Le sceptique doute-t-il? Le doute est le concept que nous associons immédiatement au scepticisme; c’est le terme le plus largement utilisé dès lors qu’il s’agit de ce courant. Si le doute est essentiellement associé au scepticisme moderne, son usage à propos du scepticisme antique n’est pas non plus à écarter, comme cela a déjà été remarqué (Marchand, Reference Marchand2010, p. 134-135), bien qu’on emploie plus volontiers les termes σκέψις, «examen», ou ἀπορεῖν, «être dans l’embarras, être sans ressource». La fortune qu’a connue ce terme de «doute» trouve avant tout son origine dans le fait que Cicéron, dans ses Académiques, d’une part ne traduit jamais le verbe grec σκέπτεσθαι («examiner»), ou l’un de ses dérivés, et d’autre part utilise largement le verbe dubitare Footnote 1. Ainsi que l’a analysé Jean-Paul Dumont, cette absence de traduction latine du terme σκέψις et de ses dérivés — alors que de nombreux termes techniques grecs sont traduits par Cicéron — révèle une ignorance du Pyrrhonisme en tant que courant distinct à la fois de l’indifférentisme du Stoïcien dissident Ariston et du scepticisme de la Nouvelle Académie, Arcésilas et Carnéade en tête (Dumont, Reference Dumont1972, p. 16-19). À cela s’ajoute le choix d’Henri Estienne, dans sa traduction latine des Esquisses pyrrhoniennes de 1562, de rendre le grec ἀπορεῖν par le latin dubitare. Pourtant, Hegel maintient fermement une position surprenante : le scepticisme antique n’a rien à voir avec le doute. Roger Verneaux est l’un des premiers à avoir mis en lumière cette remarquable exclusion (Verneaux, Reference Verneaux1955, p. 124). Contre la tradition et apparemment contre le bon sens, Hegel maintient ce jugement sans discontinuer, et ce fait est d’autant plus déconcertant que le philosophe conçoit le scepticisme antique comme radical et faisant preuve d’une négativité sans limite. La position hégélienne peut donc être résumée en un énoncé paradoxal : le vrai sceptique ne doute pas. Pourquoi une telle opposition entre doute et scepticisme?
La séparation du scepticisme d’avec le doute apparaît pour la première fois dans l’essai de 1802, La relation du scepticisme avec la philosophie, alors que Hegel précise son désaccord avec Schulze sur le statut accordé par Sextus aux phénomènes. Schulze pense que les anciens sceptiques admettent une forme de connaissance sensible, en s’appuyant sur l’idée, héritée de Sextus, que les sceptiques vivent «en tenant compte des phénomènes»Footnote 2. Or, Hegel considère qu’il n’y a aucune connaissance sensible, au sens fort, chez Sextus. Les phénomènes ou apparences (τὰ φαινόμενα) sont ce qui nous apparaît à travers une «impression passive» (EP I, 19), et Sextus écrit de cette impression : «résidant, en effet, dans une persuasion et un affect involontaire, elle n’est pas objet de recherche» (EP I, 22, trad. modifiée). Selon Hegel, cela veut dire que l’affection purement subie ne peut être l’objet d’une recherche philosophique; seul peut l’être «ce qui est dit de ce qui apparaît» (EP I, 19), selon la formule de Sextus. L’impression subjective est effectivement, en grec, ἀζήτητος, ce qui signifie littéralement qu’elle «n’est pas objet de recherche». Hegel affirme que l’impossibilité de la recherche sur l’impression ne découle pas d’une certitude immédiate, car il distingue une «affection subie involontairement» (unwillkürlichen Affiziertsein)Footnote 3 d’une certitude. C’est la force du scepticisme de ne pas tenir pour certain ce qui pourtant s’impose à nos sens comme une «persuasion» ou une «conviction»; cette conviction est valable seulement pour la vie pratique.
Néanmoins, le phénomène n’est, paradoxalement, ni «douteux» ni «hors de doute»; il n’est pas à comprendre selon le concept de doute. Si Hegel reprend le grec ἀζήτητος, c’est précisément pour ne pas le traduire par «zweifellos», puisqu’il ajoute une parenthèse : «Il est ἀζήτητος (l’expression allemande : doute [Zweifel] utilisée par le scepticisme est toujours gauche et impropre)» (GW 4, p. 204-205; RSP, p. 32). C’est le scepticisme moderne et celui de ses contemporains qui sont visés ici par Hegel. Mais pourquoi le terme désignant le doute (Zweifel) utilisé par les modernes n’est-il pas approprié pour parler du scepticisme antique? Cette exclusion est étonnante, car bien que σκέψις ne signifie pas «doute», mais examen, en revanche, l’ἐποχή est la suspension de l’assentiment, ce qui semble déjà plus proche du concept de doute. Et ce n’est pas le seul terme central chez Sextus qui semble s’accorder avec le concept de doute : la «voie» sceptique est nommée (EP I, 7) «suspensive» (ἐφεκτική), mais aussi «chercheuse» (ζητητική) ou «aporétique» (ἀπορητική). Mis à part l’adjectif «chercheuse», qui insiste sur l’examen actif et la poursuite d’une recherche de la vérité, les deux autres termes utilisés par Sextus dans ce passage expriment le résultat négatif de l’examen. Or pourquoi faudrait-il spécialement distinguer le doute de ces autres termes? Après tout, en tant qu’il n’implique aucune affirmation mais suppose un examen et une réflexion, le doute serait à première vue tout à fait capable d’exprimer la nature de l’activité sceptique.
Comment Hegel peut-il donc refuser au concept de doute la légitimité de sa filiation avec l’examen et la suspension de l’assentiment, propres aux sceptiques antiques? Aucune étude ne traite directement de la question et, parmi les travaux sur le rapport de Hegel au scepticisme, rares sont ceux qui la mentionnentFootnote 4. En outre, il est principalement fait référence aux textes des Leçons sur l’histoire de la philosophie. Ceux-ci fournissent effectivement un fondement à la distinction entre doute et scepticisme : le doute est une oscillation psychologique permanente entre deux termes, et ainsi un malheurFootnote 5, alors que le scepticisme, indifférent envers toute opposition de deux termes, est un reposFootnote 6. Mais on peut trouver, dès l’article de 1802, une première explication de ce refus d’apparenter doute et scepticisme : il ne peut s’expliquer que par l’attribution au scepticisme d’une certitude de sa négation. En effet, si le doute signifie l’incertitude, l’hésitation entre deux ou plusieurs choses ou opinions, et si Hegel refuse absolument d’interpréter le scepticisme antique à travers cette notion, c’est donc qu’il attribue au sceptique une certaine certitude. Or, Hegel sait bien que le scepticisme ne défend aucune certitude portant sur certains états mentaux, propositions ou objets, et ne consiste qu’à examiner tout ce qui est dit du phénomène (EP I, 19). Il sait bien, en outre, que le sceptique n’est pas parvenu à la certitude de soi moderne : ainsi, il n’est certain que de la négation, opérée par la pure subjectivité de la pensée, de tout ce qui est affirmé à propos du phénomène. En effet, dans son article, Hegel présente le scepticisme comme une pensée absolument négative, qui à aucun moment ne doute de sa négation. Cette vue est singulièrement originale, surtout si on la rapporte au contexte dans lequel elle apparaît. Pour Schulze notamment, le scepticisme, tant moderne qu’antique, consiste en un doute sur l’existence ou la non-existence des choses en soi et sur les limites des facultés humainesFootnote 7. Nous voudrions donc mettre en évidence l’originalité de la conception hégélienne et montrer que celle-ci se révèle à partir de deux interprétations originales qu’il propose : celle de la Nouvelle Académie et celle de Platon.
