Dans son ouvrage L’essentialisme de Guillaume d’Ockham, Magali Roques a pour objectif de déterminer si la métaphysique d’Ockham est essentialiste. Il s’agit d’un livre destiné à un public averti possédant déjà une connaissance de base de la philosophie de Guillaume d’Ockham. La thèse défendue veut que la philosophie du Venerabilis Inceptor repose bel et bien sur une métaphysique essentialiste au sens de Quine, c’est-à-dire qu’il reconnaît au minimum l’existence d’essences individuelles et de nécessités indépendantes de la manière dont elles sont conçues par l’esprit. Après un chapitre introductif clarifiant les notions-clés de «définition réelle», d’«essence» ainsi que d’«essentialisme», l’auteure développe un argumentaire en trois parties afin de soutenir cette thèse. Elle examine tout d’abord la sémantique des définitions réelles, s’intéresse ensuite à l’épistémologie des définitions réelles, et aborde enfin la métaphysique des quiddités Footnote 1 .
Dans le chapitre introductif, intitulé «Définition et essentialisme», Roques circonscrit la définition de l’essentialisme à partir de laquelle elle travaillera tout au long de l’ouvrage, à savoir l’essentialisme aristotélicien tel que conçu par Quine. Elle identifie alors deux variantes contemporaines de ce type d’essentialisme. D’une part, Saul Kripke avance une conception modale de la nécessité en affirmant que ce qui est nécessaire n’est autre que ce qui persiste dans tous les mondes possibles. D’autre part, Kit Fine propose une conception néo-aristotélicienne de l’essentialisme où le rapport entre essence et nécessité est inversé. L’essence d’une chose n’est plus définie par ses traits nécessaires; les vérités nécessaires que l’on peut énoncer à propos d’une chose découlent de son essence. L’enjeu sera dès lors de déterminer non seulement si la théorie du concept d’Ockham est essentialiste, mais également duquel de ces deux types d’essentialisme elle se rapproche, le cas échéant.
Une fois clarifiée la question centrale de l’ouvrage, Roques peut entamer son argumentation. Elle s’intéresse d’abord à la sémantique des définitions réelles, à savoir les définitions par lesquelles les essences sont exprimées. Celles-ci définissent des substances en explicitant leur structure interne, à savoir leurs parties essentielles, c’est-à-dire la matière et la ou les formes substantielles qui les composent. Ainsi, les définitions réelles rattachent la substance définie à un genre, par rapport auquel on identifie au moins une différence essentielle. Il s’ensuit que les choses simples ne peuvent être définies; seules les substances naturelles peuvent l’être. De plus, une chose dénotée par une définition réelle peut posséder plusieurs définitions réelles, mais une seule d’entre elles sera la plus complète. Ce chapitre expose donc les conditions dans lesquelles on pourra affirmer qu’une définition réelle est correctement formée, mais il n’indique rien sur la possibilité de connaître les définitions réelles ni sur la manière dont elles peuvent être connues.
Roques aborde ces questions dans le chapitre suivant, intitulé «Épistémologie de la définition réelle». Les définitions réelles ne peuvent pas être connues par démonstration (au sens strict du terme). Ces définitions sont des énoncés analytiques, au sens où ils sont connus dès que les termes qui les composent sont connus et que l’énoncé est formé. Elles sont également connues a posteriori, puisque la connaissance des termes requiert un contact épistémique direct avec leurs référents. Roques traite de manière détaillée les diverses manières dont Ockham décrit les connaissances accessibles à «l’homme ici-bas» et les manières d’acquérir ces savoirs, mais l’essentiel pour notre propos est que, puisqu’ils ne peuvent être acquis qu’à travers le contact d’un individu avec les particuliers concernés, les énoncés d’identité sont contingents. L’épistémologie ockhamiste de la définition réelle repose ainsi sur la possibilité de connaître a posteriori certains énoncés analytiques et contingents, possibilité qui n’est pas réalisée dans l’ordre naturel, mais qui peut être rendue effective par intervention divine.
