrait, se retourne ici contre lui.
Cependant, Diderot n’en estime pas moins que la cécité est authentiquement productrice de connaissances : la Lettre établit qu’il existe une morale d’aveugle, une esthétique d’aveugle, et surtout une métaphysique d’aveugle, qui, avec Saunderson, s’avère être résolument matérialisteFootnote 27 et vient supplanter celle, théiste, de Gervaise Holmes et de DescartesFootnote 28. La question qui se pose est dès lors la suivante : comment Diderot peut-il reconduire aussi bien le rationalisme théiste que l’empirisme idéaliste à la cécité physique et en même temps mettre dans la bouche d’un aveugle son empirisme matérialiste?
La solution réside dans la conception diderotienne de l’abstraction. Si, comme nous l’avons vu, la cécité physique a fortement tendance à l’abstraction, celle-ci, d’après Diderot, produit ou non des bénéfices, selon l’objet auquel elle s’applique :
Un moyen presque sûr de se tromper en métaphysique, c’est de ne pas simplifier assez les objets dont on s’occupe; et un secret infaillible pour arriver en physico-mathématique à des résultats défectueux, c’est de les supposer moins composés qu’ils ne sont (Lettre sur les aveugles, Œuvres complètes, tome I, p. 293).
C’est dans ce dernier domaine, appelé aussi philosophie naturelle, que Condillac et Berkeley ont abstrait en aveugles, c’est-à-dire plus qu’il ne faut. Saunderson, quant à lui, ne s’est pas attaché à définir les corps de la nature. Son propos dans la Lettre est beaucoup plus général et concerne l’au-delà de l’expérience : l’origine de l’univers et les premiers principes. Or, Diderot vient de l’écrire : la bonne métaphysique requiert une forte abstraction. Ainsi, «dans les questions de pure spéculation, [l’aveugle-né] est peut-être moins sujet à se tromper» (ibid.).
D’après la Lettre, la cécité produit donc trois types de pensée : le rationalisme théiste, système d’aveugle qui fait de l’optique, l’empirisme idéaliste, système d’aveugle fondé sur une physique abstraite, et l’empirisme matérialiste, qui est une bonne métaphysique. Ces trois philosophies correspondent à trois manières de ne pas voir, ou à trois sortes d’aveugles : l’aveugle qui croit savoir ce qu’est la vue, l’aveugle qui médite sur la nature loin de ses sens et l’aveugle qui pense dans et par le toucher. Toujours la cécité est à l’origine de la pensée : et pourquoi pas la surdité, ou encore l’anosmie? C’est que, pour Diderot, la réflexion se fait toujours les yeux fermés. Il l’écrit dans les Éléments de physiologie : «[…] il fait nuit en plein midi dans les rues pour celui qui pense profondément, et nuit profonde» (Œuvres complètes, tome IX, p. 344). Le penseur est toujours un aveugle. Et parce que le toucher, selon la Lettre sur les sourds, est, parmi les sens, «le plus profond et le plus philosophe» (Œuvres complètes, tome I, p. 352-353), la cécité qui fait le mieux penser, ou qui fait de la pensée une vraie philosophie, est celle dont les idées proviennent du tact, et qui place l’âme au bout des doigts. Philosopher revient donc à penser en aveugle, non pas qui prétend voir ou s’enferme en lui-même, mais qui palpe la matière. Si la métaphysique abstraite et l’idéalisme sont des pensées d’aveugles, qu’ils soient clairvoyants ou bien porteurs de cécité, la bonne philosophie l’est aussi, et sans contradiction.
Mais une telle philosophie est-elle systématique? Autrement dit, la bonne cécité est-elle, comme les autres, à l’origine d’un système ou réfractaire à tout systématisme? Si Diderot, à notre connaissance, n’a jamais revendiqué l’esprit systématique cher à Condillac et D’Alembert, sa philosophie jamais pris l’allure d’un systèmeFootnote 29, il ne faut pas oublier qu’il est le co-éditeur de l’Encyclopédie et endosse parfaitement la conception de celle-ci comme «système», au sens d’organisation des connaissances humainesFootnote 30. Or, les articles «Aveugle» et «Aveugles» du grand œuvre font des encyclopédistes, ces faiseurs de système, de véritables aveugles.
