Dans le droit du contentieux international comme dans les procédures judiciaires internes, l’impartialité participe de la définition du juge et des traits essentiels (mais non suffisants) de la juridiction. Selon la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (Chambre):
Si l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris, elle peut, notamment sous l’angle de l’article 6 § 1 ... de la Convention [européenne des droits de l’homme], s’apprécier de diverses manières. On peut distinguer sous ce rapport entre une démarche subjective, essayant de déterminer ce que tel juge pensait dans son for intérieur en telle circonstance, et une démarche objective amenant à rechercher s’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime.Footnote 1
Le concept peut paraître juridiquement précis en ce que les prescriptions statutaires des cours et tribunaux encadrent les obligations de leurs membres. Ceux-ci exercent leurs attributions “en pleine impartialité et en toute conscience” (article 20 du Statut de la Cour internationale de Justice (CIJ), article 11 du Statut du Tribunal international du droit de la mer (TIDM)).Footnote 2 De telles garanties légales figurent dans divers autres instruments juridiques: Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (article 6(1));Footnote 3 Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 14(1));Footnote 4 Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 47).Footnote 5 Reste que l’indépendance et l’impartialité sont avant tout question de personnalité. Elles ne valent que dans les limites de la vertu du membre de l’organe juridictionnel et de la force de son caractère.Footnote 6 L’impartialité, élément central de la présente étude, est une notion fuyante. Dès lors, comment garantir un concept dont la définition reste amplement subjective? De quelle indépendance et de quelle impartialité s’agit-il? Celle de la juridiction ou de son membre?Footnote 7 Il apparaît difficile de séparer le membre de l’ensemble collégial. Dans une vision théorique, les deux problèmes entretiennent des liens étroits. L’“indépendance” est un terme employé pour signifier que le membre de l’organe juridictionnel n’a pas à rendre compte de ses actes ou décisions soit à quiconque, soit à certaines autorités déterminées. L’“impartialité” désigne la qualité consistant pour un juge ou un arbitre à exercer ses fonctions sans chercher à favoriser l’une ou l’autre partie.Footnote 8 L’impartialité du membre de la cour ou du tribunal présuppose son indépendance, c’est-à-dire l’absence de restriction, d’influence, de pression, d’incitation ou d’ingérence directes ou indirectes dont il peut être l’objet.
Dans le cas d’une juridiction permanente (dont l’institution, la composition et le mode de fonctionnement échappent aux parties) ou même d’un tribunal arbitral (composé par les parties), il est techniquement concevable d’élever des objections contre la composition de l’organe dans une affaire déterminée. Par ce trait essentiel, les “incidents” examinés diffèrent des “incompatibilités absolues”Footnote 9 empêchant le juge d’exercer des fonctions politiques ou administratives, ou de se livrer à aucune autre fonction de caractère professionnel (Statut de la CIJ, article 16; Statut du TIDM, article 7(1)). La place manque ici pour examiner les difficultés de qualification auxquelles a pu donner lieu dans la pratique chacun des termes de cette liste. Pour s’en tenir à l’essentiel, on entend par “fonctions politiques” “toute fonction obligeant une personne à suivre les instructions de son gouvernement — quelle que fût son opinion personnelle.”Footnote 10 Les incidents qui nous occupent recouvrent des “incompatibilités relatives” et portent sur la composition de la cour ou du tribunal dans une affaire déterminée. C’est à ces dernières qu’est consacrée la présente étude. Deux formes principales de ces procédures se dégagent de la pratique internationale: la récusation et l’abstention. De tels mécanismes, énoncés expressément dans plusieurs textes de base de cours et tribunaux ont des équivalents en droit judiciaire privé.Footnote 11 Ils constituent une variante des “procédures incidentes”Footnote 12 et parfois la CIJ leur attribue un “caractère préliminaire.”Footnote 13 L’étude qu’on va lire prétend se situer à ce point. Dans un ordre de recherches où les contributions restent rares, notre quête n’est aucunement un exposé d’ensemble des règles qui gouvernent la matière. Elle reste avant tout attentive à la pratique émanée du contentieux interétatique et laisse de côté celle relevant du contentieux transétatique, tâche dont se sont acquittés plusieurs auteurs.Footnote 14 Par son objet essentiel, l’étude vise à mettre en lumière certains problèmes sur lesquels l’attention a été attirée par des décisions juridictionnelles récentes.
La récusation
Le droit arbitral et judiciaire connaît d’un acte de procédure permettant aux parties de s’immiscer dans la composition de l’organe juridictionnel: la “récusation.” À l’instar des législations ou pratiques nationales,Footnote 15 dans la sphère du droit international, le terme désigne la possibilité ouverte aux parties à un procès d’écarter de la procédure un juge ou un arbitre suspecté de partialité. L’invocation du mécanisme est régie par les textes de base des juridictions qui peuvent les assujettir à des règles de procédure.
LES TEXTES APPLICABLES
Tous les systèmes contentieux comportent, plus ou moins élaborées, des techniques organisant la récusation (“disqualification” dans la common law). Lié à la recherche d’un procès équitable, cet acte a paru difficilement admissible dans le dispositif processuel international. Son insertion dans le droit positif s’est opérée en plusieurs étapes.
Défaut du concept dans les prémisses du droit processuel
En dépit de l’intérêt qu’il présente pour le duel juridictionnel et le droit à un procès équitable, mécanismes destinés à assurer l’existence et le respect des garanties fondamentales d’une bonne justice, la récusation n’a pas été retenue dès les prémisses de la justice internationale.
L’exclusion de la récusation dans les tentatives conventionnelles de constitution de tribunaux permanents
Dès l’abord on relèvera que pendant longtemps, c’est sans succès que l’on a tenté d’insérer la notion qui fait l’objet de la présente étude dans le droit positif. L’esquisse la plus ancienne se rencontre dans les travaux de l’Institut du droit international (IDI) visant l’élaboration d’un “projet de règlement pour des tribunaux arbitraux internationaux” qui inscrit la récusation dans ses articles 4, 7 et 11.Footnote 16 Le sujet est à nouveau évoqué mais de manière infructueuse en 1875 et surtout lors des conférences de la paix de La Haye en 1899 et 1907.Footnote 17 Il figure également à l’ordre du jour de la conférence de cinq États (Danemark, Norvège, Pays-Bas, Suède, Suisse), tenue à La Haye en 1920, et visant l’élaboration d’un règlement pour un tribunal international de justice finalement écarté.Footnote 18
Dans cette construction normative, les textes de base de la Cour de Justice centre-américaine instituée par la Convention du 20 décembre 1907 restent un cas à part. La récusation, qui figure à l’article XXII du texte, fait l’objet de prescriptions très détaillées du règlement (Regulations of the Central American Court of Justice, Chapter 2 on Disabilities, Challenges and Excuses, articles 23 à 29) et de l’ordonnance de procédure (Central American Court of Justice, Ordinance of Procedure, Challenges and Excuses, articles 13 à 34).Footnote 19 On peut y retrouver l’esprit de matériaux juridiques de base de divers ordres internes régissant le sujet. Si l’on envisage les dix affaires soumises à la Cour, deux ont donné lieu à une demande de récusation sans que l’on puisse en tirer des enseignements pratiques. En effet, les objections ont été élevées avant l’adoption des textes de base. Surtout la Cour a, dans les affaires concernées, déclaré la demande irrecevable: Diaz c République de Guatemala (6 mars 1909);Footnote 20 Salvador de Cerda c Costa Rica (14 octobre 1911).Footnote 21 En toute hypothèse, la juridiction a cessé d’exister en 1917. Elle a été remplacée par un autre organe (Convention for the Establishment of an International Central American Tribunal, 7 February 1923), dont les textes constitutifs proscrivent la récusation pour ne retenir que la mise en cause a posteriori de la validité d’une décision rendue par un tribunal incluant un ou des juges suspects de partialité.Footnote 22
Cette méfiance à l’égard de la récusation tient à plusieurs raisons. D’abord le souci de ne pas porter atteinte à l’autorité du juge ou de l’arbitre. Une telle précaution, présente dans l’ordre interne où la mesure est perçue comme particulièrement grave,Footnote 23 l’est davantage dans l’ordre international où les fonctions juridictionnelles revêtent un grand prestige.Footnote 24 Ensuite une réserve très marquée des juristes anglo-saxons à l’égard de l’institution, contribuant à son rejet lors des grandes conférences internationales du début du 20e siècle. Enfin et surtout, confier le règlement des différends à un organe permanent dont l’institution, la composition et le mode de fonctionnement échappent à la maîtrise des parties, ne s’impose pas comme une évidence pour les États. Il constitue une nouvelle étape dans la démarche qui leur enlève, avec leur accord, le pouvoir d’élaborer la décision mettant fin à leur contentieux. On comprend dans ces conditions que par le truchement de la récusation, apparue tardivement dans le droit du contentieux international, certains États cherchent à maintenir un certain droit de regard sur l’organe judiciaire. Sans doute s’agit-il d’une déformation persistante du rôle de la récusation, appelant de la part de la Cour permanente de Justice internationale (CPJI) une précision quant à son objet dès lors de sa session 1926–27.Footnote 25
Défaut du concept dans les textes de base de la CPJI et de la CIJ
Plus intéressants, et plus sujets à discussion, sont les projets nés de la création d’une juridiction permanente internationale. Ainsi, le comité de juristes, chargé d’élaborer le Statut de la CPJI a été le siège de débats sur l’objet qui nous occupe. Une opposition théorique sépare deux représentations de la récusation: la récusation péremptoire favorisant une influence des parties sur la composition de l’organe judiciaire, et une construction qui s’inscrit dans le courant traditionnel du droit judiciaire privé. Ces deux concepts n’ont pas été consacrés en droit positif.Footnote 26 L’article 24 du Statut de la CIJ qui reprend une disposition du Statut de la CPJI prescrit:
1. Si, pour une raison spéciale, l’un des membres de la Cour estime devoir ne pas participer au jugement d’une affaire déterminée, il en fait part au Président.
2. Si le Président estime qu’un des membres de la Cour ne doit pas, pour une raison spéciale, siéger dans une affaire déterminée, il en avertit celui-ci.
3. Si, en pareils cas, le membre de la Cour et le Président sont en désaccord, la Cour décide.Footnote 27
Ce texte doit être lu conjointement avec l’article 17 du Statut visant les incompatibilités. La CPJI n’a pas toujours été rigoureuse dans la terminologie employée et utilise parfois à leur propos le terme “récusation.”Footnote 28 L’approche témoigne d’une méprise en ce que les parties ne disposent d’aucun pouvoir juridique de faire le procès du juge. Il résulte d’une interprétation doctrinale et juridictionnelle que les normes édictées ne prescrivent pas la récusation mais le déport.Footnote 29
Sans vouloir aller trop en avant dans l’exploration de ce concept (voir ci-dessous), détaillons-le juste assez pour comprendre ce qu’il implique quant à la formation de jugement. Le déport désigne le fait pour un juge de s’abstenir de siéger dans une affaire parce qu’il estime avoir un motif légitime de conscience ou qu’il suppose en son chef un motif de récusation. On peut déplorer les risques de confusion intellectuelle et juridique qui en résulte parce que ce terme et la récusation sont parfois employés l’un pour l’autre. Au-delà de cette incertitude sur le contenu, les prescriptions du Statut sur le déport ne sont pas éclairées par le Règlement de la Cour qui reste muet sur le sujet.Footnote 30 Deux cas distincts en ressortent toutefois à travers les raisonnements juridiques: le déport simple et le déport suggéré. Dans le cas du déport spontané (ou déport classique) le membre de l’organe juridictionnel se retire de lui-même parce qu’il estime tomber sous le coup des articles 17 et 24 du Statut.Footnote 31 Parallèlement à cette première démarche, le Président de la Cour peut suggérer à l’un des membres de se déporter pour des raisons prévues par les textes de base. Une telle approche reste une suggestion et non une instruction. Seule la Cour peut prendre une décision dans l’optique qui nous intéresse ici (Statut, article 24(3)). Il convient toutefois de souligner que les règles applicables ne contiennent aucune disposition sur l’initiative des parties visant la non-participation d’un membre de la Cour au jugement d’une affaire.
L’autre formule est celle du déport ordonné. Elle repose sur une technique permettant aux litigants d’attirer l’attention du juge concerné ou du Président de la Cour sur des causes éventuelles de retrait, de manière à susciter un déport volontaire. En ce sens: “si le Président estime qu’il n’y a pas lieu d’intervenir auprès du juge en cause, (la) partie ne dispose d’aucun recours.”Footnote 32 C’est dire que l’on ne peut voir dans les énoncés elliptiques du Statut une récusation au sens strict, définie comme l’“objection d’une partie à un procès à ce qu’un arbitre ou un juge participe au jugement de celui-ci.” Il semble qu’elles correspondent davantage à un déport, règle procédurale étrangère à l’esprit de l’objet qui nous occupe ici. Dans les deux hypothèses, déport spontané ou ordonné, on est en présence d’un chantier juridique.
Développements de la réglementation
Au regard du droit du contentieux international, le Statut de la CIJ comporte un principe qu’on nommerait plus justement “déport” (voir ci-dessous). Pour sa part, la récusation, acte de procédure, s’est développée en plusieurs étapes. Elle a emprunté le canal de la jurisprudence et figure désormais dans les textes de base des tribunaux internationaux. C’est seulement dans la marge laissée par une réelle incertitude du dispositif que se meut le pouvoir et le devoir d’interprétation du juge.
Le rôle de la CIJ
Le Projet sur la procédure arbitrale élaboré par la Commission du droit international (CDI) introduit dans son article 8 une clause sur la récusation.Footnote 33 La jurisprudence en a fait application dans l’affaire Benson v Federal Republic of Germany — Arbitral Commission on Property, Rights and Interests in Germany, Plenary Session (8 July 1959).Footnote 34 Reste que cette construction juridique ne vise que la procédure arbitrale. Elle ne concerne pas la procédure judiciaire dans laquelle l’exception se pose dans des termes différents.
La CIJ en a précisé les traits dans l’affaire du Sud-Ouest africain qui fut une décision d’espèce. À cette époque, les conditions mises à la récusation et plus particulièrement les pouvoirs de la Cour en cette matière n’étaient pas aussi nettement établis qu’ils le furent par la suite. Dans des instances introduites le 4 novembre 1960, deux États (l’Éthiopie et le Libéria) demandaient à la Cour de déclarer que l’Afrique du Sud avait manqué à ses obligations résultant de son mandat international sur le Sud-Ouest africain. Au cours de la deuxième phase de la procédure, le 14 mars 1965, le défendeur a notifié son intention de présenter une requête relative à la composition de la Cour. Conformément à l’article 46 de son Statut, la Cour a décidé d’entendre à huis clos les observations des parties sur la requête du défendeur. Elle a en l’occurrence décidé “de ne pas faire droit à ladite requête.”Footnote 35 Il importe de relever que le mot “récusation” ne figure ni dans les procès-verbaux d’audience, ni dans le texte de l’ordonnance. On peut toutefois l’inférer de l’euphémisme “requête relative à la composition de la Cour.” Même si la Cour décide en l’occurrence de rejeter la requête, le fait d’instruire un dossier sur une demande concernant la formation de jugement et l’audition des parties évoque la procédure de récusation. L’interprétation formulée pourrait inspirer d’autres cours et tribunaux.
