Introduction
Le phénomène des enfants-soldats a attiré au cours des dernières décennies l’attention soutenue des gouvernements, des organisations internationales, et de la société civile. Les intervenants se sont d’abord surtout arrêtés à mieux comprendre l’ampleur et les raisons de cette triste réalité, avant de développer des normes promouvant des standards de protection des enfants-soldats. Les normes internationales ainsi développées, au départ ancrées dans le domaine du droit international des droits de la personne, visaient autant les gouvernements, les groupes armés non étatiques, que les individus, affirmant la prohibition de recruter et d’utiliser des enfants-soldats. Le droit pénal international a par la suite évolué pour refléter ces nouvelles normes, et assortir d’une sanction pénale individuelle la violation de l’interdiction de recruter et utiliser des enfants-soldats. De façon plus limitée, on a aussi discuté des conditions de détention et de réintégration d’enfants ayant eu une expérience de combattant, et même de la possibilité, largement réfutée, de tenir pénalement responsable des enfants-soldats ayant commis des crimes de guerre ou autres violations du droit international.Footnote 1 Malgré ce foisonnement d’activités politiques, sociales et juridiques autour des enfants-soldats, on a bien peu discuté de l’encadrement de situations où ces enfants participent activement aux hostilités. Or, il s’agit pourtant là d’une réalité à laquelle ont été confrontées à de nombreuses reprises des troupes opérant dans des régions du monde où sévit la pratique du recrutement d’enfants dans les groupes armés. Ainsi, le sénateur Roméo Dallaire relate son expérience avec des enfants-soldats alors qu’il agissait à titre de commandant des forces de maintien de la paix au Rwanda lors du génocide de 1994:
J’ai personnellement fait face à ces jeunes, les yeux dans les yeux. Ils étaient totalement hors de tout contrôle, sous la contrainte, sous l’effet de la peur, sous l’effet de la drogue, conditionnés à tuer et à estropier. Il n’y a aucune logique à la façon dont ils ont recours à la force. Aucune logique. Il ne s’agit pas d’un adulte qui prend une décision d’adulte. Il s’agit d’un enfant qui a été maltraité à l’extrême et qui a été armé par des adultes pour tuer et estropier.
Un jour, j’ai envoyé une patrouille dans un village qui avait été décimé. Pendant qu’elle traversait le village, les portes de la chapelle du village se sont ouvertes. Une centaine de personnes étaient cachées à l’intérieur, ce qui était inhabituel. Les extrémistes avaient coutume de dire aux gens de se réfugier dans les églises où, par convention, ils seraient à l’abri. Une fois que les églises étaient remplies, ils les encerclaient et entraient pour les abattre, rangée par rangée, parfois pendant des journées entières. Ils n’avaient pas encore massacré ces gens. Le sergent qui commandait la patrouille a appelé mon quartier général en demandant des véhicules pour transporter ces gens dans un endroit sûr. Pendant qu’il parlait à la radio, d’un côté du village, une trentaine de garçons âgés de 9, 10, 12, 14, ou 16 ans ont ouvert le feu sur le sergent dont l’uniforme était évident, puis sur les soldats et sur les gens qu’ils protégeaient. Pendant qu’il subissait cette attaque, de l’autre côté du village, il y avait une vingtaine de filles du même âge dont certaines étaient enceintes. Elles servaient de boucliers à d’autres garçons qui faisaient feu sur le sergent, ses soldats et les gens qu’il protégeait.
Je vais maintenant vous poser une question. Que devait faire le sergent? Quels ordres devait-il donner? Un caporal qui faisait partie de cette patrouille se remémore cet épisode de temps en temps, ce qui le fait tomber dans un état de stress post-traumatique. Il entend encore le sergent donner l’ordre de tirer. Il sent encore son doigt tirer sur la gâchette. Il voit très clairement la balle quitter son fusil. En fixant la mire, il voit exploser la tête d’un enfant. Était-ce la chose à faire? Était-ce conforme à l’éthique, à la morale? Était-ce légal?Footnote 2
L’anecdote capture à la fois l’angoisse des soldats et le dilemme auquel doit faire face un commandant lors d’une escarmouche avec des enfants-soldats. Il n’est pas difficile de trouver d’autres exemples de confrontations de ce genre: parfois, les militaires s’abstiennent d’ouvrir le feu, comme dans le cas d’une patrouille de l’armée australienne en Iraq sur qui un garçon de dix ans avait pointé et armé un AK-47, sans que les militaires ne tirent malgré le danger très réel;Footnote 3 il est arrivé que ce genre d’hésitation ait des conséquences dramatiques pour les soldats, comme ce fut le cas en Sierra Leone quand une escouade irlandaise fut faite prisonnière par un groupe composé essentiellement d’enfants-soldats, les “West Side Boys,”Footnote 4 ou encore en Afghanistan, où le premier soldat tombé au combat lors de l’invasion américaine fut un sergent des forces spéciales abattu par un adolescent de quatorze ans armé d’un AK-47;Footnote 5 à l’inverse, on trouve d’autres exemples de situations dans lesquelles des soldats ont ciblé des enfants-soldats apparemment sans hésitation, comme ce fut le cas lors du combat au cours duquel le Canadien Omar Khadr fut grièvement blessé et capturé en Afghanistan par des troupes américaines,Footnote 6 ou encore lors d’une attaque de l’armée de l’air sri lankaise contre un camp des Tigres tamouls ayant provoqué la mort de 61 enfants-soldats, pour la plupart des jeunes filles.Footnote 7
Comme on peut le constater, il n’est pas inusité pour des militaires de se trouver dans des situations où des enfants-soldats armés participent directement aux hostilités et, dans certains cas, constituent une menace immédiate à la vie ou sécurité des troupes. Le général Dallaire dans son intervention souligne à quel point ce genre de confrontations troublantes soulève des questions à la fois éthiques et juridiques. On pourrait présumer que, vu l’immense littérature consacrée aux enfants-soldats depuis quelques décennies, il s’agit d’une problématique qui a été décortiquée et analysée de fond en comble. Et pourtant, dans le domaine du droit international, un survol des ouvrages les plus cités révèle que la plupart traitent de l’attaque directe contre des enfants-soldats de manière elliptique, quand ils ne la passent pas carrément sous silence.Footnote 8 Il semble pourtant important que le droit fournisse des paramètres le plus clair possible aux militaires confrontés à de telles situations déchirantes, afin de concilier au mieux les divers intérêts en cause.
Les Forces armées canadiennes ont adopté en 2017 une “Note de doctrine interarmées sur les enfants-soldats,” le premier document de ce genre produit par un État.Footnote 9 Dans le contexte des Forces armées canadiennes, une doctrine interarmées est une publication qui s’inscrit dans le cadre général de la Politique de la défense nationale afin d’offrir des directives plus précises quant à une question. Une doctrine interarmées peut à son tour constituer la base d’une doctrine propre à l’armée de terre (ou la marine ou l’aviation), servant de guide à l’élaboration des règles d’engagement pour une opération donnée et, dans sa plus fine mouture, à la préparation d’instructions de poche portées par chaque soldat. La Doctrine interarmées sur les enfants-soldats constitue une suite donnée par le Canada à la résolution 1261 (1999) du Conseil de sécurité des Nations Unies, appelant les gouvernements à prendre des mesures concrètes afin de mieux protéger les enfants en situation de conflit armé. La Doctrine s’inscrit dans la mouvance canadienne qui a aussi débouché en 2017 sur les Principes de Vancouver sur le maintien de la paix et la prévention du recrutement et l’utilisation d’enfants soldats, instrument par lequel les États peuvent s’engager à agir pour mieux protéger les enfants-soldats.Footnote 10 On peut voir les Principes de Vancouver comme une toile de fonds politique aux directives plus concrètes dans la doctrine des Forces armées canadiennes.
La Doctrine interarmées sur les enfants-soldats est un document étoffé qui, sur une quarantaine de pages, cherche à fournir aux militaires canadiens un encadrement de toute rencontre avec ce genre particulier de combattant. On y offre une définition de l’enfant-soldat ainsi qu’une liste de crimes dont peuvent être victimes les enfants aux mains de groupes armés non étatiques ou forces armées régulières qui les emploient. La Doctrine s’attarde particulièrement au recrutement et à l’emploi des enfants dans les hostilités armées, une problématique dont ne traitait pas de façon adéquate la doctrine militaire canadienne à ce jour. Le document couvre les implications de la présence d’enfants-soldats sur la formation militaire canadienne, la planification des missions, ses aspects opérationnels, et la gestion des suites d’interactions avec les enfants-soldats sur ces derniers et sur les soldats canadiens susceptibles de souffrir de stress post-traumatique.
