Hostname: page-component-745bb68f8f-d8cs5 Total loading time: 0 Render date: 2025-02-06T04:48:14.082Z Has data issue: false hasContentIssue false

John Rawls métaéthicien?

Published online by Cambridge University Press:  09 August 2018

OPHÉLIE DESMONS*
Affiliation:
Université Paris-Sorbonne, École supérieure du professorat et de l’éducation (Paris)
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Those who criticize as well as those who nowadays defend constructivism in metaethics consider John Rawls’s constructivism to be incomplete. According to them, his ontological agnosticism makes evident this incompleteness; I question this widely accepted charge. I propose an alternative interpretation, according to which Rawls’s agnosticism is the effect of his metaethics rather than a lack of metaethics. Thanks to this interpretation, I question the originality and attractiveness of Rawls’s metaethics. My claim is that Rawls’s metaethics adequately captures the specific historical nature of political norms.

Les critiques aussi bien que les défenseurs contemporains du constructivisme métaéthique jugent incomplet le constructivisme développé par John Rawls. Ils considèrent que son agnosticisme ontologique est un signe évident de l’incomplétude de sa position métaéthique. L’ambition de cet article est de contester ce verdict généralement accepté, en produisant une interprétation alternative de l’agnosticisme ontologique de Rawls, selon laquelle cet agnosticisme est l’effet de sa position métaéthique plutôt qu’un défaut de position métaéthique. Sur cette base, je pose à nouveaux frais la question de l’originalité et de l’attractivité de la métaéthique rawlsienne. Je montre que l’attractivité de la métaéthique rawlsienne se situe dans sa capacité à saisir l’historicité spécifique des normes de justice.

Type
Dossier : Le constructivisme métaéthique / Metaethical Constructivism
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 2018 

Introduction

Ces trente dernières années, le paysage métaéthique a été modifié par l’apparition et le développement du constructivisme. Le constructivisme s’est progressivement imposé comme une «troisième voie» (James, Reference James2013), c’est-à-dire comme une option prometteuse, capable de réunir sous sa coupe les avantages des positions plus traditionnelles, comme le réalisme et l’expressivisme, sans devoir en assumer les inconvénients (Desmons, Reference Desmons2013).

Cette fortune du constructivisme est en grande partie due à l’influence de John Rawls qui a lui-même défini sa position comme une forme de constructivisme. Rawls a thématisé son constructivisme à deux reprises : une première fois dans son article publié en 1980, «Le constructivisme kantien dans la théorie morale» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980]), puis une deuxième fois dans la troisième leçon de Libéralisme politique, son deuxième livre, publié en 1993 (Rawls, Reference Rawls1995 [1993]). En réalité, c’est dès Théorie de la justice, son premier ouvrage majeur, paru en 1971, que Rawls est constructiviste (voir Rawls, Reference Rawls1987 [1971]).

Le constructivisme s’est, au cours des décennies suivantes, développé dans plusieurs directions. Avec Christine Korsgaard ou Onora O’Neill, il a pris la forme d’un constructivisme kantien distinct du constructivisme politique de Rawls. Il s’est plus récemment développé dans une version humienne, notamment sous l’impulsion de Sharon Street.

Mais si Rawls est bien à l’origine du renouveau du constructivisme, le constructivisme rawlsien a néanmoins très vite été appréhendé sous un angle critique dans la littérature métaéthique (Darwall, Gibbard et Railton, Reference Darwall, Allan and Peter1992). La littérature plus récente semble confirmer plutôt qu’infirmer cette approche critique (Enoch, Reference Enoch2009; Street, Reference Street2010). Le constructivisme rawlsien est jugé insuffisant d’un point de vue métaéthique. Selon ces critiques, si la pertinence et l’originalité de la position normative de Rawls ne fait pas débat, il échoue en revanche à développer une position métaéthique complète et originale. Le constructivisme rawlsien est qualifié de constructivisme «restreint» (Street, Reference Street2010) ou de constructivisme «normatif» (Côté-Vaillancourt, Reference Côté-Vaillancourt2017), pour souligner qu’on a affaire à une position normative qui, en bout de ligne, est compatible avec différentes positions métaéthiques, y compris avec des positions classiques comme le réalisme, voire l’expressivisme.

Pourtant, la notion même de «constructivisme normatif» a quelque chose de problématique. Sauf à nier la distinction entre propositions de premier et de deuxième ordre et à considérer que les propositions qu’on interprète habituellement comme des propositions métaéthiques ne sont en réalité que des propositions normatives formulées de manière plus abstraite (Dworkin, Reference Dworkin1996), on peut, dans la théorie de la justice comme équité (désormais TJE) de Rawls, très nettement distinguer les propositions de premier ordre des propositions de deuxième ordre. La TJE se compose pour une part de propositions normatives, comme, par exemple, les principes de justice. Elle se compose pour une autre part de propositions qui relèvent d’une réflexion sur les conditions de validité de ces propositions normatives. Ces secondes propositions, qui se situent en amont des propositions normatives, construisent un discours qui porte sur le statut et la nature des propositions normatives. Ce pas de recul souligne que ces propositions relèvent, au sens propre, de la métaéthique. Finalement, les principes normatifs de la TJE reposent sur un arrière-plan métaéthique et le constructivisme participe de cet arrière-plan métaéthique.

Si débat il doit y avoir, il ne peut donc porter sur la question de savoir s’il y a, chez Rawls, une position métaéthique. Cette question doit, à l’évidence, être tranchée par l’affirmative. Il y a en revanche matière à débat lorsqu’est soulevée la question de savoir si l’arrière-plan métaéthique de la TJE dessine une position métaéthique complète et distincte des options traditionnelles. Ce n’est pas sans raison que les critiques ont affirmé que tel n’était pas le cas. Certains éléments textuels pointent clairement dans cette direction. C’est le cas, notamment, de l’agnosticisme ontologique de Rawls, c’est-à-dire de son refus de se prononcer sur la question ontologique. Cet agnosticisme a conduit les critiques à conclure que la position métaéthique de Rawls est, à l’évidence, incomplète.

Cette conclusion ne cède-t-elle pas justement trop rapidement à l’évidence? J’entends montrer que cette interprétation dominante, selon laquelle la position métaéthique de Rawls est à la fois incomplète et marquée par une absence d’originalité, est fondée sur un certain nombre de présupposés rarement interrogés et qu’il faut lui préférer une interprétation alternative. Loin de considérer l’agnosticisme rawlsien comme un défaut, cette interprétation de rechange y voit l’expression d’une position métaéthique originale. Seule cette nouvelle interprétation permet, à mon avis, de saisir l’originalité et l’attractivité de la position métaéthique de Rawls.

Dans une première section, je commencerai par revenir sur l’interprétation dominante, qui affirme l’incomplétude de la métaéthique rawlsienne. Après avoir clarifié les termes de la discussion en proposant une première description de la position métaéthique de Rawls, dont le constructivisme est l’une des composantes, je soulignerai les ambiguïtés et les insuffisances apparentes de cette position métaéthique. Dans une deuxième section, j’expliciterai les présupposés sur lesquels cette interprétation dominante repose, discuterai ces présupposés et proposerai une interprétation alternative de la position métaéthique de Rawls. Dans la troisième et la quatrième section, je chercherai à montrer que cette interprétation alternative permet de saisir l’originalité et l’attractivité de la métaéthique rawlsienne. La troisième section sera consacrée à l’épistémologie morale originale développée par Rawls. La quatrième section cherchera à mettre en évidence son attractivité, en soulignant sa capacité à saisir l’historicité spécifique des normes de justice.

1. Ambiguïtés et insuffisances de la métaéthique rawlsienne

En tout premier lieu, il est important de souligner que l’interprétation dominante, selon laquelle la position métaéthique de Rawls est à la fois incomplète et marquée par une absence d’originalité, n’est pas dénuée de fondement. Si le constructivisme développé par Rawls est une composante essentielle de sa position métaéthique (section 1.1.), on constate à la lecture des textes que le statut du constructivisme rawlsien est ambigu et qu’il est subordonné à des engagements normatifs (section 1.2.). Le constructivisme rawlsien conduit en outre son auteur à une position métaéthique qui est marquée par une insuffisance fondamentale : elle est en défaut d’ontologie (section 1.3.).

1.1. La position métaéthique et le constructivisme rawlsiens : une première description

Afin de clarifier les termes du débat, il me faut, à titre préliminaire, offrir une première description de la position métaéthique de Rawls, dont le constructivisme est l’une des composantes essentielles. Rappelons en premier lieu que dans Théorie de la justice (1987 [1971]), Rawls pose à nouveaux frais la question normative de la justice distributive. Il pose la question de savoir de quelle façon les fruits de la coopération sociale doivent être répartis afin de réaliser la justice. Rawls recherche les principes de justice qui permettraient d’aboutir à la répartition la plus juste. Selon lui, répondre à cette question n’est pas aisé. Il n’y a pas de répartition dont on peut affirmer qu’elle est à l’évidence la plus juste. Il n’est par exemple pas évident qu’une répartition strictement égale soit la plus juste.