Quoi qu’il en soit, l’expérience acquise est à la racine de l’article 34(2) du Règlement de la CIJ ainsi libellé: “Une partie qui désire appeler l’attention de la Cour sur des faits qu’elle considère comme pouvant concerner l’application des dispositions du Statut visées au paragraphe précédent, mais dont elle pense que la Cour n’aurait pas eu connaissance, avise confidentiellement le Président de ces faits par écrit.” Il convient de relever que le texte “takes account of the close relationship between Art. 17 para. 2 and Art. 24 of the Statute. It demonstrates clearly that the Court (unlike at least initially the PCIJ) no longer considers the two articles to concern completely different situations.”Footnote 36 Le paragraphe 1 de l’article 34 qui s’applique aux incompatibilités au sens de l’article 17 du Statut ainsi qu’aux raisons spéciales inscrites à l’article 24, dispose qu’en cas de désaccord il appartient à la Cour de prendre une décision; ce texte constitue une répétition de l’article 17(3) et de l’article 24(3) du Statut. De façon plus frappante, l’article 34(2) du Règlement comporte une innovation en ce qu’il permet à une partie de communiquer au Président des faits qu’elle considère comme pouvant concerner l’application des prescriptions des articles 17(2) et 24 mais dont elle pense que la Cour n’aurait pas connaissance. L’approche est en étroite cohérence avec les travaux préparatoires qui suggèrent que l’article 24 n’avait pas pour objet et pour but d’empêcher une partie de récuser un juge, mais simplement de l’en dissuader.Footnote 37 Il n’y a pas lieu de traiter ici des autres aspects du sujet, qu’on retrouvera quand on étudiera les mécanismes d’application (voir ci-dessous).
Prolongements
Dans le sillage de la pratique de la CIJ, plusieurs textes de base de tribunaux internationaux énoncent expressément la récusation. La procédure associe des prescriptions générales et des mécanismes qui les mettent en œuvre. En atteste l’article 18(2) du Règlement du TDIM qui reprend avec des aménagements rédactionnels mineurs l’article 34(2) du Règlement de la CIJ. On relève également la formule dans de nombreux instruments adoptés sous les auspices de la Cour permanente d’arbitrage (CPA): Règlement facultatif de la CPA pour l’arbitrage des différends entre deux États (20 octobre 1992, articles 9 à 12); Règlement facultatif de la CPA pour l’arbitrage des différends entre deux parties dont l’une seulement est un État (16 juillet 1993, articles 9 à 12); Règlement d’arbitrage de la CPA (17 décembre 2012);Footnote 38 Chambre d’arbitrage de l’Institut d’arbitrage de la Chambre de commerce de Stockholm;Footnote 39 Règlement facultatif de la CPA pour l’arbitrage des différends relatifs aux ressources naturelles et/ou à l’environnement (19 juin 2001).Footnote 40
De tels dispositifs sont insérés dans le règlement d’arbitrage de tribunaux constitués pour régler une affaire individualiséeFootnote 41 ainsi que dans le Règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI, 2013).Footnote 42 Ils figurent dans les garanties juridictionnelles des conventions relatives à la protection des droits de l’homme (Cour européenne des droits de l’homme;Footnote 43 Cour interaméricaine des droits de l’hommeFootnote 44) ainsi que dans les textes de base des juridictions pénales internationales: Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991;Footnote 45 Statut de Rome de la Cour pénale internationale Footnote 46 et Règlement de procédure et de preuve Footnote 47 de la Cour pénale internationale; Règlement de procédure et de preuve du Tribunal spécial pour le Liban (20 mars 2009)Footnote 48 complété par une Directive pratique relative à la désignation d’un collège compétent en matière de déport et de récusation des juges (27 février 2015). Le Statut Footnote 49 et le Règlement de procédure Footnote 50 des tribunaux administratifs des Nations Unies en fournissent un autre exemple. L’ensemble des textes de base des juridictions internationales accorde à la récusation une signification unique. Utilisée sans autre précision par une règle spéciale, la notion envoie à sa définition en droit international général. En toute hypothèse les règles formulées ne prennent leur sens que si sont édictés des mécanismes relatifs à leur application.
MÉCANISMES D’APPLICATION
Etant donné sa gravité intrinsèque et aux fins d’éviter qu’elle ne soit utilisée comme un moyen dilatoire, de façon abusive ou vexatoire, le droit international a strictement règlementé l’usage de la récusation. Dans le plan technique, on peut présenter les problèmes en termes généraux avant de s’attacher à une analyse plus précise de la procédure et de la jurisprudence.
Caractères d’ensemble
On parle souvent, à propos du mécanisme qui nous intéresse ici, de “procès du juge.” La formule suggère que le but recherché est d’écarter de l’organe juridictionnel un membre suspect de partialité. C’est ce qu’on examinera dans deux points consacrés aux motifs mêmes de la récusation et aux personnes récusables.
Motifs invocables
Au premier rang des questions liées à la récusation figure celle des causes d’ouverture, dégagées par analogie à partir des constructions propres au droit judiciaire privé. Le juge est récusé si son “impartialité peut raisonnablement être mise en doute pour un motif quelconque” (Statut de la CPI, article 41(2)(a)). Il en va ainsi de la relation intéressée du juge ou des membres de sa famille avec le litige ou l’existence d’un lien quelconque de nature à porter atteinte à son impartialité.”Footnote 51 Ces motifs qui affectent ab initio l’équité du procès en raison d’un “conflit d’intérêts”Footnote 52 sont appréciés in concreto par les autorités chargées de leur application. Envisagée sous un autre angle, la partialité peut résulter d’un préjugé à l’égard de l’affaire. Tel est le cas si le juge “est intervenu auparavant, à quelque titre que ce soit, dans cette affaire devant la Cour ou dans une affaire pénale connexe au niveau national dans laquelle la personne faisant l’enquête ou de poursuites est impliquée.” Un juge peut être récusé pour les autres motifs prévus par le Règlement de procédure et de preuve. Ni le procureur, ni les procureurs adjoints ne peuvent participer au règlement d’une affaire dans laquelle leur impartialité pourrait être raisonnablement mise en doute pour un motif quelconque (Statut de la CPI, articles 41(2)(a) et 42(7)).
Il est à noter que certains instruments attachent la récusation à des “circonstances de nature à soulever des doutes légitimes sur [l’]impartialité ou [l’]indépendance,”Footnote 53 à la “carence d’un arbitre ou l’impossibilité de droit ou de fait d’un arbitre de remplir sa mission.”Footnote 54 Une partie ne peut récuser l’arbitre qu’elle a désigné que pour une cause dont elle a eu connaissance après cette désignation ou en cas d’incapacité.Footnote 55 Par ailleurs et surtout l’article 17(2) du Statut de la CIJ prescrit: “[Les membres de la Cour] ne peuvent participer au règlement d’aucune affaire dans laquelle ils sont antérieurement intervenus comme agents, conseils ou avocats de l’une des parties, membres d’un tribunal national ou international, d’une commission d’enquête, ou à tout autre titre.” Cet énoncé est conforté par les Instructions de procédure VIIFootnote 56 et VIIIFootnote 57 de la CIJ, édictées à l’usage des États apparaissant devant elle. L’article 24 du Statut de la CIJ complète le dispositif en ce qu’il pourrait couvrir les motifs de récusation autres que ceux résultant de l’article 17. Dans les deux textes, la prescription concerne un juge et le Président, la Cour n’intervenant que si un désaccord surgit.Footnote 58 Il est à noter que la connexité entre les incompatibilités (article 17(2) du Statut) et la “raison spéciale” empêchant l’un des membres de la Cour de siéger dans une affaire déterminée (article 24 du Statut) est reprise aux articles 7(2) et 8 du Statut du TIDM. Des dispositions analogues figurent dans le Statut de la CEDH (article 19(1)). On peut admettre qu’elles reflètent la maxime nemo debet esse judex in propio causa, “règle bien connue d’après laquelle nul ne peut être juge dans sa propre cause.”Footnote 59
Personnes récusables
Au premier rang des personnes visées par la récusation figurent le juge,Footnote 60 le procureur et procureurs adjointsFootnote 61 ainsi que l’arbitre.Footnote 62 S’agissant de la CIJ, les textes applicables (articles 17 et 24 du Statut) se réfèrent aux “membres de la Cour.” Si une telle expression n’inclut pas les juges ad hoc, l’article 31(6) du Statut énonce que les juges ad hoc “doivent satisfaire aux prescriptions” des articles 17 et 24. Il arrive, mais ce n’est pas le cas le plus courant, que la procédure vise des personnes autres tel l’expert ou le greffierFootnote 63 ou prenne la forme d’objections contre un témoin.Footnote 64 Dans les textes de base des juridictions communautaires (Cour de Justice de l’Union européenne, Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne) la récusation peut concerner les juges et les avocats généraux mais également un témoin ou un expert.Footnote 65 Il est à noter que si un juge est récusé conformément aux articles 17 ou 24 du Statut de la CIJ, aucun texte ne prévoit son remplacement: la Cour siège alors avec quatorze membres (ou le cas échéant avec douze membres, comme l’enseigne l’affaire de la Namibie dans laquelle la récusation de trois juges était requise). Il est même possible — mais peu probable — de récuser sept juges en raison de leurs antécédents professionnels, privant ainsi la Cour du quorum de neuf suffisant pour constituer la Cour.Footnote 66 Plus largement, la procédure de récusation peut-elle viser tous les membres de l’organe juridictionnel? Une illustration en est fournie par l’Ordonnance de procédure de la Cour de Justice centre-américaine qui prévoyait cette hypothèse dont l’application était subordonnée au versement d’une caution de 1000 dollars.Footnote 67 Ici surgit toutefois une difficulté à peu près insoluble car on voit mal quelle instance saisir, la récusation de tous les juges équivalant au mécanisme du renvoi en droit judiciaire privé qui ne figure pas dans le droit du contentieux international. Il est à noter que dans l’affaire de la Namibie, l’Afrique du Sud avait mis en cause l’impartialité de la CIJ et l’avait invitée à se récuser en refusant de donner l’avis consultatif demandé.Footnote 68
Le déroulement de la procédure de récusation
La récusation est subordonnée à des conditions qui, les unes concernent la présentation de la requête tandis que d’autres sont relatives au tribunal compétent et au déroulement de l’instance. Le droit procédural n’a jamais élaboré des règles générales concernant ces questions qui restent affaire d’espèce.
Présentation de la requête
Dans le droit judiciaire privé comme dans le droit du contentieux international, la récusation est un acte grave mettant en cause la probité des membres de l’organe juridictionnel. On ne peut se dissimuler les dangers que présente cet acte qui offre à l’ingéniosité du plaideur un terrain particulièrement fécond de subterfuges, une arme mise en réserve pour le cas où le procès évoluerait dans un sens qui ne lui est pas favorable. Pour obvier à cet état de choses, la procédure juridictionnelle est très formaliste et requiert la partie qui souhaite récuser le juge ou l’arbitre d’introduire sa demande au seuil de l’instance (in limine litis), faute de quoi il est réputé avoir acquiescé à la formation de jugement.Footnote 69 Ainsi,
aux termes de l’article 24 du Statut, un juge, à raison de scrupules qui ne se seraient faits jour dans son esprit qu’au fur et à mesure du développement de l’affaire, peut-il se récuser lorsque la procédure est déjà effectivement en cours? Il fut observé que l’intention du Statut était qu’une récusation de cet ordre se produisit avant les débats dans l’affaire et non au cours de ces derniers; plus spécialement, cette récusation ne devrait pas se produire après le début des audiences, car elle pourrait avoir pour conséquence de porter atteinte au quorum. Sauf pour une raison exceptionnelle, la composition de la Cour ne peut être modifiée.Footnote 70
Pour poursuivre ce propos, on notera que l’article 17 du Statut de la CIJ reste muet sur la capacité à ester du litigant. En la circonstance, l’article 24 déclare que le membre concerné de la Cour ou le Président peuvent soulever la question. Une prescription similaire figure dans l’article 8(2) et (3) du Statut du TIDM. Absent des textes de base originels de la CIJ, le droit de récusation d’une partie qui “désire appeler l’attention de la Cour” sur ces faits figure désormais à l’article 34(2) du Règlement. Elle “avise confidentiellement le Président de ces faits”; une telle confidentialité constitue un désaveu de la stratégie judiciaire de l’Afrique du Sud dans l’affaire du Sud-Ouest africain (voir texte correspondant à la note 35, ci-dessus).Footnote 71 La pratique de la CIJ inspire l’article 18(2) du Règlement du TIDM.
Faut-il ajouter que de nombreuses clauses des textes de base limitent l’action ratione temporis. À ce titre, la requête doit être présentée, à peine de forclusion, “dans un délai de 30 jours suivant la date à laquelle la nomination de l’arbitre lui a été notifiée ou dans les 30 jours suivant la date à laquelle elle a eu connaissance des circonstances” de la récusation.Footnote 72 Ce délai peut être plus court et la récusation doit être notifiée dans les 15 jours suivant la date à laquelle la nomination de l’arbitre lui a été notifiéeFootnote 73 ou dans les 15 jours à compter du moment où la partie a pris connaissance des circonstances entrainant la récusation.Footnote 74 La récusation d’un arbitre est faite en soumettant une déclaration écrite expliquant les raisons de la récusation.Footnote 75 Elle est notifiée à l’autre partie, à l’arbitre récusé, aux autres membres du tribunal,Footnote 76 au Bureau international de la Cour permanente d’arbitrage de la HayeFootnote 77 ou encore au Secrétariat de l’Institut d’arbitrage de la Chambre de commerce de Stockholm.Footnote 78 Elle expose les motifs de la récusation.Footnote 79 Lorsqu’un arbitre a été récusé par une partie, toutes les parties peuvent accepter la récusation. L’arbitre récusé peut également se déporter.Footnote 80
Cette acceptation ou ce déport n’impliquent pas la reconnaissance des motifs de la récusation.Footnote 81 Dans le cas d’une juridiction permanente la demande motivée de récusation d’un juge est présentée au greffier du tribunal ou à son président.Footnote 82 Même si dans de rares cas les textes ne prescrivent pas de délai,Footnote 83 de nombreux instruments énoncent que si dans les 15 jours à compter de la récusation, toutes les parties n’acceptent pas la récusation ou l’arbitre récusé ne se déporte pas, la partie récusante peut décider de poursuivre la récusation. En ce cas, dans les 30 jours à compter de la date de ladite récusation, elle prie l’autorité de nomination de prendre une décision de récusation.Footnote 84 Le procureur ou la personne faisant l’objet de l’enquête ou des poursuites peut demander la récusation du juge en vertu de l’article. Les requêtes en récusation sont présentées dès que sont connus les motifs sur lesquels elles sont fondées; elles contiennent les motifs invoqués, accompagnés de tout élément de preuve pertinent. Les demandes sont communiquées à l’intéressé qui peut présenter ses observations par écrit.Footnote 85 Le président sollicite les observations du juge concerné.Footnote 86 Une telle observation permet d’établir un lien avec les pouvoirs de l’organe juridictionnel. Selon la CIJ: “C’est à la Cour elle-même et non aux parties qu’il appartient de veiller à l’intégrité de la fonction judiciaire de la Cour.”Footnote 87 En effet, même si l’un des gouvernements représentés dans la procédure ne soulève pas le problème de la récusation, l’application de son statut oblige la Cour à l’examiner.