Le présent texte vise à fournir une analyse des paramètres juridiques encadrant l’interaction avec des enfants-soldats participant directement au conflit armé, avec l’objectif d’identifier dans quelles circonstances et à quelles conditions il est licite pour l’adversaire de cibler directement ces enfants. On s’entend qu’il s’agit d’une problématique complexe régie par divers domaines du droit international, dont le droit international des droits de la personne et le droit pénal international, mais l’analyse se campera ici essentiellement en droit international humanitaire, qui constitue le lex specialis de la conduite des hostilités armées. Après avoir brièvement esquissé un portrait critique des enfants au combat, on peut découper l’analyse en deux étapes distinctes, la première procédant à la qualification des enfants-soldats comme combattants ou civils participant possiblement directement aux hostilités, et la seconde examinant la possibilité que, s’il est jamais légal d’attaquer des enfants-soldats, des contraintes particulières viennent limiter les mesures et stratégies adoptées. Au fil de l’analyse, on référera à la Doctrine interarmées sur les enfants-soldats adoptée par les Forces armées canadiennes pour évaluer sa correspondance au droit international humanitaire à cet égard ainsi que son silence quant à certains aspects de la problématique de l’attaque contre des enfants-soldats.Footnote 11
Les enfants au combat
Il faut, au départ, admettre la réalité et l’ampleur du phénomène des enfants-soldats et leur participation aux combats. La communauté internationale, avec à sa tête le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les enfants et les conflits armés, œuvre pour enrayer cette pratique depuis plus de deux décennies, et de plus en plus de pays de même que des groupes armés non étatiques s’engagent à s’abstenir de recruter et d’utiliser des enfants-soldats.Footnote 12 Malgré tout, l’objectif d’éliminer entièrement le phénomène reste un objectif lointain, avec encore aujourd’hui des dizaines sinon des centaines de milliers d’enfants participant à divers titres à des conflits armés.Footnote 13
Le rôle joué par ces enfants varie énormément, allant de cuisinier, porteur, garde, éclaireur, commando-suicide, combattant, etc. Cela dit, et bien que la fonction occupée par les enfants-soldats connait des constantes locales, on ne peut pas affirmer que la participation d’enfants-soldats au combat soit un phénomène inhabituel; dans certains conflits armés, ou pour certains groupes armés non étatiques, on constate un grand nombre d’enfants parmi les combattants, et pas rarement des unités de combat dont la majorité des membres sont des mineurs, commandés par un enfant-soldat. Bien souvent, le recours aux enfants-soldats dans les combats relève d’une stratégie intentionnelle et planifiée de la part du leadership du groupe ou du gouvernement.Footnote 14 En effet, les armes légères qui constituent la base de l’armement utilisé dans de nombreux conflits armés contemporains, surtout de la part des groupes armés non étatiques, sont d’un poids si limité qu’elles peuvent être portées par de jeunes enfants, parfois même âgés d’à peine huit ans. Or, comme le souligne la Doctrine interarmées sur les enfants-soldats, un enfant-soldat porteur d’une arme automatique ou d’un lance-grenade peut constituer une menace aussi grande qu’un adulte avec le même armement.Footnote 15 À certains égards, les enfants-soldats peuvent même constituer une menace plus grande en raison de leur appréciation limitée des risques qu’ils courent, de la soumission plus grande et sans contestation à leurs commandants, de leur ignorance des règles légales et normes morales applicables aux conflits armés; ainsi, dans certaines guerres, on a suggéré que les unités composées d’enfants-soldats ne font normalement pas de prisonniers.Footnote 16 Les enfants-soldats peuvent donc constituer à la fois une menace pour les militaires qui les affrontent et un atout stratégique pour les forces ou groupes armés qui les utilisent. La formation d’unités de “lionceaux du califat” par Daesh en Syrie et en Iraq est un exemple frappant du recours stratégique aux enfants-soldats par un groupe armé qui correspond à cette dynamique.Footnote 17
Le discours sur les enfants-soldats est par ailleurs marqué par une rupture de la représentation iconographique de la guerre dans le droit international humanitaire et la littérature sur les conflits armés. Malgré l’émergence de ce qu’on a appelé la “nouvelle guerre,” l’identité militaires ainsi que les règles applicables aux conflits armés reflètent aujourd’hui encore une certaine dominance de l’image de conflits interétatiques impliquant des forces armées clairement identifiables composées de soldats souscrivant au droit de la guerre.Footnote 18 Cette idée d’un certain esprit de corps qui unit les belligérants partageant un code de règles du métier offre un fondement à la catégorisation de ceux sur qui on ouvre le feu et une rationalisation à l’acte de tuer des gens qui ne nous ont rien fait. L’enfant-soldat se dresse en porte-à-faux de l’économie symbolique du droit international humanitaire, puisque qu’il correspond à une image difficilement réductible à la catégorie de combattant telle que dessinée par l’iconographie juridique.Footnote 19 Bien que l’on considère de plus en plus que l’enfance soit un artéfact social plus qu’un état biologique, le droit international humanitaire projette une image de l’enfant comme un être présocial, engagé dans un processus graduel d’évolution qui procède selon une série d’étapes prédéterminées au cours desquelles la jeune personne est la bénéficiaire largement passive d’expériences et de sagesse imparties par des adultes protecteurs et bienveillants. Le jeune a droit à une enfance insouciante, heureuse et sécuritaire, libre de responsabilités importantes que de toute manière il n’est pas en mesure d’assumer.Footnote 20 De toute évidence, ce fantasme occidental de la classe-moyenne se situe à mille lieues de la réalité de l’enfance dans les pays affectés par la guerre où sévissent les enfants-soldats.Footnote 21
Un fait que la littérature sur les enfants-soldats ne souligne pas est que le discours juridique international est en partie alimenté par des récits de rencontres de militaires de pays développés — souvent des casques bleus — avec des enfants-soldats de pays sous-développés. Les politiques touchant aux enfants-soldats sont ainsi non seulement le reflet de la perception des adultes de l’impact de la guerre sur les jeunes, mais encore des adultes le plus souvent souscrivant à des codes culturels radicalement distincts de ceux des enfants.Footnote 22 L’image du très jeune enfant-soldat africain en haillons, couvert de talismans et armé d’un AK-47 capture ce que l’on a décrit comme le “nouveau barbarisme”: la dérive (le plus souvent africaine) vers une société primitive marquée par la violence et le chaos.Footnote 23 C’est clairement la dynamique aux relents postcoloniaux que l’on devine entre les lignes de la Doctrine interarmées sur les enfants-soldats.Footnote 24 L’image de l’enfant — habituellement noir — kidnappé ou enrôlé de force, drogué, manipulé par des adultes malfaisants, forcé de commettre des actes de violence extrême, souvent contre des membres de sa propre famille, est ainsi universalisée pour produire une représentation unidimensionnelle, racialisée et géolocalisée d’une réalité globale, variable et complexe.Footnote 25 On ne peut que souhaiter que cette réalité, jusqu’ici construite en droit international de l’extérieur, soit complétée par des études ethnographiques qui donneront la parole aux enfants afin qu’ils puissent contribuer à l’élaboration du narratif de la conduite des hostilités impliquant des enfants-soldats.Footnote 26
De manière générale, dans bien des cultures, immaturité biologique ne rime pas avec ignorance et incompétence. Au contraire, même si des pratiques comme le mariage et la maternité à l’âge qu’ont la plupart des enfants-soldats tendent à se raréfier, on s’attache néanmoins à l’idée que les enfants peuvent être autonomes, responsables et résilients. Au-delà de la participation au combat, bien des tâches qu’accomplissent les enfants pour les groupes armés sont les mêmes qu’au sein des familles et des communautés en temps de paix.Footnote 27 Le concept de résilience, de plus en plus invoqué dans la littérature sur le traumatisme et les enfants, paraît particulièrement utile afin de capturer une dynamique souvent présente dans l’expérience des enfants-soldats:
In the context of exposure to significant adversity, whether psychological, environmental, or both, resilience is both the capacity of individuals to navigate their way to health-sustaining resources, including opportunities to experience feelings of well-being, and a condition of the individual’s family, community and culture to provide these health resources and experiences in culturally meaningful ways.Footnote 28
Comme le souligne Ungar, la résilience reflète non seulement une capacité individuelle mais aussi un contexte social et culturel. Tout ceci fait échos à un sentiment qui n’est pas rare chez les enfants-soldats, celui d’être non pas une sorte de victime mais plutôt un acteur stratégique et intelligent qui navigue du mieux possible un environnement des plus dangereux.Footnote 29 Or, il faut le souligner, rien dans les études ethnographiques sur l’effet des conflits armés sur les enfants ne permet de conclure que ce sentiment est dénué de tout fondement. Au contraire, pour Michael Wessells, l’idée que les enfants-soldats sont plus sévèrement affectés par la guerre que les autres enfants est l’une des grandes faussetés véhiculées par les discussions de cette question.Footnote 30
L’idée n’est pas ici de tracer un tableau à l’eau de rose de la réalité des enfants-soldats, ni de suggérer qu’il se trouve des sociétés qui ne désirent pas protéger leurs enfants des sévices de la guerre, mais plutôt qu’il existe une diversité d’approches par lesquelles peut être gérée la dure réalité de l’impact de la guerre sur les enfants. Le passage de l’enfance à l’âge adulte est un processus graduel, polycentrique et multidimensionnel, dont les modulations selon les individus, les cultures et les contextes résistent à la réduction facile de l’enfant-soldat comme sous-catégorie sociale ou juridique de population vulnérable, comme le fait la Doctrine interarmées sur les enfants-soldats.Footnote 31
Les enfants-soldats: civils ou combattants?
Si l’on ne peut ramener facilement les enfants-soldats à un sous-ensemble particulier de la population rendue vulnérable par la guerre, on ne peut pas non plus éviter d’avoir recours aux catégories existantes du droit international humanitaire afin de tenter de saisir adéquatement la réalité de ce phénomène. Il importe en effet de fournir aux militaires qui font face aux enfants-soldats dans le contexte d’un conflit armé des paramètres qui aideront à guider les choix, aussi pénibles soient-ils, qu’ils seront amenés à faire. Les normes du droit des conflits armés visent à maximiser la protection offerte à toutes les victimes de la guerre, y compris les enfants-soldats, tout en reconnaissant les contraintes qui découlent de la conduite d’hostilités armées.
En droit international humanitaire, la division entre civils et combattants constitue une sorte de summa diviso, qui nécessairement devra s’appliquer aux enfants-soldats. Le diptyque civil-combattant est plus nettement affirmé dans le contexte des conflits armés internationaux que dans la réglementation des conflits armés non-internationaux, où règne un certain flou quant à la qualification juridique de ceux qui sont membres de groupes armés non étatiques. Cette grille d’analyse s’avère néanmoins inévitable dans l’appréhension en droit international humanitaire des enfants-soldats, et il faut donc évaluer si et à quelles conditions les enfants-soldats doivent être considérés d’abord comme combattants, puis comme civils participant ou non directement aux hostilités.