1. Néo-Pyrrhonisme et Nouvelle Académie
Le premier point concerne l’analyse hégélienne de la différence entre le scepticisme de Sextus et celui de l’Académie, ce dernier comprenant, selon les termes de Sextus, le scepticisme de la «Moyenne» et de la «Nouvelle» Académie, la moyenne étant rattachée à Arcésilas, et la nouvelle à Carnéade (EP I, 220). Globalement, Hegel cherche à rapprocher ces deux tendances du scepticisme en un seul et unique courant, absolument négatif; ce faisant, il veut notamment réhabiliter les Académiciens, en dépit de l’insistance de Sextus à présenter son scepticisme comme le seul authentique (EP I, 220-235).
Car Schulze critique Arcésilas et le fait de considérer la pensée selon laquelle tout est incertain comme elle-même incertaine; pour Schulze, on fait ici du doute «une affaire dénuée de tout usage de la raison, parce que cela se supprime et se nie à nouveau, et que la raison ici n’y comprend plus rien» (Schulze, Reference Schulze1801, I, p. 608).
Schulze considère donc que le doute devient irrationnel lorsqu’il en vient à se nier lui-même. La réponse de Hegel commence ainsi : «Tout d’abord au point de vue historique, on n’en croit pas ses yeux lorsqu’on voit attribuer à Sextus pareille raison d’exclure la doctrine d’Arcésilas du scepticisme» (GW 4, p. 209; RSP, p. 40). Contrairement à Fauquet (RSP, p. 40-41), nous ne pensons pas que cette phrase dénote une erreur de la part de Hegel. Ce qu’il récuse ici, c’est la cause donnée par Schulze pour expliquer l’exclusion d’Arcésilas hors du scepticisme par Sextus : l’idée que le doute d’Arcésilas (compris comme l’affirmation que tout est incertain) est devenu absurde, parce qu’il se nie lui-même.
Avant d’exposer l’analyse de Hegel, il nous paraît utile de préciser ce qu’il en est du lien entre Arcésilas et Sextus. Cette question est particulièrement obscure, du fait que nous n’avons, sur les Académiciens du IIIe au Ier siècle av. J.-C., que des témoignages incomplets, tardifs, et la plupart du temps partisans; aucun texte d’Arcésilas ne nous est parvenu. Ce qui est clair, cependant, c’est que la position d’Arcésilas était fort proche de celle de Sextus, puisque celui-ci l’admet et cherche pour cela à s’en distinguer. Arcésilas partage avec les «Pyrrhoniens» quelque chose d’essentiel, de l’aveu même de Sextus : «il suspend son assentiment sur tout»Footnote 8. Ce point est attesté par de nombreuses autres sourcesFootnote 9. De plus, Arcésilas aurait suspendu son jugement en vertu de l’égale force de conviction des propositions contradictoires (DL IV, 28), et son lien avec le Pyrrhonisme est suggéré par Diogène avec le vers ambigu d’Ariston, qu’il cite : «Platon par-devant, Pyrrhon par-derrière, au milieu Diodore» (DL IV, 33)Footnote 10. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’on retrouve chez Aulu-Gelle l’écho d’une controverse sur la différence entre Pyrrhoniens et AcadémiciensFootnote 11.
Mais ces points communs ne suffisent pas, toujours selon Sextus, à faire d’Arcésilas un véritable sceptique. D’abord, Arcésilas faisait partie des Académiciens, qui soutenaient que rien n’est saisissable (EP I, 4), ce qui semble de facto en faire un dogmatiqueFootnote 12. Ensuite, «il soutenait que la suspension de l’assentiment (τὴν ἐποχήν) est une bonne chose et l’assentiment une mauvaise» (EP I, 233), ce qui contrasterait en effet avec la position de Sextus (EP I, 28-29). Cette assertion, que la suspension de l’assentiment est bonne, Arcésilas semblait enfin la fonder sur une autre assertion, selon laquelle on ne peut rien savoir, pas même que nous ne savons rien (Ac. I, 45; II, 59).
Le problème essentiel qu’il suffit ici de trancher est celui de savoir si Arcésilas était, au fond, un dogmatique négatif, soutenant l’insaisissabilité universelle des choses. Sans entrer ici dans les détails, c’est le témoignage de Cicéron qui, selon nous, doit régler la question : «Arcésilas affirmait qu’on ne pouvait rien savoir, pas même ce que Socrate s’était finalement accordé» (Ac. I, 45)Footnote 13. L’absence de savoir est donc sans limite, et il faut créditer Gisela Striker (1981, p. 154-158 et p. 168), puis surtout Carlos Lévy (1992, p. 15 et p. 28-29)Footnote 14, pour avoir fermement réfuté la vision d’un Arcésilas dogmatique ou pseudo-sceptique. Concernant l’affirmation du caractère «incompréhensible» des choses, qui est constamment attribuée à Arcésilas, l’explication la plus pertinente nous semble celle avancée par Anna Maria Ioppolo (2008, p. 37)Footnote 15 : Arcésilas ne caractérisait les choses comme insaisissables que dans le cadre du débat avec les Stoïciens, non de manière absolue, c’est-à-dire dogmatique.
À la lumière de cette explication, la position de Hegel paraît jusqu’ici tout à fait correcte du point de vue historique. Premièrement, Hegel affirme seulement la chose suivante : Sextus n’exclut pas Arcésilas du scepticisme parce qu’il considérerait la σκέψις de ce dernier comme excessive, mais parce qu’il la considère comme trop faible : «selon M. Schulze, cette Académie aurait été définie par Sextus comme trop sceptique; or Sextus la trouve, comme nous avons vu, trop peu sceptique» (GW 4, p. 210; RSP, p. 43). Ce premier point est incontestableFootnote 16. Deuxièmement, Hegel pense que l’autosuppression des formules sceptiques est un élément indissociable du scepticisme antique dans sa globalité; les énoncés sceptiques comme οὐδὲν μᾶλλον («pas x plutôt que y») «s’incluent eux-mêmes à leur tour (συμπεριγράφειν, P. Hyp. I, 7) et se nient eux-mêmes à leur tour» (GW 4, p. 209; RSP, p. 41). Cette auto-inclusion des formules est inséparable du scepticisme pour deux raisons : la cohérence interne et la distinction externe. L’auto-inclusion est «inhérente au scepticisme lui-même» (ibid.); autrement dit, il est inconcevable pour Hegel qu’il ait pu exister un scepticisme si inconséquent qu’il puisse affirmer «rien n’est vrai» et excepter cette formule. Cette autosuppression des formules doit, ensuite, distinguer tous les sceptiques de ceux qui utiliseraient les mêmes énoncés comme des dogmes, par exemple l’école de Démocrite. Hegel avait donc compris que la précision de Sextus sur la nature de ces formules générales n’a rien de «superflu», contrairement à ce qu’écrit Ioannis TrisokkasFootnote 17. C’est sur ce statut des formules sceptiques que Hegel «réhabilite» pour ainsi dire Arcésilas et le place du côté des sceptiques authentiques, en sélectionnant les passages où Sextus reconnaît la proximité d’Arcésilas : «Sextus était de toute façon à cent lieues de la raison que M. Schulze lui prête pour distinguer la doctrine d’Arcésilas du scepticisme; car elle était textuellement celle du scepticisme; Sextus dit lui-même qu’elle lui semble s’accorder avec les λόγοι pyrrhoniens [...]» (GW 4, p. 210; RSP, p. 42)Footnote 18. Ce qui est frappant, ici, c’est la valeur proprement sceptique qu’accorde Hegel à la position d’Arcésilas, alors qu’un historien comme Karl Friedrich Stäudlin écrit en 1794 que les philosophes de la Nouvelle Académie ne sont que des «sophistes ambitieux» (Stäudlin, 1794, I, p. 307).