Face à cette difficulté, Rawls ne se résout pas néanmoins au scepticisme. Il considère que si les principes de justice ne nous sont pas immédiatement donnés, nous pouvons élaborer un dispositif qui nous y conduira. C’est cette idée qui fait de la position de Rawls une forme de constructivisme. Rawls imagine un dispositif qui permettrait à des agents, qu’il appelle les «partenaires», de déterminer quels sont les meilleurs principes de justice. Il considère que si ces partenaires doivent choisir ces principes, leur raisonnement pratique doit être strictement encadré. Il faut en effet s’assurer que les partenaires ne confondront pas la justice et leurs intérêts particuliers. Telle est la fonction de cette procédure qu’est la «position originelle». Rawls considère qu’au moment de sélectionner les principes de justice, les partenaires doivent être placés sous un «voile d’ignorance» :

Personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social; personne ne connaît non plus ce qui lui échoit dans la répartition des atouts naturels et des capacités [...]. Chacun ignore sa conception du bien, les particularités de son projet rationnel de vie […]. On tient toutefois pour acquise leur connaissance générale de la société humaine. Ils comprennent les affaires politiques et les principes de la théorie économique, ils connaissent la base de l’organisation sociale et les lois de la psychologie humaine. En fait, on suppose que les partenaires connaissent tous les faits généraux qui affectent le choix des principes de la justice (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 168-169).

Le rôle de la procédure est de rendre le jugement des partenaires impartial. En n’ayant accès qu’à des informations générales, les partenaires raisonneront en tant que personnes libres et égales entre elles, rationnelles et raisonnables, et non en tant qu’individus déterminés par des caractéristiques particulières. Les principes qu’ils considéreront les plus justes protégeront les intérêts de toute personne et non ceux d’un groupe spécifique.

Pour résumer, les éléments essentiels du constructivisme rawlsien strictement compris sont les suivants :

  1. (i) Un point de départ, à savoir une conception de la société comme système de coopération équitable entre des personnes libres et égales entre elles, rationnelles et raisonnables;

  2. (ii) Une procédure permettant de rendre impartial le raisonnement pratique des partenaires, à savoir le voile d’ignorance;

  3. (iii) Un résultat normatif, à savoir les principes de justice.

Le constructivisme rawlsien participe de l’arrière-plan métaéthique la TJE. Le constructivisme constitue en effet une réflexion sur les conditions de validité des principes normatifs. Il contribue à produire une justification des principes normatifs choisis dans la position originelle. Rawls écrit ainsi qu’une conception de la justice est «plus susceptible de justification qu’une autre si ses principes sont choisis de préférence à ceux de l’autre par des personnes rationnelles placées dans cette situation initiale» (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 44). Dans Théorie de la justice, Rawls considère en particulier que le constructivisme justifie les principes de la TJE par opposition au principe d’utilité. Rawls montre en effet que sous le voile d’ignorance, les partenaires préféreront des principes qui protègent leurs droits et leurs libertés de base à un principe qui peut conduire à «exiger une diminution des perspectives de vie de certains, simplement au nom de la plus grande quantité d’avantages dont jouiraient les autres» (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 40).

Mais si le constructivisme participe bien de l’arrière-plan métaéthique de la TJE, la position métaéthique de Rawls ne se réduit pas au constructivisme strictement défini. La procédure constructiviste a, dès la publication de Théorie de la justice, été au centre d’un nombre important de débats et a souvent focalisé l’attention des critiques. La position métaéthique de Rawls n’est néanmoins pas tout entière contenue dans son constructivisme strictement défini.

S’il en est ainsi, c’est que le constructivisme ne suffit pas à épuiser la question de la justification. La description précédente du constructivisme montre clairement que la procédure et les principes de justice qui en résultent ne sont en réalité que le reflet des conceptions posées au départ. Dans son article intitulé «Le constructivisme kantien dans la théorie morale», Rawls explique que la procédure ne joue qu’un «un rôle médiateur» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 80) et que «l’idée directrice [du constructivisme] consiste à établir une relation satisfaisante entre une conception particulière de la personne et les principes premiers de justice, au moyen d’une procédure de construction» (ibid., p. 75). Le voile d’ignorance aussi bien que les principes de justice sont entièrement déterminés par les présupposés initiaux. La façon dont la conception de la personne est interprétée détermine les principes de justice finalement retenus. Plus précisément, la façon dont les idées de liberté et d’égalité, qui sont des composantes de la conception rawlsienne de la personne, sont définies et interprétées détermine les principes normatifs. Une interprétation donnée de la liberté et de l’égalité aboutira à certains principes normatifs, tandis qu’une autre interprétation aboutira à d’autres principes. Dès lors, on comprend que le constructivisme strictement compris ne suffit pas à justifier les principes de justice. Les présupposés initiaux doivent eux aussi être justifiés.

C’est la raison pour laquelle dès Théorie de la justice, Rawls considère qu’il faut pouvoir «justifier d’une autre façon une description particulière de la position originelle» (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 40). Pour compléter la justification des principes, Rawls déploie d’autres éléments conceptuels comme le cohérentisme moral, les concepts de «jugement bien pesé», d’«équilibre réfléchi» ou de «consensus par recoupement». Ces éléments participent eux aussi de la position métaéthique de Rawls. Tout en étant associés au constructivisme rawlsien, ils ne se confondent pas avec ce constructivisme strictement défini.

1.2. Le constructivisme politique, un statut ambigu

Si la position métaéthique ne se réduit pas à son constructivisme, il demeure néanmoins l’une de ses composantes essentielles. Il est l’un des éléments qui conduisent à penser que les propositions normatives de la TJE reposent sur une position métaéthique. Pourtant, à l’analyser de près, le statut du constructivisme rawlsien est ambigu. Il n’est pas entièrement clair s’il doit être considéré comme une position normative ou comme une position métaéthique.

Si l’on cherche, en se fondant sur les textes, à déterminer le statut du constructivisme rawlsien, on sera d’abord plongé dans une certaine perplexité. La position de Rawls est ambiguë sur ce point, puisqu’au fil des textes, il n’accorde pas toujours le même statut à son constructivisme. Dans «Le constructivisme kantien dans la théorie morale», Rawls oppose d’abord le constructivisme à «d’autres conceptions morales traditionnelles bien connues comme l’utilitarisme, le perfectionnisme et l’intuitionnisme» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 74). Dans la mesure où l’utilitarisme, le perfectionnisme et l’intuitionnisme sont, sans conteste, des théories normatives, Rawls semble faire du constructivisme une position de premier ordre.

Néanmoins, plus loin dans ce même article, Rawls distingue le constructivisme de ce qu’il appelle «l’intuitionnisme rationnel» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 131), qui est une forme de réalisme moral. Dans la même perspective, dans Libéralisme politique, Rawls définit son «constructivisme politique» en le distinguant d’une part de l’intuitionnisme rationnel et d’autre part du constructivisme moral de Kant (Rawls, Reference Rawls1995 [1993], p. 123 sq.). Or, ces deux positions sont décrites et analysées comme des positions de deuxième ordre. Rawls semble donc faire du constructivisme politique une position métaéthique.

Faut-il donc considérer le constructivisme comme une position normative ou comme une position métaéthique? Rawls donne bien un certain nombre d’instructions qui contribuent à lever cette ambiguïté. Dans l’introduction de Libéralisme politique, Rawls explique qu’il corrige dans ce livre des éléments qui demeuraient problématiques ou indéterminés dans Théorie de la justice et dans les articles qui lui ont succédé (Rawls, Reference Rawls1995 [1993], p. 3-5). Il faudrait donc s’en tenir à ce qu’écrit Rawls dans Libéralisme politique et considérer que, à ses yeux, le constructivisme politique constitue une position métaéthique.

Mais même si l’on opte pour cette ligne de lecture, de nombreux éléments textuels soulignent que le constructivisme rawlsien se situe dans une forme de dépendance vis-à-vis des positions normatives que Rawls endosse par ailleurs. Le constructivisme semble dériver de certaines positions normatives fondamentales, au premier rang desquelles figure la reconnaissance du pluralisme raisonnable. Rawls écrit notamment que «toute l’importance d’une conception politique constructiviste tient à sa relation au fait du pluralisme raisonnable» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 124). Si Rawls adopte une position constructiviste, c’est parce qu’il considère que, dans le contexte de la démocratie constitutionnelle, l’État doit reconnaître le fait du pluralisme raisonnable.