ENFANTS-SOLDATS COMME COMBATTANTS
Les enfants-soldats peuvent-ils être des combattants à part entière? Le dilemme provient du fait que le recrutement d’enfants dans les forces armées constitue un crime de guerre. Il peut donc sembler paradoxal de conclure que les enfants ainsi recrutés dans la plus totale illégalité puissent validement devenir membres des forces armées ou d’un groupe armé au regard du droit. C’est ce qui a mené certains auteurs à nier catégoriquement que des enfants puissent jamais devenir combattants, insistant qu’ils conservent leur statut de civils peu importe qu’ils aient été enrôlés de force ou se soient portés volontaires.Footnote 32
La position classique du droit international humanitaire est que l’âge ne constitue pas un élément de la définition du combattant, de sorte qu’un enfant qui se joint aux forces armées régulières ou à un groupe armé non étatique devient un combattant comme un autre: “[W]hen participating in hostilities children are no more privileged than any other combatant. There are no additional rules restricting what the forces of an adverse party can do to them. They may be shot, shelled, bombed or bayoneted just as may any other combatant.”Footnote 33 Dans le contexte d’un conflit armé international, le combattant s’est vu définir de façon plus détaillée dans le droit conventionnel avec les Conventions de Genève de 1949, pour les forces irrégulières appartenant à un État partie à un conflit armé, et le Protocole additionnel I de 1977, pour les forces régulières ainsi que les groupes armés non étatiques. Quant aux forces régulières, l’article 43 du Protocole additionnel I stipule qu’elles “se composent de toutes les forces, tous les groupes et toutes les unités armés et organisés qui sont placés sous un commandement responsable de la conduite de ses subordonnés devant cette Partie, … soumises à un régime de discipline interne qui assure, notamment, le respect des règles du droit international applicable dans les conflits armés.” Rien dans les éléments de cette définition ne permet de penser qu’un âge minimal doive être atteint afin qu’une personne puisse intégrer les forces armées d’un pays. On note cependant que l’article 77(2) du même Protocole impose une obligation aux États parties de prendre toutes les mesures possibles pour que des enfants de moins de quinze ans ne participent pas directement aux hostilités, “notamment en s’abstenant de les recruter dans leurs forces armées.” La référence à quinze ans reflète le seuil d’âge adopté systématiquement dans les instruments de droit international humanitaire, contrairement aux instruments relevant du droit international des droits de la personne qui adoptent plutôt dix-huit ans comme passage de l’enfance à l’âge adulte. Il faut souligner que les Forces armées canadiennes elles-mêmes recrutent des membres à partir de l’âge de seize ans, bien que leur déploiement actif soit prohibé avant dix-huit ans.Footnote 34 Quoi qu’il en soit, l’article 43(2) du Protocole affirme sans ambigüité que les “membres des forces armées d’une Partie à un conflit (autres que le personnel sanitaire et religieux visé à l’article 33 de la Convention de Genève III) sont des combattants, c’est-à-dire ont le droit de participer directement aux hostilités.”
Ces éléments s’appliquent également aux membres de groupes armés irréguliers combattant dans le contexte d’un conflit armé international, de façon complémentaire aux définitions de levée en masse, de milice, et de groupe de résistance codifiées à l’article 4(A)(2) de la Convention de Genève III de 1949. Ici encore, on ne trouve aucun indice qui puisse suggérer, même de manière ancillaire, que l’âge d’un membre d’une force irrégulière l’empêche de devenir membre d’un tel groupe et, par le fait même, un combattant. Cela semble confirmé par l’article 77(3) du Protocole additionnel I, qui prévoit que si des enfants participent aux hostilités malgré l’obligation de l’État de le prévenir, ceux-ci ont néanmoins droit au statut de prisonnier de guerre. Knut Ipsen et d’autres ont souligné que, par implication, cela signifie que les enfants-soldats étaient avant leur capture des combattants, puisqu’aux termes de l’Article 4(A) de la Convention de Genève III seuls les combattants ont droit au statut de prisonnier de guerre.Footnote 35 Cela semble exact même s’il n’y a pas d’équivalence absolue dans les Conventions de Genève entre le statut de prisonnier de guerre et celui de combattant, puisque l’article 4(A) de la Convention de Genève III accorde le statut de prisonnier de guerre à des personnes qui ne sont pas combattants mais qui suivent les forces armées sans en faire directement partie, comme les journalistes ou les fournisseurs. Inversement, l’article 43(2) du Protocole additionnel I stipule que les membres du personnel sanitaire et religieux qui font partie intégrante des forces armées ne sont pas considérés comme combattants. Dans un court texte de réflexion sur le sujet, Frédéric Mégret lance au passage la suggestion que les enfants-soldats pourraient être considérés comme des membres non-combattants des forces armées, au même titre que le personnel sanitaire ou religieux.Footnote 36 Au-delà du fait que cela contredit le texte de l’article 43(2), qui précise que tous les membres des forces armées sont des combattants sauf le personnel sanitaire et religieux, on peine à ramener les enfants-soldats à la catégorie de militaires qui ne contribuent pas à la force d’attaque d’une troupe ni ne constituent une menace potentielle pour l’adversaire. Tous les membres des forces armées qui portent des armes et qui ne sont pas hors de combat sont considérés comme des combattants, bénéficiaires du privilège d’une immunité pour leur participation au combat, mais en revanche susceptibles d’être attaqués directement par l’ennemi.Footnote 37 Rien dans tout ceci n’offre une base quelconque pour exclure les enfants-soldats de la catégorie juridique de combattants dans un conflit armé international, tant pour les forces régulières qu’irrégulières.Footnote 38
Dans le contexte d’un conflit armé non-international, on l’a noté précédemment, la notion de combattant occupe un espace moins clairement défini.Footnote 39 On ne retrouve pas aux dispositions applicables dans de tels contextes l’équivalent des définitions données aux article 4(A) de la Convention de Genève III et article 43 du Protocole additionnel I. L’article 3 commun des Conventions de Genève et le Protocole additionnel II de 1977, tous deux applicables aux conflits armés non-internationaux, s’abstiennent d’utiliser le mot “combattant.” Cela dit, la disposition plus ancienne mentionne malgré tout les “Parties au conflit,” par opposition aux “Hautes Parties Contractantes” qui ne visent que les États: on reconnait donc ainsi la présence de deux belligérants, présumément représentés sur le champ de bataille par des combattants. Le champ matériel d’application du Protocole additionnel II est, quant à lui, défini comme correspondant aux conflits armés entre les forces armées régulières d’un État “et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés” (article 1, Protocole additionnel II). Ici encore, la référence au combattant est oblique, puisque l’on doit présumer que les forces dissidentes ou groupes armés sont composés de combattants.Footnote 40 En effet, il est exigé à l’article 1 que les groupes armés soient structurés, contrôlent un territoire et appliquent le Protocole, ce qui nie la possibilité que ses membres restent des civils.Footnote 41 Il en découle que les forces armées et groupes armés sont composés non pas de civils, mais bien de combattants, même si ceux-ci ne jouissent pas du privilège de l’immunité pour la participation aux hostilités comme dans un conflit armé international. Cette lecture est conforme à celle offerte par la Cour pénale internationale dans l’affaire Katanga, dans son interprétation de l’article 8(2)(c) du Statut de Rome.Footnote 42 Les civils quant à eux sont évoqués dans l’article 3 commun par la référence aux “personnes qui ne participent pas directement aux hostilités,” qui comprennent non seulement les civils mais aussi les combattants hors de combat ou qui ont déposé les armes. Dans le Protocole, on proclame l’obligation de protéger “la population civile” et “les personnes civiles,” qui ne doivent pas faire l’objet d’une attaque (article 13, Protocole additionnel II). Une limite explicite à la protection accordée aux personnes civiles vise celles qui participent directement aux hostilités pendant la durée de cette participation. Comme le proclame expressément l’article 50(3) du Protocole additionnel I dans le contexte des conflits armés internationaux, en cas de doute, une personne sera considérée comme un civil ne participant pas directement aux hostilités. Cette présomption doit certainement jouer avec effet maximum dans le cas des enfants, que l’on devra présumer des civils paisibles à moins de faits clairement contraires. Cela dit, la présomption reste réfragable, posant la question de savoir si et à quelles conditions des enfants-soldats peuvent être des combattants ou des civils participant directement aux hostilités dans un conflit armé non-international.
Quant au statut de combattant, il est possible que des enfants soient recrutés dans un conflit armé non-international comme membres des forces armées de l’État, ou encore d’un groupe non étatique. Quant à la première possibilité, les commentaires offerts quant à l’incorporation d’enfants dans les forces armées dans le contexte d’un conflit armé international restent pertinents et applicables dans un conflit armé non-international. À ce titre, rien dans le droit international humanitaire ne permet de conclure qu’une personne de moins de 18 ou même 15 ans ne puisse devenir un militaire, et par le fait même un combattant, malgré qu’une telle incorporation constitue une violation du droit international. Vu le consensus très clair des gouvernements en faveur d’une prohibition de déployer des soldats âgés de moins de 18 ans, et du nombre très restreint et toujours en baisse de gouvernements qui, comme le Canada, persistent à recruter des mineurs, il s’agit d’une problématique d’une importance pratique limitée.Footnote 43
L’incorporation d’enfants-soldats dans des groupes armés non étatiques soulève des questions plus délicates. De manière général, l’appartenance de toute personne, enfant ou adulte, à un tel groupe reflète une situation de fait plutôt qu’un statut réglementé comme c’est le cas pour les forces armées officielles. Il s’ensuit qu’on ne peut pas s’appuyer sur une qualification juridique reflétant le droit interne. On doit plutôt se tourner vers des éléments qui rappellent les critères d’appartenance à un groupe d’irréguliers dans les conflits armés internationaux, évoqués précédemment, dont le fait d’arborer un signe distinctif et de porter ses armes ouvertement, au moins avant et pendant une attaque (article 4(A), Convention de Genève III; article 44(3), Protocole additionnel I). Au-delà de la visibilité de l’appartenance, on a aussi insisté sur l’importance des fonctions au sein du groupe armé. Dans son important Guide interprétatif sur la participation directe aux hostilités, le CICR tenter de délimiter la composition des groupes armés en affirmant que l’on doit distinguer entre les civils qui ne participent directement aux hostilités que de façon épisodique et les membres des groupes armés qui y exercent une “fonction de combat continue”:
Une fonction de combat continue exige une incorporation durable dans un groupe armé organisé agissant en tant que forces armées d’une partie non étatique à un conflit armé. En conséquence, les personnes dont la fonction continue implique la préparation, l’exécution ou le commandement d’actes ou d’opérations constituant une participation directe aux hostilités assument bel et bien une fonction de combat continue. Une personne recrutée, entrainée et équipée par un groupe armé organisé pour participer, en son nom, aux hostilités de manière continue et directe peut être considérée comme assumant une fonction de combat continue (même avant que cette personne commette un acte hostile).Footnote 44
On peut penser à de nombreux groupes armés non étatiques dont le recrutement des enfants-soldats correspond à cette définition d’une fonction de combat continue, comme par exemple les Tigres tamouls (LTTE) au Sri Lanka, les FARC en Colombie, l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) en Ouganda, ou encore les “lionceaux du Califat” de Daesch. Le statut de combattant s’applique tant que persiste la fonction de combat continue. Tout comme l’intégration dans un groupe armé n’est pas formellement règlementé, le désengagement sera factuel plutôt que formel. Le fait de s’éloigner physiquement de la zone d’opération, de laisser ses armes, sont des indices de la fin de la fonction de combat continue pour un individu.Footnote 45 Dans le cas des enfants, le devoir général de protection envers les enfants devrait certainement guider l’application de ces normes de manière à faire conclure beaucoup plus facilement et rapidement qu’un enfant-soldat membre d’un groupe armé se désengage et met fin à sa fonction de combat continue.