Il est tentant de croire que Hegel valorise la Moyenne et la Nouvelle Académie précisément parce qu’elles seraient capables de tenir vigoureusement la thèse de l’inconnaissabilité des choses. Cela paraît d’emblée s’accorder avec l’idée que le scepticisme n’a rien de commun avec le doute, puisqu’il est question alors d’une certitude négative, la certitude de la non-connaissanceFootnote 19. Pourtant, l’acatalepsie n’est absolutisée ni chez Arcésilas ou Carnéade, ni dans l’interprétation qu’en fait Hegel. On constate plutôt que Hegel entend «apparier» la Moyenne Académie et le Pyrrhonisme en ce qui concerne l’autosuppression des formules générales : le scepticisme fait sienne une négation absolue de tout jugement déterminé, et réfléchit cette négativité, c’est-à-dire qu’il est capable d’énoncer l’impossibilité du savoir comme une proposition autodestructrice. C’est cette même position qui est exprimée différemment par Arcésilas (ignorance doublée et réfléchie) et par Sextus avec l’image du remède purgatif (EP I, 206). La mise de côté du doute n’est donc pas attribuable à une supériorité accordée à l’Académie d’Arcésilas, comprise comme tenante de l’inconnaissabilité.
Or il est évident que, déjà à Iéna, Hegel voulait séparer le doute (comme hésitation et incertitude) du scepticisme. L’Académie, comprise comme un dogmatisme négatif, semblait représenter le candidat idéal à un scepticisme radical dépourvu de doute, mais il est désormais clair que Hegel n’a pas adhéré à cette conception de la Nouvelle Académie. Cette finesse d’analyse rend d’autant plus complexe la position hégélienne, qui conçoit le scepticisme antique authentique comme un scepticisme exempt de doute. Car comment un tel scepticisme peut-il exister et quelle est sa forme historique?
La thèse essentielle, eu égard à ce problème du doute, de l’article du Kritisches Journal der Philosophie, est que le scepticisme authentique, quand il se tourne contre le savoir, est une pure négativité fondée sur la certitude d’une pure subjectivité de la science. Cette thèse est assortie de l’analyse historique par laquelle Hegel reconnaît dans la Moyenne Académie un tel scepticisme.
Dans un passage dense (GW 4, p. 221; RSP, p. 60), Hegel défend cette thèse grâce à deux éléments. Il explique d’abord sur quoi se fonde l’unification du scepticisme antique : sur la négativité sans limite de la pensée, qui consiste chez les sceptiques à supprimer la certitude qui peut s’attacher à une proposition déterminée quelconque. Le scepticisme «combat le : “est” de la pensée philosophique»; il combat la copule, c’est-à-dire qu’il tend à détruire la certitude qui peut être accordée à toute proposition. Pour cela, il montre que la proposition contradictoire ou simplement contraire est aussi plausible. Cette destruction de la certitude peut s’appliquer à la pensée du sens commun, mais aussi, à partir d’Agrippa, à la pensée philosophique; elle constitue selon Hegel l’élément de base de tout scepticisme authentique. En outre, la négativité du scepticisme étant infinie, il est conséquent qu’elle soit valable également à l’encontre des propositions de leur propre discours et de leur pensée. Le «est» de la pensée sceptique se trouve lui aussi supprimé, et c’est en cela que sa négativité peut être dite pure. Pourtant cette pure négativité «est par elle-même une pure subjectivité» (GW 4, p. 221; RSP, p. 60). Ici se révèle une interprétation fort originale du scepticisme : Hegel affirme en effet l’identité entre pure négativité et pure subjectivité. Cette identité est impliquée par l’activité du sceptique, qui se réduit à nier : si toute certitude et toute vérité sont constamment supprimées, il ne reste plus aucune objectivité; mais la pure négation nécessite une pensée, une subjectivité. Il ne s’agit pas de la subjectivité empirique, du caractère, mais de la pure subjectivité, c’est-à-dire de la «subjectivité de la science» (GW 4, p. 221; RSP, p. 60). Cette subjectivité, semblable à un point simple, anéantit toute objectivité et s’anéantit elle-même en tant que subjectivité de la science. La conséquence décisive de cette identité entre pure négativité et pure subjectivité, c’est l’élimination du doute de l’activité sceptique, dans la mesure où le doute suppose un balancement entre deux états, qui n’est pas présent ici. Est en revanche présente une certitude de la négation. Cette certitude n’est pas équivalente à la subjectivité et certitude de soi moderneFootnote 20, elle est le fait de s’en tenir fermement à la subjectivité négative du savoir et de se préserver de toute objectivité.
Quelques années plus tard, la Phénoménologie de l’esprit confirmera et développera cette radicalité du scepticisme et sa différence d’avec le doute. Il est significatif que le scepticisme fasse partie dans cette œuvre d’un chapitre intitulé «la vérité de la certitude de soi-même» : le scepticisme est certain de soi et de la libre négation qu’il opère sur l’être-autre, sur le monde. En tant que sceptique, la conscience de soi «fait elle-même disparaître, dans la certitude où elle est de sa liberté, cet Autre qui se donne pour réel; pas seulement l’être objectif comme tel, mais son propre comportement par rapport à lui» (GW 9, p. 120; PE, p. 218). Le scepticisme ne doute pas du déterminé ni de son savoir, mais il nie l’un et l’autre et, ce faisant, acquiert la certitude de sa liberté.
Le terme de doute apparaît en revanche dans l’introduction, où Hegel caractérise le chemin de la conscience naturelle comme «le chemin du doute [Zweifel] ou, plus proprement, comme le chemin du désespoir [Verzweiflung]» (GW 9, p. 56; PE, p. 122). C’est l’un des très rares passagesFootnote 21 dans les textes hégéliens où le concept de doute joue un rôle important — négatif, certes, mais nécessaire à la progression de la conscience naturelle. Hegel nuance cependant ce recours et en arrive presque à rejeter ce terme de «doute» pour parler du chemin de la conscience. Le doute, comme le montreront plus tard les cours, implique une souffrance psychologique; il exprime ici cet état de la conscience qui perd l’en-soi, la vérité qui était la sienne, et qui en même temps, toute négation étant déterminée, fait sienne une nouvelle vérité; il s’agit donc d’un état de transition dominé par la douleur et la perte d’une vérité dont la conscience était certaine. C’est parce que domine le regard amer vers l’ancienne vérité, et que la transition d’une figure de la conscience à une autre est répétée, que Hegel considère le terme de désespoir comme plus approprié.