Selon Rawls, «étant donné le fait du pluralisme raisonnable, les citoyens ne peuvent plus se mettre d’accord sur aucune autorité morale, qu’il s’agisse d’un texte ou d’une institution sacrés»; et Rawls d’ajouter : «nous adoptons alors une position constructiviste afin de définir les termes équitables de la coopération sociale» (Rawls, Reference Rawls1995 [1993], p. 131-132). Rawls considère que dans le contexte de la démocratie constitutionnelle, le théoricien qui, comme lui, cherche à définir ce qui est juste ne peut plus s’appuyer sur une conception du bien prétendument partagée. Il ne le peut plus parce que cette conception partagée est désormais introuvable. Laissés libres de choisir par eux-mêmes leur conception du monde et du bien, les citoyens de l’État démocratique sont désormais, de fait, divisés. L’État démocratique, qui, par définition, s’engage à respecter la liberté de conscience, s’engage en outre à respecter ce pluralisme. Finalement, l’adoption du constructivisme dérive de la reconnaissance du fait du pluralisme raisonnable. Le constructivisme rawlsien est l’effet d’engagements normatifs préalables. Le constructivisme rawlsien est «politique» en un premier sens : au sens où il découle d’engagement normatifs. Chez Rawls, le normatif semble avoir priorité sur le métaéthique.

1.3. L’incomplétude de la métaéthique rawlsienne

Outre cette ambiguïté et cette dépendance, l’arrière-plan métaéthique de la TJE semble marqué par une forme d’incomplétude. Comme l’ont souligné de nombreux critiques, il manque de toute évidence quelque chose à la position métaéthique de Rawls pour en faire une position métaéthique complète. Il lui manque une position ontologique claire et distincte. Rawls laisse sans réponse au moins l’une des questions métaéthiques fondamentales, la question ontologique. Il adopte une forme d’agnosticisme ontologique, qui n’affirme ni ne nie l’existence de faits moraux indépendants de nous.

Il est important de noter que, sur ce point également, la position de Rawls a fait l’objet d’un certain nombre de changements au fil des textes. Dans «Le constructivisme kantien dans la théorie morale», Rawls soutient une position plus tranchée, qui semble indiquer que le constructivisme implique une ontologie antiréaliste. Rawls écrit par exemple qu’«en dehors de la procédure par laquelle les principes de justice sont construits, il n’existe pas de faits moraux» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 78). Rawls apporte bien une réponse à la question de savoir s’il existe ou non des faits moraux indépendamment de nous. Il affirme que puisque, dans un cadre constructiviste, les faits moraux sont construits par l’intermédiaire de la procédure, il faut considérer que ces faits moraux n’ont pas d’existence indépendante.

Dans Libéralisme politique, Rawls renonce à cet antiréalisme tranché au profit d’une forme d’agnosticisme ontologique. Il écrit que, dans le cadre du constructivisme politique, «nous ne posons pas que la procédure de construction fabrique, ou produise, l’ordre des valeurs morales» (Rawls, Reference Rawls1995 [1993], p. 129). S’il est clair qu’au contraire de l’intuitionnisme rationnel dont il a exposé plus tôt les traits essentiels, le constructivisme politique n’est pas un réalisme moral, Rawls précise néanmoins ici que le constructivisme n’est pas non plus un antiréalisme. Si le constructivisme n’affirme pas qu’il existe un ordre moral indépendant, il ne nie pas non plus la possibilité d’un tel ordre. Le constructivisme politique se contente de laisser sans réponse la question du statut ontologique des valeurs et des faits moraux. Il affirme simplement que les principes de justice qui découlent de la procédure sont ceux qui conviennent le mieux à une société démocratique marquée par le fait du pluralisme raisonnable.

Le constructivisme rawlsien est donc «politique» en un deuxième sens. Il est une conception «politique et non pas métaphysique» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 132). Le constructivisme rawlsien vise un but pratique : la formulation de principes qui permettront une distribution équitable des biens issus de la coopération sociale. Il ne s’engage pas sur le terrain métaphysique. Il n’adopte aucune position ontologique particulière.

De plus, les fondements de cet agnosticisme sont, de nouveau, de nature normative. Si Rawls refuse de s’engager sur le terrain métaphysique, c’est parce qu’il juge qu’il est nécessaire, d’un point de vue politique, que le constructivisme de la TJE soit compatible aussi bien avec une ontologie réaliste qu’avec une ontologique antiréaliste. Rawls écrit ainsi qu’«il essentiel pour le libéralisme politique que sa conception constructiviste ne contredise pas l’intuitionnisme rationnel» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 129). Le rôle du constructivisme est en effet de conduire à la définition de principes de justice destinés à régir la structure de base d’une démocratie constitutionnelle. Or, Rawls considère qu’il est essentiel que ces principes puissent être endossés par l’ensemble des citoyens de cette démocratie constitutionnelle, quelle que soit la doctrine compréhensive à laquelle ils adhèrent par ailleurs. Les principes de justice doivent pouvoir être endossés aussi bien par ceux qui croient en un ordre de valeurs morales indépendant, qui serait, par exemple, d’origine divine, que par ceux qui n’y croient pas. Ils doivent pouvoir faire l’objet de ce que Rawls appelle un «consensus par recoupement». Il en va de la stabilité de la TJE et, finalement, de la société régie par ses principes de justice. Or, un tel consensus par recoupement n’est possible que si le constructivisme politique n’engage à aucune position ontologique. Si, par exemple, le constructivisme s’engageait en faveur de l’antiréalisme, ceux qui croient en un ordre de valeurs indépendants ne pourraient adhérer aux principes de la TJE. L’agnosticisme ontologique est la condition de possibilité du consensus par recoupement.

Cet agnosticisme ontologique a, très tôt, conduit les interprètes à soutenir les thèses de la compatibilité et de l’incomplétude. On a très tôt considéré que le constructivisme rawlsien est compatible avec différents types de positions métaéthiques traditionnelles, comme le réalisme ou l’expressivisme (Darwall et al., Reference Darwall, Allan and Peter1992). Cette interprétation, aujourd’hui endossée aussi bien par des critiques (Enoch, Reference Enoch2009) que par des défenseurs du constructivisme (Street, Reference Street2010; Lenman, Reference Lenman2010), signifie finalement que le constructivisme, au moins dans sa formulation rawlsienne, est une position métaéthique qui présente un défaut de complétude et d’originalité. L’absence de position ontologique fait du constructivisme une position métaéthique incomplète. Sa compatibilité avec des positions métaéthiques plus traditionnelles souligne son défaut d’originalité.

Cette interprétation dominante, on le voit, n’est pas dénuée de fondements textuels. Elle pose néanmoins un certain nombre de problèmes. Elle tient d’abord pour acquis certains présupposés qu’elle devrait plutôt interroger. Cette approche critique débouchera sur une interprétation alternative de l’agnosticisme rawlsien, que j’exposerai dans la deuxième section de cet article. À la différence de l’interprétation dominante, cette nouvelle interprétation permet, à mon avis, de saisir l’originalité et le caractère attractif de la métaéthique rawlsienne.

2. Une interprétation alternative de l’agnosticisme rawlsien

On l’a vu, Rawls est ontologiquement agnostique. Il me semble malgré tout possible de soutenir qu’il déploie une position métaéthique complète et originale. Pour le comprendre, il faut considérer de manière critique la façon dont on a aujourd’hui pris l’habitude de concevoir le rôle de la métaéthique. Rawls ne répond pas aux quatre questions couramment considérées comme les quatre questions fondamentales de la métaéthique. Plutôt que de condamner sa position à l’incomplétude, ce geste relève, en lui-même, à mon avis, d’une position métaéthique originale. L’agnosticisme ontologique de Rawls ne doit pas être considéré comme un défaut. Il est plutôt le signe d’une conception de la normativité qui disqualifie la question ontologique.

2.1. Les présupposés de la thèse de l’incomplétude

Avant d’exposer cette nouvelle interprétation de l’agnosticisme rawlsien, il est nécessaire d’expliciter le présupposé sur lequel repose l’interprétation dominante. Cette interprétation, qui soutient que l’agnosticisme ontologique de Rawls est le signe évident de l’incomplétude de sa position métaéthique, repose, selon moi, sur une conception de la métaéthique qui est couramment acceptée alors qu’elle devrait faire l’objet d’une réflexion critique.

On tient très souvent pour acquis qu’une conception métaéthique se doit de répondre aux quatre questions dites fondamentales de la métaéthique (Ogien, Reference Ogien2000, p. 215-217). Ces quatre questions sont les suivantes :

  • la question ontologique, qui porte sur le statut ontologique des faits moraux;

  • la question épistémologique, qui porte sur la possibilité et les modalités de la connaissance morale;

  • la question sémantique, qui porte sur la signification des énoncés moraux;

  • la question psychologique, qui porte sur la relation entre le jugement moral et la motivation à agir conformément à ce jugement.

Lorsqu’est abordée la question de savoir à quelle condition une position métaéthique est complète et originale, on tient également très souvent pour acquis le double critère de la clarté et de la distinction. On accepte, premièrement, qu’une position métaéthique est complète à condition qu’elle réponde clairement aux quatre questions métaéthiques fondamentales. On accepte, deuxièmement, qu’une position métaéthique est originale à condition qu’elle réponde à ces quatre questions de manière distincte, c’est-à-dire à condition que ses réponses se distinguent des réponses que les positions métaéthiques traditionnelles ont formulées.