Dans une décision rendue en 2014 dans l’affaire Ntaganda, la Chambre préliminaire de la Cour pénale internationale devait se prononcer sur une objection de la défense selon laquelle nul crime de guerre ne pouvait être commis par l’accusé à l’encontre d’enfants-soldats membres de son propre groupe.Footnote 46 Analysant l’article 3 commun, applicable au conflit armé non-international en République démocratique du Congo, la Chambre commente que les victimes étaient des civils plutôt que des combattants:
[T]he mere membership of children under the age of 15 years in an armed group cannot be considered as determinative proof of direct/active participation in hostilities, considering that their presence in the armed group is specifically proscribed under international law in the first place. Indeed, to hold that children under the age of 15 years lose the protection afforded to them by IHL merely by joining an armed group, whether as a result of coercion or other circumstances, would contradict the very rationale underlying the protection afforded to such children against recruitment and use in hostilities.Footnote 47
La Chambre préliminaire précise que des enfants, nécessairement civils, ne sont privés de la protection associée à ce statut que pendant qu’ils participent directement aux hostilités.Footnote 48 L’approche laisse un peu perplexe, puisque la Cour fusionne les concepts de civils et combattants, pour exiger dans tous cas la participation directe aux hostilités. Or, on l’a vu plus haut, la notion de participation directe constitue une dérogation à la protection accordée aux civils, mais n’a pas de pertinence quant au statut de combattant. Il est clair que l’idée d’appartenance au groupe peut être entendue de façon très imprécise et vaste, pour englober toute personne qui est associée au groupe d’une quelconque manière. On retombe ici dans le dilemme causé par l’absence d’un régime juridique qui permet de qualifier clairement qui est membre d’un groupe, comme c’est le cas pour les membres des forces armées. La frontière factuelle entre ceux qui sont membres actifs d’un groupe armé et ceux qui le soutiennent, l’appuient, le fournissent, etc, n’apparaîtra sans doute pas clairement à l’adversaire. On comprend donc la Chambre préliminaire d’hésiter à adopter une définition trop imprécise de l’appartenance au groupe qui entraînerait la perte de la protection à titre de civil pour une vaste catégorie de personnes, dont beaucoup d’enfants.Footnote 49 Cela dit, la solution consiste à définir plus clairement et restrictivement l’appartenance au groupe, ce que vise justement à faire le concept de la “fonction de combat continue” offert par le CICR dans son Guide interprétatif. Dans tous les cas, en appel de la décision de la Chambre préliminaire, la Chambre d’appel de la Cour pénale internationale a choisi une autre approche, concluant qu’il est possible de commettre un crime de guerre et même des violations graves contre des membres de son propre groupe.Footnote 50 La Chambre d’appel précise que la conclusion de la Chambre préliminaire touchant à l’appartenance d’enfants-soldats au groupe devient donc sans objet.Footnote 51 Par conséquent, on en reste avec la règle décrite plus haut, selon laquelle les enfants-soldats membres du groupe armée et par le fait même combattants sont ceux qui y exercent une fonction de combat continue. Tous les enfants-soldats qui n’ont pas un rôle semblable au sein du groupe doivent être considérés comme des civils.
On ne retrouve pas, dans la Doctrine interarmées sur les enfants-soldats, de reflet de ces standards pourtant fondamentaux du droit international humanitaire. Dans la Doctrine, on emploie uniquement le terme “enfant-soldat” pour désigner ceux-ci, sans s’intéresser à déterminer si ces enfants doivent être considérés comme des combattants ou des civils. La définition principale invoquée au début de la DoctrineFootnote 52 provient des Principes de Paris et décrit l’enfant-soldat comme “toute personne âgée de moins de 18 ans qui est ou a été recrutée ou employée par une force ou un groupe armé, quelque [sic] soit la fonction qu’elle y exerce. Il peut s’agir, notamment mais pas exclusivement, d’enfants, filles ou garçons, utilisé [sic] comme combattants, cuisiniers, porteurs, messagers, espions ou à des fins sexuelles. Le terme ne désigne pas seulement un enfant qui participe ou a participé directement à des hostilités.”Footnote 53 Bien que la Doctrine offre ceci comme une définition d’un “enfant-soldat,” il s’agit plutôt dans les Principes de Paris de la définition d’un “enfant associé à une force armée ou un groupe armé.” Comme l’a reconnu la Cour pénale internationale dans l’affaire Lubanga, la portée de ce concept est considérablement plus vaste que celle de combattant en droit international humanitaire, mue par l’ambition des Principes de Paris d’offrir la protection la plus étendue possible aux enfants affectés par la guerre.Footnote 54 La problématique d’un engagement armé contre des enfants-soldats reste totalement absente de ce plaidoyer pour la protection des enfants. Si l’on peut comprendre ce choix de la part de l’UNICEF, il est plus mystifiant de la part des Forces armées canadiennes dans une doctrine qui vise à donner des directives opérationnelles à des troupes risquant de rencontrer des enfants-soldats lors de déploiements. La définition vague et vaste adoptée par la Doctrine risque au contraire de rendre encore plus confuse la qualification déjà complexe des enfants combattants.
ENFANTS-SOLDATS COMME CIVILS
Toute personne, adulte comme enfant, qui ne correspond pas à la définition de combattant se voit qualifiée ipso facto de civil au regard du droit international humanitaire. Le fait que des enfants soient considérés comme des civils n’élimine pourtant pas complètement la possibilité qu’ils deviennent la cible d’attaques directes. En effet, tel qu’évoqué en début de la présente section, l’immunité des civils contre les attaques directes est conditionnelle au fait qu’ils ne participent pas directement aux hostilités. Il faut donc d’abord décortiquer ce concept de participation directe aux hostilités avant d’étudier comment il se décline dans le cas des enfants-soldats.Footnote 55
Le point de départ de l’analyse de la protection accordée aux civils est la stipulation à l’article 51(3) du Protocole additionnel I que “Les personnes civiles jouissent de la protection accordée par la présente Section, sauf si elles participent directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation.” Cette disposition applicable au conflits armés internationaux est reprise dans la même formulation à l’article 13(3) du Protocole additionnel II qui régit les conflits armés internes. Le Protocole additionnel II vient ainsi donner un peu plus de précision à l’article 3 commun des Conventions de Genève qui prévoyait que “les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités … seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité.” On remarque donc que le concept de participation directe reste constant dans les trois traités, ce qui porte à croire qu’il n’y a pas de distinction à faire quant à la notion de participation directe aux hostilités entre conflit armé international et conflit armé interne.Footnote 56 Au-delà de la constance, cependant, les traités laissent sans définition précise cette assise de la distinction entre ceux qui sont protégés comme civils paisibles et ceux contre qui peuvent être dirigées des attaques. Le CICR a cherché à clarifier le concept de participation directe aux hostilités grâce à un processus de consultation d’experts et de gouvernements qui a débouché sur son Guide interprétatif sur le sujet. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une source juridique comme telle, et sans suggérer qu’il n’a pas attiré son lot de critiques, comme on le verra, le Guide reste un document devenu central à toute discussion de la participation directe aux hostilités.Footnote 57
La participation directe aux hostilités correspond à des actes ponctuels commis par une personne civile. Il faut le rappeler, si quelqu’un participe aux hostilités non pas de façon ponctuelle mais plutôt constante, il sera considéré un membre des forces armées ou d’un groupe armé, et donc un combattant et non un civil. Selon le Guide interprétatif du CICR, un acte ne constituera une participation directe que s’il remplit trois conditions touchant à son impact, à son effectivité, et à son lien avec un conflit armé.Footnote 58 Le premier critère, le seuil de nuisance, exige que l’acte en question soit suffisamment sérieux pour avoir un impact opérationnel sur l’adversaire, par exemple en tuant ou blessant un militaire, par acte de sabotage ou de surveillance contre des troupes, ou encore le fait de causer des pertes humaines ou matérielles à des personnes protégées, par exemple le bombardement d’une localité civile. Le second critère, la causation, souligne le lien de cause à effet qui doit exister entre le geste posé par le civil et l’impact nuisible. Comme le souligne la formulation même du concept de participation directe aux hostilités, il doit exister un lien direct plutôt qu’indirect ou général entre ce que fait le civil et l’impact sur l’ennemi, de façon à exclure les comportements qui certes peuvent contribuer d’une certaine manière à l’effort de guerre ennemi mais sans faire entrer leurs auteurs dans le cadre immédiat des hostilités. Un exemple illuminant de la distinction est offert par la Guide interprétatif, qualifiant de lien direct le transport de munitions au front ou vers une opération spécifique, et de lien indirect le transport de munitions entre l’usine et un dépôt militaire.Footnote 59 Enfin, troisième critère de la participation directe aux hostilités, le lien de belligérance exige que le comportement en question ait comme but objectif de contribuer à l’effort de guerre en nuisant à l’ennemi. On évoque ici le but “objectif” pour signaler qu’il ne dépend pas de l’état d’esprit de chaque individu au moment de l’acte, qui serait dans tous les cas difficile sinon impossible à percevoir pour l’adversaire. Ainsi, le vol de matériel militaire peut viser à saper la capacité opérationnelle de l’ennemi, ou encore peut correspondre simplement à un acte criminel motivé par le lucre.Footnote 60 La nécessité, la contrainte ou l’incapacité sont des circonstances qui n’empêchent pas de conclure à une participation directe aux hostilités. Par contre, si une personne n’est pas consciente de la nature de son geste (par exemple en transportant des explosifs à son insu) ou encore n’a aucune liberté d’action (comme un bouclier humain enchaîné contre son gré à une cible militaire), alors il ne pourra s’agir de participation directe aux hostilités.
