Ce recueil de textes s’inscrit dans le champ de l’«épistémologie collective», que l’on peut définir comme l’étude des propriétés épistémiques des groupes sociaux. Afin de saisir l’unité de l’ouvrage, il faut ici entendre les notions de «groupe» ou d’«entité collective» au sens le plus large possible. Un ensemble d’individus interagissant au cours d’une rencontre fortuite, les membres d’une institution déterminée ou les citoyens d’un même État constituent autant de groupes dont il est possible d’analyser les pratiques épistémiques. Quels que soient leurs formes, leurs degrés d’organisation ou leurs finalités constitutives, les entités collectives se livrent en effet à de telles pratiques. Ainsi, une partie au moins de leur activité est à la fois constituée par et orientée vers la formation de croyances, voire la production ou la diffusion de connaissances. L’objectif central de cet ouvrage est d’interroger certaines de ces pratiques et, plus généralement, d’analyser la connaissance sociale tant du point de vue de sa genèse que de sa transmission et de ses effets sur l’environnement épistémique des agents.
On a coutume de distinguer trois champs d’investigation propres à l’épistémologie sociale, champs que l’on nomme respectivement «interpersonnel», «systémique» et «collectif». Le premier se concentre sur le statut normatif des croyances que forment les agents individuels au cours de leurs interactions sociales. Le second évalue les systèmes sociaux au sens large (l’éducation, la justice, etc.) du point de vue de leurs effets épistémiques sur le corps social. Le troisième, enfin, s’intéresse au comportement doxastique de certaines entités collectives considérées comme des agents cognitifs au sens propre. Certains groupes, comme les organisations politiques ou les groupes de chercheurs, sont susceptibles d’être appréhendés de ces trois points de vue. On peut, en effet, à la fois analyser les opérations cognitives de leurs membres, évaluer la connaissance qu’ils diffusent dans l’espace social et les concevoir comme les sujets d’états mentaux épistémiquement évaluables. Ces trois niveaux d’analyse des propriétés épistémiques des groupes se retrouvent dans le présent ouvrage, dont l’un des intérêts est de mobiliser ces interrogations dans une réflexion qui embrasse différents champs traditionnels de la philosophie. Il se divise ainsi en 4 sections correspondant à l’épistémologie, l’éthique, la philosophie politique et la philosophie des sciences.
Le première section, intitulée «Epistemology», aborde des problèmes très différents. Le texte de Sanford C. Goldberg, «Mutuality and Assertion» (p. 11-32), s’inscrit dans le cadre de ce que l’on nomme l’«épistémologie du désaccord». Il porte, plus précisément, sur le rapport entre les normes propres aux assertions et la possibilité de désaccords systématiques entre pairs. Miranda Fricker, dans «Fault and No-fault Responsibility for Implicit Prejudice—A Space for Epistemic Agent-regret» (p. 33-50), s’interroge sur la responsabilité épistémique de sujets en proie à des préjugés qui contaminent de manière imperceptible leurs jugements : si les biais en question sont automatiques et non-conscients, quel type d’obligation épistémique le sujet a-t-il échoué à remplir en y cédant? Cette interrogation permet à Fricker de réfléchir à la mise en place de mesures institutionnelles de neutralisation des préjugés (p. 48). Le dernier article de la section, signé Hans Bernard Schmid et intitulé «On Knowing What We’re Doing Together: Groundless Group Self-Knowledge and Plural Self-Blindness» (p. 51-72), concerne l’épistémologie de l’action collective. Schmid part de l’idée, exposée par Elizabeth Anscombe dans L’Intention (Paris, Gallimard, 2002), selon laquelle l’action individuelle inclut chez l’agent la connaissance non-observationnelle et non-inférentielle du fait même qu’il accomplit cette action. La question centrale de son article est la suivante : ce type de connaissance se retrouve-t-il dans l’action collective? Que signifie, autrement dit, le fait de savoir que nous agissons collectivement?