C’est sur cette base que les partisans de l’interprétation dominante affirment l’incomplétude du constructivisme rawlsien. Les positions développées par Sharon Street dans son article intitulé «What is Constructivism in Ethics and Metaethics?» (Street, Reference Street2010) en livrent une bonne illustration. Street soutient que le constructivisme rawlsien est un constructivisme «restreint», signifiant par là qu’il est incomplet d’un point de vue métaéthique. Elle se propose, par ailleurs, de développer un autre constructivisme, qui constituerait quant à lui un véritable «constructivisme métaéthique». Ainsi, Street partage aussi bien le scepticisme de ceux qui ont affirmé que, tel qu’il s’est initialement développé, le constructivisme est incomplet d’un point de vue métaéthique, que l’optimisme de ceux qui considèrent que le constructivisme peut devenir une position métaéthique complète. Street, en opérant un changement de point de vue, estime qu’elle pourra faire éclore les germes présents dans les formes initiales du constructivisme et aboutir à une position métaéthique complète et originale. Pour démontrer que le constructivisme qu’elle formule est bien, à la différence du constructivisme rawlsien, un constructivisme métaéthique, Street s’emploie à montrer qu’il est capable de répondre clairement et distinctement aux quatre questions fondamentales de la métaéthique. Street s’emploie en particulier à montrer que son constructivisme métaéthique répond aux quatre grandes questions de la métaéthique et que les réponses qu’il formule diffèrent de celles que proposent le réalisme (Street, Reference Street2010, p. 370-374) et l’expressivisme (ibid., p. 375-379).

La stratégie argumentative déployée par Street mérite attention. Elle souligne en effet que Street accepte, sans vraiment l’interroger, le double critère de la clarté et de la distinction. Elle accepte de considérer que la tâche de la métaéthique, c’est de répondre aux quatre questions métaéthiques dites fondamentales. Elle accepte également l’idée selon laquelle une conception métaéthique n’est originale que si elle répond de façon distincte à ces quatre questions. On comprend alors pourquoi Street considère que le constructivisme «restreint» de Rawls est incomplet d’un point de vue métaéthique. Si la tâche de la métaéthique est de produire une réponse aux quatre questions fondamentales, la métaéthique rawlsienne est à l’évidence, en raison de son agnosticisme ontologique, incomplète.

Faut-il accepter cette conception de la métaéthique? La tâche de la métaéthique est-elle de répondre à ces quatre questions qui se sont imposées comme les quatre questions fondamentales de la métaéthique? Il y a, à mon avis, des raisons de remettre en question cette façon de concevoir la tâche de la métaéthique.

2.2. La tâche de la métaéthique : une question plus disputée qu’il n’y paraît

Lorsqu’ils s’emploient à définir la tâche de la métaéthique, les métaéthiciens ne s’en tiennent pas toujours à la liste des quatre questions fondamentales précédemment dressée. Street elle-même, bien qu’elle tienne la plupart du temps cette conception pour acquise, indique ponctuellement que la pertinence de certaines des questions dites fondamentales pourrait être remise en question. Elle écrit par exemple que «les constructivistes peuvent penser que la tâche sémantique qui préoccupe les expressivistes est en réalité peu pertinente» (Street, Reference Street2009, p. 376, je traduis)Footnote 1. Street souligne ainsi que si les expressivistes ont souvent considéré que la tâche essentielle de la métaéthique consiste à déterminer la signification des énoncés normatifs, d’autres pourraient remettre en question de manière radicale l’importance de la question sémantique. Certains pourraient affirmer que le travail sémantique ne contribue que très peu, voire pas du tout, à clarifier la nature du phénomène normatif.

La question de savoir quelle est la tâche de la métaéthique est finalement plus disputée qu’il n’y paraît. Il n’est pas si évident que cette tâche se résume au fait de répondre aux quatre questions habituellement considérées comme les questions fondamentales de la métaéthique, ni qu’elle soit accomplie lorsqu’on a fourni une réponse à ces quatre questions. Il n’est pas si évident que, pour accomplir la tâche de la métaéthique, il soit nécessaire de répondre à ces questions. Il n’est pas non plus si évident que cela soit suffisant.

D’ailleurs, Street elle-même propose par endroit une formulation différente de la tâche de la métaéthique. Elle accorde beaucoup d’importance à l’idée selon laquelle l’une des tâches essentielles de la métaéthique, c’est de développer une conception de la normativité qui soit compatible avec une compréhension naturaliste du monde (Street, Reference Street2006, 2009 et 2016). La poursuite de cette finalité est au cœur de plusieurs de ses articles. Elle est également ce qui pousse Street à soutenir une forme de constructivisme. Street considère en effet que le réalisme échoue à formuler une conception de la normativité qui s’accorde avec les sciences de la nature et, en particulier, avec la théorie de l’évolution, tandis que le constructivisme y parvient (Street, Reference Street2006). Elle considère également que le quasi-réalisme échoue de la même façon (Street, Reference Street2011; Rocheleau-Houle, Reference Rocheleau-Houle2018).

Quelle serait, finalement, la tâche de la métaéthique? Répondre à cette question exigerait un développement approfondi que ne permettent pas les limites de cet article. Mentionnons néanmoins que certains métaéthiciens usent d’expressions très générales pour désigner cette tâche, affirmant par exemple que la métaéthique se donne pour ambition de «rendre compte de ce qu’est le phénomène moral» (Turmel et Rocheleau-Houle, Reference Turmel and David2016, p. 355). Je suivrai ici cette proposition et endosserai l’idée selon laquelle le métaéthicien se donne pour tâche de formuler la description la plus satisfaisante possible du phénomène normatif. On disposera ainsi d’un critère qui permet d’évaluer les différentes positions métaéthiques. Mieux une position métaéthique parviendra à rendre compte du phénomène normatif, plus elle sera attractive. Mieux une position parviendra, par exemple, à décrire le phénomène moral en des termes qui soient compatibles avec les sciences naturelles et également, pourrait-on ajouter, avec les sciences sociales, plus elle sera attractive. Mais rappelons qu’il n’est pas du tout évident qu’il soit, pour cela, nécessaire de répondre aux quatre questions dites fondamentales, ni que cela soit suffisant. La question de savoir à quelles questions il faut répondre pour développer une conception métaéthique pertinente dépend en réalité de la conception de la normativité que l’on adopte.

Cet ensemble de réflexions ouvre la possibilité d’une interprétation alternative de la position métaéthique de Rawls.

2.3. La disqualification de la question ontologique comme position métaéthique

Rawls adopte, à mon avis, une conception la normativité qui le place en rupture avec l’idée selon laquelle le rôle de la métaéthique est de répondre aux quatre questions dites fondamentales. Il adopte une conception de la normativité qui disqualifie l’une des questions habituellement considérées comme fondamentales : la question ontologique. À concevoir les choses de cette façon, l’agnosticisme de Rawls n’est plus nécessairement un défaut qui condamne ses positions métaéthiques à l’incomplétude. Il est plutôt en lui-même l’une des caractéristiques de la métaéthique rawlsienne.

Dans la troisième leçon de Libéralisme politique, Rawls écrit :

Suivant la distinction kantienne, nous dirons que la raison pratique a trait à la production d’objets correspondant à une conception de ces objets — par exemple, la conception d’un régime constitutionnel juste posé comme le but de l’entreprise politique — tandis que la raison théorique a trait à la connaissance d’objets qui sont donnés (Rawls, Reference Rawls1995 [1993], p. 127).

Il ajoute plus loin :

Le constructivisme politique accepte la position de Kant pour autant que le kantisme soutient qu’il existe différentes conceptions de l’objectivité qui conviennent à la raison théorique et pratique. [...] Kant pense que la première concerne la connaissance d’objets qui sont donnés alors que l’autre concerne la production d’objets conformément à une conception de ces objets. Puisque nous sommes raisonnables et rationnels, nous devons construire d’une manière satisfaisante les principes du juste et de la justice qui déterminent la conception des objets que nous avons à produire (ibid., p. 154).

Rawls tient ici un discours qui porte sur la nature de la raison pratique et, finalement, sur la nature du phénomène normatif. Il soutient en ce sens une thèse métaéthique. Reste à préciser quelle conception du phénomène normatif il endosse.

Comme dans son article de 1980, Rawls place son constructivisme politique sous le patronage de Kant. Dans cet article, Rawls précise néanmoins déjà que la TJE n’est «pas une théorie kantienne au sens strict», qu’ «elle s’écarte du texte de Kant sur de nombreux points» et que «l’adjectif “kantien” n’exprime qu’une analogie, pas une identité» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 75). Dans Libéralisme politique, Rawls distingue mieux encore que dans l’article de 1980 son constructivisme, qu’il appelle dorénavant «constructivisme politique», du constructivisme de Kant. Reste que Rawls demeure kantien sur un point essentiel : il adopte la distinction kantienne entre raison théorique et raison pratique. Rawls fait sienne l’idée kantienne selon laquelle il existe une différence de nature entre raison théorique et raison pratique. Il admet que la raison théorique et la raison pratique n’ont pas trait aux mêmes types d’objets et qu’elles n’entretiennent pas non plus le même type de rapport avec leurs objets respectifs.