La participation directe aux hostilités couvre des actes hostiles de nature ponctuelle, et est donc limitée dans le temps. Les articles 51(3) du Protocole additionnel I et 13(3) du Protocole additionnel II soulignent la dimension temporelle de la perte de l’immunité attachée au statut de civil en précisant que cette perte ne joue que “pendant la durée de cette participation.” Cette approche dite de la “porte tournante” à la participation directe aux hostilités a soulevé beaucoup de commentaires et même d’opposition, non pas au niveau du principe, proclamé par le texte même des Protocoles additionnels, mais plutôt au niveau de son application. Certaines questions demeurent très contestées, dont la manière de circonscrire dans le temps les actes hostiles, depuis la planification jusqu’à la phase de retrait de la zone d’hostilité, et surtout la possibilité défendue par le CICR qu’un civil puisse se livrer à des actes hostiles de façon répétée sans nécessairement perdre son statut de civil, tant et aussi longtemps que cette participation demeure sporadique et impromptue.Footnote 61
Est-il possible de concevoir que des enfants puissent participer directement aux hostilités, et par le fait-même perdent leur immunité contre des attaques directes? On peut penser, au départ, que si l’on accepte la conclusion précédente que des enfants-soldats soient capables d’assumer une fonction de combat continue, a fortiori on doive conclure par l’affirmative quant à la possibilité de participation directe aux hostilités par des enfants. Une telle conclusion est affirmée de manière explicite par deux acteurs très différents, l’un humanitaire et l’autre militaire, qui ont évoqué cette problématique: le CICR, dans le cadre de sa discussion dans le Guide interprétatif du lien de belligérance, nie l’exigence d’une intention subjective de la part du civil:
En tant que critère objectif lié au seul acte, le lien de belligérance n’est généralement influencé ni par des facteurs tels que la détresse ou les préférences personnelles, ni par la capacité mentale ou par la volonté de l’auteur de cet acte d’assumer la responsabilité de sa conduite. En conséquence, même les civils contraints de participer directement aux hostilités ou les enfants n’ayant pas atteint l’âge légal du recrutement peuvent perdre l’immunité contre les attaques directes.Footnote 62
De même, l’armée américaine dans son nouveau manuel militaire, note au passage que “In general, children receive the rights, duties, and liabilities of combatant status on the same basis as other persons … whether a civilian is considered to be taking a direct part in hostilities does not depend on that person’s age.”Footnote 63 Il n’est pas difficile de trouver dans la pratique des exemples d’enfants civils, ne faisant pas partie de groupes armés, qui posent des gestes qui correspondent à la participation directe aux hostilités. Durant la guerre du Vietnam, par exemple, il arrivait que des enfants d’un village posent des mines ou des pièges, volontairement ou non.Footnote 64
Si l’on considère les éléments constitutifs de la participation directe aux hostilités présentés ci-dessus, le seul critère par rapport auquel il y aurait possiblement une distinction à faire entre les enfants et les adultes serait le troisième, touchant au lien de belligérance. En effet, tel qu’expliqué, l’acte de participation doit avoir eu comme but de nuire à la capacité opérationnelle de l’ennemi, ce qui implique une dimension téléologique à cet acte. On a suggéré que les enfants-soldats ne possèdent pas la capacité morale requise pour attribuer à l’acte cet objectif militaire: le contexte d’un conflit armé et le processus par lequel les enfants sont souvent attirés à poser des gestes qui pourraient constituer une participation directe aux hostilités causent un état de nécessité extrême qui, combiné à la capacité morale réduite des enfants, mène à conclure que ces enfants-soldats ne devraient pas assumer toutes les conséquences de ces comportements.Footnote 65 Selon ce point de vue, si les enfants n’ont pas la capacité juridique pour consentir à s’engager dans les forces armées, tel que le proclame une règle universellement acceptée en droit international humanitaire, alors on ne devrait en aucun cas pouvoir conclure qu’ils ont la capacité de poser des gestes qui constituent une participation directe aux hostilités.Footnote 66 C’est un argument qui a été avancé surtout dans le contexte de la doctrine de la guerre juste, qui opère sur des fondements qui ne correspondent pas nécessairement à ceux du droit international humanitaire.Footnote 67 En effet, dans le droit des conflits armés, on écarte globalement la pertinence du consentement ou de son absence de la part de ceux qui prennent part aux combats; les volontaires soutenant la cause ou poussé par la nécessité, les conscrits, les enrôlés sous la menace ou simplement kidnappés, sont tous logés à la même enseigne dans le jus in bello. Footnote 68 Il ne s’agit pas, de toute façon, d’évaluer si la participation directe aux hostilités des enfants-soldats est validée juridiquement par un consentement effectif, mais plutôt de déterminer l’encadrement légal d’une situation dans laquelle un enfant pose de tels gestes. Un enfant de douze ans peut s’installer au volant d’un voiture sans que la loi ne lui reconnaisse la capacité de le faire, mais le code de la route s’appliquera néanmoins à sa conduite.
Par ailleurs, on doit se méfier d’une correspondance trop absolue entre la ligne tracée de manière relativement arbitraire dans le droit, à l’âge de 18 ans, pour différencier les enfants des adultes. Peu de gens vont nier que les enfants de 17, 15 et même 12 ans ne sont pas privés de toute autonomie décisionnelle ou agencéité, et les études ethnographiques démontrent avec clarté que bien des enfants-soldats décident de participer aux hostilités de manière très réfléchie.Footnote 69 On a parfois évoqué l’endoctrinement des enfants-soldats en situation de conflit armé où, comme le font les pédophiles, des adultes désensibilisent progressivement les enfants à la violence de la participation aux hostilités.Footnote 70 Pourtant, on peut difficilement ramener un enfant-soldat qui pose un geste hostile à un tiers innocent sur qui un militaire ouvrirait le feu.Footnote 71 L’argument prend du poids quand on recule à un stade de l’enfance où l’autonomie décisionnelle est si limitée que l’on en vient à parler d’absence de capacité plutôt que d’absence de consentement, ce qui correspond à des enfants bien plus jeunes que dix-sept ou même quatorze ans. Ainsi, un enfant si jeune qu’il ne comprends pas vraiment ce qui se passe ne pourrait pas être considéré comme participant directement aux hostilités, de la même manière qu’un adulte enchaîné contre son gré à une cible militaire comme bouclier humain n’agit pas volontairement.Footnote 72 Il n’est pas sans intérêt de souligner que, dans le droit interne des États, l’âge minimal de responsabilité pénale est en moyenne de dix ans.Footnote 73 La Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire tristement célèbre du meurtre de Jamie Bulger par deux garçons âgés de dix ans au moment du crime, a conclu que l’imputation d’une responsabilité pénale à dix ans ne constitue pas en soi une violation de la Convention européenne.Footnote 74 En matière civile, on considère les enfants responsables de leur conduite fautive causant un préjudice à autrui à partir de six ans dans certaines juridictions.Footnote 75 On a considéré l’âge de responsabilité des enfants en droit pénal international pour discuter de la possibilité de tenir responsable pour génocide, crime contre l’humanité ou crime de guerre des accusés de moins de dix-huit ans.Footnote 76 La question de l’âge minimal de responsabilité pénale internationale soulève une problématique très différente de celle de la participation directe aux hostilités par des enfants-soldats, puisque dans ce dernier contexte on n’a pas la possibilité d’une évaluation individualisée du niveau de maturité et des autres circonstances individuelles de chaque enfant. Nécessairement, il faut procéder par catégorisation objective sur la base de la capacité morale présumée des enfants. Le consensus de la communauté internationale tel que représenté dans la pratique interne des États quant à la responsabilité civile et pénale des enfants suggère un âge beaucoup plus jeune que dix-huit ou même quinze ans. Dans les faits, l’absence d’autonomie décisionnelle correspond sans doute à une catégorie d’âge très jeune dans laquelle on retrouve beaucoup moins de participation directe aux hostilités. Dans ce genre de situation rare et extrême, on peut sûrement avancer que le droit de cibler directement un très jeune enfant-soldat serait limité à des cas de légitime défense directe.
La liste des tâches liées aux hostilités accomplies par des enfants non-combattants dans des situations de conflit armé est longue et variée, couvrant un large éventail qui va de la préparation de nourriture pour les combattants à la pose de mines, en passant par la gestion de contrôles routiers et la transmission de messages. Parmi ces activités, il s’en trouve qui, par leur nature même, semblent échapper à la catégorie d’actes de participation directe aux hostilités, comme par exemple la préparation de nourriture dans les camps militaires; d’autres, au contraire, paraissent si intimement liées à la conduite des hostilités qu’on imagine mal comment elles ne correspondraient pas à une participation directe, notamment la pratique adoptée par Boko Haram d’utiliser des filles de moins de 15 ans pour commettre des attentats-suicides.Footnote 77 Au-delà de ces extrêmes, une myriade de gestes peuvent ou non constituer une participation directe aux hostilités selon les éléments spécifiques du comportement et du contexte, sans qu’il soit facilement possible de systématiser des critères d’analyse pour les enfants qui diffèrent de ceux généralement applicables à la participation directe par des civils, étudiés ci-dessus.
Le contenu du concept de participation directe aux hostilités par des enfants a fait l’objet d’une analyse plus approfondie dans le cadre de l’application des règles du droit pénal international qui prohibent non seulement le recrutement mais aussi l’emploi des enfants-soldats. En effet, les articles 8(2)(b)(xxvi) et 8(2)(e)(vii) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale qualifient de crime de guerre le fait pour quiconque d’utiliser un enfant pour participer activement aux hostilités. Dans les travaux préparatoires du Statut de Rome, on mentionne que “Les mots ‘utilisation’ et ‘participation’ sont employés de manière à couvrir à la fois la participation directe au combat et la participation active à des activités en rapport avec le combat, telles que la reconnaissance, l’espionnage, le sabotage, ainsi que l’utilisation d’enfants comme leurres, comme messagers ou aux postes de contrôle militaires.”Footnote 78 On suggère donc ainsi une interprétation non-restrictive du concept de participation active aux hostilités. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone dans l’affaire Brima a en 2007 appliqué la variante coutumière du crime d’utiliser des enfants-soldats, reprise dans l’article 4(c) du Statut du Tribunal. Dans son analyse, le Tribunal lui aussi souscrit à une interprétation large du concept de participation active, qui dépasse la participation aux combats pour inclure les opérations de soutien:
An armed force requires logistical support to maintain its operations. Any labour or support that gives effect to, or helps maintain, operations in a conflict constitutes active participation. Hence carrying loads for the fighting faction, finding and/or acquiring food, ammunition or equipment, acting as decoys, carrying messages, making trails or finding routes, manning checkpoints or acting as human shields are some examples of active participation as much as actual fighting and combat.Footnote 79
Dans cette affaire, la condamnation couvre l’utilisation d’enfants-soldats “dans un but militaire.” Pour le Tribunal, le fait de forcer des enfants à suivre un entrainement militaire dans un environnement hostile constitue une violation de la prohibition d’utiliser un enfant pour participer directement aux hostilités.Footnote 80 On comprend le souhait de donner une interprétation large et libérale à l’expression “participation directe aux hostilités” dans le cadre de l’application d’une norme visant à la prohiber, de manière à protéger plus amplement les enfants en situation de conflit armé. Cela dit, l’effet paradoxal de cette approche peut être de reprendre d’une main (en droit international humanitaire) ce qu’on a donné de l’autre (en droit pénal international), puisque l’on élargit par le fait même les circonstances dans lesquelles les enfants pourront être l’objet d’attaque directe à titre de civils participants directement aux hostilités.