Le premier de ces articles, signé par D’Alembert, s’achève par la petite parabole de la Lettre de Diderot mentionnée ci-dessus, mais qui, subtilement tronquée, prend l’allure d’un argument pro-théisme :
Si un homme […] qui n’aurait vu que pendant un jour ou deux, se trouvait confondu chez un peuple d’aveugles, il faudrait qu’il prît le parti de se taire, ou celui de passer pour un fou : il leur annoncerait tous les jours quelque nouveau mystère, qui n’en serait un que pour eux, & que les esprits forts se sauraient bon gré de ne pas croire. Les défenseurs de la religion ne pourraient-ils pas tirer un grand parti d’une incrédulité si opiniâtre, si juste même à certains égards, & cependant si peu fondée (D’Alembert, 1751, p. 873b)?
Dans ces lignes, ce ne sont plus les philosophes de la nature qui se voient refuser leur savoir par d’obscurs théologiens, mais les théologiens clairvoyants qui font face à d’aveugles philosophes, impuissants à appréhender les mystères religieux. Autrement dit, c’est l’athéisme qui, désormais, est reconduit à la cécité, en tant que l’absence de foi fait figure de privation d’une faculté. Les éditeurs de l’Encyclopédie flattent ainsi la censure.
Si toutefois l’on poursuit la lecture à l’article suivant, marqué de l’astérisque de Diderot, voici ce qu’on trouve :
Aveugles, (Hist. mod.) hommes privés de la vue qui forment au Japon un corps de savants fort considérés dans le pays. […] [I]ls se transmettent les uns aux autres les événements; ils s’exercent à les retenir, à les mettre en vers & en chant, & à les raconter avec agrément. Ils ont des académies où l’on prend des grades (Diderot, 1751, p. 873b).
Ces aveugles du Japon ressemblent fort à la «société de gens de lettres» que forment les encyclopédistes… Les deux articles lus conjointement disent donc la chose suivante : «Nous, encyclopédistes, nous revendiquons aveugles, i.e. matérialistes athées, et notre absence de foi, prétendument défaut de faculté, est bien plutôt une vertu». La cécité soutient donc, chez Diderot, le système figuré des connaissances.
À la suite de la publication de la Lettre sur les aveugles et après que Diderot l’a accusé de faire preuve d’un esprit de système idéaliste, Condillac ne tarde pas à réagir. Dans son Traité des sensations, publié en 1754, il s’attache à démontrer l’existence de la matière étendue : son empirisme n’est pas un idéalisme. Pour l’abbé, c’est le sens du toucher qui seul permet d’accéder ainsi aux choses extérieures à l’espritFootnote 31. Par là même, il concède en quelque sorte à Diderot que la pensée sans la vue — la statue qui appréhende la matière touche en aveugle — autorise seule la sortie du mauvais système, en l’occurrence l’idéalisme. Au XVIIIe siècle, le sens du toucher tel qu’il accompagne la cécité produit donc du savoir et détrône la vue du sommet de la hiérarchie des sens. Cependant, les deux empiristes ne maintiennent pas moins leurs désaccords quant au système ainsi produit.
Condillac en effet n’est pas pour autant devenu matérialiste. Quoique ses facultés ne soient que des sensations transformées, l’âme demeure, selon lui, une substance distincte du corps. Surtout, en 1755, dans le Traité des animaux, l’abbé entreprend de reconduire l’athéisme à l’esprit de système des métaphysiciens :
Un aveugle-né niait la possibilité de la lumière, parce qu’il ne la pouvait pas comprendre […].
Les athées sont dans le cas de cet aveugle. Ils voient les effets; mais n’ayant point d’idée d’une action créatrice, ils la nient pour substituer des systèmes ridicules […] (Condillac, Œuvres complètes, tome III, p. 573-574)Footnote 32.
Ici, non seulement Condillac qualifie-t-il l’athéisme de système d’aveugle, mais il affuble le matérialiste, peut-être Diderot lui-même, de l’habit même du métaphysicien abstrait, c’est-à-dire celui de l’aveugle qui nie que la vue existe. En somme, l’athée, selon Condillac, transgresse lui aussi la juste conception de la raison.
Ainsi, les philosophes du XVIIIe siècle en sont venus à employer les uns contre les autres les armes anti-systèmes — et au premier chef la figure de l’aveugle fautif — qu’ils avaient forgées ensemble contre leur ennemi commun, la métaphysique du précédent siècle.