On a souvent noté la parenté intéressante entre Zweifel et Verzweiflung; Hegel distingue cependant les deux termesFootnote 22, et explique plus en détail l’impropriété du doute pour définir ce chemin du désespoir :
[...] ce qui survient en son cours, ce n’est pas ce que l’on a coutume d’entendre par douter, un acte d’ébranler [ein Rütteln] telle ou telle vérité présumée, auquel fait suite une disparition, à son tour, comme il se doit, du doute, et un retour à la première vérité, en sorte qu’à la fin la Chose est prise comme auparavant (GW 9, p. 56; PE, p. 122).
Il s’agit probablement du doute cartésien (Marx, Reference Marx1971, p. 68; Philonenko, Reference Philonenko1993, p. 137-138). Même si ce doute est hyperbolique et a une portée considérable, la remise en cause qu’il opère est réversible, c’est-à-dire qu’un retour à la vérité précédant le doute est possible; douter peut alors être assimilé à un acte d’ébranler, de secouer (rütteln), après lequel la vérité initiale peut à nouveau être acceptée; une remise en question quasiment factice. Un tel comportement de la conscience est en effet aux antipodes de celui qu’expose Hegel, car ce chemin désespérant est un «scepticisme en train de s’accomplir» (GW 9, p. 56; PE, p. 122) par lequel la conscience en vient à supprimer toutes les vérités illusoires, ou du moins à supprimer leur prétention à la vérité absolue. Le doute n’est donc pas non plus une notion apte à exprimer pleinement le processus phénoménologique; malgré cela, il permet de saisir l’une des dimensions du parcours de la conscience naturelle : celle de la perte de l’en-soi, qui conduit à nécessairement à un autre en-soi.
Deuxièmement, du point de vue de l’histoire de la philosophie, la négativité sans limite étant inhérente au scepticisme, toute distinction entre deux types de scepticismes partageant cette pure négativité est secondaire : c’est ainsi que Hegel interprète la séparation défendue par Sextus entre les Pyrrhoniens et les Académiciens. Ces derniers sont accusés par Sextus de se rapprocher des dogmatiques (EP I, 226; 233-234), parce qu’ils posent une proposition : que tout est incertain. Or, écrit Hegel, «cette proposition exprime tellement le scepticisme le plus élevé que cette distinction devient quelque chose de parfaitement vide» (GW 4, p. 221; RSP, p. 60). En d’autres termes le scepticisme se cristallise dans une formule telle que «tout est incertain», sans que son auto-inclusion soit mise de côté. Le jugement sur la distinction de Sextus peut donc s’expliquer ainsi : Arcésilas et Carnéade disaient, comme les Pyrrhoniens, que les énoncés universellement négatifs ne s’exceptaient pas eux-mêmes, et ce point est l’élément distinctif du vrai scepticisme; donc la différence entre ceux qui énoncent de telles propositions et ceux qui ne les énoncent pas est tout à fait extérieure et n’a aucune pertinence philosophique.
L’analyse des énoncés sceptiques permet donc de mettre en lumière «cette apparence formelle d’une affirmation» (GW 4, p. 221; RSP, p. 60)Footnote 23 et de réfuter les attaques qui s’y rapportent. Celles-ci se focalisent en effet sur le fait que les formules sceptiques sont des assertions — affirmatives ou négatives; c’est-à-dire que ces formules assureraient qu’il en est ainsi. Sextus a lui-même montré qu’à travers les expressions qu’il utilise concernant les choses obscures, le sceptique ne dogmatise pas, car ces expressions se suppriment elles-mêmes (EP I, 13-15). Par conséquent, les sceptiques ne s’engagent pas à la manière des dogmatiques, ou, dans les termes de Hegel, «ils s’en tiennent à la forme de la prise de position [die Form des Setzens]» (GW 4, p. 221; RSP, p. 60). Hegel reproche à Sextus d’avoir en quelque sorte cédé lui aussi à cette «apparence formelle» dans sa critique de la Nouvelle Académie, alors que sur l’essentiel de l’attitude sceptique, sur la négativité réflexive de ces énoncés et pensées, Pyrrhoniens et Néo-Académiciens se rejoignentFootnote 24.
L’originalité de la position hégélienne sur le scepticisme antique consiste donc à l’identifier à la pure subjectivité négative de la pensée — identification qui peut être exprimée par une formule du type «tout est incertain» — et à considérer comme extérieure toute autre distinction possible au sein du scepticisme. Or, en identifiant entièrement l’activité sceptique avec la négation de toute copule par l’isosthénie — l’égale force de conviction de ce qui apparaît —, Hegel justifie sa conception du doute compris comme étranger au scepticisme.
Une telle conception n’a rien de commun avec celles des contemporains de Hegel. Schulze, qui est le premier visé dans cet article, considère, dans son Énésidème, qu’il y a une continuité fondamentale entre les scepticismes antique et moderne (Aen., p. 19; Én., p. 62). Cette continuité s’articule selon lui autour d’un noyau commun : le fait de mettre en doute les prétendues connaissances des choses en soi (ou, dans le vocabulaire de Sextus, des choses obscures) tout comme les prétendues connaissances de nos pouvoirs de connaissanceFootnote 25. Toutefois, le scepticisme antique tout comme le moderne ne refuse pas ce qui est donné dans notre conscience, qui possède «une certitude tout à fait incontestable» (Schulze, Reference Schulze1801, I, p. 51)Footnote 26. Seule la connaissance de l’inconditionné est attaquée par le sceptique, et cette attaque prend la forme du doute, qui est la mise en évidence de l’incertitude de certaines connaissances ou certains principesFootnote 27. Stäudlin, dans son Histoire et esprit du scepticisme, recourt tout de suite au concept de doute, tout en affirmant lui aussi que l’état où «on n’affirme ou ne nie rien d’aucun objet et où on doute de tout sans distinction, même de ceci, qu’on doit douter de tout» est un idéal qui n’existe «dans aucune âme humaine» (Stäudlin, 1794, I, p. 4). Fichte privilégie également un scepticisme modéré, qu’il identifie pour sa part au scepticisme moderne : dans une note des Principes de la doctrine de la science de 1794-1795, il juge le scepticisme qu’il appelle critique, donc moderne, utile à la science, contrairement au scepticisme antique, stérile et dans tous les cas impossibleFootnote 28. Une lettre de 1793 témoigne notamment de l’impact qu’a eu sur Fichte l’Énésidème de SchulzeFootnote 29. Mais, en exprimant son rejet d’un scepticisme absolu, Fichte était aussi l’héritier de Kant, selon lequel, dans la démarche de la raison pure, le scepticisme est certes le deuxième pas, mais qui doit être mesuré : il «témoigne de la prudence du jugement aiguisé par l’expérience»Footnote 30. S’il est généralisé et rendu hyperbolique, le scepticisme — comme le dogmatisme — est nuisible : «le scepticisme, en renonçant à affirmer toute connaissance, anéantit tous nos efforts pour assurer la possession d’une connaissance du certain»Footnote 31. L’interprétation hégélienne du scepticisme antique, qui l’absolutise en lui refusant la notion de doute, est donc indéniablement nouvelle.