En adoptant cette distinction kantienne, Rawls adopte une conception du phénomène normatif dont les conséquences sont déterminantes. Cette conception conduit en effet à mon avis à l’idée selon laquelle les questions qui se posent dans le champ théorique et qui y sont pertinentes ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui se posent et qui sont pertinentes dans le champ pratique. Elle conduit, finalement, à la disqualification du questionnement ontologique dans le champ pratique au profit du questionnement épistémologique.

Pour le comprendre, clarifions la distinction entre raison théorique et raison pratique que Rawls endosse. Rawls affirme que la raison théorique «a trait à la connaissance d’objets qui sont donnés». La raison théorique, c’est cette faculté qui vise la connaissance du monde sensible. Un monde phénoménal existe hors de nous et nous nous posons la question de savoir quelles sont les lois qui régissent son fonctionnement. Nous élaborons progressivement un ensemble de connaissances scientifiques. Nous nous appuyons, pour ce faire, sur un donné, auquel nous avons accès par l’intermédiaire de nos sens. C’est en ce sens qu’on peut dire que la raison théorique vise la connaissance d’objets qui nous sont donnés.

Adopter une telle conception détermine le type de questions qui font sens dans le champ théorique. La question ontologique, aussi bien que la question épistémologique, font sens. Il y a un sens à s’interroger sur la nature de cette réalité qui semble exister indépendamment de nous et à laquelle nos sens nous donnent accès. Il y a un sens à se demander ce qui est réel dans le réel, ou même à se demander ce qui est le plus réel dans le réel. Il y a par exemple un sens à se demander si les individus existent plus que les universaux par l’intermédiaire desquels nous les saisissons. Ce questionnement métaphysique a d’ailleurs trouvé à s’exprimer à de nombreuses reprises dans l’histoire de la philosophie occidentale, opposant platoniciens et aristotéliciens dans l’antiquité, réalistes et nominalistes au moyen âge, etc. Il y a également un sens à se demander de quelle façon nous pouvons parvenir à une connaissance exacte de ce réel qui semble exister indépendamment de nous. Il y a un sens à se demander quelle faculté ou quelle méthode nous permettent d’accéder à une connaissance certaine. Ce questionnement épistémologique a lui aussi eu ses débats traditionnels, opposant par exemple les rationalistes aux empiristes.

En suivant la distinction kantienne entre raison pratique et raison théorique, Rawls soutient que la raison pratique est d’une tout autre nature que la raison théorique. Elle n’a pas trait aux mêmes types d’objets et n’entretient pas le même type de rapport avec ses objets. Selon Rawls, la raison pratique «a trait à la production d’objets correspondant à une conception de ces objets». L’expression n’est pas simple et mérite qu’on s’y attarde. Notons en premier lieu que la finalité de la raison pratique diffère de celle de la raison théorique. La raison pratique ne vise pas la «connaissance» d’objets, mais bien la «production» d’objets. Pour le dire autrement, la raison pratique vise la production d’objets normatifs. Si l’on pense à ce que fait Rawls, on peut par exemple affirmer que, dans l’entreprise qui est la sienne, la raison pratique vise la production de principes de justice.

Mais comment la raison pratique procède-t-elle pour produire ses objets? Les produit-elle à partir de rien, ou s’appuie-t-elle sur un donné? Et dans ce cas, quelle est la nature de ce donné? Selon Rawls, la raison pratique ne produit pas ses objets à partir de rien. Elle s’appuie, elle aussi, sur un donné. Ce donné n’est néanmoins pas de même nature que le donné sur lequel la raison théorique s’appuie. Ce donné n’est pas donné par les sens. Ce donné relève d’une «conception» d’objets.

Pour clarifier ce point, appuyons-nous à nouveau sur un exemple rawlsien. Rawls suggère que, pour produire ses objets normatifs, la raison pratique peut par exemple s’appuyer sur «la conception d’un régime constitutionnel juste». Pour définir les principes de justice, notre raison pratique s’appuie sur ce que Rawls appelle des «conceptions-modèles» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 79) ou plus simplement des «idées organisatrices fondamentales» (Rawls, Reference Rawls1995 [1993], p. 33). Pour penser la justice dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle, nous nous appuyons sur une conception de la société — la société est conçue comme un système de coopération équitable — et sur une conception de la personne — les personnes sont conçues comme libres et égales entre elles, rationnelles et raisonnables. La raison pratique s’appuie sur ces conceptions et s’emploie à produire des principes de justice qui expriment, le mieux possible, ces conceptions.

Le constructivisme rawlsien correspond précisément à cette conception de la raison pratique. Rappelons en effet que, pour Rawls, «l’idée directrice [du constructivisme] consiste à établir une relation satisfaisante entre une conception particulière de la personne et les principes premiers de justice, au moyen d’une procédure de construction» (Rawls, Reference Rawls1993 [1980], p. 75). Dans le cadre du constructivisme rawlsien, la raison pratique sélectionne les principes de justice qui expriment le mieux les idées fondamentales implicites dans la culture politique publique d’une société démocratique, idées au premier rang desquelles figurent notre conception de la société et de la personne.

De cette conception de la raison pratique découle, à mon avis, un élément très important. Elle détermine le type de question qui a du sens et qu’il est pertinent de poser dans le champ pratique. La question épistémologique s’impose comme la question centrale du champ pratique. En revanche, la question ontologique est disqualifiée. Puisque la raison pratique produit des objets correspondant à une conception de ces objets, la question qui s’impose, c’est la question de savoir, entre tous les objets produits par la raison pratique, quels sont les objets qui correspondent le mieux à notre conception de ces objets. Entre plusieurs objets produits par la raison pratique, quels sont ceux qu’il faut préférer? Par exemple, entre plusieurs principes de justice, quels sont les principes qui rendent le mieux compte des conceptions auxquelles, après réflexion, nous ne souhaitons pas renoncer? Entre le principe d’utilité et les principes de la TJE, quels sont les principes qui rendent le mieux compte de nos idées organisatrices fondamentales?

Nous devons trancher entre les différents objets qui sont produits par la raison pratique. Nous devons également justifier notre préférence pour tels principes plutôt que pour tels autres. La question qui s’impose dans le champ pratique comme la question principale, c’est dès lors la question de la justification. Nous devons être capables d’indiquer les raisons qui nous poussent à considérer que tel système normatif est préférable à tel autre. Nous devons définir les critères de la justification. Or, la question de la justification relève bien de l’épistémologie morale.

Corrélativement, la question de savoir si les faits moraux existent ou non indépendamment de nous cesse simplement d’être pertinente. La raison pratique s’intéresse à des objets qu’elle produit. Il n’y a donc plus aucun sens à poser la question de savoir quel est le statut ontologique de ces objets. Cette question contredit simplement la conception de la raison pratique endossée par le constructivisme. Elle découle d’une confusion entre la raison pratique et la raison théorique. Elle applique au champ pratique un questionnement qui n’a de sens que dans le champ théorique.

Finalement, l’agnosticisme ontologique de Rawls est un effet de sa position métaéthique plutôt qu’un défaut de position métaéthique. L’agnosticisme ontologique n’est pas un manque. Il doit plutôt être interprété comme le refus d’accorder de l’importance à la question ontologique lorsqu’elle est posée dans le champ pratique. Eu égard à la façon dont Rawls conçoit le phénomène normatif, le questionnement ontologique est disqualifié au profit du questionnement épistémologique.

Si l’on accepte cette interprétation alternative, il faut finalement rejeter la thèse de l’incomplétude. Le fait que Rawls ne réponde pas à l’une des questions traditionnellement considérée comme l’une des questions fondamentales de la métaéthique ne conduit pas nécessairement à la conclusion selon laquelle la position métaéthique de Rawls est incomplète. Le refus de la question ontologique est plutôt, en lui-même, une composante d’une position métaéthique. L’agnosticisme ontologique découle de la façon dont Rawls conçoit la raison pratique. Il découle de sa conception du phénomène normatif.

La question de savoir si la position métaéthique développée par Rawls est originale et attractive continue néanmoins de se poser. Cette question ne devra plus être abordée à travers le prisme réducteur des quatre questions dites fondamentales. On devra plutôt se demander si Rawls parvient à «rendre compte» du phénomène normatif de manière originale et attractive : quelle conception du phénomène normatif Rawls formule-t-il? Cette conception est-elle originale? Est-elle attractive? Telles sont les questions qui doivent être posées.

Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, il faut préciser ce que peut signifier «rendre compte» du phénomène normatif. Je m’appuierai, pour ce faire, sur ce qu’en dit Christine Korsgaard (Reference Korsgaard1996, p. 12-13). Pour Korsgaard, rendre compte du phénomène normatif, c’est faire deux choses distinctes : expliquer et justifier. Le phénomène normatif est, en premier lieu, un phénomène quotidien et spontané. Les êtres humains, c’est un fait, manient des concepts normatifs. Ils jugent par exemple que certaines actions sont bonnes ou mauvaises, que certaines mesures sont justes ou injustes. Mais pourquoi en est-il ainsi? Rendre compte du phénomène normatif c’est, premièrement, produire une explication de ce phénomène. Le phénomène normatif est, en second lieu, une construction philosophique : les philosophes élaborent des théories normatives. Ils cherchent notamment à déterminer sous quel principe ou sous quel système de principes nos différentes intuitions normatives peuvent être subsumées. Mais pourquoi préférer tel principe à tel autre? Rendre compte du phénomène normatif c’est, deuxièmement, produire une justification des principes normatifs. Finalement, une conception métaéthique peut être évaluée à sa capacité à expliquer et à justifier la normativité.

Dans la suite de cet article, je chercherai, sur cette base, à montrer que Rawls produit une conception métaéthique locale originale (section 3) et attractive (section 4).

3. L’originalité de la position métaéthique de Rawls

Avant d’en venir à la question de l’originalité, il convient de préciser la portée de la position métaéthique de Rawls. Il s’agit d’une conception «locale» et non «globale» (Turmel et Rocheleau-Houle, Reference Turmel and David2016, p. 379). Rawls ne cherche pas à rendre compte de l’ensemble du phénomène normatif. Son attention se porte exclusivement sur un type particulier de normes et de jugements : les normes de justice et les jugements politiques. Rawls laisse de côté les normes et les jugements strictement moraux. Reste, à mon avis, que l’explication et la justification des normes de justice qu’il propose est originale.

On trouve, chez Rawls, une réponse originale à la question de savoir pourquoi les êtres humains posent la question de la justice. Sa réponse repose principalement sur le concept de «circonstances de la justice» (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 159-163; 2003, p. 122-123). Rawls distingue les circonstances objectives des circonstances subjectives de la justice. Il considère, premièrement, que les conditions matérielles dans lesquels vivent les hommes rendent la question de la justice incontournable. Selon Rawls, les hommes vivent notamment dans des conditions de rareté modérée. Ils doivent dès lors coopérer pour pouvoir mieux satisfaire leurs besoins et leurs désirs. Ils ne sont néanmoins pas indifférents à la façon dont les biens issus de la coopération sociale seront distribués. La question de la justice distributive — la question de savoir quelle est la juste répartition des biens issus de la coopération sociale — s’impose donc à eux. Si, au contraire, les hommes vivaient dans l’abondance, la question de la justice serait superflue. S’ils vivaient dans la rareté radicale, elle serait inaudible. Rawls considère également que la question de la justice s’impose aux hommes en raison de circonstances subjectives. C’est le «fait du pluralisme raisonnable», c’est-à-dire le fait que les hommes adhèrent à des doctrines compréhensives différentes, qui forme l’essentiel de ces circonstances subjectives. Puisque les hommes sont en désaccord sur les fins qu’il convient de poursuivre, la question de savoir comment on utilisera les ressources produites par la coopération sociale fait nécessairement débat.

Dans Théorie de la justice, Rawls affirme qu’il emprunte le concept de «circonstances de la justice» à Hume et que ce qu’il en fait «n’ajoute rien d’essentiel à son analyse qui est bien plus complète» (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 161). En réalité, comme l’a bien montré Éléonore Le Jallé, la formulation rawlsienne des circonstances de la justice présente des traits originaux (Le Jallé, Reference Le Jallé2008, section 1; 2014, p. 257-260). En particulier, si Hume repère bien des circonstances subjectives de la justice — il affirme que le problème de la justice émane notamment du fait que les gens désirent les mêmes choses — il n’anticipe pas, en revanche, le «fait du pluralisme raisonnable». Cette circonstance, dont Rawls reconnaît d’ailleurs qu’elle est propre aux démocraties constitutionnelles modernes, fait l’originalité de l’explication rawlsienne. À partir de Libéralisme politique, elle aura d’ailleurs une influence décisive sur la façon dont Rawls pense le problème de la justice.

Mais plus fondamentalement encore, c’est la justification que Rawls propose qui fait l’originalité de sa position métaéthique. L’œuvre de Rawls, on le sait, possède une dimension strictement normative. Rawls propose une réponse originale à la question de la justice distributive en formulant un système de principes normatifs inédit. Mais l’essentiel, pour Rawls, se joue en-deçà de cette dimension normative. La question qui, pour lui, est la question fondamentale, consiste à savoir pourquoi on devrait préférer ce système de principes à un autre et, en particulier, au principe d’utilité. Cette question, la question de la justification, a occupé Rawls tout au long de son itinéraire intellectuel (Freeman, Reference Freeman2007, p. 29). Pour y répondre, il a développé une conception de la justification particulièrement originale et féconde.

La conception rawlsienne de la justification est complexe. Chaque moment de la théorie semble faire appel à une conception singulière de la justification et à des concepts différents. La justification semble reposer sur une myriade de concepts : la position originelle, le voile d’ignorance, la psychologie morale, la congruence entre le bien et le juste et, plus tard, la raison publique et le consensus par recoupement. En réalité, la conception rawlsienne de la justification s’unifie autour d’un concept clé, le concept d’équilibre réfléchi. Ce concept constitue le centre de gravité de la conception rawlsienne de la justification. Il en fait en outre l’originalité.

Rawls rompt, en premier lieu, avec le fondationnalisme moral qui, selon lui, a dominé la tradition philosophique. Selon Rawls, les philosophes ont généralement cherché à justifier leur théorie normative en justifiant ses prémisses. Ainsi, pour reprendre les deux exemples que Rawls avance, Descartes a voulu fonder sa science morale sur des prémisses métaphysiques qu’il estimait absolument certaines, comme le cogito. Ceux que, comme Bentham, on nomme parfois «naturalistes» ont quant à eux voulu dériver leurs concepts moraux de concepts non-moraux, comme la douleur ou le plaisir, dont ils estimaient qu’ils étaient particulièrement fiables. Du point de vue de l’épistémologie morale, ces deux options n’en forment finalement qu’une seule. Elles définissent un fondationnalisme moral, qui fait reposer la justification de la théorie morale sur la justification de ses fondements. La justification du tout repose sur une justification locale : celle des prémisses.

Rawls rejette le fondationnalisme moral, considérant que, dans le champ de la normativité, le fondement inébranlable sur lequel les cartésiens et les naturalistes prétendent s’appuyer est en réalité introuvable. Nous avons, certes, des intuitions normatives, mais aucune d’elle n’est absolument inébranlable. Elles ne sont que des «points fixes provisoires» qui, en droit, sont toujours révisables (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 46). Aucune prémisse n’est donc «particulièrement bien placée pour porter le poids de la justification» (ibid., p. 619).

À ce fondationnalisme traditionnel, Rawls oppose un cohérentisme moral original, fondé sur le concept d’équilibre réfléchi. Il affirme que «la justification repose sur la conception dans son ensemble et sur son accord avec nos jugements bien pesés mis en équilibre réfléchi […]. [La] justification est une question de soutien mutuel entre les diverses considérations, d’accord de tous les éléments dans une doctrine cohérente» (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 620). La justification d’une théorie normative dépend de sa capacité à faire cohabiter harmonieusement l’ensemble de nos jugements normatifs et non normatifs. Une telle harmonie n’est pas d’emblée évidente, dans la mesure où, le plus souvent, nous acceptons des principes normatifs qui heurtent certaines de nos intuitions plus particulières. Selon Rawls, celui qui se met en quête de principes normatifs doit accepter un processus d’ajustement réciproque. En cas de distorsion entre nos principes et nos intuitions, nous devrons choisir ou bien de modifier nos principes, ou bien de modifier nos jugements particuliers (Scanlon, Reference Scanlon2003, p. 141). Au terme de ce processus de va-et-vient, nous atteindrons ce que Rawls appelle l’«équilibre réfléchi». Notre théorie normative sera justifiée lorsque nous aurons atteint cet équilibre réfléchi et que nous disposerons de principes qui s’appliqueront sans heurter notre sensibilité morale.

Ce cohérentisme marque une rupture évidente par rapport au fondationnalisme traditionnel. La justification de la théorie ne repose plus sur l’un de ses éléments mais sur sa cohérence d’ensemble. Elle n’est plus locale, mais globale. De plus, même si Rawls ne crée pas le concept d’équilibre réfléchi, qu’il emprunte à Quine (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 633, n. 34), la façon dont il redéploie ce concept dans la sphère politique est en elle-même originale.