3.2. La querelle sous-jacente à la querelle
Par-delà ces désaccords qui touchent au contenu même de leur philosophie, Condillac et Diderot s’opposent sur la manière de mettre en œuvre l’esprit systématique — autrement dit, sur le modus operandi de la bonne pensée. Nous l’avons vu, l’auteur de la Lettre n’envisage dans son œuvre qu’un seul «bon» système possible : celui qui articule les connaissances humaines, tel qu’il est mis en œuvre dans l’Encyclopédie. Au contraire, Condillac conçoit sa propre philosophie comme un système, et ne participe pas à la «société de gens de lettres» réunie autour du philosophe. Comment expliquer cela?
Après la publication du Traité des sensations, Condillac est accusé d’avoir plagié différents auteurs, dont DiderotFootnote 33. Pour corriger la pente idéaliste de l’Essai, l’abbé aurait été jusqu’à imiter, dans son nouvel opus, l’auteur de la Lettre sur les sourds. Plus précisément, il aurait plagié la fameuse «anatomie métaphysique» de Diderot (Diderot, Œuvres complètes, tome I, p. 352), méthode qui consiste à envisager séparément les cinq sens et à s’interroger sur les pensées que nous devons à chacun d’eux — ce qui semble, à première vue, correspondre effectivement à la méthode du Traité des sensations Footnote 34. En guise de réponse, Condillac publie une addition à son ouvrage, dans laquelle il se contente de citer le passage concerné de la Lettre sur les sourds, afin de montrer que la divergence des thèses est à ce point manifeste qu’elle peut se passer de tout commentaireFootnote 35. De fait, excepté la méthode de la distinction des cinq sens et l’idée selon laquelle chacun d’eux fonctionne comme un sujetFootnote 36, tout oppose, sur ce point, Condillac et Diderot.
Selon l’abbé, les cinq sens s’accordent et se complètent dans l’être humain : ils peuvent tous engendrer les mêmes opérations de l’esprit, les mêmes idées, les mêmes passionsFootnote 37, et sont complémentaires les uns des autres sur le terrain de leurs sensibles propres. Cela signifie que les sens (ou les sensations) forment ensemble un système (ibid., p. 8), que l’homme qui les possède tous pense de la façon la plus heureuse (ibid., p. 11), mais aussi qu’une conformation sensorielle particulière ne produit pas de système de pensée particulier. Pour Diderot, à l’inverse, les cinq sens sont en désaccord en tout, sauf en géométrieFootnote 38. En deçà de la dimension parabolique de cette fameuse séquence, expression des combats qui opposent les différentes sectes philosophiques, se cache une thèse anthropologique : loin d’être harmonieuse, notre sensibilité est traversée de tendances contradictoires; loin de se prêter mutuellement secours, les sens se heurtent en nous incessamment. La Lettre sur les aveugles le soulignait déjà (Diderot, Œuvres complètes, tome I, p. 288). Cette conflictualité sensorielle justifie qu’à une façon de sentir correspond, pour Diderot, une façon de penser et, conséquemment, que ce qui paraît absurde aux uns est fondé aux yeux des autres.
Aussi assistons-nous, dans la Lettre sur les sourds, à une quasi-réhabilitation des thèses du Père Castel. Certes, en 1751, Diderot soutient toujours que jamais le clavecin oculaire ne délivrera à quiconque les idées des sons — il l’atteste au moyen du récit de la visite, réelle ou fictive, que fit un sourd de l’atelier du jésuite, rue Saint-JacquesFootnote 39. À la façon de Condillac dans le Traité des systèmes, le philosophe met dans la bouche de ce sourd un système d’apparence farfelue : «Il crut tout d’un coup qu’il avait saisi ce que c’était que la musique et tous les instruments de musique. Il crut que la musique était une façon particulière de communiquer la pensée […]» (ibid., p. 357). Tout se passe même comme si Diderot s’adressait directement à Condillac : «C’était bien là, direz-vous, le système d’un homme qui n’avait jamais entendu ni instrument ni musique» (ibid.). Mais il rétorque alors : «[…] considérez, je vous prie, que ce système qui est évidemment faux pour vous, est presque démontré pour un sourd et muet» (ibid., p. 357-358). À chaque conformation sensorielle, sa pensée. Surtout, loin de soutenir que la privation d’un sens conduit nécessairement, lorsqu’elle est négligéeFootnote 40, à un défaut de pensée, Diderot estime qu’elle peut être porteuse de vérité : «Car après tout, si on ne parle pas aussi distinctement avec un instrument qu’avec la bouche, et si les sons ne peignent pas aussi nettement la pensée que le discours, encore disent-ils quelque chose» (ibid., p. 358). Il est vrai absolument, et non seulement relativement à la surdité, que la musique est un langageFootnote 41. Tout se passe donc comme si Diderot mettait en garde Condillac contre la tendance et la facilité à rejeter les pensées singulières du côté de l’esprit de système : la cécité comme la surdité peuvent être des lieux de création de pensées vraies.