2. Platon
La lecture de Platon est le deuxième point d’interprétation de l’histoire de la philosophie qui, dans l’essai de 1802, montre et justifie cette exclusion du doute de la tradition sceptique. Elle s’insère dans une conception globale du scepticisme, que Hegel présente pour la première fois de cette manière :
Mais de façon générale les conceptions du scepticisme qui ne le font voir que sous cette forme particulière où il se présente comme scepticisme pur et simple, s’évanouissent devant le point de vue d’une philosophie à partir duquel on peut le trouver comme scepticisme plus authentique même dans ces systèmes philosophiques que M. Schulze et d’autres avec lui ne peuvent considérer que comme dogmatiques (GW 4, p. 206; RSP, p. 34).
Autrement dit, le scepticisme n’existe pas seulement dans les courants historiques que nous identifions comme sceptiques, mais également dans d’autres systèmes philosophiques, qui, du simple fait de leur systématicité, ne sont habituellement pas regardés comme capables de contenir la moindre trace de scepticisme. Plus précisément, les conceptions du scepticisme qui ne prennent en compte que la tradition pyrrhonienne, et éventuellement celle de l’Académie, «disparaissent» (verschwinden) lorsqu’elles sont forcées de constater comme un fait la réalité d’un scepticisme présent hors de cette tradition. Or il ne s’agit pas d’un scepticisme atténué, affaibli ou travesti, mais d’un scepticisme «plus authentique [echter]». Comment pourrait-il donc exister un scepticisme plus authentique ailleurs que chez les sceptiques?
Il faut, pour l’expliquer, se référer d’abord aux distinctions de Hegel relatives au scepticisme et à la philosophie en 1802 : «en dehors du scepticisme qui ne fait qu’un avec la philosophie, on peut dédoubler le scepticisme qui est détaché [losgetrennte] de celle-ci selon qu’il est dirigé ou non contre la raison» (GW 4, p. 213; RSP, p. 48)Footnote 32 . Il y a donc deux grands genres de scepticisme : l’un fait partie intégrante de la philosophie, l’autre en est séparé (et peut ou non s’attaquer à la connaissance rationnelle, donc à la philosophie). Le scepticisme détaché de la philosophie correspond au scepticisme pyrrhonien en général. Cela ne signifie pas qu’il n’a rien de philosophique, mais plutôt qu’il s’est «dégagé et isolé de la philosophie» (GW 4, p. 213; RSP, p. 47), d’un tout dont il faisait partie à titre de côté négatif, mais dont il s’est détaché. Or la valeur de ce «détachement» est variable pour la philosophie. Si le scepticisme n’attaque pas la raison, il est «le scepticisme antique authentique» (GW 4, p. 213; RSP, p. 48), qui n’est pas dirigé contre la philosophie :
Il n’avait certes pas comme la philosophie un côté positif, car relativement au savoir, il affirmait une pure négativité; mais il n’était pas le moins du monde dirigé contre la philosophie (GW 4, p. 213; RSP, p. 48, trad. modifiée).
Ce scepticisme peut même être bénéfique à la philosophie car ses dix modes de la suspension de l’assentiment «sont, comme toute philosophie en général, dirigés contre le dogmatisme de la conscience commune» (GW 4, p. 214; RSP, p. 50). Sa négativité est alors tournée vers des certitudes liées au fini, et elle sert ainsi la philosophie en supprimant ce qui lui fait obstacle. En revanche, le scepticisme détaché de la philosophie et dirigé contre elle ne lui apporte rien, bien que sa nuisance soit également réduite. Un tel scepticisme est avant tout pour Hegel celui des cinq modes (dits d’Agrippa), copieusement utilisés par Sextus. Pourtant, le Pyrrhonisme en général est d’après Hegel détaché de la philosophie; or la branche pyrrhonienne n’épuise pas le sens complet du scepticisme.
Ce regard hégélien est tout à fait nouveau, car il prétend mettre au jour, à l’intérieur de «toute philosophie vraie» (GW 4, p. 206; RSP, p. 34), un élément négatif qu’on peut nommer : «scepticisme». Ce qui est impliqué dans cette inclusion, c’est la compatibilité entre le scepticisme et un système philosophique en général. Alors que le scepticisme n’est pas toujours reconnu comme une véritable philosophie, il existe selon Hegel dans toutes les philosophies véritables un scepticisme authentique. Une telle position serait difficile à tenir si Hegel identifiait le scepticisme avec le doute, et nous entendons ici montrer en quoi son approche de Platon révèle l’expulsion du doute hors du scepticisme et fonde ainsi la possibilité d’un scepticisme authentique interne à la philosophie.
L’interprétation hégélienne du Parménide de Platon a de quoi surprendre :
Quel document et système plus parfait et autosuffisant du scepticisme authentique pourrions-nous trouver, dans la philosophie platonicienne, que le Parménide? Il embrasse tout le domaine de ce savoir par concepts d’entendement et le détruit. Ce scepticisme platonicien ne passe pas par un doute sur ces vérités de l’entendement qui connaît les choses comme diverses, comme totalité composée de parties, qui connaît une génération et une corruption, une multiplicité, une similitude, etc., et formule de telles assertions objectives, mais [il passe] par un nier total de toute vérité d’une telle connaissance (GW 4, p. 206; RSP, p. 36, nous traduisons).
Aussi étonnante qu’elle puisse paraître, cette interprétation du Parménide n’a rien d’absurde et elle s’inscrit dans une tradition de lecture attentive aux accents sceptiques de PlatonFootnote 33. L’originalité de HegelFootnote 34 réside d’abord dans la valeur insigne qu’il attribue au Parménide, qui représente selon lui le scepticisme le plus pur et le plus nobleFootnote 35.
Bien que ce soit principalement la deuxième partie du Parménide qui ait une tonalité sceptique, la totalité du dialogue doit être considérée d’après Hegel comme le document du scepticisme authentique, comme l’a fait remarquer Franco Chiereghin (1996, p. 30-31). Ainsi, dans la première partie, Parménide exhorte le jeune Socrate, dans son élan vers l’argumentation, à «s’entraîner», et il précise la nature de cet entraînement : «Il ne suffit pas d’examiner les conséquences qui, pour chaque prédicat, découlent de l’hypothèse : “s’il est...”, mais il faut aussi, si tu veux t’entraîner à fond [μᾶλλον γυμνασθῆναι], faire, pour le même objet, l’hypothèse : “s’il n’est pas...”»Footnote 36. L’entraînement consiste donc à envisager symétriquement une hypothèse positive puis négative, et à ne pas s’en tenir à une seule des deux, sachant que Parménide vient d’indiquer que ces hypothèses ne portent pas sur «les choses visibles [τοῖς ὁρωμένοις]», mais sur celles «qui sont par excellence objets de la raison [λόγῳ] et dont on pourrait affirmer que ce sont des Formes [εἴδη]»Footnote 37. Tel est «l’exercice» ou «l’entraînement» qui sera mis en œuvre dans la deuxième partie, avec une série d’hypothèses ou de déductions sur l’Un.