La seconde section, intitulée «Ethics», contient un article de Michael S. Brady, «Group Emotion and Group Understanding» (p. 95-110), portant sur la valeur épistémique des émotions collectives et leur lien avec ce qu’il nomme la «compréhension de groupe». Le texte de Glen Pettigrove, «Changing our Minds» (p. 111-129), explicite quant à lui les différentes modalités de révision de croyances de groupes au sein des communautés morales et religieuses. Pettigrove élabore, pour ce faire, une distinction inédite entre «connaissance propositionnelle» et «connaissance holistique» collectives (p. 119). Enfin, dans «The Social Epistemology of Morality: Learning from the Forgotten History of the Abolition of Slavery» (p. 75-94), Elizabeth Anderson analyse les conditions de l’apprentissage moral des sociétés à partir du cas de l’abolition de l’esclavage. Plus précisément, cette dernière interroge la manière dont les sociétés peuvent tirer des conclusions morales du passé. Anderson est dès lors conduite à étudier les biais spécifiques que génère sur nos raisonnements moraux cette forme particulière d’injustice épistémique qu’elle nomme l’«investigation morale autoritaire» (p. 78). Ce concept désigne toute investigation morale à la fois conduite par les agents occupant une position sociale dominante, portant sur les relations sociales entre dominants et dominés et accordant une moindre valeur épistémique aux revendications des dominés.
La section «Political Philosophy» se compose de trois textes. Dans «The Epistemic Circumstances of Democracy» (p. 133-149), Fabienne Peter évalue le recours aux experts dans la prise de décision politique et s’oppose à une conception unilatéralement instrumentaliste de la légitimité des processus décisionnels démocratiques. L’article «The Transfer of Duties: From Individuals to States and Back Again» (p. 150-172), signé par Stephanie Collins et Holly Lawford-Smith, porte sur les différentes manières de concevoir le passage de la responsabilité individuelle à la responsabilité collective en appliquant la réflexion à la question de l’État. Enfin, Kai Spiekermann analyse, dans «Four Types of Moral Wriggle Room: Uncovering Mechanisms of Racial Discrimination» (p. 173-188), l’influence des institutions sur notre tendance à façonner nos croyances de manière à nous convaincre du caractère moralement satisfaisant de nos comportements, et ce, à partir du cas de la discrimination raciale.
La dernière section regroupe deux articles et s’intéresse à la philosophie des sciences. Le texte de James Owen Weatherall et Margaret Gilbert, «Collective Belief and the String Theory Community» (p. 191-217), vise à montrer que le concept gilbertien de «sujet pluriel» permet de rendre compte du fonctionnement de ce que Thomas Kuhn nomme la «science normale» et du conservatisme épistémique qui la caractérise. Il étudie, pour ce faire, le cas de la persistance épistémiquement irrationnelle de l’adhésion à la théorie des cordes au sein d’une partie de la communauté scientifique. Enfin, Torsten Wilholt s’interroge sur le type d’entité auquel nous devons accorder notre confiance lorsque nous nous fions aux résultats de la recherche scientifique dans «Collaborative Research, Scientific Communities, and the Social Diffusion of Trustworthiness» (p. 218-233). Cette analyse le conduit à interroger le lien entre la fiabilité que l’on accorde, d’une part, aux communautés de chercheurs et, d’autre part, à leurs membres.
Ce recueil s’adresse prioritairement à un lectorat spécialisé. Par sa diversité et sa rigueur, il donne une image de la richesse et de la précision des questionnements actuels en épistémologie collective, dont le champ d’investigation s’étend potentiellement à tous les domaines au sein desquels croyances et connaissances collectives sont en jeu. Son originalité tient, d’une part, au fait qu’il intègre à la réflexion épistémologique des questionnements propres à la philosophie morale et politique. Il se distingue, d’autre part, par la façon dont il renouvelle des interrogations philosophiques traditionnelles (la connaissance en première personne de l’action, la valeur épistémique des émotions, la révision des croyances ou encore l’objet de la confiance) en les appliquant de manière inédite aux entités collectives.