Instance ou tribunal compétents
Il est dans la nature d’une institution judiciaire valablement saisie selon les règles procédurales, d’être habilitée à statuer sur sa propre compétence. Elle a la “compétence de sa compétence.” Enoncé à l’article 48 et à l’article 73 des Conventions de La Haye du 29 juillet 1899 et du 18 octobre 1907 ainsi qu’à l’article 36(6) du Statut de la CIJ, ce principe est rappelé avec une fermeté particulière dans l’affaire Nottebohm (Liechtenstein c Guatemala).Footnote 88 Sous cet angle, la compétence en matière de récusation appartient en principe à l’organe juridictionnel dont le juge ou l’arbitre est membre. Conformément à l’article 34 du Règlement de la CIJ qui fixe la procédure d’application des articles 17 et 24 du Statut, le jugement d’une “question préliminaire” sur la composition de la Cour dans une affaire déterminée incombe aux “membres de la Cour,” l’expression désignant les membres élus visés aux articles 2 à 15 du Statut.Footnote 89 En pratique, tel n’a pas toujours été le cas comme l’enseigne la participation des juges ad hoc nommés par les parties à l’affaire du Sud-Ouest africain (Éthiopie c Afrique du Sud; Libéria c Afrique du Sud).Footnote 90
Dans l’affaire Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 du Conseil de sécurité,Footnote 91 les juges dont la récusation était demandée ont participé à la procédure après que les objections soulevées contre leur participation eussent été rejetées. Dans l’affaire Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, le juge dont la récusation était demandée n’a pas participé à la procédure.Footnote 92 Hors de ces modèles, dans le Statut du TIDM “le Tribunal décide à la majorité des autres membres présents.” La formule inclut les juges ad hoc qui doivent satisfaire aux prescriptions de l’article 8 visant les conditions relatives à la participation au règlement d’une affaire déterminée (article 17(6)).Footnote 93 Dans sa forme, la requête en récusation est décidée par le Tribunal agissant par voie d’ordonnance ou de “décision” et non par voie d’arrêt comme en matière d’exceptions préliminaires. Le recours à l’ordonnance est admissible d’un point de vue technique, l’article 34 du Règlement de la CIJ ne prescrivant aucune condition de procédure ou de forme.Footnote 94
Il n’est pas sans intérêt de signaler que dans le cas de la CPI, toute question relative à la récusation du Procureur ou d’un procureur adjoint est tranchée à la majorité absolue des juges de la Chambre d’appel (Règlement de procédure et de preuve, article 34(3)). Dans un ordre différent mais voisin, les textes de base du Tribunal spécial pour le Liban énoncent qu’une partie peut solliciter du Président la récusation et le dessaisissement d’un juge. Conformément à la directive pratique pertinente,Footnote 95 le Président constitue un collège de trois juges qui statue sur la demande en récusation. Le collège prend en considération l’avis du juge concerné. S’il décide de faire droit à la demande, le Président désigne un juge remplaçant. Si le Président est le juge visé par la demande, le juge du rang le plus enlevé, non concerné par l’affaire, assume les responsabilités confiées au Président.Footnote 96
Déroulement de l’instance
Comme en droit judiciaire privé,Footnote 97 dans le droit du contentieux international, la procédure de récusation comporte deux phases, celle de la recevabilité ou de l’admissibilité de la demande et celle de son bien-fondé. La pratique est disparate. Certains textes précisent que les empêchements et excuses doivent être invoqués à la première audience publique consacrée à l’affaire. Cependant, si la cause de l’empêchement ou de l’excuse n’est connue qu’ultérieurement, “elle peut être invoquée devant la Cour dès que l’occasion se présente, afin que celle-ci statue séance tenante.”Footnote 98 Le juge dont la récusation est demandée peut exprimer son avisFootnote 99 ou présenter ses observations sur la requête.Footnote 100 Dans le cas du TPIY, le Règlement de procédure et de preuve déclare qu’après avoir conféré avec le juge en question, le Président de la Chambre prépare un rapport dans lequel figure tout commentaire ou document fourni par le juge dont le dessaisissement est demandé. Le Président de la Chambre présente un rapport au Président du Tribunal qui le transmet à un collège de trois juges chargé de lui faire part de la décision qu’il a prise quant au bien-fondé de la demande. Si le collège reconnaît le bien-fondé de la demande, le Président désigne un autre juge pour remplacer le juge en question.Footnote 101 Dans l’attente de la décision, le juge concerné ne participe pas à la procédure à moins que le collège de juges constitué par le Président n’en décide autrement.Footnote 102 Certains textes énoncent que l’arbitre récusé continue de siéger en attendant la décision de l’autorité de nomination.Footnote 103 Enfin, l’article 34 du Règlement de la CIJ qui gouverne la matière ne comporte pas de prescriptions d’ordre procédural. Il ne faut toutefois pas exagérer cet inconvénient qui laisse à la Cour une importante latitude d’appréciation. Plus satisfaisant pour l’esprit, l’article 18(1) du Règlement du TIDM énonce que “la possibilité est offerte au Membre concerné de fournir tous renseignements et explications.”
Quoi qu’il en soit, l’observation de la pratique enseigne que la CIJ se prononce à huis clos. Dans l’affaire du Sud-Ouest africain (Éthiopie c Afrique du Sud; Libéria c Afrique du Sud), elle a, au cours de deux audiences, entendu à huis clos les observations des parties sur la requête du défendeur.Footnote 104 La même observation vaut pour l’affaire des Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 du Conseil de Sécurité.Footnote 105 Il importe de relever que s’agissant d’un avis consultatif, l’affaire n’impliquait pas des “parties” mais des “participants.” Pour autant, l’Afrique du Sud s’était prévalue de la qualité de partie au sens large pour faire des objections à la participation de certains juges. La Cour n’a pas tenu d’audience publique ou à huis clos; elle a statué ex parte dans trois ordonnances distinctes sur les objections du défendeur puis les a rejetées.Footnote 106 Récemment enfin, dans l’affaire Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, la CIJ s’est prononcée sur la demande en récusation d’un juge soumise par Israël, agissant comme partie nonobstant le caractère consultatif de la procédure. Confirmant sa pratique antérieure, la Cour n’a pas tenu de procédure orale en l’affaire.Footnote 107
Les précédents juridictionnels
Du point de vue de la formation des précédents judiciaires, les décisions de la CIJ sur la récusation offrent un intérêt tout particulier. Elles ont inspiré la pratique d’autres juridictions internationales.
La pratique de la CIJ
La mise en cause de l’impartialité du juge connaît des fortunes diverses. Dans l’affaire Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci ((Nicaragua c États-Unis d’Amérique), le Département d’État américain avait insinué que la présence sur le siège de “two judges from Warsaw Pact nations” obère l’impartialité de la Cour.Footnote 108 Dans la suite de son opinion, il énonce que l’arrêt rendu est “erroneous as a mater of law and ... based on a misreading and distortion of evidence and precedent.” Sur le fond, le Département d’État estime que la décision “represents an overreaching of the Court’s limits, a departure from its tradition of judicial restraint, and a risky venture into treacherous political waters.”Footnote 109 Pour autant, dans le plan procédural, il n’a pas présenté de demande de disqualification. Les requêtes en récusation ne sont pas fréquentes.Footnote 110 On le sait, la CIJ a été saisie à trois reprises sur le sujet dont une en matière contentieuse (Sud-Ouest africain, ordonnance du 18 mars 1965) et deux dans une procédure consultative (Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, ordonnances nos 1, 2, et 3 du 26 janvier 1971; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, ordonnance du 30 janvier 2004). Dans ces trois affaires, la Cour a décidé par ordonnance de ne pas faire droit à la requête.
Dans l’affaire du Sud-Ouest africain, premier précédent marquant, le Président de la CIJ utilise les expressions “question préliminaire”Footnote 111 ou “question de caractère préliminaire”Footnote 112 pour qualifier la procédure qui nous occupe. La décision est à la fois elliptique et novatrice. Elliptique: par ordonnance du 18 mars 1965, la Cour avait décidé par huit voix contre six “de ne pas faire droit à ladite requête.” Aucun juge n’y a joint l’exposé de son opinion individuelle ou dissidente qui aurait renseigné sur l’ensemble des arguments invoqués et les thèses de la partie défaite.Footnote 113 En outre, l’invocation de l’article 48 du Statut ne cesse de surprendre, car on voit mal quel est son lien avec la composition de la Cour. L’ordonnance ne mentionne ni le nom du juge viséFootnote 114 ni les textes qui lui servent de substrat. Novatrice, à la fois en principe et en pratique. En principe, car nonobstant le silence des articles 17 et 24 du Statut et du Règlement sur la récusation, la Cour n’en a pas moins admis sa possibilité en l’affaire. En pratique les insuffisances techniques du dispositif ne font pas obstacle à la procédure car dans le silence des textes, la solution peut être subsidiairement recherchée dans la théorie générale du procès. Or celui-ci n’est pas contraire à l’esprit de l’article 24 du Statut.
Dans l’affaire des Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, la CIJ s’était prononcée sur des objections que le Gouvernement sud-africain avait formulées au sujet de la participation de trois membres de la Cour à la procédure. Comme dans l’affaire du Sud-Ouest africain, la Cour n’a pas tenu de procédure orale. Surtout, les trois ordonnances rendues ne mentionnent ni les circonstances de la cause ni les règles juridiques applicables. D’utiles renseignements peuvent toutefois être inférés de la décision Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité.Footnote 115 Il en résulte que le Gouvernement sud-africain se fondait “sur des déclarations que ces membres [de la Cour] avaient faites, à l’époque où ils représentaient leur gouvernement, devant les organes des Nations Unies s’occupant de problèmes relatifs au Sud-Ouest africain ou sur leur participation en la même qualité aux travaux de ces organes.” La Cour a examiné les objections du Gouvernement sud-africain, envisageant chaque cas séparément. Pour chacun d’eux, elle était parvenue à la conclusion que la participation du juge visé comme représentant de son pays, à laquelle le Gouvernement sud-africain avait objecté dans son exposé écrit, n’appelait pas l’application de l’article 17.Footnote 116
En adoptant son ordonnance no 2 du 26 janvier 1971 touchant le Juge Padilla Nervo, “la Cour n’a vu aucune raison de s’écarter ... de la décision qu’elle avait prise dans son ordonnance du 18 mars 1965 dans les affaires du Sud-Ouest africain (Éthiopie c Afrique du Sud; Libéria c Afrique du Sud) après avoir entendu les mêmes observations que celles [déjà formulées] par le Gouvernent sud-africain.”Footnote 117 Pour se prononcer sur les deux autres cas, la Cour a tenu compte du fait que l’activité des membres visés de la Cour, avant leur élection, ne justifiait pas que les objections du Gouvernement sud-africain soient traitées différemment de celles qu’avait soulevées la requête à laquelle la Cour n’avait pas fait droit en 1965, dans une décision confirmée par l’ordonnance no 2 du 26 janvier 1971. Il est à noter que l’ordonnance no 1 concernant Sir M. Zafrulla Khan, Président de la CourFootnote 118 et l’ordonnance no 2 ont été adoptées à l’unanimité, sans la participation des juges visés par les objections. En ce qui touche l’ordonnance no 3, concernant le Juge Morozov,Footnote 119 la Cour a tenu compte d’un élément absent de l’exposé écrit de l’Afrique du Sud: le fait que le membre en question avait, préalablement à son élection, contribué à l’élaboration de la résolution 246 (1968) du Conseil de sécurité, traitant du procès de trente-sept ressortissants sud-africains à Pretoria. La Cour a estimé que la participation de ce membre aux travaux des Nations Unies, en qualité de représentant de son gouvernement, ne justifiait pas une conclusion différente de celle adoptée au sujet des objections du Gouvernement sud-africain.Footnote 120 Référence n’est faite ni à l’article 17(2) ni à l’article 24 du Statut. Corrélativement, aucune opinion individuelle ou dissidente n’est jointe à l’ordonnance, adoptée par dix voix contre quatre. Les juges qui ont voté contre l’ordonnance no 3 ont toutefois exprimé dans des opinons dissidentes jointes à l’avis consultatif du 21 juin 1971, l’exposé des raisons pour lesquelles ils n’ont pas pu concourir au vote de la décision.Footnote 121
Après une longue éclipse, la récusation connaît un regain d’actualité. Dans l’affaire Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé,Footnote 122 étaient en cause les antécédents professionnels du juge Elraby en qualité de représentant diplomatique et de conseiller juridique de son pays (l’Égypte) ainsi que les déclarations personnelles faites sur des sujets touchant au fond de la question soumise à la Cour.Footnote 123 Par ordonnance du 30 janvier 2004 concernant sa composition en l’espèce, la Cour a décidé que “les éléments portés à [son] attention par le Gouvernement d’Israël [par] lettre du 31 décembre 2003, ainsi que par [une] lettre confidentielle ultérieure du 15 janvier 2004, ne sont pas de nature à empêcher le juge Elraby de siéger en l’espèce.” Contrairement à la pratique antérieure, l’ordonnance est motivée. Surtout, pour la première fois, la Cour se réfère aux articles 17 et 24 du Statut ainsi qu’à l’article 34(2) du Règlement.Footnote 124
Ce qu’il nous faut apprécier ici, c’est l’omission par l’ordonnance des considérations d’équité. Elles avaient en cette affaire un trop grand poids pour qu’il en fût fait abstraction. L’objection est exposée avec force et clarté dans l’opinion dissidente puissamment motivée du juge Buergenthal. À ses yeux:
[L]es activités accomplies par le juge Elraby dans l’exercice de ses fonctions diplomatiques et gouvernementales ne relèvent pas des cas visés au paragraphe 2 de l’article 17 du Statut de la Cour, qui empêcheraient sa participation à la ... procédure. Cette conclusion peut se justifier parce que ces vues n’étaient pas les vues personnelles du juge Elraby mais celles de son gouvernement dont il exécutait les instructions ... Bien que je puisse imaginer des circonstances dans lesquelles cette règle générale ne résisterait pas à un examen attentif, je suis d’accord avec la Cour pour l’appliquer à ce cas d’espèce.Footnote 125
S’agissant du rejet par la Cour de l’allégation suivant laquelle le juge Elraby a, dans une déclaration activement manifesté son opposition à l’Israël, le juge Buergenthal écrit: “Elle [la disposition du paragraphe 2 de l’article 17] cite ceux qui seraient généralement considérés comme les cas les plus flagrants de violation de l’éthique judiciaire: ceux où un juge entrant dans l’une des catégories énumérées viendrait à participer à une affaire. En même temps, le paragraphe 2 de l’article 17 reflète une conception de la justice et de l’équité ... requises des tribunaux beaucoup plus large que ne semble l’admettre la Cour. L’éthique judiciaire ne se définit pas simplement par des règles rigides: ... elle est affaire de perception et de sensibilité aux apparences, éléments que les tribunaux doivent constamment avoir à l’esprit pour préserver leur légitimité.”Footnote 126 Le juge Buergenthal critique ainsi le paragraphe 8 de l’ordonnance suivant lequel “dans l’entretien accordé à un journal en août 2001, le juge Elraby n’a pas exprimé une opinion sur la question posée dans la présente espèce” et que “dès lors l’intéressé ne saurait être regardé comme étant “antérieurement intervenu” dans l’affaire à quelque titre que ce soit.” Il y décèle “l’interprétation la plus formaliste et la plus étroite du paragraphe 2 de l’article 17.”Footnote 127 On se ralliera volontiers à ces considérations. Il y a toujours quelque imprudence à répudier sommairement les considérations d’équité quand on a affaire à des rapports sociaux sensibles et nul ne contestera qu’il en soit ainsi à un haut degré en l’espèce. La référence à l’équité exprime essentiellement le souci d’organiser un procès équilibré et loyal, qui offre toute garantie de régularité. Le principal grief qui peut être adressé à l’ordonnance est de n’avoir pas fait l’effort pour définir ce qu’est exprimée une “opinion” et de minorer l’importance des déclarations du Juge Elraby, sujettes à caution. Du point de vue qui est ici le nôtre, on peut y voir la crainte presque obsessionnelle des juridictions de se prononcer sur l’éthique de l’un des leurs. Assurément, le déport du juge concerné aurait été la meilleure option.