Évidemment, un tel exercice ne peut manquer de faire penser, d’abord, à ce que rapporte Diogène concernant Arcésilas : «le premier il se garda de toute assertion en raison des oppositions auxquelles se prêtent tous les discours. Il fut aussi le premier à discuter les thèses dans un sens et dans l’autre» (DL IV, 28). Cette attitude n’est pas sans lien avec l’entraînement décrit par Parménide, puisque dans les deux cas nous avons la production ou la découverte d’une opposition entre des propositions, au moins du point de vue de leur qualité (affirmation ou négation). On peut même rapprocher cette prescription «gymnastique» de Parménide de l’isosthénie telle que Sextus la présente, bien qu’elle ne soit pas restreinte à un certain type d’objets.
Or si une telle continuité minimale existe, Hegel considère que le scepticisme le plus accompli est aussi le plus ancien. Il s’agit selon lui d’une forme de scepticisme antérieure à Pyrrhon, dont la supériorité tient, d’après le texte cité plus haut, à deux caractéristiques : d’une part il embrasse (umfasst) et détruit (zerstört) le savoir d’entendement, d’autre part il n’implique pas un doute relativement à ce savoir.
D’abord, ce scepticisme est une activité négative au sens d’une destruction, et ce qui, selon Hegel, est détruit dans le Parménide, ce sont les prétendues vérités de l’entendement, donc des propositions. Que le Parménide soit une telle entreprise de destruction est pour le moins sujet à débat : Hegel ne semble pas prêter une grande importance au détail des discussions entre Socrate et Parménide, et à ce qu’il pourrait indiquer positivement de la philosophie de Platon. Il y a toutefois un élément de poids qui soutient l’interprétation de Hegel : la dernière réplique de Parménide.
Eh bien ! tenons-le pour dit et ajoutons ceci : selon toute apparence, qu’il y ait de l’Un ou qu’il n’y en ait pas, de toute façon, lui-même ainsi que les autres choses, dans leurs rapports à soi, respectivement aussi bien que réciproquement, de tous les attributs, sous tous les rapports, ont l’être et le non-être, l’apparence et la non-apparenceFootnote 38.
Le personnage de Parménide synthétise les discussions, qui aboutissent à ceci : on peut attribuer à l’Un, ainsi qu’aux autres choses avec lesquelles il est en relation, l’être et le non-être, l’apparence et la non-apparence, et tous les attributs opposés entre eux (égal et inégal, semblable et dissemblable, etc.). Les diverses propositions qui ont pu être examinées au cours du dialogue, et qui sont toutes des déductions provenant d’hypothèses, se trouvent ici mises au même niveau, elles ont une égale validité, qui réside dans la cohérence des déductions; par conséquent, Parménide s’abstient d’en choisir ou d’en réfuter une (Dixsaut, Reference Dixsaut1985, p. 319). C’est précisément ce qui constitue la position finale du dialogue : la non-détermination, au sens où les interlocuteurs ne choisissent pas, à travers une affirmation ou négation, une proposition, mais ils décident d’en rester à cette absence de détermination, qui est ainsi ce qui détermine leur position. Ici encore, il est difficile de ne pas connecter la conclusion du Parménide avec le principe de l’isosthénie, malgré les cinq siècles au moins qui séparent Platon de Sextus (Chiereghin, Reference Chiereghin, Fulda and Horstmann1996, p. 32). On comprend donc dans quelle mesure il est possible de voir dans le Parménide une activité de destruction des vérités d’entendement : ces vérités sont mutuellement neutralisées après qu’elles ont été justifiées chacune isolément, autrement dit, c’est leur multiplicité et leur égale validité qui suppriment leur vérité.
Or, si le Parménide fait preuve d’un scepticisme destructeur, il ne nécessite pour cela aucun doute à propos de ses objets. Mieux : le véritable scepticisme identifié dans ce dialogue exclut un tel concept. Hegel décrit «ce scepticisme platonicien» comme «un nier total [ein gänzliches Negieren] de toute vérité d’une telle connaissance [d’entendement]» (GW 4, p. 206; RSP, p. 36). Cela signifie que ce scepticisme n’est pas formé à partir d’attaques ciblées ou d’objections partielles sur certaines propositions. Le personnage de Parménide mis en scène par Platon développe en effet une série complexe de déductions, structurées autour d’une double hypothèse : si l’Un est ou s’il n’est pas. Le doute suppose la mise en question de son objet, du point de vue de sa légitimité ou de sa réalité. Celui qui doute montre pourquoi on ne peut accorder à tel objet une parfaite certitude, mais il ne prétend pas le nier absolument, de même qu’il ne prétend pas faire porter son doute sur tout objet; il reste dans une posture mixte, car son incertitude ainsi que l’intensité de sa négation sont limitées. En revanche, selon Hegel, le «nier total» platonicien ne laisse rien subsister. Cet acte de nier consiste à ne reconnaître aucune validité aux propositions d’entendement; cela suppose de montrer que chaque proposition est aussi valable que l’autre, par exemple, de montrer que l’univers est un, et qu’il est multiple. Ainsi, cette négation ne peut être absolue qu’en étant totale et même systématique, c’est-à-dire qu’elle doit affirmer la totalité des deux propositions contraires pour pouvoir nier absolument chacune d’elle ou les deux (Düsing, Reference Düsing and Riedel1990, p. 182). Ce scepticisme destructeur se produit du fait de la structure du raisonnement, et non à cause d’un doute sur chaque proposition.
Le Parménide a donc une vertu singulière dans l’histoire de la philosophie : celle d’incarner le scepticisme authentique et de permettre en conséquence de séparer de ce modèle ce qui lui est faussement ressemblant. Hegel considère en effet que c’est ce scepticisme platonicien qui montre le mieux ce qu’est le pur scepticisme, celui-ci ayant également un rôle à jouer dans la philosophie rationnelle ou spéculative :
Ce scepticisme, qui apparaît dans sa pure forme explicite dans le Parménide, se trouve sous forme implicite dans tout système authentiquement philosophique; car il est l’aspect libre de toute philosophie (GW 4, p. 207; RSP, p. 37-38, trad. modifiée).
Outre sa valeur philosophique propre, celle d’être un système sceptique total, le Parménide a le mérite de rendre le vrai scepticisme manifeste et distinct d’autres formes concurrentes.
