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Les arts de lire des philosophes modernes DELPHINE ANTOINE-MAHUT, JOSIANE BOULAD-AYOUB et ALEXANDRA TORERO-IBAD, dir. Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, 356 p.

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Les arts de lire des philosophes modernes DELPHINE ANTOINE-MAHUT, JOSIANE BOULAD-AYOUB et ALEXANDRA TORERO-IBAD, dir. Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, 356 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 July 2016

ANDREEA MIHALI*
Affiliation:
Université Wilfrid Laurier
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Reviews/Comptes rendus
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 2016 

Les arts de lire des philosophes modernes, publié sous la direction de Delphine Antoine-Mahut, Josiane Boulad-Ayoub et Alexandra Torero-Ibad, est le plus récent volume paru dans la collection «Mercure du Nord» des Presses de l’Université Laval. Les livres de cette collection interdisciplinaire contiennent des analyses historiques et contextuelles animées par la conviction que la connaissance du passé, ainsi que l’histoire des réceptions de certains concepts contemporains, aideront à mettre en lumière de nouveaux aspects de ces concepts et à suggérer des solutions à des problèmes actuels.

Les arts de lire des philosophes modernes est un ouvrage collectif contenant vingt-deux contributions, la plupart écrites par des chercheurs consacrés, auxquels se joignent quelques étudiants. La période étudiée s’étend de la fin du XVIe siècle (Giordano Bruno) jusqu’à l’époque de l’Encyclopédie (Diderot, D’Alembert, D’Holbach). Cette réflexion sur les arts de lire des philosophes modernes atteint avec succès les objectifs de la collection «Mercure du Nord», en ce qu’elle a pour «effet une mise en question critique, au sens large du terme, de notre propre actualité culturelle, comprise comme stock de médiations et lieu renouvelé de réceptions inaperçues comme telles» (p. 10).

Dans l’«Introduction générale», les trois directrices de l’ouvrage clarifient les concepts clés ainsi que les principes méthodologiques et interprétatifs adoptés et appliqués dans ce livre. Les pratiques de lecture sont définies comme «des réceptions de textes possibles» (p. 7); en l’occurrence, recevoir un texte, «c’est y choisir et y hiérarchiser ce que l’on juge intéressant ou dont on a besoin pour élaborer sa propre pensée, [...] toujours dans un contexte et avec des motivations différentes de ceux du texte originel» (p. 7). La réappropriation effective d’un texte n’est possible qu’à l’intersection de ce qu’apportent d’une part le texte, et le lecteur d’autre part. Le texte apparaît comme une stratification de couches successives marquant les circonstances historiques et linguistiques qu’il a dû traverser avant de nous parvenir. Le lecteur, à son tour, aborde le texte influencé, très souvent sans s’en rendre compte, par l’enseignement qu’il a reçu, par les critiques et traductions consultées auparavant, par l’idéologie dominante, par l’air du temps, etc.

Les arts de lire des philosophes modernes abonde en perspectives et en détails concernant la lecture, sa théorisation par des philosophes modernes, les transformations effectuées par la lecture ainsi que celles subies par le concept de «lecture» lui-même, c’est-à-dire les changements que ce concept connaît entre le XVIe et le XVIIIe siècle. À cela s’ajoutent des études de cas particuliers. Une série de questions s’imposent. Qui lit? Qu’est-ce qui est lu? Pourquoi lire ces auteurs et/ou ces ouvrages-là plutôt que d’autres? Pourquoi lit-on de cette manière-là? Devenu auteur, comment le philosophe en question veut-il être lu, et pourquoi de cette façon-là? Comment a-t-il été lu dans les faits? Et enfin, quelle influence lui et ses ouvrages ont-ils exercée sur ses lecteurs ainsi que sa postérité? Étant donné la place que Descartes occupe dans l’histoire de la philosophie — place reflétée par l’attention donnée au philosophe dans cet ouvrage —, ainsi que pour des raisons d’espace, je me concentrerai dans le reste de ce compte rendu sur ces questions telles qu’elles sont appliquées à Descartes.

Commençons donc par la question des lectures de Descartes. En bref, il a lu plus qu’il n’a voulu l’admettre. Dans son exposé intitulé «Comment Descartes et Leibniz (disent qu’ils) lisent», Laurence Bouquiaux renvoie le lecteur aux études de Denis Kambouchner, qui a déjà montré que l’image de Descartes comme calomniateur de l’éducation et pourfendeur de la lecture est fausse.