La pratique des autres juridictions internationales
En dehors de l’expérience claire mais limitée de la CIJ, la pratique arbitrale comporte des cas de requête en récusation largement inspirés de la jurisprudence de la Cour. Remarquable entre toutes par l’étendue et la profondeur des vues est la procédure introduite le 20 décembre 2010 par Maurice concernant la création par le Royaume-Uni d’une “aire marine protégée” autour de l’archipel des Chagos. Le Tribunal arbitral a été constitué conformément à l’article 3 de l’annexe VII de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM). Maurice a nommé le Juge R. Wolfrum et le Royaume-Uni a nommé le Juge Chr. Greenwood en qualité de membres du Tribunal. Les trois autres membres ont été nommés par le Président du TIDM conformément à l’article 3(e) de l’annexe VII de la Convention: il a ainsi désigné les Juges J. Kateka et A. Hoffmann comme membres et nommé le Professeur Shearer Président du Tribunal.
Avant de se prononcer sur le fond de l’affaire,Footnote 128 le Tribunal arbitral a statué sur une demande en récusation du Juge Greenwood présentée par Maurice. Il a prononcé sa sentence le 13 octobre 2011 “reserving its reasons for a later date.” Dans une décision motivée du 30 novembre 2011, l’organe a rejeté les objections à l’encontre de la participation du Juge Greenwood.Footnote 129 Maurice fondait son objection sur une “appearance of bias” tirée des antécédents professionnels du membre concerné du Tribunal comme conseil du Royaume-Uni dans nombre d’affaires. Etait également en cause sa participation à la désignation d’un nouveau conseiller auprès du Foreign and Commonwealth Office (FCO).Footnote 130 Dans sa requête, Maurice invoque pour fonder ses allégations le Statut, le Règlement ainsi que la pratique de plusieurs tribunaux arbitraux internationaux et de juridictions internes, de même que les Guidelines on Conflicts of Interest in International Arbitration établis par l’International Bar Association (IBA).Footnote 131
Le Tribunal arbitral note que “the law applicable to the present arbitration is that to be found in Annex VII of the Convention ... supplemented by the law and practice of international courts and tribunals in inter-State cases.”Footnote 132 En outre “the requirements of “fairness, competence and integrity” may be regarded as equally applicable to party-appointed arbitrators [in Annex VII] since these qualifications may undoubtedly be regarded as deriving from general principles of international law and from the practice of international courts and tribunals.”Footnote 133 Le Tribunal arbitral en conclut que “a party challenging an arbitrator must demonstrate and prove that, applying the standards applicable to inter-State cases, there are justifiable grounds for doubting the independence and impartiality of that arbitrator in a particular case.”Footnote 134 Sur le fond, le Tribunal arbitral déclare ne pas être convaincu “that Judge Greenwood’s prior activities as counsel are such as to give rise to justifiable doubts as to his independence or impartiality.”Footnote 135 S’agissant du second grief de Maurice (la contribution “to the appointment of the new Legal Adviser at the Foreign and Commonwealth Office”), le Tribunal arbitral confirmant l’approche de la CPJIFootnote 136 a estimé que: “Judge Greenwood’s participation in this process, which was restricted to that particular purpose and which was essentially limited to a brief participation in a panel, neither constituted nor continued an already existing relationship. For this reason, such a limited activity, which did not involve his advice on legal issues, is not of the kind that would give rise to justifiable doubts as to his impartiality and independence concerning the case to be decided by the Arbitral Tribunal.”Footnote 137 En conséquence, le Tribunal arbitral rejette la demande de Maurice. Elle ajoute cependant:
The Tribunal wishes to state that, in its opinion, the present proceedings to challenge Judge Greenwood’s appointment to the Tribunal were not without object and purpose. Mauritius advanced carefully fashioned arguments, invoking substantial material in support of its position. If in the end the Tribunal has decided to reject those arguments, it is not for lack of respect for the cogency with which those arguments have been presented. Moreover, Mauritius has at all times declared its respect for the probity and standing of Judge Greenwood. The Tribunal therefore trusts that the present proceedings will have served to clear the air.Footnote 138
Quelques remarques peuvent rassembler les enseignements généraux d’un examen analytique qui reste incomplet. D’abord, la décision souligne les difficultés pouvant émerger lorsqu’un arbitre assume les rôles de conseil, d’avocat ou de juge international. Ensuite et dans cette logique, elle montre l’incertitude prégnante des règles régissant la procédure de récusation. On notera qu’après avoir écarté plusieurs sources invoquées par Maurice, le Tribunal accorde un poids prévalent au statut du Juge Greenwood comme membre de la CIJ et semble apprécier ses obligations à ce titre.Footnote 139 Une telle approche pourrait être perçue comme établissant un standard particulier aux fins de la récusation des membres de la CIJ siégeant dans un tribunal arbitral constitué conformément à l’annexe VII de la Convention; cette dernière méthode minore les conclusions du Tribunal suivant lesquelles les procédures arbitrales interétatiques s’apparentent davantage à celles gouvernant le procès devant les juridictions permanentes qu’à celles régissant les tribunaux arbitraux en général (voir texte correspondant aux notes 165–66, ci-dessous).
Quoiqu’il en soit, l’instance arbitrale définitive prononcée le 18 mars 2015 se prolonge au plan judiciaire avec l’affaire Effets juridiques de la séparation de l’archipel de Chagos de Maurice en 1965 (Requête pour avis consultatif) soumise à la CIJ par l’Assemblée générale des Nations Unies le 22 juin 2017. Cette phase nouvelle suscite des difficultés procédurales liées à la composition de la Cour, dont certains membres ont participé à l’instance arbitrale en qualité d’arbitre désigné par le Royaume-Uni (Chr. Greenwood) ou comme conseil de Maurice (J. Crawford). Or, on l’a vu, selon l’article 17(2) du Statut, les membres de la Cour “ne peuvent participer au règlement d’une affaire dans laquelle ils sont antérieurement intervenus comme agents, conseils ou avocats de l’une des parties, membres d’un tribunal national ou international” (voir paragraphe 23). Pour le présent propos, l’Ordonnance de la Cour du 14 juillet 2017 fixant les délais pour la présentation d’exposés écrits et d’observations écrites sur ces exposés et l’Ordonnance du 17 janvier 2018 par laquelle elle décide que l’Union africaine est susceptible de fournir des renseignements sur la question qui lui est soumise pour avis consultatif et proroge les délais pour la présentation d’exposés écrits et d’observations sur ces exposés, ne comportent aucune mention nominative des juges. Par ce trait essentiel les membres concernés pourraient se déporter nonobstant l’omission du terme et des règles applicables dans le texte des ordonnances.
C’est à propos du contentieux autre qu’interétatique que l’évolution de la pratique jurisprudentielle a été la plus marquée même si elle est loin de rendre raison de l’état du droit positif. La récusation fait l’objet d’invocations multiples devant la CEDH, dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Pour s’en tenir à l’indispensable on indiquera que la Cour a dégagé en la matière une doctrine claire sur l’impartialité du juge.Footnote 140 Les tribunaux répressifs (Cour pénale internationale,Footnote 141 Tribunal spécial pour le LibanFootnote 142) rejettent habituellement la demande de récusation. Ils estiment que les juges bénéficient d’une présomption d’intégrité en raison du minutieux processus de leur nomination. Cette jurisprudence est exposée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).Footnote 143 Plusieurs autres affaires illustrent l’invocation de la récusation devant les tribunaux arbitraux traitant du contentieux d’ordre privé, avec des résultats variables. Dans ce contexte, la requête a été favorablement accueillie dans un seul cas.Footnote 144 Il est à noter que c’est sans succès que la procédure a été invoquée contre la majorité du tribunalFootnote 145 ou contre un expert.Footnote 146
En dépit de leur caractère fondamental, les décisions jurisprudentielles envisagées abordent la question de façon trop parcellaire et ponctuelle pour que l’on puisse en tirer des conclusions définitives et surtout complètes. Si l’on s’interroge sur leur effet, il apparaît bien que lorsque la partie adverse consent à la récusation l’arbitre démissionneFootnote 147 ou est récusé.Footnote 148 On conçoit alors qu’une telle décision n’est pas susceptible de recoursFootnote 149 ou d’appel interlocutoire.Footnote 150
L’abstention
À la différence de la récusation qui donne ouverture à une procédure dont l’initiative incombe à l’une des parties en litige, l’incident qui fait l’objet du présent développement procède du membre de l’organe juridictionnel qui, pour une “raison spéciale,” s’abstient de participer au jugement d’une affaire déterminée. Une telle abstention est en principe spontanée: c’est le déport. Elle peut également être ordonnée par le gouvernement qui a nommé l’arbitre: c’est le retrait.
L’ABSTENTION SPONTANÉE: LE DÉPORT
Le déport figure dans les textes de base de plusieurs juridictions internationales mais des normes supplétives sont applicables dans le silence des textes.Footnote 151 Il est enfermé dans des règles et des motifs permettant de l’actionner. C’est à cette tentative de démonstration que sont consacrés les développements qui suivent.
Notion et procédure
Au sens technique que lui assigne le droit procédural, le déport (également désigné “abstention” en droit judiciaire privéFootnote 152) consiste pour le juge à demander lui-même à être écarté de l’affaire dont le tribunal est saisi, quand son impartialité peut être suspectée. Ce fait doit être établi, ce qui soulève aussitôt un double problème. D’abord de fondement. Ensuite de procédure surtout si on l’envisage sous l’angle de l’initiative qu’il appelle, c’est-à-dire des réactions qu’il peut déclencher.
Fondement
En la matière, l’article 24 du Statut de la CIJ constitue la norme de référence. Les travaux préparatoires de la disposition enseignent qu’elle était en partie destinée à remplacer le droit de récusation.Footnote 153 Toutefois, au-delà de cette précision technique, les textes de base initiaux de la CPJI n’explicitent pas le mécanisme du déport. En 1926, avait été élaborée une proposition tendant à inclure dans le dispositif une règle visant la mise en œuvre de l’article 24 dans l’hypothèse où l’article 31 régissant la nomination des juges ad hoc ne garantirait pas un procès équitable. Cette proposition a été rejetée en ce qu’elle ne serait pas conforme à l’objet et au but de l’article 24. L’approche a substantiellement évolué lors de la révision du Règlement de la Cour en 1978 avec l’adoption du nouvel article 34 dont le paragraphe 2 régit la récusation. Deux données ressortent de l’énoncé. D’abord le paragraphe 1 du texte se réfère aux incompatibilités inscrites à l’article 17(2) ainsi qu’à la “raison spéciale” de l’article 24 du Statut. Ensuite l’interconnexion entre incompatibilité et “raison spéciale” dans ces textes; elle inspire l’article 8(2) et (3) du Statut du TIDM.Footnote 154 Dans toutes ces hypothèses, le terme “déport” n’est pas employé; on peut, sur la base de critères ou d’un raisonnement défini, constater sa nécessité.
S’en distinguent les textes de base d’autres mécanismes de règlement juridictionnel où les références explicites ne sont pas absentes. Le mot “déport” se retrouve notamment dans les règlements de tribunaux arbitraux et de commissions de conciliation. Il est consubstantiel avec la récusation et expose les mêmes motifs. L’approche est généralement peu élaborée et dispose que “l’arbitre récusé peut également se déporter.” Permissif, un tel énoncé s’analyse davantage comme une faculté que comme une obligation de faire. Il donne toute latitude au membre visé de décider de sa propre initiative de ne prendre part à l’instance, avant d’en être écarté par l’une des parties.Footnote 155 Des prescriptions du même ordre se retrouvent dans le Règlement d’arbitrage de la CPA pour les organisations internationales et les États (article 11(3)) ainsi que dans le Règlement facultatif d’arbitrage entre les organisations internationales et les parties privées de la CPA (article 11(3)). La même observation vaut pour le Règlement d’arbitrage de la CPA pour l’arbitrage des différends entre deux parties dont l’une seulement est un État (article 11(3)). Plus audacieux, les textes de base des juridictions répressives comportent des règles spéciales sur le sujet, étayées par des mécanismes d’application: Règlement de procédure et de preuve du Tribunal spécial pour le Liban, article 25(B)) et Directive pratique relative à la désignation d’un collège compétent en matière de déport et de récusation. Il est à noter que le déport peut concerner, outre les membres statutaires, le juge ad hoc (Règlement de la CEDH, article 29) ainsi que les procureurs ou procureurs adjoints (Règlement de procédure et de preuve de la CPI, articles 33 et 35).
L’initiative
À l’image de la récusation, le déport a pour objet de garantir l’indépendance et l’impartialité dans le déroulement de l’instance. On observera toutefois qu’activer la procédure du déport est nettement plus simple qu’invoquer la récusation, ce qui se comprend aisément dès lors que le déport ne revêt aucun caractère contentieux. Les membres du tribunal ou son Président peuvent choisir d’en user. Pour s’en tenir au cas de la CIJ, l’article 24 du Statut, reprenant pour l’essentiel une disposition du Statut de la CPJI, contient la substance de l’objet qui nous occupe. On ne peut ignorer son lien avec l’article 17(2). Ceci explique que dans nombre de cas où l’application du premier s’est posée, le second a également été invoqué. En toute hypothèse: “It could with some truth be said that Art. 24 is there partly to provide a dignified way for a member of the Court to cope with a situation where there are reasons that might already be thought to have triggered the application of Art. 17.”Footnote 156 Il incombe au juge affecté d’initier la procédure en faisant part de la “raison spéciale” au Président. Si un désaccord surgit le Président informe les membres de la Cour, auxquels il appartient de prendre une décision (Statut de la CIJ, article 24). Des prescriptions analogues figurent à l’article 8(2) et (3) du Statut du TIDM.
La solidité du rempart ainsi érigée n’est pas avérée. “In the Military and Paramilitary Activities case, after the Court had given judgment on the jurisdictional issues, but before the opening of the oral proceedings on the merits, the then President of the Court gave an interview in which he commented on the case in a way described by a leading commentator as ‘absolutely unprecedented and contrary to all standards of judicial propriety’.”Footnote 157 On observe ici les limites du droit positif qui, on le sait, confère l’initiative du déport au membre concerné et au Président de la cour ou du tribunal. Qu’advient-il si comme en l’occurrence le Président est le membre concerné? Dans l’affaire mentionnée les parties se sont abstenues de réagir, mais il est à penser qu’elles auraient pu présenter une requête en récusation. Une autre difficulté résulte du fait qu’une situation qualifiée “raison spéciale” aux termes de l’article 24 ne relève pas des hypothèses de l’article 17. Il en résulte un télescopage entre les textes. La situation complexe ainsi créée s’estompe si le membre de la Cour concerné place sa situation dans le champ de l’article 24. Ainsi, dans l’affaire Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c Iran):
À une audience publique de la Cour, tenue le 19 juin 1952 ... M. Guerrero, Vice-Président faisant fonction, ... a annoncé que Sir Benegal Rau, qui avait représenté l’Inde au Conseil de sécurité en octobre 1951, lors de la discussion sur la réclamation présentée par le Royaume-Uni contre l’Iran pour inexécution des mesures conservatoires prescrites par la Cour dans l’affaire de l’Anglo-Iranian Oil Company en juillet 1951, avait, d’accord avec la Cour, cru de son devoir de ne pas siéger dans cette affaire.Footnote 158
En outre, précision d’une portée essentielle, si dans une affaire déterminée le Président ou la Cour déclare que l’article 24 n’est pas applicable, le juge pourrait participer à la procédure en dépit des doutes sur son impartialité. Une autre solution est toujours possible, l’allégation d’une maladie — en réalité une “diplomatic illness” — permettant au juge de ne pas siéger.Footnote 159 On peut dans ce contexte considérer que si l’article 24 se réfère aux “membres de la Cour” — expression visant les juges élus — l’article 31(6) précise que les juges ad hoc doivent satisfaire aux prescriptions des articles 17 et 24. Rien ne s’oppose donc, en cette matière, à ce que le juge concerné, le Président ou la Cour formule une demande de déport. Le mécanisme reste tributaire de leurs appréciations et de celles des litigants qui peuvent être enclins à se déterminer en fonction de l’atteinte concrète à leurs droits procéduraux. Comme l’écrit H. Thirlway:
The writer is aware of at least one case in which a party desired to appoint as judge ad hoc a person who would have been excluded by strict application of this rule: discreet unofficial soundings through the President of the Court showed that the other party would have no objection, and the appointment was made.Footnote 160
On conçoit alors que le “devoir” de ne pas participer au jugement d’une affaire déterminée est formulé en termes larges et flexibles, de sorte que les comportements qu’il encadre se situent davantage dans un rapport de compatibilité que dans un rapport de stricte conformité avec lui.