Dans l’affaire Lubanga, la Chambre de première instance de la Cour pénale internationale a tenté de contrer cet effet paradoxal en avançant que l’on doit distinguer l’expression “participer activement aux hostilités” dans le Statut de Rome de “participer directement aux hostilités” dans les Protocoles additionnels I et II. Selon la Chambre de première instance, l’expression du Statut de Rome doit être entendue comme couvrant un éventail plus large d’activités que son pendant utilisé dans les traités de droit international humanitaire.Footnote 81 Ainsi, le crime de participation active aux hostilités par des enfants couvre non seulement ceux qui participent directement aux combats mais aussi la myriade de rôles qui soutiennent les combattants. Le critère décisif à cet égard, pour la Chambre de première instance, est le fait d’être “exposé à un danger réel, faisant de [l’enfant] une cible potentielle.”Footnote 82 Il est malgré tout troublant que l’article 3 commun des Conventions de Genève, dans sa version anglaise, utilise “active participation” comme le Statut de Rome, mais “participation directe” en français, ce qui explique le solide consensus en droit international humanitaire qu’il n’y pas de distinction à faire entre les deux expressions dans les Conventions de Genève et les Protocoles additionnels.Footnote 83 Qui est plus est, des instrument résolument axés sur la protection des enfants-soldats comme la Convention relative aux droits de l’enfant (article 38) et la Charte Africaine des droits et du bien-être des enfants (article 22) utilisent l’expression “participer directement.”Footnote 84 Qu’à cela ne tienne, sur appel du jugement Lubanga, la Chambre d’appel persiste et signe. Tout en reconnaissant que, vue la formulation de l’article 3 commun, la divergence textuelle entre les instruments soulignée en première instance n’apparaît pas de manière systématique, la Chambre d’appel affirme que:
the term “participate actively in hostilities” in article 8(2)(e)(vii) of the Statute does not have to be given the same interpretation as the terms active or direct participation in the context of the principle of distinction between combatants and civilians, as set out, in particular, in Common Article 3 of the Geneva Conventions. This is because, despite the use of similar terminology, the purpose of article 8(2)(e)(vii) of the Statute is different from that of Common Article 3 of the Geneva Conventions. The latter provision establishes, inter alia, under which conditions an individual loses protection as a civilian because he or she takes direct part in hostilities. On the other hand, article 8(2)(e)(vii) of the Statute seeks to protect individuals under the age of fifteen years from being used to “participate actively in armed hostilities” and the concomitant risks to their lives and well-being. Therefore, the Appeals Chamber finds that the interpretation given to Common Article 3 of the Geneva Conventions in the context of the principle of distinction cannot simply be transposed to that of article 8(2)(e)(vii) of the Statute. Rather the term “participate actively in hostilities” must be given an interpretation that bears in mind that provision’s purpose.Footnote 85
De prime abord, la position adoptée par la Chambre d’appel semble raisonnable, une façon élégante de concilier deux objectifs également légitimes. Il est clair que la dimension téléologique des deux normes diverge, et que l’article 8(2)(e)(vii) s’apparente beaucoup plus aux visées codifiées dans la Convention sur les droits de l’enfant et son protocole facultatif sur les conflits armés. Même si l’article 3 commun des Conventions de Genève et l’article 8(2)(e)(vii) du Statut de Rome interpellent le même phénomène, l’autonomie normative des dispositions paraît possible, sans zone de contradiction prévisible. Cela dit, on peut s’inquiéter de la dislocation introduite dans le développement du droit des conflits armés. Après tout, il faut rappeler que le Statut de Rome incorpore par référence le droit des conflits armés et que, tel qu’énoncé dans le chapeau des paragraphes 8(2)(b) et (e), le crime de faire participer activement des enfants aux hostilités est une des “autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés.” Les deux normes, même si elles ont des orientations distinctes, restent ainsi liées par leurs racines communes dans le droit des conflits armés. Cela suggère que l’interprétation adoptée par la Chambre d’appel dans Lubanga guidera inéluctablement l’interprétation de l’obligation des belligérents, en droit international humanitaire, de faire en sorte que les enfants ne prennent pas (‘activement’?) part aux hostilités.Footnote 86 Par ailleurs, le concept désormais distinct en droit pénal international de “participer directement aux hostilités” se retrouve aussi dans les paragraphes 8(2)(b), (c), et (e). On trouvera donc des situations, et elles étaient nombreuses dans les faits reprochés à Lubanga, où des enfants participeront simplement activement, ou encore activement et directement. S’il est à la limite possible d’imaginer qu’un tribunal pénal international puisse jongler avec ce chassé-croisé de participation juvénile, dans le calme placide de la salle d’audience avec l’aide d’avocats préparés, on peut se demander si la subtile distinction introduite par la Chambre d’appel dans Lubanga se prête à une mise en application dans un cadre opérationnel par des troupes soumises à l’intense pression des hostilités armées, qui devront décider si elles peuvent ouvrir le feu (sur des enfants participant directement) ou non (sur des enfants participant activement).
La Doctrine interarmées sur les enfants-soldats, on l’a déjà souligné, peine à gérer la distinction entre enfants combattants et enfants civils. On retrouve ce manque de précision quand vient le temps de déterminer si un enfant civil participe ou non directement aux hostilités. De façon très louable, la Doctrine signale que la préparation stratégique d’un déploiement dans une zone où les Forces armées canadiennes risquent d’être confrontées à des enfants-soldats devrait inclure une analyse qui détaille avec la plus grande précision possible les fonctions des enfants-soldats dans les forces ou groupes armés et leur contribution possible aux hostilités.Footnote 87 Inspiré par l’approche dite du “système de terrain humain,” on encourage l’incorporation d’éléments culturels qui permettent de mieux apprécier les causes et la signification de certains comportements qui pourraient constituer des formes de participation directe aux hostilités.Footnote 88 Au-delà de ces considérations certes intéressantes mais néanmoins préliminaires, la Doctrine ne discute d’aucune manière de ce qui permet de différencier un enfant civil paisible d’un autre qui participe directement aux hostilités. Assez remarquablement, le concept même de participation directe aux hostilités n’apparaît pas dans le document, et a fortiori n’apparaissent pas non plus les éléments constitutifs analysés ci-dessus. La Doctrine se limite à évoquer la possible rencontre d’un enfant armé d’un fusil d’assaut ou d’un lance-grenade menaçant de blesser ou tuer un membre des Forces armées canadiennes, un scénario de légitime défense qui ne soulève pas de difficulté particulière au niveau de la qualification d’un tel enfant comme combattant ou civil participant directement aux hostilités.Footnote 89 Ici encore, on peut espérer que les règles d’engagement soient plus précises, mais on serait en droit de s’attendre à ce que la Doctrine trace au moins les grandes lignes qui guident l’élaboration des règles d’engagement, variables et habituellement confidentielles. Comme on l’a vu, malgré le flou introduit par le découplage des notions de participation directe et active en droit pénal international, le concept de la participation directe aux hostilités en droit international humanitaire reste suffisamment cartographié pour permettre de guider l’interaction avec des enfants prenant part à un conflit armé.
Limites à la force employée
La conclusion que des enfants-soldats peuvent dans certaines circonstances être qualifiés de combattants ou de civils participant directement aux hostilités implique la perte de l’immunité contre les attaques directes. Cela signifie-t-il, comme le suggérait Matthew Happold dans un passage cité en début de la section précédente, que ces enfants “may be shot, shelled, bombed or bayoneted just as may any other combatant?”Footnote 90 L’un ne mène pas inéluctablement à l’autre, et comme il sera démontré dans l’analyse qui suit, une lecture attentive des règles du droit des conflits armés indique que la force employée lors d’une attaque contre des enfants-soldats est sujette à des restrictions spécifiques à ce genre de contexte.
Au départ, on peut noter que la possibilité de restrictions quant à la force licite dirigée contre des enfants-soldats correspond non seulement à ce qui est possible dans les circonstances, mais aussi plus fondamentalement à des mesures qui peuvent requérir que les troupes qui affrontent ces jeunes s’exposent à de plus grands risques. Ainsi, un discours qui insiste sur la nécessité de protéger les enfants-soldats alors même qu’ils combattent doit reconnaître que les mesures à prendre pour atteindre ce but le sont possiblement au détriment de l’intégrité physique et même la vie des militaires.Footnote 91 Remarquablement, on trouve des témoignages d’officiers ayant été confrontés à ce dilemme qui affirment sans hésitation que leurs troupes avaient, dans de telles circonstances, été prêtes à assumer des risques plus grands. Par exemple, dans le cadre d’une discussion sur les limites juridiques et éthiques de la guerre technologique, deux généraux des forces armées américaines s’entendent sur le fait que la prise de risques supplémentaires par des soldats pour protéger les enfants était une réalité quotidienne en Iraq et en Afghanistan, que pratiquement tous les soldats seraient volontaires pour assumer de tels risques, et qu’à l’inverse beaucoup de soldats auraient refusé d’obéir à un ordre d’ouvrir le feu sur des enfants en l’absence d’un danger manifeste pour leur unité.Footnote 92 On comprend que, à cet égard, la morale joue un rôle décisif qui vient interférer avec ce que mandatent des intérêts stratégiques et possiblement ce que permettent des normes juridiques. Le malaise viscéral que ressent un militaire confronté à la possibilité de cibler directement un enfant le porte à tout le moins à prendre des précautions supplémentaires, sinon à s’abstenir de tout geste envers cet enfant, même au risque de sa vie. L’exemple de la patrouille australienne en Iraq qui, à l’unisson, s’abstient d’ouvrir le feu sur un enfant qui pointe une arme sur eux, illustre bien cette dynamique.Footnote 93 On peut concevoir qu’à un certain point, la prise de risques supplémentaires dépasse ce qui est acceptable, et que le militaire qui s’abstient d’ouvrir le feu sur un enfant menaçant directement des troupes ou des civils viole une obligation de protéger ses propres forces.Footnote 94 À ceci vient s’ajouter la possibilité bien réelle qu’un soldat qui blesse ou tue un enfant-soldat, même de manière justifiée au regard du droit international humanitaire, souffre par la suite de stress post-traumatique. Le général Dallaire, dans sa description d’une escarmouche entre des enfants-soldats et une unité sous son commandement au Rwanda, souligne le lourd impact psychologique à long terme de ce genre d’incidents.Footnote 95 La nécessité de prévenir le stress post-traumatique relié à des attaques contre des enfants-soldats apparaît d’ailleurs comme une considération importante dans la Doctrine interarmées sur les enfants-soldats.Footnote 96 L’utilisation d’une force plus limitée ou sujette à des conditions plus strictes, malgré le risque plus grand pour les troupes, correspond donc à une dimension bien réelle de la conduite des hostilités par des forces militaires. La question qu’il faut poser est de savoir si de telles restrictions sont exigées par le droit international humanitaire, de telle sorte qu’une attaque ciblant intentionnellement des enfants-soldats comme s’ils étaient des adultes constituerait un crime de guerre.