Pour ce qui est de la façon dont Descartes met en scène sa propre lecture, Bouquiaux met en évidence que Descartes prétend lire peu et de façon très critique. Descartes avoue traiter les livres comme autant d’occasions de résoudre des nouveaux problèmes, d’activement inventer des solutions nouvelles, plutôt que d’être passivement renseigné sur des résultats (AT VI, 5). Dans la Lettre à Voet, Descartes ajoute qu’il faut lire seulement de bons livres, et les lire d’une manière si attentive qu’on les comprend à fond, qu’on se les approprie. Le bon lecteur est un compagnon de l’auteur, pas un simple compilateur (p. 14-16).

Puisque, considérés ensemble, le contenu et la manière de lire peuvent nous corrompre ou nous améliorer moralement autant qu’intellectuellement, Descartes recommande, une fois devenu auteur, qu’on le lise patiemment, charitablement, et en suivant à la lettre les étapes qu’il a minutieusement exposées et clarifiées. Il conseille aux lecteurs de ses Méditations de s’engager sérieusement et sans réticences dans un processus de méditation ardu et prolongé, mais au bout duquel ils se trouveront transformés et en mesure de découvrir pour eux-mêmes la vérité des propos cartésiens (L. Bouquiaux, p. 18). Ici aussi, le lecteur idéal envisagé par Descartes se révèle un compagnon et non pas un censeur opiniâtre et exagérément critique.

Or, dans cette difficile entreprise méditative, le corps joue un rôle important, et trop souvent négligé par les commentateurs. «Lire avec le corps», par Hélène Bah-Ostrowiecki, met en valeur cet aspect en montrant que le corps du méditant sert à la fois d’obstacle à franchir et de moyen pour parvenir au but final des méditations, à savoir une pensée non encombrée par les sens. Le méditant a un corps dont il ne peut pas se séparer complètement, qui lui est nécessaire pour recevoir, par l’entremise des organes des sens, des informations et contenus importants, parmi lesquels le texte même des Méditations. Le méditant doit s’engager dans des «raisonnements physiques», c’est-à-dire lire le texte, y faire attention, revenir plusieurs fois sur ses pas et changer d’habitudes cognitives. Cela revient à «ancrer dans le corps la disposition physique associée à l’exercice libre de l’esprit» (p. 176).

Descartes est aussi d’avis qu’il faut aborder la lecture des Anciens comme une «conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées» (AT VI, 5-6). Hélas, comme le signale Roger Ariew dans sa contribution intitulée «René Descartes et Jean-Baptiste Morin», l’échange épistolaire entre Descartes et Morin est loin de satisfaire ces conditions. Descartes dénature le sens des positions et des critiques de Morin. Il refuse de faire connaître Morin comme l’un des auteurs des Deuxièmes Objections (recueillies par Mersenne), ainsi que d’admettre sa dette envers lui, qui l’avait déterminé à présenter ses vues de manière géométrique dans l’abrégé géométrique, à la fin des Deuxièmes Réponses. Ariew conclut : «Bon nombre de mauvaises interprétations, voire de mauvaise foi» (p. 280), mais pas de «réunion d’esprits» (p. 275).

Tournons-nous maintenant vers la postérité de Descartes. Comment a-t-il été lu en fait, et quelle influence a-t-il ainsi exercée? Plusieurs contributions de ce volume touchent à la réception de Descartes par d’autres philosophes des XVIIe-XVIIIe siècles : d’un côté, Johannes Clauberg et Poulain de la Barre sont présentés en interprètes fidèles et continuateurs de Descartes; de l’autre, Spinoza et Leibniz figurent en tant que lecteurs plus critiques.