Motivation
Il s’agit des éléments de fait et de droit qui commandent le déport. La question comporte deux aspects. Celui de la “raison spéciale” de la non-participation; celui des éléments d’interprétation de cette formule par les cours et tribunaux.
La “raison spéciale” de la non-participation
L’article 24(1) et (2) du Statut de la CIJ que reprend l’article 8(2) et (3) du Statut du TIDM prévoit de façon elliptique une “raison spéciale” empêchant le juge de participer au jugement ou de siéger dans une affaire déterminée. Comment apprécier cette “raison spéciale”? En lui-même ce précepte très général est indéfini et ne renseigne guère sur l’interprétation. Il a été observé que: “The ‘special reason’ must cover reasons of a personal nature, such for example as having a financial interest in the matter in issue or being related to an individual interested in a particular case.”Footnote 161 Plus explicite, l’article 7(1) du Statut du TIDM déclare que le juge ne peut être “associé activement ou intéressé financièrement à aucune opération d’une entreprise s’occupant de l’exploration ou de l’exploitation des ressources de la mer ou des fonds marins ou d’une autre utilisation commerciale de la mer ou des fonds marins.” Aussi n’est-il pas surprenant que l’expression “subjective disqualification” soit utilisée au sujet des “raisons spéciales.”
On ne peut dresser une liste exhaustive des motifs invocables qui varient suivant les circonstances. Plusieurs hypothèses sont envisageables toutefois, notamment les liens de parenté ou la participation antérieure au règlement d’une affaire dont la juridiction est saisie.Footnote 162 Dans cette dernière situation, la non-participation est une obligation conforme au texte et à la formule “à tout autre titre.” Assurément, “Art. 17, para. 2 may already have disqualified the member from participation and the member will, in notifying the President of a withdrawal under article 24, call attention to the effect of Art. 17.”Footnote 163 De nombreuses questions restent ouvertes à cet égard comme celle du contenu de l’expression “participer au jugement d’une affaire déterminée” (en anglais “take part in the decision in a particular case”). En tant qu’acte juridictionnel le mot “jugement” (ou “decision” en anglais) ne se limite pas au prononcé du résultat; il comprend le déroulement de l’instance. Dès lors, “[a]ny supposition that a member who is to take no part in the formal decision might nevertheless take some part in the hearing or in the deliberations would be absurd.”Footnote 164
L’interprétation libérale de la CPJI
Des questions relatives à des activités incompatibles avec les fonctions judiciaires ont parfois été portées devant la CPJI qui fraya ici la voie. L’interprétation de la Cour semble avoir été libérale. Dès le 22 février 1922, les membres de l’institution exprimèrent leur avis sur le sujet. Dans la pratique, les fonctions suivantes, entre autres, ont été acceptées ou exercées par les membres de la Cour avec l’approbation de cette dernière: Président d’un tribunal arbitral mixte; Président de la Commission internationale des Lois de guerre (sous-marins, télégraphie sans fil, aéronautique); membre d’un tribunal arbitral mixte en remplacement des membres allemands; rapporteur dans un différend entre l’Angleterre et l’Espagne au sujet du Maroc; Président de la Commission de conciliation entre la Suède et les États-Unis d’Amérique.Footnote 165 Hors de ces hypothèses, le Troisième rapport annuel de la CPJI laisse apparaître que, un État ayant demandé s’il y avait incompatibilité entre les fonctions de juge titulaire et celles de président d’une commission, les déclarations suivantes furent faites au nom du Président de la Cour:
1. Il n’y a pas incompatibilité en droit entre les fonctions de membre de la CPJI et celles de membre d’une commission de conciliation.
2. La participation d’un juge aux travaux d’une commission de conciliation en qualité de commissaire entraînerait pour lui l’obligation de ne pas siéger à la Cour, au cas où la même question serait ultérieurement soumise à la procédure judiciaire. Dès lors, il y a de facto une certaine incompatibilité entre les fonctions de juge et celles de membre d’une commission de conciliation, quand le même accord prévoit le règlement judiciaire à défaut du règlement devant la commission de conciliation.
Pareille incompatibilité n’existe ... aucunement, si un membre de la Cour est appelé à faire partie d’une instance de conciliation instituée en vertu d’un accord qui ne prévoit pas comme solution éventuelle le règlement judiciaire des questions litigieuses.Footnote 166
Envisagée sous un autre angle, la pratique de la CPJI fournit des indications sur les conditions du déport. C’est ainsi qu’à la date du 30 mars 1928, la Cour prit connaissance d’une lettre de M. Huber, dans laquelle ce dernier se demandait si certaines activités exercées par lui de 1918 à 1921 en sa qualité de conseiller juridique du Département politique fédéral suisse l’empêcheraient de siéger dans l’affaire des Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, soumise à la Cour en vertu d’un compromis d’arbitrage entre la France et la Suisse. La Cour reconnut que l’activité déployée par M. Huber de 1918 à 1921, et dont il était question dans sa lettre, ne tombait pas sous l’application de l’article 17 du Statut, puisqu’elle avait été exercée avant la naissance du différend.Footnote 167 En 1931, à propos d’une affaire soumise pour avis consultatif à la Cour, un juge souleva la question de sa participation à ladite affaire, étant donné qu’il avait contribué à l’élaboration de certaines dispositions d’une convention, dont l’interprétation était en cause. La Cour exprima l’avis que le juge dont il s’agissait n’était pas, en droit, obligé de se récuser. Cette décision ne devrait pas être considérée comme une décision de principe. En l’occurrence l’opinion fut exprimée que, si le membre dont il s’agissait avait désiré lui-même se récuser, la Cour aurait dû s’incliner.Footnote 168
Pour poursuivre ce propos, le juge Fromageot a siégé dans l’affaire Phosphates du Maroc lors de l’examen des exceptions préliminaires soulevées par la France, même si en 1921 il avait été membre de la Commission arbitrale ayant traité de certains aspects du litige, ensuite soumis à la CPJI.Footnote 169 En 1939, dans l’affaire Société commerciale de Belgique, M.C.G. Ténékidés a siégé en qualité de juge ad hoc même s’il fut conseiller juridique du ministère grec des affaires étrangères alors que le litige faisait l’objet de négociations entre les gouvernements grec et belge.Footnote 170 En 1939, dans l’affaire Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, le juge ad hoc désigné par le défendeur avait, en qualité de membre d’un tribunal arbitral mixte, participé à l’élaboration de sentences arbitrales dont la requête faisait état.Footnote 171
La CPJI a également été amenée, à propos de deux affaires qui lui avaient été soumises aux fins d’avis consultatif, à examiner la question de l’application de l’article 17 du Statut. En effet, certains juges avaient été membres du Conseil de la Société des Nations, entre autres lors de l’adoption, sans discussion, d’un rapport sur une question liée à l’une des affaires soumises ultérieurement à la Cour, ou avaient pris part à des travaux entrepris à la demande du Conseil au sujet de la question générale, dont le point renvoyé à la Cour constituait un aspect particulier. Ces juges expliquèrent leur situation et demandèrent une décision en vertu de l’article 17 du Statut. La Cour estima que leurs activités antérieures ne les empêchaient pas de prendre part à l’examen de l’affaire.Footnote 172 En 1930, dans l’affaire des Zones franches de la Haute-Savoie et du pays de Gex, le Président Anzilotti semble avoir été d’avis que l’article 17(2) de même que l’article 24(2) du Statut étaient applicables. Il en informa le juge Fromageot, représentant de la France dans les négociations qui ont abouti au compromis d’arbitrage signé le 30 octobre 1924, et en vertu duquel l’affaire a été soumise à la Cour.
L’interprétation de la CIJ
Les motifs de la non-participation sont parfois reportés dans le Recueil des arrêts, avis consultatifs et ordonnances ainsi que dans l’Annuaire de la Cour. Nombre de faits restent toutefois confinés au membre concerné et au Président de la Cour et ne sont pas rendus publics. Une telle discrétion trouve sa justification dans le terme “raison spéciale” qui évoque le caractère privé voire confidentiel du motif allégué.Footnote 173 C’est l’un des éléments qui excluent toute symétrie entre compatibilité ou incompatibilité de certaines fonctions avec l’activité judiciaire ou arbitrale et la prise en considération de la “situation” d’un membre déterminé de l’organe juridictionnel. Dans la première, la non-participation se fonde sur des critères objectifs. Rien de tel dans le terme “raison spéciale” plus subjectif, auquel on ne peut attacher de signification rigoureuse. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence comporte quelques orientations sur l’allégation de la “raison spéciale.” L’avis consultatif de la CIJ en l’affaire Effets du jugement du Tribunal administratif des Nations Unies accordant indemnité en offre une application adéquate. Dans une lettre adressée au Président de la Cour, un juge, se référant à l’article 24 du Statut appliqué à la procédure consultative, avait déclaré qu’à son avis certaines circonstances personnelles lui imposaient le devoir de ne pas participer à l’examen de l’affaire. Le Président lui a répondu partager sa manière de voir.Footnote 174
La gamme de solutions élaborées par la CPJI se retrouve dans l’expérience de la CIJ même si cette dernière se montre plus attentive aux inconvénients pouvant résulter d’activités extérieures plus nombreuses.Footnote 175 Pour ordonner la pratique multiple à laquelle cette question a donné naissance, on regroupera en trois catégories les éléments connus qui peuvent être inférés de l’expérience. Une première distinction concerne les affaires dans lesquelles les motifs de la non-participation ne sont pas spécifiés. On l’a vu, pareil silence est en étroite cohérence avec le caractère confidentiel de la “raison spéciale” alléguée.Footnote 176 La seconde hypothèse se compose d’affaires dans lesquelles le juge est antérieurement intervenu comme membre d’une commission d’enquête, ou à tout autre titre.Footnote 177
La dernière hypothèse est celle de la participation antérieure à une affaire en qualité d’agent, de conseil, d’avocat ou de juge portant atteinte à l’impartialité. La Cour s’est préoccupée de ces incompatibilités dans ses Instructions de procédure VII et VIII. Dans la pratique aucune difficulté n’est apparue lorsqu’il s’est agi de déterminer si un juge pouvait siéger alors qu’il avait antérieurement conseillé l’une des parties. Nombre de juges se sont déportés pour ce motif.Footnote 178
L’affaire Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c Royaume-Uni) nous paraît s’écarter de la jurisprudence de la Cour.Footnote 179 Dans cette espèce la CIJ avait été amenée à appliquer l’article 31(5) du Statut en recherchant si les États-Unis d’Amérique et le Royaume-Uni faisaient cause commune contre la Libye et si, par suite, le Royaume-Uni pouvait désigner un juge ad hoc. Parmi les membres de la Cour figuraient le juge S. Schwebel (président) de nationalité américaine et le juge R. Higgins de nationalité britannique. Conformément à l’article 31(2) du Statut, ces deux membres étaient en droit de siéger en l’espèce. Toutefois, selon l’article 32(1) du Règlement, le Président Schwebel ne pouvait exercer la présidence dans l’affaire opposant les États-Unis à la Libye. En raison des circonstances, il décida de procéder de même dans l’affaire visant le Royaume-Uni. Symétriquement, le juge Higgins informa la Cour de ce qu’“ayant été conseil du Royaume-Uni au cours des premières phases” de l’affaire elle ne pourrait siéger en l’espèce. Compte tenu des circonstances dans lesquelles l’argumentation des parties avait été mise au point, elle estima devoir se déporter dans l’instance concernant les États-Unis. Le 5 mars 1997, le Royaume-Uni fit connaître à la Cour qu’il avait été informé de la décision du juge Higgins et “que, conformément à l’article 31 du Statut de la Cour et à l’article 37 de son Règlement,” il avait désigné Sir R. Jennings, ancien président de la CIJ, pour siéger en qualité de juge ad hoc. Footnote 180
En principe, le Royaume-Uni avait le droit de désigner un juge ad hoc conformément à l’article 31(3) du Statut et à l’article 37(1) du Règlement. Mais la question se posait de savoir si dans cette phase de la procédure, les États-Unis et le Royaume-Uni ne faisaient pas cause commune et si, par suite, l’article 37(2) du Règlement n’était pas applicable. Les deux États ont présenté dans cette phase de la procédure les mêmes conclusions sur lesquelles la Cour a statué par deux jugements comportant une motivation analogue et des dispositifs quasiment identiques. Ils faisaient donc cause commune et par suite le Royaume-Uni n’était pas en droit de désigner un juge ad hoc. Reste que dans son premier arrêt du 27 février 1998 la Cour, par 10 voix contre 3 a décidé que, dans la phase de la procédure relative à la compétence et à la recevabilité, le Royaume-Uni et les États-Unis ne faisaient pas cause commune et que, par suite, le premier était en droit de désigner un juge ad hoc. Une telle construction fait l’objet de critiques.Footnote 181
Il a été observé que la décision prise présente un “caractère aberrant.” “Incompatible avec la jurisprudence traditionnelle, elle ne saurait trouver aucune explication rationnelle dans les textes applicables.”Footnote 182 Aux termes de ceux-ci les États ont le droit de désigner des juges ad hoc, mais un tel droit prend racine dans un “droit plus fondamental, celui de l’égalité des parties.” Dans certains cas, l’égalité peut être compromise en raison de la désignation d’un juge ad hoc. Tel est le cas lorsqu’un des États faisant cause commune avec d’autres parties a déjà un juge sur le siège: “En pareille hypothèse, le droit statutaire à la désignation d’un juge ad hoc perd son fondement et le principe d’égalité exige qu’un tel juge ne soit pas désigné.”Footnote 183 Il importe de relever que la Libye avait accepté la désignation de Sir R. Jennings comme juge ad hoc. Interrogée ultérieurement par la Cour, elle n’a contesté cette nomination que de manière brève et succincte. Une telle attitude a pu peser sur la décision de la Cour.Footnote 184
Quoique la logique de l’organisation juridictionnelle veuille que le juge ne siège pas lorsqu’en raison de ses antécédents professionnels son impartialité peut être suspectée, dans trois affaires soumises à la CIJ, la règle semble avoir été ignorée. Ainsi, Sir Arnold McNair qui en 1927 fut membre d’une instance chargée de rédiger un rapport à soumettre au Conseil de la Société des Nations au sujet des réserves aux conventions multilatérales, participa aux délibérations de la CIJ en l’affaire des Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. De manière encore plus discutable, le juge Klaestad siégea dans l’affaire des Pêcheries (Royaume-Uni c Norvège), bien qu’antérieurement il fut membre de la Cour suprême de Norvège dont l’une des décisions sur les eaux territoriales norvégiennes était en débat devant la Cour. Pareillement, les juges Basdevant et Hackworth prirent part à l’affaire Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c États-Unis d’Amérique) nonobstant leur participation antérieure au litige en qualité de conseillers juridiques du ministère des affaires étrangères.Footnote 185
La jurisprudence de la Cour trouve écho dans Arbitral Tribunal Constituted under Annex VII of the United Nations Convention on the Law of the Sea between the Republic of Mauritius and the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland. Se référant à la pratique de la CIJ, le Tribunal déclare: “The Court in later decisions maintained the consistent position that the prior activities of its Members as representatives of their governments did not attract the application of Article 17(2) of the ICJ Statute.”Footnote 186 Il ajoute que le Tribunal:
[i]s not aware of any case under the Convention in which a judge or arbitrator has been successfully challenged on the ground that he or she held a senior position in government or had acted as counsel before being elected or nominated as judge or arbitrator. The United Kingdom has pointed to the Annex VII Tribunal in the MOX Plant case in this context, in which the late Sir Arthur Watts had served as arbitrator although he had previously held the position of the Legal Adviser to the FCO.Footnote 187
Il est à observer que dans les exemples qui précèdent, la CPJI puis la CIJ font référence au déport avec des formules qui évitent le terme et parfois même le nom du membre concerné,Footnote 188 ensuite pour lui donner effet en pratique. Très significatif également, l’ensemble des variantes de l’acte a pour trait commun d’émaner du membre de l’organe juridictionnel. C’est là le sens même du mot qui le distingue d’institutions voisines et néanmoins différentes.