Finalement, Rawls se propose bien de rendre compte d’un phénomène normatif particulier : le phénomène politique. Il propose une explication et une justification des normes de justice. Il formule, en ce sens, une conception métaéthique locale. Dans la mesure où l’explication aussi bien que la justification qu’il propose sont originales, cette conception métaéthique locale est elle-même originale. Mais est-elle attractive? Rawls parvient-il à rendre compte de manière satisfaisante des normes de justice? J’entends introduire, dans ma dernière section, des éléments permettant d’affirmer que c’est bien le cas.

4. L’attractivité de la position métaéthique de Rawls

La façon dont Rawls rend compte du phénomène politique est, à mon avis, particulièrement attractive. Rawls parvient à rendre compte d’une caractéristique de la normativité politique qui se dérobe souvent à l’analyse alors qu’elle est essentielle. Il parvient à exprimer l’historicité spécifique des normes et du sens de la justice et à rendre compte du fait que les normes et le sens de la justice sont dynamiques et plastiques sans être radicalement relatifs.

Revenons, pour le comprendre, au concept d’équilibre réfléchi. L’équilibre réfléchi, on l’a dit, est le critère de la justification. Il faut néanmoins préciser que, pour Rawls, aucune théorie normative n’est parfaitement ni définitivement justifiée. Rawls considère en premier lieu qu’«il faut accepter le fait que nos théories présentes sont primitives et comportent de graves défauts» (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 76-77). La TJE, comme toutes les théories normatives, s’emploie à produire une synthèse cohérente de nos intuitions normatives. Cependant, comme les autres théories normatives, elle comporte des défauts. Parce que notre sens de la justice est extrêmement complexe, certaines distorsions persistent inévitablement. Rawls considère, deuxièmement, que l’équilibre réfléchi n’est jamais atteint une fois pour toutes. Au contraire, «l’effort pour arriver à un équilibre réfléchi se poursuit indéfiniment» (Rawls, Reference Rawls1995 [1993], p. 131). Rawls pense l’équilibre réfléchi comme un processus continu. Ce faisant, il forge une conception dynamique de la justification. Il affirme qu’une théorie normative, fût-elle la TJE, n’est pas définitivement justifiée. Elle est plutôt vouée, dans un avenir plus ou moins proche, à être supplantée par un autre système de principes, dont on pourra montrer que, désormais, il réalise mieux l’équilibre réfléchi.

Pourquoi Rawls endosse-t-il une telle conception de la justification? Ne condamne-t-il pas sa position à une forme de relativisme? Cette conception dynamique de la justification rend à mon avis au contraire la métaéthique rawlsienne particulièrement attractive. Elle exprime le dynamisme et la plasticité essentiels de notre sens de la justice et des normes de justice.

Rawls, on l’a dit, estime que notre sens de la justice est d’une grande complexité. Il considère en outre que ce sens se développe perpétuellement. Nos jugements normatifs évoluent au fil du temps. Nous pouvons en particulier devenir sensibles à des injustices auxquelles, hier, nous étions aveugles. Provoquer une évolution de notre sens de la justice, c’est notamment le but des mouvements de désobéissance civile, dont Rawls fournit une analyse particulièrement détaillée dans le chapitre 6 de Théorie de la justice. Il affirme :

La désobéissance civile peut, tout d’abord, être définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s’adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon son opinion mûrement réfléchie, les principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 405).

Le but des mouvements de désobéissance civile, c’est de provoquer la modification des lois ou des règlements qui sont tenus pour injustes. Rawls, qui met l’accent sur la nature communicationnelle des actions de désobéissance civile (Milligan, Reference Milligan2013, p. 18-21), précise que pour obtenir ce changement, ceux qui désobéissent s’adressent au sens de la justice de la majorité. En désobéissant, ils cherchent à la rendre sensible à une injustice que, jusque-là, elle avait ignoré. Ainsi par exemple, l’un des objectifs du mouvement pour les droits civiques des Noirs américains, qui participe du contexte d’écriture de Théorie de la justice, était de rendre la majorité blanche sensible aux injustices dont les Noirs américains, privés de droits civiques, étaient victimes. Dans la même perspective, les organisations en faveur des droits des personnes homosexuelles ont lutté pour que la majorité finisse par considérer que l’interdiction faite aux personnes de même sexe de se marier constituait une discrimination. De même, l’un des objectifs des partisans de ce que Singer appelle la «libération animale» est de provoquer un «élargissement de nos horizons moraux» et de faire en sorte que «des pratiques qui jusque-là étaient considérées comme naturelles et inévitables en viennent à être vues comme autant de résultats d’un préjugé injustifiable» (Singer, Reference Singer2012, p. 59-60).

Ces mouvements de lutte ont obtenu bien des succès. L’esclavage, autrefois tenu pour légitime, ne l’est plus. La ségrégation raciale a connu le même sort. Le mariage entre personnes de même sexe est devenu légal dans de nombreux pays, très souvent avec l’approbation de la majeure partie de la population. Cette évolution du droit a très souvent été l’effet d’une évolution de notre sens de la justice. Elle est le signe que notre sens de la justice est dynamique et plastique. Elle souligne que nous pouvons, avec le temps et parce que certains y travaillent, finir par prendre conscience d’injustices auxquelles nous n’étions pas spontanément sensibles.

La conception rawlsienne du sens de la justice le conduit ainsi à une conception dynamique des normes de justice. L’évolution de notre sens de la justice nous conduit à réviser l’interprétation des normes de justice que, jusqu’alors, nous acceptions. Puisque notre sens de la justice évolue, les valeurs fondamentales de la démocratie constitutionnelle, la liberté, l’égalité, l’équité, sont inexorablement prises dans un processus d’interprétation et de réinterprétation. Ainsi, pour reprendre les exemples précédents, les acteurs de la lutte pour les droits civiques ont opposé une interprétation alternative de l’égalité à l’interprétation ségrégationniste en vigueur dans le sud des États-Unis. Amenée à considérer l’injustice de la ségrégation, la majorité blanche en est venue à admettre que la maxime «séparés mais égaux» ne constituait plus une interprétation acceptable de l’égalité. Dans la même perspective, les mouvements de lutte en faveur des droits des personnes homosexuelles ont affirmé que l’interdiction pour les couples de même sexe de se marier constituait une discrimination. Dans plusieurs pays, ils ont amené la majorité à considérer que cette interdiction était incompatible avec une interprétation plausible de l’égalité et à accepter une modification du droit positif. Les partisans de la libération animale militent quant à eux afin de convaincre la majorité que le spécisme engendre des inégalités injustifiées. De manière générale, ceux qui luttent considèrent que les interprétations de la liberté et de l’égalité qui se sont cristallisées dans le droit positif n’ont pas à être tenues pour définitives et qu’elles méritent au contraire d’être révisées. Ils opposent de nouvelles interprétations à ces interprétations historiques. Ils espèrent provoquer un changement dans le sens de la justice de la majorité, changement qui aboutira à une réinterprétation des valeurs politiques.

Finalement, en affirmant que l’équilibre réfléchi n’est jamais atteint une fois pour toute, Rawls parvient à traduire une caractéristique essentielle de notre sensibilité politique. Il parvient à rendre compte de la plasticité dynamique de notre sens de la justice. Il parvient également à rendre compte du fait que les normes de justice, comme la liberté et l’égalité, sont manifestement prises dans des processus réguliers de réinterprétation.

Or, si les positions métaéthiques de Rawls lui permettent de saisir l’historicité des normes et du sens de la justice, ne le conduisent-elles pas à une forme de relativisme radical, voire de scepticisme? En réalité, tel n’est pas le cas. Si l’équilibre réfléchi n’est jamais définitivement atteint, cela ne signifie pas, néanmoins, que l’ensemble des systèmes normatifs se valent. Rawls maintient au contraire un critère d’après lequel les théories normatives peuvent être évaluées et classées les unes par rapport aux autres. En abandonnant le fondationnalisme, Rawls a renoncé à la possibilité d’affirmer qu’une théorie normative est définitivement et absolument justifiée. Mais Rawls maintient qu’une théorie normative peut être tenue pour justifiée si elle se rapproche davantage de l’équilibre réfléchi que ses concurrentes. Rawls adopte une conception comparative de la justification. Suivant cette conception, il procède dans Théorie de la justice à une «série de comparaisons par paires» (Rawls, Reference Rawls1987 [1971], p. 156), qui lui permettent notamment d’établir que la TJE réalise mieux l’équilibre réfléchi que ses concurrents les plus crédibles, au premier rang desquels figure l’utilitarisme. Il peut dès lors affirmer que la TJE est, à l’heure actuelle, la meilleure approximation globale qui soit à notre portée, et qu’en ce sens, elle est justifiée. La position métaéthique de Rawls ne le conduit donc pas à un relativisme radical.

Finalement, la métaéthique rawlsienne saisit l’historicité bien spécifique de la normativité politique. Rawls rend compte du fait que les normes de justice sont dynamiques et plastiques sans être radicalement relatives. C’est, à mon avis, l’un des éléments qui rend cette position particulièrement attractive.