Le point de départ de toute discussion sur des limites à la force légalement employable contre des enfants-soldats se doit d’être la reconnaissance du droit des belligérants de cibler intentionnellement les combattants ennemis pour les blesser ou tuer et ainsi les mettre hors de combat. À défaut de réussir à éliminer totalement la guerre, ou encore à développer des armes non-léthales qui puissent mettre hors de combat un adversaire sans le tuer ou blesser, il semble en effet inévitable que les conflits armés impliquent morts et blessés chez les combattants. Même là, cependant, on trouve aux origines mêmes du droit international humanitaire l’idée que le droit des belligérants de mettre à mal leur adversaire n’est pas illimité. En effet, dès la Déclaration de Saint-Pétersbourg en 1868, on pose le principe qu’il existe un point d’équilibre où “les nécessités de la guerre doivent s’arrêter devant les exigences de l’humanité.”Footnote 97 Il s’ensuit que l’emploi d’armes “qui aggraveraient inutilement les souffrances des hommes mis hors de combat ou rendraient leur mort inévitable” ne peut être justifié par l’objectif légitime de mettre le plus de combattants ennemis hors de combat.Footnote 98 Dans les Conventions de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre adoptées en 1899 (Convention de La Haye II) et révisées en 1907 (Convention de La Haye IV), le Règlement y annexé reprend le principe de limites au droit des belligérants de nuire à l’ennemi et remplace la mention des souffrances inutiles et mort inévitable par la prohibition d’armes, de projectiles et matières “propres à causer des maux superflus’.Footnote 99 Ces principes ont été repris et codifiés en 1977 à l’article 35 du Protocole additionnel I, qui proclame que “le droit des Parties au conflit de choisir des méthodes ou moyens de guerre n’est pas illimité” (paragraph 1) et que “[i]l est interdit d’employer des armes, des projectiles et des matières ainsi que des méthodes de guerre de nature à causer des maux superflus” (paragraph 2), principes qui relèvent désormais du droit international humanitaire coutumier applicable tant aux conflits armés internationaux qu’aux conflits armés non-internationaux.Footnote 100 On note que tant dans la formulation conventionnelle du Protocole additionnel I que dans l’énoncé de la règle coutumière identifiée par le CICR, on couvre aussi les “méthodes de guerre,” et non seulement les armes.
Le principe de la prohibition des maux superflus est certes entendu, mais quelle en est la portée? Peut-on avancer l’argument que, dans des hostilités impliquant des enfants-soldats, cette idée de maux superflus puisse restreindre le choix des armes et méthodes permises par le droit des conflits armés? De manière concrète et acceptée, on a cité ce principe comme base de la prohibition dans les traités d’un certain nombre d’armes, comme les balles dum-dum, ou encore de mesures, comme l’affamement des civils.Footnote 101 On a par ailleurs invoqué la norme sur les maux superflus pour avancer un principe général selon lequel les belligérants auraient l’obligation de prendre les moyens les moins nuisibles qui permettent d’atteindre l’objectif justifié par la nécessité militaire. Le CICR, dans son Guide interprétatif, cite une phrase célèbre de Jean Pictet à l’effet que “[s]i l’on peut mettre un militaire hors de combat en le capturant, il ne faut pas le blesser; si l’on peut atteindre ce résultat en le blessant, il ne faut pas le tuer. Si, pour le même avantage militaire, on dispose de deux moyens, dont l’un cause de moindres maux, c’est celui-là qu’il faut choisir.”Footnote 102 Dans la section IX du Guide interprétatif, portant sur les limites à l’emploi de la force lors d’une attaque directe, le CICR endosse ce principe du moindre mal par rapport à une attaque contre un civil participant directement aux hostilités, tout en reconnaissant qu’il ne saurait impliquer qu’une force armée doive encourir des risques supplémentaires pour elle-même ou pour la population civile. Cette prise de position par le CICR suscita de vives critiques, poussant un certain nombre d’experts impliqués dans la préparation du Guide interprétatif à refuser que leur nom soit associé à ce document.Footnote 103 Le principe du moindre mal, bien que défendu par quelques auteurs, reste généralement considéré comme de lege ferenda, n’imposant pas d’obligations aux belligérants en droit international positif.Footnote 104 Cela dit, même si ce principe reste en émergence à titre de principe généralement applicable aux hostilités armées, le concept de maux superflus peut être lu de manière à suggérer une application spécifique du principe du moindre mal dans le cadre d’attaques dirigées contre des enfants-soldats.
L’idée à la base du principe du moindre mal est que l’interdiction des maux superflus constitue le corolaire des maux nécessaires afin que puissent être atteints les objectifs correspondant à la nécessité militaire. On a souligné, dans une certaine doctrine, les défis de l’interprétation multilingue de ce principe, initialement codifié en français uniquement sous l’appellation “maux superflus” dans les Conventions de La Haye de 1899 et 1907. Dans des versions non-officielles de ces traités, on a rendu l’expression “maux superflus” par “superfluous injury or unnecessary suffering” en anglais et “überflüssige Verletzungen oder unnötige Leiden” en allemand, traductions qui furent plus tard codifiées dans le Protocole additionnel I. La difficulté est que le concept de “maux” en français couvre en ensemble de réalités plus larges que simplement les blessures (injury/Verletzungen) et la souffrance (suffering/Leiden). Ainsi, alors qu’il est contestable qu’une mort inutile ou des dommages matériels puissent constituer des blessures ou des souffrances, on peut conclure sans problème qu’ils soient des maux.Footnote 105 Pour ramener la discussion à la force employée contre des enfants-soldats, on peut invoquer l’obligation générale de protection des enfants proclamée à l’article 77 du Protocole additionnel I et le principe coutumier du meilleurs intérêt de l’enfant dans la prise de mesures qui les affectent pour conclure que le fait de cibler des enfants est en soi un mal au sens de l’article 35(2) du Protocole additionnel I. Au même effet, le Manuel canadien du droit des conflits armés précise que les enfants de moins de 15 ans qui participent directement aux hostilités restent protégés.Footnote 106 Si le fait que des individus doivent sacrifier leur vie en raison de l’éclatement d’un conflit armé soit considéré comme un mal nécessaire, l’inclusion d’enfants dans ce groupe est en soi un mal qui ne saurait être considéré comme tel.
L’immoralité de cibler directement des enfants-soldats se voit ainsi reflétée dans l’acception plus vaste des maux de la guerre, mais un argument selon lequel ce sont là des maux superflus exige une étape supplémentaire. Il faut en effet démontrer que le fait de diriger une attaque contre un enfant-soldat n’est pas nécessaire, c’est-à-dire conforme à la nécessité militaire. Dans la notion de “superflu” se trouve la nécessité d’identifier un point de référence à mettre en rapport avec l’impact attendu d’une mesure. Cela soulève le questionnement plus général de l’applicabilité d’un principe de proportionnalité applicable aux attaques contre des combattants. On connait, en droit international humanitaire, un principe de proportionnalité applicable aux attaques contre des cibles militaires qui causent des dommages civils collatéraux: le lien de proportionnalité à mesurer est celui reliant les pertes civiles incidentes et “l’avantage militaire concret et direct attendu” (article 51(5)(b), Protocole additionnel I). On a parfois extrapolé de l’interdiction des maux superflus un autre principe de proportionnalité, distinct, selon lequel une attaque contre une cible militaire ne serait légale que si elle paraît justifiée par l’avantage militaire attendu. On cite l’article 52(2) du Protocole additionnel I à l’appui d’un tel principe:
Les attaques doivent être strictement limitées aux objectifs militaires. En ce qui concerne les biens, les objectifs militaires sont limités aux biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis.