L’ABSTENTION ORDONNÉE: LE “RETRAIT”
Dans certains cas, le déport glisse des exigences d’une éthique judiciaire vers la dénonciation du pouvoir juridictionnel du tribunal: c’est le retrait. Deux situations doivent être ici distinguées. L’incident peut être soit spontané soit apparemment spontané, soit ordonné par le gouvernement qui a nommé le membre du tribunal. Il ne constitue guère que l’apparence d’une décision indépendante derrière quoi se dissimule le jeu réel des États.Footnote 189 Dans son principe même, le retrait survient uniquement au sujet de l’arbitre. Il ne concerne pas le membre d’un organe judiciaire (qui a une composition fixe) et dont le mode de désignation et le statut font échapper à l’influence des États appelés à comparaître devant lui. Une analyse plus poussée permet de découvrir que le retrait est absent des textes de base des cours et tribunaux internationaux; il n’en fait pas moins l’objet d’un usage dans la pratique. Captieuse, la notion peut être étudiée à partir de deux approches complémentaires: en fonction des circonstances de temps permettant de distinguer deux hypothèses suivant que le retrait intervient avant ou en cours d’instance; en fonction des conséquences juridiques qui peuvent en être inférées. Des exemples empruntés à la jurisprudence internationale feront mieux comprendre le mécanisme.
Le retrait de l’arbitre avant le début de la procédure
Cet acte présente des similitudes avec le défaut, dont on sait qu’il s’exprime par la mauvaise volonté du défendeur qui refuse de participer à la procédure.Footnote 190 Une illustration récente en est fournie par l’arbitrage entre les Philippines et la Chine dans lequel le dernier État, contestant la compétence du Tribunal, n’a pas comparu.Footnote 191 Rien de tel dans notre hypothèse, où la mauvaise volonté de l’État se manifeste par le retrait de l’arbitre national avant le début du procès, empêchant ainsi la juridiction de remplir son office.
C’est ce qui s’est produit dans l’affaire du Conseil arbitral franco-tunisien institué par la Convention générale entre la France et la Tunisie du 3 juin 1955. Les membres du Conseil sont nommés pour six ans. Trois membres titulaires et deux membres suppléants de nationalité française ainsi que trois membres titulaires et deux membres suppléants de nationalité tunisienne sont nommés, les français par le Gouvernement français, les tunisiens par le Gouvernement tunisien. Un membre choisi sans considération de nationalité est nommé d’un commun accord par les deux gouvernements. Les membres titulaires du Conseil arbitral élisent parmi eux le Président et le Vice-Président (article 16). Une requête en date du 3 décembre 1956 fut déposée le 4 décembre par le Secrétaire d’État aux affaires étrangères, agissant au nom du Gouvernement français devant le Conseil arbitral ainsi constitué. Par décision du 9 mars 1957, son Président, G. Vedel, convoqua les membres tunisiens et français, tant titulaires que suppléants, à Paris pour le 18 mars 1957. Aucun arbitre tunisien ne s’est présenté à cette convocation. Auparavant, à l’occasion de la session du Conseil arbitral pour un autre litige dont l’avait saisi le Gouvernement français, M. Mestiri, membre titulaire de nationalité tunisienne, s’exprimant tant au nom de ses collègues qu’en son nom propre “avait fait connaître au Président du Conseil arbitral que les arbitres tunisiens ne pourraient se rendre à ses convocations, au motif que la Convention générale du 3 juin 1955, serait devenue caduque en raison de l’accession de la Tunisie à l’indépendance.” A noter qu’entretemps, le membre neutre, M. van Kleffens, s’était démis de ses fonctions et n’avait pas été remplacé.
Dans sa décision du 2 avril 1957,Footnote 192 le Président du Conseil arbitral réfute la qualité de M. Mestiri “pour faire connaître au Conseil arbitral le point de vue du Gouvernement tunisien sur la valeur que celui-ci attache à la Convention du 3 juin 1955.” La question qui se pose en l’affaire est celle des conséquences que doit entraîner le refus de certains membres d’une juridiction arbitrale permanente de siéger au sein de celle-ci au motif que le traité ayant institué cette juridiction serait nul et caduc: “Ce refus de siéger doit, en l’absence de toute dénonciation de la Convention par l’un des États signataires, être regardé comme constitutif d’une démission.” Plus profondément, le refus de siéger opposé par le membre d’une juridiction arbitrale permanente ne peut, quels que soient les motifs invoqués et même si cette abstention paralyse le fonctionnement de l’organe arbitral, faire regarder comme dissoute ladite juridiction arbitrale, ni mettre fin à la mission de cet organisme. En conséquence, le Président du Conseil arbitral constate la démission des membres tunisiens, déclare qu’il sera procédé à leur remplacement et que le cours de l’instance introduite par le Gouvernement français le 3 décembre 1956, est suspendu jusqu’à la désignation de membres devant remplacer les membres démissionnaires du Conseil arbitral.Footnote 193 Ultérieurement, il s’avéra impossible de remplacer les arbitres défaillants et la procédure d’arbitrage ne put se poursuivre.
Une autre instance arbitrale se signale à l’attention: le Award in the Lena Goldfields, Ltd.Footnote 194 Dans cette espèce, le Gouvernement de l’Union soviétique avait, le 30 avril 1925, conclu un contrat de concession minière avec la société Lena Goldfields. Aux termes de l’article 90 de l’instrument, tout différend relatif à son interprétation et application est soumis à une cour d’arbitrage de trois membres, chacune des parties en désignant un, le troisième membre étant choisi d’un commun accord. La juridiction ainsi constituée, les parties prièrent le surarbitre de convoquer une session. Mais quelques jours avant la date d’ouverture de l’audience, le 5 mai 1930, le Gouvernement soviétique avisa le surarbitre de l’annulation de la concession octroyée à Lena Goldfields motif tiré du comportement de la société. Corrélativement, la cour d’arbitrage est dissoute. Nonobstant cette notification, la juridiction se réunit en l’absence de l’arbitre et des conseils du Gouvernement soviétique. Excipant de l’article 90(6) du contrat,Footnote 195 elle continua la procédure et prononça sa sentence le 3 septembre 1930.Footnote 196
Le retrait de l’arbitre en cours de procédure
On n’analysera pas longtemps la première hypothèse, celle visant le retrait de l’arbitre unique, entraînant l’obligation pour les parties de le remplacer d’un commun accord ou suivant une technique subsidiaire. Exceptionnellement, la survenance d’un tel incident entraîne l’échec de la procédure ou le désistement du demandeur.Footnote 197 Il en va autrement lorsque le retrait vise un ou plusieurs membres d’un tribunal arbitral, mécanisme collégial. C’est cette tentative de démonstration qui va être faite ici. Hors de pratiques plus anciennes, l’acte a donné lieu à un usage controversé dans l’arbitrage relatif au différend territorial et maritime entre la Croatie et la Slovénie.
Pratiques des tribunaux arbitraux
Pratiques au pluriel, en raison de la pluralité des solutions retenues depuis l’exemple désormais historique fourni par le retrait en 1799 des membres américains de la Commission instituée par l’article VI du Treaty of Amity, Commerce and Navigation between the United Kingdom and the United States of America Footnote 198 en passant par celui de l’arbitre roumain du Tribunal arbitral mixte dans l’affaire des Optants hongrois de Transylvanie (1927)Footnote 199 jusqu’aux illustrations les plus récentes. Dans l’Affaire Cerruti entre la Colombie et l’Italie, sous prétexte d’écarts de langage dans le mémoire de la Colombie, l’arbitre italien s’est retiré de la Commission mixte entre les deux États.Footnote 200
L’affaire Republic of Colombia v Cauca offre encore un intérêt plus général.Footnote 201 Dans cette espèce, était en cause un arbitrage réalisé suivant le droit interne américain entre deux sociétés privées et un État.Footnote 202 À la fin de la procédure, peu avant la signature de la décision, l’arbitre colombien démissionna. Nonobstant ce fait, les deux autres membres de la juridiction prononcèrent la sentence. C’est alors que le Gouvernement colombien se pourvut en cassation contre cette décision devant la Cour suprême des États-Unis. Sa requête visait — entre autres — “the validity of an award of a tribunal of arbitration, between the foreign government and American citizen, rendered by a majority of the arbitrators, one of them having resigned after the discussions were closed but before the award was rendered.” La Cour rejeta l’action et déclara: “We are satisfied that an award made by a majority was sufficient and effective” (“une sentence rendue par la majorité était suffisante et valable”).Footnote 203 Cette jurisprudence a été reprise par la Cour de Justice centre-américaine qui, saisie d’un litige relatif au Traité Bryan-Chamorro rendit son arrêt le 30 mars 1916 en l’absence du juge du Nicaragua qui contestait la compétence de la Cour.Footnote 204
Une telle construction prend une ampleur et un éclat particuliers avec le retrait du membre allemand de la Commission mixte des réclamations germano-américaine dans les affaires dites des “sabotages” (“Sabotage Cases”).Footnote 205 L’incident procède du fait que, de l’avis de l’arbitre américain et du surarbitre, une sentence antérieure, “the decision of October 16, 1930 was based upon fabricated testimony and should be reopened.” Par lettre du 10 juin 1939 adressée au Secrétaire d’État, l’ambassadeur allemand à Washington déclara que “the German Commissioner would not appear, saying that by reason of his withdrawal the Commission was incompetent to make decisions and that there was no legal basis for the meeting.”Footnote 206 Dans son opinion du 15 juin 1939, le commissaire américain Chr. B. Garrett, se référant à l’affaire Republic of Colombia v Cauca (1903) ainsi qu’à une abondante jurisprudence interne, rejeta l’allégation du Gouvernement allemand. Le même jour le surarbitre déclara:
I concur in the views expressed by the American Commissioner to the effect that the withdrawal of the German Commissioner, after submission by the parties, and after the tribunal having taken the cases under advisement, pursuant to its rules, was engaged in the task of deciding the issues presented, did not oust the jurisdiction of the Commission ... I hold that the Commission as now constituted has jurisdiction to decide the pending motions.Footnote 207
L’organe poursuivit alors ses délibérations et prononça sa sentence.
Cette approche n’est jamais apparue aussi clairement que dans la pratique de la Commission franco-mexicaine des réclamations.Footnote 208 Établie par l’article premier de la Convention entre la France et le Mexique du 25 septembre 1924, la Commission de trois membres a pour mission de régler les réclamations pécuniaires provoquées par des pertes ou dommages subis par des français ou des protégés français à raison d’actes révolutionnaires commis au Mexique.Footnote 209 Chacune des parties nomme un membre, le troisième qui présidera la Commission étant désigné d’un commun accord entre les deux gouvernements. À défaut de cet accord, le président de la Commission sera désigné par le président du Conseil administratif permanent de la Cour permanente d’arbitrage. Selon l’article 7, alinéa 2, de la Convention, la Commission devra entendre, examiner, régler, dans le délai de deux ans à partir du jour de sa première réunion, toutes les réclamations qui lui auront été présentées. La première période s’acheva sans qu’aucune affaire ne soit inscrite au rôle. Une convention additionnelle à la Convention des réclamations conclue le 25 septembre 1925 entre la France et le Mexique est signée le 12 mars 1927. Aux termes de l’article premier de l’instrument, la Commission entendra, examinera et résoudra dans un délai de neuf mois les réclamations qui font l’objet de la Convention du 25 septembre 1924 et qui ont été présentées dans les délais prescrits.