Enfin, dans la dernière partie de son argumentaire, Roques se tourne vers les quiddités et expose la thèse d’Ockham selon laquelle la quiddité d’une substance naturelle n’est autre que cette substance elle-même, qui est identique à ses parties essentielles. Elle examine également une difficulté que Scot pose à Ockham, à savoir le problème du triduum. Comme il est possible que les composantes d’une substance coïncident dans l’espace sans pour autant être unies, Ockham est amené à postuler l’existence d’un «respect d’union», qui n’est pas une entité réellement distincte de la substance qu’il unit, mais plutôt un mode d’être. Pour Ockham, le terme «composé substantiel» suppose pour la matière et la forme dudit composé, mais connote également que celles-ci ne sont pas séparées. Roques montre ainsi comment Ockham parvient à maintenir son programme réductionniste et à affirmer que la substance n’est autre que les parties qui la composent, tout en maintenant le principe d’indiscernabilité des identiques.
Au terme de cette enquête, Magali Roques est en mesure d’affirmer qu’Ockham souscrit à une forme d’essentialisme aristotélicien au sens de Quine. En effet, les définitions réelles sont découvertes au contact des choses qu’elles définissent, et ces définitions sont des réalités mentales qui ont une signification naturelle, au sens où elles expriment la quiddité des choses par là définies. Ainsi, Ockham semble admettre l’existence de propriétés nécessaires qui ne dépendent pas de la manière dont on les conçoit. Plus encore, l’auteure rapproche l’essentialisme d’Ockham de celui de Kripke grâce à certaines analogies structurelles entre les positions défendues par les deux auteurs. Tous deux reconnaissent l’existence d’énoncés analytiques connus a posteriori (donc par expérience plutôt que par pur raisonnement) et admettent un argument «par l’origine» afin d’établir l’existence de modalités de re. Par contre, Roques identifie deux points de tension qui l’empêchent de conclure que l’essentialisme d’Ockham se rapproche davantage de celui de Fine. D’une part, Ockham reconnaît l’existence d’espèces naturelles, ce que Fine ne fait pas. D’autre part, Roques propose un argument négatif en faveur du rapprochement avec Kripke : bien que la notion de définition réelle évoque un essentialisme finéen, rien n’indique que Kripke s’opposerait à cette notion, et rien n’indique non plus que la sémantique modale d’Ockham ne puisse être interprétée comme une sémantique en termes de mondes possibles. Roques conclut son argumentation en rappelant que, même s’il s’avère que les définitions réelles ne nous permettent pas de distinguer l’essentiel du nécessaire (ce qu’une théorie finéenne, rappelons-le, permettrait de faire), elles ont une fonction importante chez Ockham puisque la puissance classificatioire des concepts d’espèces naturelles dépend d’elles.
L’essentialisme de Guillaume d’Ockham est un ouvrage dense, dont l’argumentation est bien étoffée et appuyée de nombreux passages tirés des sources primaires. Cependant, la progression de l’argumentation ne se fait pas toujours de manière fluide, et certaines parties sont difficiles à relier au reste de l’ouvrage. Notamment, le segment du chapitre III qui porte sur la notion de démonstration semble légèrement en marge du propos principal du livre. On peut également douter de la conclusion de Roques, selon laquelle l’essentialisme d’Ockham se rapprocherait davantage de celui de Kripke que de celui de Fine. En effet, l’argument de Roques est qu’il existe des analogies structurelles entre les positions d’Ockham et de Kripke, et que rien n’exclut que Kripke accepte la notion de définition réelle et, Ockham, la sémantique des mondes possibles. Cependant, un argument analogue pourrait être avancé en faveur de Fine : sa position rappelle celle d’Ockham d’un point de vue structurel, notamment par le recours aux définitions réelles. Une conception finéenne semble plus aisément compatible avec l’idée que la quiddité d’une substance n’est autre que cette substance. Qui plus est, rien ne nous permet de penser que Fine s’oppose à l’existence d’espèces naturelles ou, à tout le moins, rien n’indique que sa caractérisation des essences individuelles n’est pas compatible avec une forme de naturalisme quant à la classification de ces individus en espèces naturelles. Considérant qu’une interprétation finéenne de l’essentialisme de Guillaume d’Ockham ne nous engage pas à postuler que ce dernier accepte une sémantique des mondes possibles, en l’absence de preuve textuelle à cet effet, cette interprétation m’apparaît plus prudente. Cela dit, l’ouvrage de Magali Roques a pour mérite de relier des enjeux médiévaux à des discussions contemporaines sur l’essence, tout en éclairant des aspects importants de la pensée d’Ockham. Certains, notamment sa sémantique modale, gagneront à être davantage approfondis par des recherches à venir.