Conclusion

Dans cet article, j’ai voulu remettre en question la position, le plus souvent tenue pour évidente, selon laquelle le constructivisme rawlsien constitue une position métaéthique incomplète. J’ai cherché à montrer que l’agnosticisme de Rawls, loin de signifier un défaut de position métaéthique, pouvait être interprété comme l’expression de sa conception de la normativité. J’ai dès lors plaidé pour une mise à distance de la conception couramment admise selon laquelle toute conception métaéthique complète et originale se doit de répondre aux quatre questions dites fondamentales de la métaéthique. Cette conception tend à techniciser à outrance le débat métaéthique et à masquer ce qui fait la véritable originalité et l’attractivité de certaines positions métaéthiques. Pour revenir à Rawls, j’ai souligné que c’est sa capacité à saisir l’historicité spécifique des normes de justice qui la rend attractive.

Je souhaite, pour terminer, introduire deux remarques supplémentaires. Première remarque : on pourrait affirmer que d’autres aspects de la métaéthique rawlsienne la rendent également attractive. Les réflexions développées ici ne l’excluent pas du tout. Outre l’historicité spécifique des normes de justice, Rawls parvient à mon avis à saisir la dimension sociale et collective du phénomène politique, alors que le constructivisme contemporain est le plus souvent empreint d’une forme d’individualisme méthodologique. Il y a là une piste pour des réflexions ultérieures.

Deuxième remarque : il me semble important de souligner que pour interroger l’attractivité de la position métaéthique de Rawls, il a fallu rompre avec la façon dont on l’aborde le plus souvent en métaéthique et considérer que sa position métaéthique ne se résume pas à son constructivisme. Bien plus que la procédure constructiviste de la position originelle, c’est son cohérentisme, exprimé par le concept d’équilibre réfléchi, qui fait à mon avis l’attractivité de la métaéthique rawlsienne.

Remerciements :

Des versions préliminaires de ce texte ont été présentées lors des quatrième et cinquième éditions des journées de métaéthique. Je remercie Stéphane Lemaire, l’organisateur des quatrièmes journées de métaéthique à l’Université de Rennes. Je remercie également l’ensemble des personnes qui m’ont aidée à organiser les cinquièmes journées de métaéthique à l’Université de Lausanne, consacrées au constructivisme métaéthique et à ses critiques. Je remercie en particulier les doctorants et post-doctorants de l’UNIL, Lisa Broussois, Michel Bourban et Tiziano Ferrando ainsi que l’équipe professorale, Carole Maigné et Simone Zurbuchen, qui m’ont soutenue dans l’organisation scientifique et pratique de ces journées. Merci à Stéphane Lemaire, Christine Tappolet, Fabrice Teroni et Patrick Turmel qui m’ont apporté leur soutien scientifique. Je remercie également l’ensemble de ceux qui ont participé à ces belles journées. Je remercie enfin l’équipe de la revue Dialogue pour son travail ainsi que mon «reviewer 1» pour ses remarques particulièrement pertinentes qui m’ont permis de clarifier un point important.

Footnotes

1 Street tient des propos qui vont dans le même sens dans «Constructivism about Reasons» (Street, Reference Street2008, p. 239).

References

Références bibliographiques

Côté-Vaillancourt, François 2017 «Constructivisme métaéthique», L’Encyclopédie Philosophique [en ligne], <http://encyclo-philo.fr/constructivisme-metaethique-a/>, mis en ligne en mai 2016.Google Scholar
Darwall, Stephen, Allan, Gibbard et Peter, Railton 1992 «Toward Fin de siècle Ethics: Some Trends», The Philosophical Review, vol. 101, no 1, p. 115189.CrossRefGoogle Scholar
Desmons, Ophélie 2013 «Pourquoi la théorie politique normative doit s’intéresser à la métaéthique : le cas de la théorie de la justice et du constructivisme», Implications philosophiques [en ligne], <http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/theorie-de-la-justice-et-constructivisme-13/>, mis en ligne le 24 juin 2013.Google Scholar
Dworkin, Ronald 1996 «Objectivity and Truth: You’d Better Believe It», Philosophy & Public Affairs, vol. 25, no 2, p. 87139.CrossRefGoogle Scholar
Enoch, David 2009 «Can There Be a Global, Interesting, Coherent Constructivism about Practical Reason?» Philosophical Explorations, vol. 12, no 3, p. 319339.CrossRefGoogle Scholar
Freeman, Samuel 2007 Rawls, Londres, Routledge.Google Scholar
James, Aaron 2013 «Constructivism, Moral», dans Hugh Lafollette, dir., The International Encyclopedia of Philosophy, Londres, Blackwell.Google Scholar
Korsgaard, Christine 1996 The Sources of Normativity, Cambridge, Cambridge University Press.CrossRefGoogle Scholar
Korsgaard, Christine 2003 «Realism and Constructivism in Twentieth-Century Moral Philosophy», The Journal of Philosophical Research: APA Centennial Supplement, p. 99122. Réédité dans Korsgaard, 2008, p. 302–326.Google Scholar
Korsgaard, Christine 2008 The Constitution of Agency, Oxford, Oxford University Press.CrossRefGoogle Scholar
Le Jallé, Éléonore 2008 «Théorie de la justice et idéologie : Hume et Rawls», Methodos [en ligne], 8, <http://journals.openedition.org/methodos/1513>, mis en ligne le 11 avril 2008.Google Scholar
Le Jallé, Éléonore 2014 Hume et la philosophie contemporaine, Paris, Vrin.Google Scholar
Lenman, James 2010 «Humean Constructivism in Moral Theory», Oxford Studies in Metaethics, vol. 5, p. 175193.Google Scholar
Milligan, Tony 2013 Civil Disobedience: Protest, Justification and the Law, Londres, Bloomsbury.Google Scholar
Ogien, Ruwen 2000 «Éthique et philosophie morale», dans Pascal Engel, dir., Précis de philosophie analytique, Paris, Presses universitaires de France, p. 213240.Google Scholar
O’Neill, Onora 1989 Constructions of Reason, Cambridge, Cambridge University Press.Google Scholar
O’Neill, Onora 1998 «Constructivism in Ethics», dans Edward Craig, dir., Routledge Encyclopedia of Philosophy, vol. 2, Londres, Routledge.Google Scholar
Rawls, John 1951 «Outline for a Decision Procedure in Ethics», Philosophical Review, vol. 60, no 2, p. 177197. Réédité dans Rawls, 1999, p. 1–19.CrossRefGoogle Scholar
Rawls, John 1987 Théorie de la justice [1971], Paris, Seuil.Google Scholar
Rawls, John 1993 «Le constructivisme kantien dans la théorie morale» [1980], dans Justice et démocratie, Paris, Seuil.Google Scholar
Rawls, John 1995 Libéralisme politique [1993], Paris, Presses universitaires de France.Google Scholar
Rawls, John 1999 Collected Papers, Cambridge (MA), Harvard University Press.Google Scholar
Rawls, John 2003 La justice comme équité, Une reformulation de Théorie de la justice, Paris, La Découverte.Google Scholar
Rocheleau-Houle, David 2018 «Le quasi-réalisme et l’argument de la coïncidence», Dialogue. Revue canadienne de philosophie, vol. 57, no 3.Google Scholar
Scanlon, T. M. 2003 «Rawls on justification», dans Samuel Freeman, dir., The Cambridge Companion to Rawls, Cambridge, Cambridge University Press, p. 139167.Google Scholar
Singer, Peter 2012 La libération animale, Paris, Payot.Google Scholar
Street, Sharon 2006 «A Darwinian Dilemma for Realist Theories of Value», Philosophical Studies, vol. 127, no 1, p. 109166.CrossRefGoogle Scholar
Street, Sharon 2008 «Constructivism about Reasons», Oxford Studies in Metaethics, vol. 3, p. 207245.Google Scholar
Street, Sharon 2009 «In Defense of Future Tuesday Indifference: Ideally Coherent Eccentrics and the Contingency of What Matters», Philosophical Issues, vol. 19, p. 273298.CrossRefGoogle Scholar
Street, Sharon 2010 «What is Constructivism in Ethics and Metaethics?», Philosophy Compass, vol. 5, no 5, p. 363384.CrossRefGoogle Scholar
Street, Sharon 2011 «Mind-Independence Without the Mystery: Why Quasi-Realists Can’t Have It Both Ways», Oxford Studies in Metaethics, vol. 6, p. 132.Google Scholar
Street, Sharon 2016 «Objectivity and Truth: You’d Better Rethink It», Oxford Studies in Metaethics, vol. 11, p. 293334.CrossRefGoogle Scholar
Turmel, Patrick et David, Rocheleau-Houle 2016 «Le constructivisme est-il une métaéthique?» Revue de métaphysique et de morale, vol. 91, no 3, p. 353376.CrossRefGoogle Scholar