La Commission se réunit et une série d’affaires furent plaidées et déclarées closes. On notera que le temps d’activité du mécanisme décrit expira le 26 décembre 1928 et l’échange de notes nécessaire à une prorogation n’intervint que le 17 avril 1929. Néanmoins, le commissaire Président de la Commission et le commissaire français, réunis à Paris en l’absence du membre mexicain, ont rendu la Décision no 20 (5 mars 1929). Par cet acte, ils ont décidé de rouvrir les débats et de poursuivre l’examen de la cause dans toutes les affaires déjà plaidées et déclarées closes et dans lesquelles une sentence n’est pas encore intervenue.Footnote 210
Une autre audience était prévue le 2 mai 1929. Toutefois le 20 avril 1929, le Gouvernement mexicain a demandé à M. Verzjil, en sa qualité de Président, d’ajourner la réunion en raison de l’empêchement du commissaire mexicain. Etant donné l’état des travaux en suspens, le Président n’a pas estimé possible de déférer à ce désir et a prié le Gouvernement mexicain de lui indiquer la personnalité désignée pour remplacer le commissaire défaillant. Aucune réponse n’ayant été faite à la demande, le Président a convoqué la Commission pour le 29 mai 1929. En réponse, M. Verzjil a reçu une lettre du Gouvernement mexicain lui faisant connaître qu’il ne le considérait plus comme Président depuis le 26 décembre 1928. Par ailleurs le Gouvernement mexicain, excipant d’objections d’ordre formel s’est abstenu de procéder au remplacement du commissaire défaillant. Corrélativement, il a refusé à la Commission l’accès de la salle d’audience.Footnote 211 Par décisions administratives, la Commission a constaté la régularité de la présidence et de la session nouvelle. Elle a ainsi déclaré dans sa Décision no 21 que:
[Si] on ne peut nier à un gouvernement le droit de proposer à tout moment le remplacement du tiers arbitre en fonctions, une telle proposition ne peut produire d’effet juridique tant qu’elle n’a pas été acceptée par l’autre gouvernement et tant qu’une décision conjointe n’est pas intervenue, et, par suite une destitution unilatérale ne saurait être que nulle et de nul effet. [En] effet, la désignation conjointe d’un tiers arbitre est un acte juridique international bilatéral, ayant les effets d’une Convention internationale et comportant notamment l’engagement réciproque des États de conserver le tiers arbitre dans ses fonctions jusqu’à ce que se soit manifestée la volonté commune des deux Parties de le destituer.Footnote 212
Il en résulte que le refus unilatéral de reconnaître un tiers arbitre régulièrement désigné et étant régulièrement en fonctions, est contraire au droit international et ne saurait mettre d’obstacle juridique au fonctionnement régulier de l’organe juridictionnel. C’est bien en ce sens que statue la Commission: l’absence du commissaire mexicain, déclare t-elle, ne l’empêche pas de “rendre des sentences à la majorité.”Footnote 213
À la différence des considérations qui précèdent, dans certaines affaires, le retrait de l’arbitre en cours de procédure peut induire la fin de l’instance. Parmi les cas les plus caractéristiques on peut citer celui de l’Oasis de Buraïmi.Footnote 214 Dans cette espèce, le Royaume Uni et l’Arabie saoudite avaient (le 30 juillet 1954) signé un compromis d’arbitrage aux fins de régler leur différend relatif au tracé de la frontière commune entre l’Arabie saoudite et Abu-Dhabi et de déterminer la souveraineté sur l’oasis de Buraïmi. Conformément à l’article premier du texte, un Tribunal arbitral de cinq membres est constitué. Peu après le début de la procédure, le 11 septembre 1955, le 18 septembre 1955, l’arbitre britannique Sir Reader Bullard démissionna motif tiré de la partialité de l’arbitre saoudien, Cheikh Youssouf, ministre adjoint des affaires étrangères.Footnote 215 Dans une communication du 4 octobre 1955, le Foreign Office expose que l’Arabie saoudite a méconnu les engagements pris dans l’échange de lettres du 30 juillet 1954 en tentant de fomenter un coup d’État contre le Cheik d’Abu Dhabi et de corrompre la population du territoire litigieux.Footnote 216 La déclaration expose d’autres griefs viciant le comportement de l’arbitre. Il lui est notamment reproché d’avoir communiqué avec l’agent de l’Arabie saoudite pendant l’audience, provoquant un rappel à l’ordre du Président, et de se comporter davantage comme représentant de cet État que comme magistrat indépendant. Dans sa déclaration en réponse du 7 octobre 1955, l’Arabie saoudite réfuta ces allégations et présenta la démission de Sir Reader Bullard comme un “véto inadmissible à la décision du Tribunal.”Footnote 217 Placé devant cette grave objection le Gouvernement saoudien aurait pu nommer un remplaçant suivant les modalités prévues à l’article premier du compromis. Reste qu’ultérieurement le Président et l’arbitre neutre se démirent de leurs fonctions. Au plan procédural, les litigants s’abstinrent de procéder aux nominations nécessaires, provoquant l’échec du règlement juridictionnel du différend.
Un problème semblable, entouré de circonstances particulièrement délicates, s’est posé dans L’affaire du F. OABV (Maroc c France).Footnote 218 En l’espèce, le 22 octobre 1956, les autorités militaires françaises avaient par voie d’injonctions radioélectriques ordonné à un aéronef de la Compagnie chérifienne des transports aériens ayant à son bord des dirigeants du FNL algérien de se soumettre au contrôle français, et l’avaient contraint d’atterrir sur l’aérodrome d’Alger-Maison Blanche.Footnote 219 Il en résulta un différend entre la France et le Maroc, porté le 5 janvier 1957 devant une Commission internationale d’enquête et de conciliation. Cet organe de cinq membres, présidé par Ch. de Visscher (Belgique),Footnote 220 avait pour mission de déterminer si le Gouvernement marocain était fondé à soutenir que le déroutement de l’appareil était contraire à une règle de droit international public ou plus concrètement si la France avait commis une voie de fait dont il lui devait réparation. La Commission tint sa première session les 16 et 17 juillet 1957 à Genève où elle se constitua définitivement et organisa son travail, y compris l’ordre de dépôt des pièces de procédure écrite. Au cours des plaidoiries surgit la question de l’audition de témoins au sujet de laquelle les parties divergeaient. L’établissement de la vérité devait-il inclure outre l’interrogation des membres de l’équipage celle des passagers, comme le requérait l’agent du Maroc? La majorité de la Commission estima que l’audition des passagers ne pourrait apporter aucun élément nouveau quant aux faits. C’est alors que le commissaire du Maroc annonça que son gouvernement lui ordonnait de se retirer, motivant l’acte par un dissentiment sur la mesure d’instruction.Footnote 221 Plus profondément, il mettait en cause la partialité du Président de l’organe. Le commissaire libanais s’associant à ce grief décida à son tour de se retirer. Juridiquement, l’incident plaça la Commission dans l’incapacité d’assumer son office et mit fin à la procédure. Dans d’autres cas cependant, l’instance s’est poursuivie nonobstant la mauvaise volonté du plaideur.
L’arbitrage relatif au différend maritime et territorial entre la Croatie et la Slovénie (sentence partielle, 30 juin 2016)
Le refus de participer à la constitution du tribunal ou le retrait des arbitres nationaux ne peut empêcher que celui-ci connaisse de l’affaire. Aucun précédent n’illustre mieux ce propos que la sentence partielle rendue dans l’arbitrage relatif au différend territorial et maritime entre la Croatie et la Slovénie (In the Matter of an Arbitration under the Arbitration Agreement between the Government of the Republic of Croatia and the Government of the Republic of Slovenia (signed 4 November 2009).Footnote 222 Par la netteté des problèmes posés, mais surtout en raison de la haute valeur doctrinale de son argumentation, la décision mérite un examen détaillé. Elle concerne un différend territorial et maritime soumis à l’arbitrage, conformément à un accord signé entre les deux États le 4 novembre 2009. Aux termes de l’article 3 du texte, “[t]he Arbitral Tribunal shall determine (a) the course of the maritime and land boundary between the Republic of Slovenia and the Republic of Slovenia; (b) Slovenia’s junction to the High Sea; (c) the regime for the use of the relevant maritime areas.” La procédure est conduite suivant le Règlement d’arbitrage de la CPA pour l’arbitrage des différends entre deux États. Entre 2012 et 2014 les parties ont procédé à un échange d’écritures et en mai 2014 s’est tenue une audience au cours de laquelle elles ont exposé leurs positions.Footnote 223
Le 22 juillet 2015, des journaux serbes et croates ont rapporté l’interception de conversations téléphoniques entre l’un des agents de la Slovénie et l’arbitre nommé par cet ÉtatFootnote 224 au cours desquelles des informations confidentielles portant sur les délibérations du Tribunal ont été divulguées. Suite à ces révélations, les personnes impliquées ont démissionné. D’une façon sans doute contestable au regard de son statut, l’arbitre nommé par la Croatie s’est à son tour retiré de l’instance.Footnote 225 Une telle simultanéité trahit la situation réelle de cet arbitre au regard de l’État qui l’a désigné en ce qu’il agit davantage comme représentant de celui-ci que comme magistrat indépendant. Quoi qu’il en soit de ce point, la violation alléguée du secret du délibéré, contraire à l’éthique judiciaire,Footnote 226 suscite une opposition de thèses juridiques vigoureuses entre les parties, la Croatie priant le Tribunal de mettre fin à la procédure tandis que la Slovénie l’invitait à remplir son office tel que prévu dans l’accord d’arbitrage. Conformément à l’article 2 de l’instrument, le Tribunal a été recomposéFootnote 227 avec la nomination de M. Rolf Einar Fife (Norvège) et du professeur Nicolas Michel (Suisse) (Sentence arbitrale, paragraphe 49).
Nonobstant cette circonstance, la Croatie a décidé de ne plus participer à la procédure contestant la validité de l’accord d’arbitrage, condition de l’efficacité de n’importe quel engagement juridictionnel. Plus énergiquement encore, elle ne comparaît plus devant le Tribunal et renonce ainsi à tout acte de procédure.Footnote 228 Elle objecte que la Slovénie “‘has engaged in one or more material breaches of the Arbitration Agreement,’ thus entitling Croatia to terminate the Arbitration Agreement ‘in accordance with Article 60, paragraph 1 of the Vienna Convention on the Law of Treaties’” (paragraphe 84). La Croatie poursuit: “[T]he most fundamental principles of procedural fairness, due process, impartiality and integrity of the arbitral process have been systematically and gravely violated, to the prejudice of Croatia” (paragraphe 91). Il en résulte que le dossier de l’arbitrage a été vicié et “there is no tool available for repairing the damage that has been occasioned to the proceedings and the Arbitral Agreement” (paragraphe 85). Pour sa part, le Gouvernement slovène soutient que la procédure doit se poursuivre jusqu’à ce que le Tribunal rende sa sentence définitive (paragraphe 171). Il estime que suite au retrait des personnes impliquées dans la communication ex parte et la nomination de nouveaux arbitres, le Tribunal “has the practical means and the obligation to set aside any improper information” (paragraphe 136). Enfin la Slovénie réfute toute “violation substantielle” (paragraphe 129) de l’accord d’arbitrage, l’acte illicite allégué n’ayant pas remis en cause l’objet de l’instrument.
Ces diverses assertions appellent un examen attentif. Dans sa sentence arbitrale partielle du 30 juin 2016 le Tribunal,Footnote 229 se référant à des précédents juridictionnels marquants déclare que son rôle est de statuer sur les objections élevées contre sa compétence. Sur la base de ce raisonnement, il souligne que l’esprit du droit applicable tient dans la règle “compétence de la compétence” (en allemand “Kompetenz-Kompetenz”), principe général applicable même sans texte et qui n’est pas propre au droit international (paragraphe 162). Conformément à l’accord d’arbitrage et au règlement de procédure, ce principe permet au Tribunal de trancher la question juridictionnelle de savoir si la Croatie peut légalement dénoncer l’accord en vertu de l’article 60 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (paragraphe 167). Écartant toute équivoque, il déclare: “There is no doubt that Dr. Sekolec and Ms. Drenik acted in blatant violation of various provisions governing the arbitration” (paragraphes 208, 175, 231(a)). Le Tribunal se place ensuite sur le terrain des principes et se déclare investi d’un “inherent jurisdiction to decide whether the ‘arbitration process as a whole has been compromised to such an extent that ... the arbitration process cannot continue’” (paragraphe 168).Footnote 230 Il peut ainsi constater que: “Termination of a treaty due to such a breach under Article 60, paragraph 1 is warranted only if the breach defeats the object and purpose of the treaty” (paragraphe 218).
Sur le fond “[t]he decisive question is whether the breaches of the Agreement by Slovenia rendered the accomplishment of this object and purpose impossible” (paragraphe 222).Footnote 231 Pour y répondre le Tribunal observe que le membre incriminé du collège s’est retiré de l’instance et qu’il n’existe aucun doute sur l’indépendance et l’impartialité de l’organe reconstitué (paragraphe 224). Il s’ensuit qu’il a compétence “under the provisions of the Arbitration Agreement and Article 21, par 1 of the PCA Optional Rules, and in conformity with Article 65 of the Vienna Convention, to decide whether Croatia, acting under Article 60 of the Convention, has validly proposed to Slovenia to terminate the Arbitration Agreement and has validly ceased to apply it” (paragraphe 167).
Le 29 juin 2017, le Tribunal arbitral a rendu sa sentence finale en l’affaire. Placé devant la très grave objection sur sa compétence, il déclare: “The records of the arbitration have been carefully reviewed, and the two documents submitted by Dr. Sekolec to the Tribunal in collaboration with Ms. Drenik have been communicated to the Parties. These documents contained no facts or arguments not already present in the written or oral pleadings.”Footnote 232 Dès lors, “[i]n view of the remedial action taken, the Tribunal determines that the breaches of the Arbitration Agreement by Slovenia do not render the continuation of the proceedings impossible and, therefore, do not defeat the object and purpose of the Agreement. Accordingly, Croatia was not entitled to terminate the Agreement under Article 60, paragraph 1 of the Vienna Convention.” Mais la sentence ne s’arrête pas à cette réfutation. Elle déclare que l’accord d’arbitrage demeure en vigueur.Footnote 233 Élevant le débat, le Tribunal rappelle que sa mission est de régler conformément au droit international le différend qui lui est soumis. À ce titre, il croit devoir appliquer l’équité et les principes du bon voisinage reflétant les intérêts vitaux des parties (paragraphe 226). La sentence écarte ensuite les objections d’ordre procédural: “If the Tribunal had any hesitation that the present process can achieve these noble goals, it would conclude that the proceedings must be terminated” (paragraphe 227).
Au regard des arguments de la Croatie destinés à empêcher que le Tribunal connaisse du fond de l’affaire, sans doute eût-il été plus sage pour celui-ci de surseoir à statuer et à inviter les parties à faire usage d’autres fora (CIJ, TIDM, tribunal arbitral constitué conformément à l’annexe VII de la CNUDM). La Croatie avait d’ailleurs initié des consultations en ce sens. La voie fâcheusement retenue — à bon droit — par le Tribunal nonobstant les objections élevées par l’un des plaideurs, comporte une limite évidente: la sentence finale se heurtera à un refus d’exécution.Footnote 234 Éteint en droit le différend subsiste en fait.
Par certains aspects, l’instance ci-dessus n’est pas sans rappeler trois autres affaires, dans lesquelles était en cause la violation du secret du délibéré, garantie essentielle de toute activité juridictionnelle et de l’indépendance du juge:Footnote 235 celle de l’Oasis de Buraïmi dans laquelle l’arbitre désigné par l’Arabie saoudite — ministre des affaires étrangères adjoint de cet État lors de sa nomination — avait continué à assumer ses fonctions, agissant comme représentant de son gouvernement; celle des Essais nucléaires (Australie c France) dans laquelle suite à des informations parues dans la presse au sujet du dispositif de l’ordonnance et du vote des juges, le 21 mars 1974 la CIJ avait adopté une résolution dans laquelle elle déclare “désapprouver fermement que soit faite, diffusée ou publiée toute information anticipant ou prétendant anticiper ou faire un pronostic sur la manière dont les membres de la Cour voteront dans une affaire à l’examen ... [I]l est incompatible avec les principes fondamentaux nécessaires à une bonne administration de la justice de faire, diffuser ou publier des déclarations de ce genre.”Footnote 236 Très significative également à ce sujet est l’affaire Victor Pey Casado et Fondation “Presidente Allende” c République du Chili.Footnote 237 En l’espèce, un arbitre ayant transmis au plaideur qui l’avait nommé un projet d’arrêt rédigé par le Président du Tribunal aux fins de la délibération avait dû démissionner. Pour rétablir l’égalité des parties, le texte du projet d’arrêt fut communiqué à l’autre partie. Tels sont les éléments que l’on peut recueillir de la pratique judiciaire et arbitrale; il convient maintenant de conclure ces recherches en tentant d’évaluer l’autorité juridique du retrait.