Indirectement, le doute est écarté du scepticisme, puisque la mise en œuvre explicite du scepticisme dénote une nécessaire absence de doute : l’apparition de ce scepticisme radical a donc pour effet secondaire l’élimination d’un scepticisme du doute, car ni l’affirmation symétrique de propositions contraires, ni la destruction de celles-ci ne passe par un quelconque doute. Alors que le doute est écarté du scepticisme antique, et avec lui de la philosophie, le vrai scepticisme est implicitement contenu dans toute philosophie. La démonstration hégélienne a d’autant plus de force qu’elle met au jour, comme elle l’avait annoncé (GW 4, p. 206; RSP, p. 34), la pure «méthode» sceptique à l’intérieur d’un système philosophique qui est supposé dogmatique. C’est précisément cette situation interne à un système philosophique qui rend le scepticisme platonicien supérieur à toute autre forme, même celle d’Arcésilas et de Sextus, dans la mesure où, ainsi, la négativité sceptique n’est pas disjointe de la positivité affirmative que doit comporter toute philosophie; or ce scepticisme implicite est ici identifié à la dimension libre de la philosophie.
Ce qui, d’abord, paraît libre dans ce scepticisme platonicien, c’est le fait de ne pas s’en tenir qu’à une hypothèse, qu’à un aspect de la chose en question, mais d’envisager une totalité. Aborder la chose de manière unilatérale revient à ne pas être libre, en raison d’une limitation par l’autre côté. Cette absence de liberté se reflète dans la proposition d’entendement, qui relie les concepts en les gardant en même temps séparés, et donc ne les unit pas véritablement. La proposition rationnelle, en revanche, est celle dans laquelle «ces concepts sont en même temps supprimés [aufgehoben], ou unis de telle façon qu’ils se contredisent» (GW 4, p. 208; RSP, p. 38, trad. modifiée). Hegel emprunte, pour illustrer ce point, plusieurs propositions de raison à Spinoza, par exemple que Dieu est la cause immanente et non transitive du mondeFootnote 39, c’est-à-dire à la fois cause et effet, alors que la cause n’est telle que par opposition avec l’effet. Dans La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, Hegel avait distingué l’entendement (der Verstand) de la raison (die Vernunft). Le premier est «la force limitative»Footnote 40 : il divise en deux et pose fixement les termes comme divers, par exemple la nécessité et la liberté, le fini et l’infini. La raison, elle, réunit ce que l’entendement a séparé : «dépasser ces oppositions consolidées, voilà ce qui, seul, intéresse la raison.»Footnote 41 Elle est l’absolu — l’identité de l’identité et de la différence — se connaissant lui-même. L’entendement, lui, respecte le principe de contradiction. En quoi est-ce une contrainte? Et en quoi le scepticisme du Parménide et la proposition rationnelle, contrairement à l’entendement, peuvent-ils être qualifiés de libres?
Nous pensons que ce passage de l’essai sur le scepticisme de 1802 révèle une conception de la liberté qui sera plus clairement exposée quelques mois plus tard dans un autre texte de la même revue : Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel, publié en deux temps dans le Kritisches Journal der Philosophie, en novembre-décembre 1802 (tome II, cahier 2), puis en mai-juin 1803 (tome II, cahier 3). Hegel y écrit notamment :
Dans le concept de la contrainte même, est immédiatement posé quelque chose d’extérieur pour la liberté, mais une liberté pour laquelle il y aurait quelque chose de véritablement extérieur, étranger, n’est pas une liberté; son essence et sa définition formelle sont précisément qu’il n’y a rien d’absolument extérieurFootnote 42.
L’attitude de la conscience d’entendement n’est pas libre, car elle persiste à maintenir fermement une proposition, tout en laissant subsister à l’extérieur une proposition opposée, contraire ou contradictoire, jugée fausse. En revanche, le scepticisme platonicien et la proposition rationnelle sont libres en englobant dans leur pensée la totalité, les deux pôles de l’opposition, et ne laissant pas un pôle extérieur étranger. La différence est que la démarche du Parménide n’aboutit pas à une affirmation totalisante des propositions étudiées, tandis que la proposition rationnelle unit les opposés. Cette identification du scepticisme platonicien avec la liberté met en évidence, en outre, le fait que la liberté est ici conçue comme non-dépendance, absence d’unilatéralité, plutôt que la position d’une déterminité. En effet, la philosophie et le rationnel contiennent implicitement ce scepticisme, mais pour lui-même, il est négation totale, et telle est la propriété sceptique que Hegel identifie à l’aspect libre de la philosophie. Ceci également semble être confirmé par l’écrit sur le droit naturel, où la liberté est décrite comme «la négation ou l’idéalité des opposés, aussi bien du +A que du –A, l’abstraction de la possibilité qu’aucune des deux ne soit» (GW 4, p. 446; DN, p. 51)Footnote 43. La liberté est donc une négation qui n’est pas unilatérale; elle est la capacité sans limite de faire abstraction de toute détermination, de la réduire à néant, et est ici posée comme équivalente au concept d’idéalité, qui exprime une suppression conjointe des opposés. Si l’idéalité s’accompagne d’une conservation des opposés, Hegel insiste et insistera toujours sur l’aspect négatif de l’idéalité, sur le fait qu’elle est d’abord une suppression de l’être-autreFootnote 44. Le véritable scepticisme, donc, dont la noblesse est illustrée par le Parménide, est l’exercice d’une négation sans limite, et de ce fait il est libre.
Ce scepticisme est donc fort éloigné du doute consistant en une incertitude ciblée, restreinte à certains objets ou certaines propositions, puisqu’il est une négation totale, libre, et constitutive de la connaissance spéculative. Bien que Hegel conçoive l’histoire du scepticisme comme une dégénérescence assez linéaire (GW 4, p. 213-214; RSP, p. 48), il semble malgré tout identifier un principe sceptique général permettant d’unifier en partie le scepticisme de Platon jusqu’à Sextus, avec les différences qu’il décèle entre les différents représentants du scepticisme. Ce principe entre en jeu dans l’analyse de la proposition de raison :
Puisqu’on peut décomposer toute proposition rationnelle de cette sorte en deux propositions simplement contradictoires, [...] le principe du scepticisme, παντὶ λόγῳ λόγος ἴσος ἀντίκειται, apparaît dans toute sa force (GW 4, p. 208; RSP, p. 39) .
Il existe donc selon Hegel un principe global du scepticisme, donné par Sextus : «à tout argument s’oppose un argument égal» (EP I, 202). Malgré le fait que Hegel accorde au scepticisme platonicien la première place, il considère que le scepticisme de Sextus, bien que tourné contre le rationnel, reste un scepticisme authentique, ou du moins mérite l’appellation de «scepticisme». Mais le point capital, ici, est que le scepticisme, par sa nature négative, apparaît comme un constituant essentiel du rationnel, donc de l’affirmation. Cela achève de séparer complètement le scepticisme du doute : non seulement le cœur de la méthode sceptique est capable de faire partie d’un système philosophique positif, mais en outre elle exerce une négativité indispensable à la proposition de raison, et donc à la philosophie comme science. Or si le rationnel nécessite cette négativité sceptique, d’autre part celle-ci présuppose le rationnel :
Ce scepticisme ne constitue pas une pièce particulière d’un système, mais il est lui-même le côté négatif de la connaissance de l’absolu et présuppose immédiatement la raison comme le côté positif (GW 4, p. 207; RSP, p. 36).