D’après Antonella Del Prete («Du bon usage de Descartes : l’art de lire chez Johann Clauberg»), Clauberg défend Descartes contre les accusations d’athéisme lancées par Gijsbert Voetius et Martin Schoock. Clauberg laisse entendre que ces deux penseurs néerlandais, comme beaucoup d’autres, se sont comportés en calomniateurs, n’accordant pas assez d’attention aux buts déclarés de Descartes, au public auquel ce dernier s’adressait, ainsi qu’au contexte (p. 43-45). En revanche, pour Clauberg, le bon usage des textes de Descartes suppose une attitude favorable à celui-ci, privilégie les Méditations et les Principes, et vise à continuer et à approfondir ses travaux (p. 48). La contribution envisagée par Clauberg est la création d’une logique cartésienne qui détaille les étapes permettant d’acquérir des idées claires et distinctes, de s’exprimer bien, de bien lire et de distinguer les vraies pensées des fausses (p. 49).

Pour sa part, Poulain de la Barre — Marie-Frédérique Pellegrin nous l’apprend dans «François Poulain de la Barre (1647-1723). Une lecture philogyne des grands textes est-elle possible?» — utilise des thèses cartésiennes à des fins féministes. Afin de prouver l’égalité des femmes et des hommes, Poulain embrasse et applique la méthode cartésienne, sa physio-psychologie ainsi que l’accent mis sur la connaissance de soi comme le seul commencement assuré de toute autre connaissance (p. 108-109). De la Barre ajoute plusieurs œuvres de Descartes à sa très sélective bibliographie recommandée aux femmes qui veulent s’instruire, tout en soulignant que Descartes lui-même doit être lu de manière cartésienne, c’est-à-dire critique, sans se fier aveuglement à son autorité. Il en va de même pour Poulain lui-même. La chose la plus importante que Descartes (de pair avec Poulain) puisse enseigner, c’est l’autonomie intellectuelle (p. 115-116).

Descartes n’a pas toujours été aussi fidèlement suivi. Comme le montre Epaminondas Vampoulis dans «Spinoza lecteur de Descartes : la cohérence de la méthode», aux yeux de Spinoza, lire Descartes d’une manière réellement cartésienne revient à faire de la méthode géométrique non seulement un procédé d’exposition, mais la clé de toute pensée philosophique véritable. Contre les recommandations expresses de Descartes, Spinoza privilégie la méthode synthétique au détriment de la méthode analytique (p. 288). Des conclusions entièrement anticartésiennes s’ensuivent : de nouvelles notions de substance et Dieu (p. 289), un rejet de la création ex nihilo pour des raisons d’incompréhensibilité, et un nécessitarisme généralisé et strict (p. 284-285).

De son côté, Leibniz accuse Descartes de n’avoir pas apprécié le fait qu’aucun progrès scientifique n’est possible de manière solitaire, en faisant table rase de tout savoir et en repartant à zéro. Selon Laurence Bouquiaux, Leibniz privilégie l’effort commun et collaboratif, de pair avec le tri, la classification et l’indexation minutieuse de toute l’information obtenue jusqu’à présent (p. 23-26). Aux yeux de Leibniz, Descartes est aussi coupable d’avoir mis en place des préjugés encore plus grands que ceux qu’il avait voulu éradiquer, surtout à cause de l’attitude sectaire et peu critique de ses disciples (p. 26). Cette attitude freine les sciences plutôt qu’elle ne permet leur avancement. En définitive, Leibniz estime stérile le cartésianisme (p. 28).

Pour conclure, l’ouvrage permet une étude approfondie de ce que Descartes dit et fait en matière de lecture, mais aussi de son influence. Une enquête similaire pourrait être conduite pour d’autres philosophes modernes analysés dans ce livre : Leibniz, Spinoza, Diderot, D’Alembert et, de façon moins détaillée, Pascal, Poulain de la Barre, Vico, Vanini, Montesquieu, d’Holbach, etc. Par ailleurs, plusieurs autres avenues de recherche demeurent ouvertes (par exemple, les diverses manières de lire et d’interpréter la Bible; les métaphores de la lecture comme mastication, digestion, etc.; les différences entre lire et écrire de la science par opposition à la philosophie, etc.). Le chercheur a l’embarras du choix pour ce qui est des fils conducteurs pour organiser et guider son approche. Aux lecteurs le plaisir de faire ce travail de découverte; ils en seront grandement récompensés.

References

Référence bibliographique

Descartes, René 1974–1986 Œuvres de Descartes [AT], 11 volumes, Adam, Charles et Tannery, Paul, dir., 2e édition, Paris, Vrin/C.N.R.S.Google Scholar