Effets du retrait
Le retrait intervient dans un cadre contentieux, puisqu’une partie entend unilatéralement mettre fin à son engagement d’arbitrage, ce qui n’est pas le cas de l’autre partie. Est-il licite? La réponse à cette question n’est pas univoque. Deux hypothèses se présentent à l’esprit. En principe, et sur la base de pacta sunt servanda, le retrait unilatéral est exclu, sauf s’il est spécialement prévu par le traité lui-même. Dans le silence du texte ce droit peut “être déduit de la nature du traité” (Convention de Vienne sur le droit des traités, article 56(1)). Hors de cette situation, la mutation unilatérale constitue un fait illicite entraînant une obligation de réparer à l’égard des parties lésées le dommage résultant du manquement de la partie inconséquente à ses obligations conventionnelles (Convention de Vienne sur le droit des traités, article 30(5)). On peut en comprendre les raisons pratiques: “[L]e retrait du juge national est une intrusion illégitime de l’État dans la marche de l’arbitrage. Celui-ci une fois décidé le tribunal constitué doit ... échapper à la volonté unilatérale de l’un ou de l’autre des États en présence. Retirer un juge national est un manquement à l’obligation implicitement mais nécessairement assumée aux termes du compromis de faire trancher judiciairement le litige.”Footnote 238
Dans son rapport sur la procédure arbitrale, G. Scelle observe que le retrait par un gouvernement de l’arbitre dit “national” est illicite car l’investiture de l’arbitre n’est pas le fait de son gouvernement, mais des États parties. En toute hypothèse: “C’est un principe bien établi en droit public qu’un acte juridique ne peut être révoqué, ou modifié, que par des sujets de droit ayant eu compétence pour le faire et selon les formes dans lesquelles il a été réalisé originairement. C’est ce qu’on appelle la technique de l’“acte contraire.” La constitution du tribunal ne peut donc être modifiée que de la façon où elle s’est opérée, c’est-à-dire bilatéralement et non unilatéralement. Nous admettrons donc, comme règle obligatoire, d’un code procédural que le retrait d’un arbitre n’empêche pas le tribunal de fonctionner, ni de rendre une sentence obligatoire toutes les fois qu’il peut matériellement le faire.”Footnote 239
Plus nettement encore, la Commission franco-mexicaine des réclamations déclare dans sa Décision no. 23 que le refus pour un État d’envoyer un commissaire siéger constitue un manquement à une obligation internationale. Elle poursuit: “[Si] une Commission internationale d’arbitrage se déclarait incompétente par suite de la défaillance de l’une des Parties, pour continuer à remplir la mission que les deux Parties lui ont confiée conjointement, elle porterait une grave atteinte à l’institution de l’arbitrage ... en méconnaissant le principe général de droit suivant lequel personne ne saurait se prévaloir en sa faveur du non-accomplissement de ses obligations juridiques. [Par] conséquent, aucune impossibilité juridique ne s’opposerait à la continuation des travaux.”Footnote 240 En accord avec cette jurisprudence:
Il n’est pas possible ... qu’une suspension purement unilatérale suffise à rendre inopérantes des clauses juridictionnelles dont l’un des objectifs pourrait être précisément de permettre de déterminer si la suspension est valable. Si, pour rendre inopérantes des clauses juridictionnelles, il suffisait d’alléguer, sans le prouver, qu’un traité n’est plus applicable, toutes ces clauses risqueraient de devenir lettre morte, même dans des affaires comme celle dont la Cour est saisie où l’une des questions mêmes qui se posent au fond et qui n’ont pas encore été tranchées est de savoir si le traité est ou non applicable, c’est-à-dire s’il a pris fin ou a été suspendu de manière régulière. Le résultat serait que les moyens de priver d’effet les clauses juridictionnelles ne manqueraient jamais.”Footnote 241
La sentence arbitrale partielle en l’affaire du différend territorial et maritime entre la Croatie et la Slovénie a donné sa pleine expression à cette approche (paragraphe 142). Elle déclare: “[I]t is a well-established principle of international procedural law that a unilateral decision to withdraw from dispute settlement proceedings cannot bring such proceedings to a halt.” C’est ce qui ressort également de la Sentence finale du 29 juin 2017 (paragraphe 197). Selon le Tribunal, “Procedural fairness includes the right to an impartial and independent judge, which ... is of paramount importance, but also the right to a timely decision ... As long as an impartial and independent decision-making process can be guaranteed, procedural fairness requires that the process be continued, rather than be put on hold with uncertain consequences for the ultimate resolution of the Parties’ dispute” (Sentence partielle, paragraphe 227). Dans les incertitudes des rapports entre États, la justice se doit de contribuer à la stabilité. Elle évitera d’apporter sans raison décisive sa caution à une interprétation de nature à prolonger le litige. Ce rôle est peut-être l’aspect le plus saillant dans l’optique qui nous intéresse ici. Pour obvier au retrait, la règle de l’effet utile et le principe d’effectivité (entendue comme la pleine réalisation de l’accord d’arbitrage) et celui de bonne foi pourraient être invoqués. Ils commandent d’interpréter le traité dans le sens que le retrait illicite n’empêche pas le tribunal de remplir son office et de prononcer une sentence. Allant plus loin, on pourrait voir dans le retrait la base d’une situation d’estoppel interdisant aux parties d’adopter discrétionnairement un comportement contraire aux dispositions auxquelles elles ont souscrit.Footnote 242
Pour la deuxième hypothèse, référence est faite à l’exception d’inexécution
Une partie à un accord d’arbitrage s’est sans doute engagée à collaborer à l’établissement et à l’activité du tribunal puis à en accepter la sentence à une condition implicite: l’instance, régulièrement constituée, agit dans les limites de son pouvoir et l’acte juridictionnel doit être valide. Il en résulte que les litigants peuvent se retirer de la procédure en cas d’irrégularité de la constitution du tribunal ou d’invalidité de l’acte qui a rendu possible l’édiction de sa décision (caducité de l’engagement juridictionnel). D’autres motifs pourraient être inférés de “vices propres au jugement lui-même”: “irrégularité de la procédure suivie par le tribunal, défaut ou de l’insuffisance de la motivation, de manœuvres frauduleuses dans l’administration des preuves, erreur de fait dans l’appréciation de certains éléments et surtout excès de pouvoir du tribunal, c’est-à-dire la méconnaissance par excès ou par défaut des limites assignées à son pouvoir juridictionnel telles qu’elles résultent de son statut et des engagements des parties (décision sur un point étranger à sa compétence,Footnote 243 recours à l’équité en l’absence d’autorisation des parties, réponse à une question non posée ou déformation de la question posée etc.).”Footnote 244
À noter que l’article 35 du “Modèle de règles sur la procédure arbitrale” énonce comme cause de nullité d’une sentence, outre l’excès de pouvoir, la “corruption d’un membre du tribunal”Footnote 245 ou des parties. Encore faut-il la prouver. Si de telles situations se produisent alors que l’affaire est sub judice, l’État intéressé peut élever une protestation voire se retirer de l’instance. La meilleure illustration en est fournie par la démission du membre allemand de la Commission mixte germano-américaine dans l’affaire Black Tom and Kingsland (sabotage). Cet incident n’a pas empêché le surarbitre de rendre la sentence en révision alors que sa compétence en la matière était contestée. De manière plus radicale encore, la corruption peut entraîner la nullité de la décision juridictionnelle. La Cour d’appel de Paris l’a exprimé avec beaucoup de force à l’occasion de recours formés contre la validité de sentences rendues dans une affaire de vente d’actions de la société Adidas AG par un investisseur, M. Tapie. Footnote 246 Elle observe ainsi que l’arbitre désigné par M. Tapie entretenait de longue date avec lui des relations privilégiées, qui ont été occultées. Selon la Cour: “La dissimulation de ces liens anciens, étroits et répétés participe de l’accomplissement du dessein ourdi par l’arbitre de concert avec M. Tapie et son représentant, de favoriser au cours de l’arbitrage les intérêts de cette partie.” Pour y parvenir, l’arbitre “s’est employé ... à exercer au sein du Tribunal un rôle prépondérant et à marginaliser ses co-arbitres poussés à l’effacement.”Footnote 247 Aussi bien la Cour a t-elle ordonné la rétraction des sentences pour fraude, vice constituant une dérogation grave à une règle fondamentale de procédure. Dans un registre différent mais voisin, la Cour de cassation se montre particulièrement diligente lorsque l’impartialité de ses membres est mise en cause.Footnote 248
Conclusion
Au terme de notre étude, il apparaît que les “incidents” liés à la composition de la cour ou du tribunal — matière aussi peu explorée — conduisent au remplacement du membre de l’organe juridictionnel. De VattelFootnote 249 aux auteurs modernes, la doctrine évoque à leur sujet l’“intégrité judiciaire” suspectée ou compromise par la corruption ou “other acts and situations imperilling the independence of the judge and his capacity for a detached appreciation of the case at issue.”Footnote 250 À l’intérieur des actes qu’ils suscitent figurent la récusation et l’abstention (qui inclut le déport et le retrait). Ces moyens de défense, proches de ceux dont dispose le plaideur dans la procédure civile interne, font l’objet d’un inégal usage. Ils sont fréquents s’agissant du déport. En revanche, les demandes de récusation ne sont que très exceptionnellement présentées ou accueillies. L’accord des parties pour soumettre leur différend à l’arbitrage s’étant fait sur un texte, c’est le texte, manifestation extérieure des volontés, qui constitue par priorité la commune garantie de leur sécurité. Il en résulte qu’en maintes circonstances, une jurisprudence ferme considère que le retrait constitue un acte illicite,Footnote 251 l’illicéité pouvant être inférée “d’un parti pris ou d’une intrigue.”Footnote 252 Le maintien en fonction d’un tribunal ainsi réduit répond alors à la préoccupation de “ne pas accorder de prime à la mauvaise conduite.”Footnote 253 De telles formules figurent aussi dans la jurisprudence des tribunaux internes (anciensFootnote 254 ou récentsFootnote 255). Au plan procédural, déport et récusation doivent être introduits au seuil de l’instance (in limine litis). Le retard à les soulever expose le plaideur à se trouver forclos comme ayant implicitement accepté la formation de jugement. Il convient de noter par ailleurs que l’auteur de l’acte détermine une frontière entre les techniques examinées. D’un côté de la ligne se trouve le déport dont l’initiative appartient au membre de l’organe juridictionnel; il est simple, ce qui se comprend aisément dès lors que l’instance ne revêt aucun caractère contentieux. De l’autre côté, la récusation et le retrait, actes émanés de l’une des parties, manifestent l’opposition à une formation de jugement particulière ou le refus de la juridiction du tribunal. La première consiste en l’objection d’une partie à ce qu’un juge ou un arbitre participe au jugement de celui-ci; elle est fondée sur une allégation de défaut d’impartialité ou d’indépendance ou sur tout autre motif. Le second (propre au mode arbitral) est le moyen par lequel l’arbitre refuse de prendre part à la procédure, de sa propre initiative ou à l’instigation du gouvernement qui l’a nommé.
Quelles en sont les motivations? Il n’est pas aisé de trouver un sens univoque au retrait qui constitue une catégorie hétéroclite. Il peut s’agir de protester contre les actes de l’agent de la partie adverse, d’un collègue ou du tribunal. Il peut également s’agir de soustraire l’affaire à l’arbitrage, d’élever une contestation sur la juridiction du tribunal ou l’admissibilité des preuves présentées et leur valeur probatoire, etc. En dépit des apparences immédiates, on ne saurait y déceler une variante du défaut, incident qui se produit lorsqu’une des parties ne se présente pas ou s’abstient de faire valoir ses moyens. Dès lors — en principe — le retrait diffère de la non-comparution qui ne se conçoit pas dans l’arbitrage: cette procédure étant un mode de règlement volontaire, le défaut d’une des parties révèle son refus de se soumettre à l’arbitrage. À la différence du déport, le retrait comme la récusation donnent lieu à un acte juridictionnel en sus de l’instance principale. La demande de récusation est décidée par ordonnance ou décision alors que le tribunal statue par arrêt sur le retrait de l’arbitre. Juridiquement, ces actes ne préjugent en rien le fond de la décision future. La CIJ évoque au sujet de la récusation “une question préliminaire” ou “une question de caractère préliminaire ne touchant pas au fond de l’affaire,” raisonnement qui pourrait être étendu au déport et au retrait.Footnote 256
Les textes de base de la CPJI puis de la CIJ ne pouvaient évidemment pas prendre en compte ces “questions” afin de ne pas porter atteinte à l’autorité du juge dès les prémisses de la justice internationale. Ce n’était là cependant que des pierres d’attente dans un processus qui a connu un essor dans les années récentes. À partir de l’observation que dans un système juridique le développement du droit procédural est un indice de protection des justiciables et un standard de l’équité, la multiplication des “incidents de caractère préliminaire” traduit le perfectionnement du procès, corollaire d’un mouvement de juridictionnalisation du droit international. L’esprit général des règles applicables tient dans une maxime célèbre: “Une bonne administration de la justice exige non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit manifestement” (“[J]ustice should not only be done, but should manifestly and undoubtedly be seen to be done”).Footnote 257 Une telle maxime s’ancre dans l’éthique judiciaire, obligation contenue implicitement dans le concept de “cour de justice” dont la mission est l’administration équitable et impartiale de la justice.
Encore faut-il rester prudent en ce domaine. La doctrine s’accorde à reconnaître qu’à l’usage la conception, adossée à des principes et règles longtemps tenus pour satisfaisants, découvre son inadaptation plus ou moins prononcée à des besoins nouveaux, la nécessité de parer à sa déficience par des réformes. Sans exagérer la portée de certaines manifestations, on relèvera que le rôle des membres du “barreau invisible” Footnote 258 (en anglais “invisible bar”)Footnote 259 des juridictions internationales comme conseils ou avocats dans de multiples dossiers, leur participation en qualité d’arbitres dans des instances interétatiques ou transnationales, les risques d’incompatibilités qu’ils suscitent, posent de manière accrue la nécessité d’adopter un code éthique pour les cours et tribunaux.Footnote 260 La doctrine ne pouvait rester insensible à ces préoccupations. Elle a proposé l’établissement d’un barreau international (“International Bar Authority”) et la professionnalisation de ses membres.Footnote 261 Dans cette perspective, les règles et pratiques examinées qui essaiment dans les textes de base des juridictions internationales ou dans des codes adoptés par des associations de praticiens,Footnote 262 devraient être fondus en un corps de droit homogène, présenté de façon claire et ordonnée.Footnote 263 L’instrument pourrait déclarer qu’il n’est pas dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice que les membres de la CIJFootnote 264 ou du TIDM (corps permanent de magistrats) participent à des procédures arbitrales et prescrire un long délai de viduité pour passer du “barreau invisible” au siège de juge.
En l’absence de prescriptions de cet ordre, aptes à mettre un terme à la “culture du laisser-aller” héritée de la CPJI (“the laisser-aller PCIJ culture”),Footnote 265 la juridictionnalisation du droit et le foisonnement de la justice internationale caractéristiques de notre époque pourraient emporter une conséquence préoccupante: l’augmentation des incidents liés à la composition de l’organe juridictionnel. On conçoit sans peine qu’un tel mouvement est profondément dommageable à la justice internationale. En atteste le cas d’un éminent juriste de nationalité australienne qui, avant son élection en qualité de membre de la CIJ (2015), fut conseil devant la Cour durant plus de deux décennies, conseil devant plusieurs autres juridictions internationales, conseil du plaignant ou du défendeur dans 40 arbitrages, juge ou arbitre dans de nombreuses affaires, témoin expert ou conseil devant des juridictions nationales, etc. Depuis son installation, le juge concerné s’est déporté dans cinq affaires dans lesquelles il était “antérieurement intervenu” comme conseil de l’une des parties en application de l’article 17, paragraphe 2Footnote 266 ou pour une “raison spéciale” conformément à l’article 24(1)Footnote 267 du Statut. On peut louer la probité et l’éthique du juge tout en regrettant que la Cour soit ainsi privée de l’autorité scientifique d’un membre aussi expérimenté. Des règles d’incompatibilité plus strictes, ou un délai de viduité plus long précédant l’élection, auraient sans doute permis d’obvier à cette situation.