Autrement dit, le vrai scepticisme illustré par le Parménide n’est pas une propriété exclusive d’une philosophie, mais il possède une valeur universelle en ce qu’il expose le négatif de toute connaissance spéculative. Or ce «côté négatif» ne peut, selon Hegel, se maintenir seul : la négativité sceptique n’est pas seulement capable de s’accorder avec la dimension affirmative de la philosophie, elle ne peut exister sans elle. Prise pour elle-même, la négativité sceptique sombre dans le néant, ce qui, exprimé dans les termes de l’entendement, signifie que «l’extrême ne peut pas se maintenir sans son opposé» (GW 4, p. 221; RSP, p. 61, trad. modifiée). Mais cette formulation elle-même envisage les choses du point de vue des extrêmes et non du point de vue de la totalité, de la raison.
C’est pour cela que Platon est supérieur à la tradition pyrrhonienne. Dans celle-ci, en effet, l’unité des contradictions est seulement présente dans l’empirique, dans la personnalité subjective du sceptique ou dans les pratiques théoriques qu’il partage avec d’autres sceptiques :
[...] le scepticisme ayant son côté positif uniquement dans le caractère, il ne se faisait pas passer pour une hérésie ou pour une École, mais comme on l’a dit précédemment, pour une ἀγωγήν [voie, méthode], une éducation à une manière de vivre, une culture dont la subjectivité ne pouvait être objective qu’en cela seul que les sceptiques se servaient des mêmes armes contre l’objectif et sa dépendance (GW 4, p. 216-217; RSP, p. 53, trad. modifiée).
En revanche, la subjectivité de la science s’autodétruit chez les Pyrrhoniens. C’est précisément parce que la philosophie platonicienne est positive, qu’elle est une connaissance spéculative, que Hegel considère le scepticisme platonicien comme meilleur. On peut, pour illustrer cette contribution positive, penser au Sophiste de Platon. La négativité sceptique n’est donc pas assimilable au doute car elle implique la science philosophique. Il est effectivement nécessaire de constater que la négativité qui intéresse Hegel dans le Parménide et dans le concept d’isosthénie est celle qui sera plus tard conceptualisée sous le nom de dialectiqueFootnote 45. On peut même considérer que la logique d’Iéna présente une analogie fonctionnelle avec le Parménide (Franks, Reference Franks and Beiser2008, p. 61).
Envisagée de ce point de vue, l’approche hégélienne du scepticisme se distingue à nouveau de celle de Schulze. Car ce dernier, loin de juger que le scepticisme constitue l’aspect négatif et libre de toute philosophie spéculative, assigne plutôt au scepticisme la tâche de douter des affirmations de la philosophie théorique, de la métaphysique. Le sceptique
[...] met en doute [bezweifelt] [...] seulement ce qu’on a prétendu comprendre [einzusehen], d’une manière qui satisfait entièrement la raison, au sujet des fondements les plus élevés et en général de tous les fondements suprasensibles des choses dans le monde et de notre connaissance de ceux-ci» (Schulze, Reference Schulze1801, I, p. 591, nous traduisons).
Le scepticisme ne peut en aucun cas être intégré comme «côté» de la connaissance spéculative, qu’il doit critiquer et pour ainsi dire ramener à la raison. Il faut selon Schulze rappeler à la philosophie spéculative : 1) qu’elle n’a aucun principe immédiatement et absolument vrai; 2) que les concepts de l’entendement ne peuvent atteindre ni les principes suprêmes des choses ni les choses elles-mêmes; 3) qu’elle part indûment du conditionné pour déduire l’inconditionné (Schulze, Reference Schulze1801, I, p. 613-633). Si les prétentions de l’entendement à connaître l’inconditionné et l’effectif sont illusoires, c’est que ses concepts ne peuvent jamais atteindre les choses effectives, réelles; un gouffre les séparera toujours. Ainsi, alors que chez Schulze les doutes rationnels du scepticisme doivent prévenir les erreurs de l’entendement en montrant la différence du concept et de l’être, chez Hegel le scepticisme agit plutôt comme la négativité interne de la science qui anéantit les fixités d’entendement et participe négativement au rationnel. L’usage des termes raison et entendement est presque inversé par rapport à Schulze, qui attribue le doute à la raison. Mais parce que le rationnel est l’unité affirmative de la pensée et de l’être, le doute schulzien ressortit simplement à «l’entendement érigé en absolu» (GW 4, p. 223; RSP, p. 63). En somme, le scepticisme authentique est la négativité de la science, ne faisant qu’un avec elle, complété par un côté positif, tandis que le doute est une négation abstraite qui sépare les opposés, propre à un entendement qui se détache de la raison.
3. Conclusion
Il y a donc, tout au long de l’essai de 1802, plusieurs indications dispersées concernant le doute, et toutes convergent vers un même but : montrer la foncière différence entre le véritable scepticisme et le doute, réservé à la modernité. Dans son interprétation des Néo-Académiciens et des Pyrrhoniens, Hegel s’efforce de séparer distinctement le doute du scepticisme, en montrant en quoi ce dernier consiste en une pure négativité et subjectivité de la science, aussi bien chez les Pyrrhoniens que chez les Néo-Aacadémiciens : cette négativité absolue et réflexive est la première raison de séparer doute et scepticisme. Néanmoins, c’est à l’auteur du Parménide qu’est attribuée la paternité du scepticisme le plus accompli. Après avoir fixé la nature du scepticisme authentique, Hegel peut en déduire l’exclusion du doute de toute forme de scepticisme authentique, dans la mesure où ce dernier est compatible avec la philosophie dans sa dimension affirmative, et même l’implique.
Mais, dira-t-on, si Hegel voulait concevoir un scepticisme absolument radical, il aurait dû faire l’économie de la notion de certitude, qui semble étrangère au scepticisme antique. Ici réside à notre avis l’originalité de la lecture hégélienne : la subjectivité certaine de sa négation est «une subjectivité de la science» (GW 4, p. 221; RSP, p. 60) et non la subjectivité empirique. En outre, le scepticisme pur — antique — n’est pas la certitude de soi moderne, mais la certitude de soi purement négative, privée de toute positivité, de la raison. Cette dissociation du doute et du scepticisme permet de mettre en évidence une négativité éminente, et pourtant interne à la philosophie : nous soulignons que le scepticisme est la pure négation absolue du fini qui est certaine d’elle-même, que la Phénoménologie de l’esprit et les Leçons sur l’histoire de la philosophie continueront à éluciderFootnote 46. Si, comme l’écrira Hegel dans sa Logique, la certitude est la forme de la connaissanceFootnote 47, alors le scepticisme n’y est pas étranger. Le scepticisme se distingue ainsi du doute autant concernant ses objets que sa forme : il est universel et autoréférentiel; négateur et certain de soi. Cette interprétation hégélienne du scepticisme contraste donc avec les interprétations contemporaines, telles celles de Schulze et Stäudlin. Si, comme cela a été montré, on peut situer la naissance de deux grandes lignes d’interprétations du scepticisme antique chez Kant et Hegel (Forster, Reference Forster, Bowman and Vieweg2006), on peut désormais ajouter que la tradition «négative» ou «radicale» commence avec Hegel par une séparation novatrice du scepticisme et du doute.