La théorie diderotienne de la sensibilité signifie en outre que la pensée, de quelque nature qu’elle soit, n’est jamais l’effet d’un prétendu système des sens. Si pensée il y a, c’est toujours qu’un sens en vient à dominer les autres et à imposer ses idées. Les Éléments de physiologie sont très clairs sur ce point :
[…] nous ne pouvons penser, voir, entendre, goûter, flairer, être au toucher; nous ne pouvons être qu’à une chose à la fois. Nous cessons de voir quand nous écoutons, et ainsi des autres sensations. […] Toutes sortes d’impressions se font, mais nous ne sommes jamais qu’à une (Diderot, Œuvres complètes, tome IX, p. 344).
De plus, puisque chacun privilégie comme malgré lui une façon de sentir, c’est la réunion des hommes entre eux qui, seule, produira celle de la pensée. Quant aux contradictions des sens, c’est le choix de l’objet qui permet de les dépasser : la vue prédominera heureusement dans la peinture, l’ouïe dans la musique, le toucher dans la philosophie, mais aussi dans la sculpture, etc. De là, le système encyclopédique pourra se lire comme un tout où chacun inscrit ce que sa sensibilité lui fait penser.
Conclusion
Dans le sillage de Locke, la philosophie du XVIIIe siècle mobilise la cécité pour souligner les prétentions excessives de la raison à l’origine des grands systèmes mais aussi, à travers le passage de l’aveugle fautif au discours de la cécité sur elle-même, pour accomplir la déconstruction de l’esprit de système et lui opposer une faculté consciente de ses limites.
Parmi les singularités sensorielles, la cécité s’avère particulièrement apte à produire une telle déconstruction. D’abord, elle est porteuse, de longue date, d’une dimension métaphorique qui l’identifie à l’ignorance. Les philosophes des Lumières jouent de cette tradition pour la retourner contre ses héritiers : ceux-là mêmes qui croient atteindre une connaissance d’ordre divin sont pris dans les ténèbres de l’ignorance. Mais la cécité s’avère d’autant plus féconde qu’elle se défait ensuite de cette signification métaphorique, pour offrir aux philosophes un «point de vue» d’où penser. Aussi la critique des systèmes a-t-elle été l’occasion de limiter l’assimilation de la cécité au non-savoir, au profit de sa vertu heuristique.
En affirmant que les systèmes classiques sont au sens propre des pensées d’aveugles, Diderot marque une rupture en même temps qu’il poursuit le travail critique de ses prédécesseurs. Avec lui, la pensée la plus abstraite devient affaire de conformation sensorielle. Ce qu’il fait, cependant, est plus subtil que d’établir une série de correspondances entre la prédominance de tel sens et tel système de pensée. Avec lui, c’est toute la philosophie qui devient affaire de cécité — il existe en revanche autant de façons d’être aveugle que de philosopher, et toutes ne se valent pas. Il s’agit, pour Diderot, de mobiliser la cécité adéquate et, pour chaque genre de connaissance, tel ou tel sens, de façon conforme à son objet.
Lorsque Condillac et Diderot font jouer la cécité comme arme critique à l’intérieur même du champ de l’esprit systématique et qu’ils s’attaquent en réduisant tous deux la philosophie de l’autre à un système d’aveugle, ce ne sont donc pas les mêmes accusations qu’ils se portent. En effet, pour l’abbé, chaque sens est susceptible des mêmes idées que tous les autres, et l’athéisme, pensée indépendante des particularités sensorielles, ne relève pas, à ses yeux, de la cécité prise au propre. Autrement dit, sa théorie de la sensibilité fait que le rôle critique de la cécité reste chez lui métaphorique. La controverse qui l’oppose à Diderot révèle ainsi deux thèses concurrentes, qui sont encore d’actualité : celle de la spécificité, ou non, de la «pensée aveugle».