D’aucun ont remarqué que cette disposition se retrouve dans un chapitre consacré aux biens civils, et que ce n’est qu’envers ceux-ci que la condition est posée qu’une attaque ne sera licite que si elle résulte en un “avantage militaire précis.” Les combattants, au contraire des biens, sont en droit de la guerre toujours considérés comme des objectifs militaires, susceptibles d’être attaqués avec une force léthale quel que soit leur rôle au sein des forces armées et quelle que soit leur situation au moment de l’attaque, tant et aussi longtemps qu’ils ne sont pas hors de combat.Footnote 107 Ainsi, un cuistot militaire et un avocat du JAG peuvent être attaqués alors même qu’ils vaquent à des occupations qui ne semblent pas contribuer de façon immédiate à l’effort de guerre ennemi. Le traitement non-différencié de tous les membres des forces armées reflète la structure normative du droit international humanitaire qui, à la différence du droit international des droits de la personne, cherche à réglementer les relations hostiles entre belligérants plutôt que formuler un régime individualisé adaptable à chaque personne en société selon sa situation ponctuelle.Footnote 108 C’est ce qui explique que des considérations tirées de la morale, par exemple à l’effet qu’on ne devrait cibler un combattant que s’il constitue une menace, ne se voient pas reflétées en droit des conflits armés.Footnote 109 Il paraît moins évident de subsumer de manière similaire dans la masse ennemie les civils participant directement aux hostilités. En effet, la nature exceptionnelle et temporaire de la participation directe aux hostilités requiert une évaluation individualisée, ce qui mène certains auteurs à entrevoir une émergence possible d’un principe du moindre mal et une exigence de proportionnalité comme suggéré par le Guide interprétatif du CICR et par la décision de la Cour suprême israélienne dans son jugement sur les assassinats ciblés.Footnote 110
On trouve donc en droit international humanitaire une certaine ouverture à la possibilité que le droit impose certaines limites à la force employée lors d’attaque contre des civils participants directement aux hostilités. Les arguments qui sous-tendent une telle ouverture doivent jouer avec plus de force encore dans le cas d’enfants civils si, comme je l’ai suggéré plus tôt, le fait de diriger une attaque contre un enfant est un des maux de guerre reflétés dans le principe de la prohibition des maux superflus. Mais il y a plus encore: les enfants-soldats membres des forces ou groupes armés, et à ce titre combattants au regard du droit international humanitaire, ne devraient pas être considérés des combattants comme les autres, subsumés dans la masse corporative du belligérant ennemi. En effet, la prohibition universellement acceptée d’une part du recrutement d’enfants dans les forces ou groupes armés et d’autre part de l’emploi d’enfant pour participer directement aux hostilités, si elle n’empêche pas que ces enfants deviennent combattants, les constitue néanmoins comme des combattants à part. Ici encore, le principe de protection des enfants en conflit armé proclamé à l’article 77 du Protocole additionnel I doit guider la construction de la notion de combattant pour refuser d’appliquer aux enfants-soldats l’approche générale selon laquelle on ne fait aucune différence entre les divers types de combattants. Les enfants combattants seraient ainsi non pas une sous-catégorie du concept de combattants, menant à considérer de manière uniforme tous les enfants combattants, mais plutôt un type de combattants dont la situation doit être analysée de façon ponctuelle à l’instar de ce que le droit international humanitaire exige pour les civils participant directement aux hostilités. La conclusion qu’une analyse ponctuelle soit requise autant pour les enfants combattants que pour les enfants civils participant directement aux hostilités ne vient pas fusionner ces deux catégories juridiques ni suggérer que le statut de combattant ou civil n’aura pas un impact dans une telle analyse individualisée.
La nécessité d’une approche ponctuelle pour toutes les catégories d’enfants-soldats appelle à rejeter une grille d’analyse rigidement prédéterminée aux hostilités impliquant des mineurs, même si le recours à des catégories juridiques demeure inévitable. Cela dit, on a identifié dans la doctrine militaire et académique il y a assez longtemps certaines stratégies qui répondent au cadre juridique applicable aux enfants-soldats que l’on vient d’esquisser.Footnote 111 Ces stratégies comprennent le fait de donner des avertissements ou d’inviter des enfants-soldats à se rendre ou à s’abstenir d’agir de manière hostile; retarder ou éviter la confrontation contre des enfants-soldats; choisir des armes ou des méthodes qui permettent de mettre hors de combat des enfants-soldats en leur causant le moins de mal possible, y compris le recours à des armes non-léthales et des mesures psychologiques; cibler en priorité les adultes participants aux hostilités, surtout si ceux-ci paraissent exercer un rôle de commandement par rapport aux enfants; conclure plus rapidement que des enfants-soldats sont hors de combat, dans des circonstances qui ne justifieraient pas nécessairement une telle conclusion pour des adultes, par exemple le fait de laisser tomber son arme et de tenter de fuir.
La Doctrine interarmées sur les enfants-soldats adoptée par les Forces armées canadiennes recommande la plupart de ces stratégies.Footnote 112 Dans la Doctrine, on insiste beaucoup sur le lien entre les mesures prises contre des enfants-soldats et le droit à la légitime défense des militaires. Il règne un certain flou dans le document quant à savoir si la force armée peut être utilisée au-delà de la protection contre une attaque, bien qu’un passage évoque brièvement l’emploi de la force contre des enfants “pour accomplir la mission.”Footnote 113 Rien dans l’analyse des normes du droit des conflits armés effectuée ci-dessus ne permet de penser que l’emploi de la force contre des enfants-soldats soit nécessairement limité à des situations de défense des troupes ou même de la population civile. On a vu dans des conflits armés des situations où, tristement, des unités composées ou comprenant des enfants se livraient à des violations systématiques du droit de la guerre; le fait de s’abstenir d’employer la force contre une telle unité si l’occasion s’en présente, par exemple la localisation de leur base par un drone armé, peut leur donner l’occasion de commettre d’autres exactions par la suite. On sacrifierait donc la vie ou l’intégrité de civils, peut-être y compris des enfants, afin de protéger la vie des enfants-soldats. Ni le droit international humanitaire ni des principes de morale ne permettent de justifier une telle restriction à l’emploi de la force contre des enfants-soldats. Dans un tel cas, comme en général, une analyse particularisée de la situation doit guider l’identification des mesures juridiquement indiquées.
Un dernier aspect quant aux conditions d’emploi de la force armée contre des enfants-soldats touche aux risques encourus par les militaires qui les confrontent. On l’a mentionné en début de la présente section, la réalité de la participation des enfants aux conflits armés se traduit très souvent par la prise de risques supplémentaires par les militaires qui cherchent à éviter de devoir les attaquer. Plusieurs des stratégies mentionnées ci-dessus impliquent en effet que les militaires s’exposent d’une manière qu’ils ne feraient pas face à des combattants adultes. L’identification de ces stratégies pose la question de savoir si le droit des conflits armés exige la prise de tels risques, et si oui dans quelle mesure. Au départ, le droit international humanitaire conventionnel autant que coutumier impose de prendre des précautions lors d’une attaque afin d’éviter ou de réduire le plus possible les victimes civiles collatérales (article 57, Protocole additionnel I). Ainsi, un belligérant a l’obligation de choisir parmi les moyens ou méthodes disponibles celui qui épargnera le plus les civils tout en permettant de produire “l’avantage militaire concret et direct attendu” (article 57(2), Protocole additionnel I). Dans bien des cas, certaines des options disponibles réduiront certes les pertes collatérales mais au prix de plus grands risques pour les forces attaquantes. Il est clairement accepté que la protection de ses propres forces est une considération légitime pour un belligérant, et donc qu’on n’exige pas que le combattant sacrifie sa propre sécurité pour protéger les civils. Par contre, il n’est pas non plus clair que le droit des conflits armés donne une priorité absolue à la protection des forces.Footnote 114 Comme le propose Dinstein, “[w]hat is called for is a reasonable ‘allocation of risk’ between the attacker’s military personnel and the collateral damage to civilians/civilian objects.”Footnote 115 Par exemple, le Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie n’a pas considéré illégal le fait pour les forces aériennes de l’OTAN de bombarder à haute altitude des cibles en Serbie afin de protéger les pilotes, même si des pertes civiles accrues pouvaient en résulter.Footnote 116 On comprend que si le droit international humanitaire n’impose pas aux belligérants de nécessairement prendre des risques supplémentaires afin de protéger des civils paisibles, a fortiori il ne saurait exiger la prise de risque pour réduire le préjudice causé à des combattants ou des civils participants directement aux hostilités. Le CICR dans son Guide interprétatif reconnait qu’il n’y a pas d’obligation d’assumer un plus grand risque pour protéger une personne qui peut être attaquée directement.Footnote 117
Si donc on peut déduire des principes du droit international humanitaire un devoir pour des troupes confrontées à des enfants-soldats de prendre des mesures spéciales afin de les protéger dans une certaine mesure, rien ne permet de conclure que ces troupes doivent assumer des risques supplémentaires. Certaines forces armées pourraient choisir d’encadrer plus explicitement la prise de risques qui, on l’a vu, semble se produire dans les faits malgré l’absence d’une obligation juridique à cet effet. On doit donc déplorer que la Doctrine interarmées sur les enfants-soldats des Forces armées canadiennes n’évoque pas cette problématique de la rencontre d’enfants-soldats dans des zones de conflit.
Conclusion
La participation à divers titres des enfants aux hostilités est une tragédie universellement décriée, et l’on ne peut qu’applaudir l’emphase de la communauté internationale sur les moyens de réduire sinon éliminer ce fléau. Le phénomène des enfants-soldats perdure malgré tout, et les confrontations armées impliquant directement des enfants ne doivent pas continuer à correspondre à une sorte de trou noir juridique en droit international humanitaire. Très récemment, la doctrine a commencé à s’intéresser à cette problématique, bien que souvent les considérations juridiques s’entremêlent aux considérations morales dans l’analyse. S’il semble indéniable que le fait de cibler directement un enfant-soldat pose un dilemme moral profond, il n’en reste pas moins que le droit des conflits armés ne peut pas laisser à eux-mêmes les militaires qui doivent prendre, dans des conditions souvent extrêmes, des décisions déchirantes propres à les marquer pour longtemps. On doit aussi admettre que le flou juridique qui entoure l’attaque directe contre des enfants-soldats ne répond pas à l’exigence humanitaire de protection de ces enfants. Comme pour l’ensemble du droit de la guerre, il faut à cet égard moduler avec attention les intérêts en cause afin d’identifier le point d’équilibre entre la nécessité militaires et les considérations élémentaires d’humanité. Pour ce faire, on se doit d’éviter une vision trop réductrice de l’enfant-soldat, simple victime sans autonomie décisionnelle. La réalité des enfants-soldats s’avère complexe et variable, et le droit international humanitaire doit tenter de refléter cette nature complexe et variable dans la mesure du possible. Cela touche non seulement la question de l’attaque directe contre des enfants-soldats discutée ici, mais aussi d’autres questions encore peu étudiées comme l’encadrement juridique de l’incarcération d’enfants combattants ou encore une norme à l’effet que les enfants-soldats ne devraient pas être punis pour avoir simplement pris part aux combats. Par ailleurs, il faut garder en tête que les militaires qui affrontent les enfants-soldats ne sont ni des policiers, ni des travailleurs sociaux, mais des combattants qui peuvent eux-mêmes devenir la cible d’attaque. La Doctrine interarmées sur les enfants-soldats constitue donc une contribution importante du Canada au développement du droit international humanitaire touchant aux enfants-soldats. Malgré certains silences regrettables et l’incorporation parfois vacillante des normes du droit des conflits armés, on peut espérer que la Doctrine des Forces armées canadiennes encouragera une réflexion qui débouchera sur un encadrement plus franc de la conduite des hostilités contre les enfants-soldats.