La justice projette des ombres: face à la justice étatique apparaissent d’autres justices, justices tantôt de substitution, tantôt d’aspiration; une justice de la société civile.Footnote 1 Les tribunaux non gouvernementaux ainsi mis en place ne sont, certes, pas de “vraies” juridictions, mais ils n’en méritent pas moins de recevoir l’attention nécessaire tant ils peuvent révéler en creux les failles des cours établies par les souverainetés et du droit qu’elles appliquent.Footnote 2
Le but poursuivi par ces “tribunaux des consciences” est distinct de celui des juridictions (inter)étatiques mais leur tâche n’en est pas moins lourde. Ils visent, pour le futur, à combler les carences d’un ordre juridiqueFootnote 3 et ils constituent, dans le présent, un moyen d’institutionnaliser l’émotion: en libérant la parole des “victimes,” ils cherchent à assourdir un sentiment d’injustice.Footnote 4
Telle est la finalité du Tribunal International Monsanto.Footnote 5 Fruit de la société civile qui le finance, ce tribunal, dont la création a été approuvée en juin 2015,Footnote 6 a siégé à la Haye du 16 au 18 octobre 2016 avec pour mission d’apprécier juridiquement les comportements de Monsanto. Cette entreprise multinationale, qui a récemment fusionné avec Bayer, a commercialisé l’Agent Orange — défoliant déversé par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam — ainsi que d’autres herbicides, en particulier le Roundup et le Lasso, ou encore les PCB (polychlorobiphényles) qui font partie des polluants organiques persistants.Footnote 7 Monsanto cristallise en soi les débats environnementaux et sanitaires contemporains: elle promeut un modèle agro-industriel qui, de l’avis du Comité d’organisation du Tribunal, pèse sur les émissions de gaz à effet de serre, est “largement responsable de l’épuisement des sols et des ressources en eau, de l’extinction de la biodiversité” et menace, en outre, “la souveraineté alimentaire des peuples par le jeu des brevets sur les semences et de la privatisation du vivant.”Footnote 8
Il existe de la part du Tribunal Monsanto, une volonté d’égaler (sans rivaliser) les “véritables” juridictions internationales. Il en reprend d’ailleurs les codes: son siège a été fixé à la Haye, à l’instar de la Cour pénale internationale (CPI) et de la Cour internationale de Justice (CIJ). Ses cinq juges sont des magistrats et des juristes: il compte notamment parmi eux, Françoise Tulkens qui a été juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).Footnote 9 On relève également, dans la composition du Tribunal, un effort de représentativité géographique, en accord avec les canons onusiens.Footnote 10
Le Tribunal Monsanto n’est pas le premier du genre.Footnote 11 Il s’inscrit dans une tradition ouverte par le Tribunal Russell-Sartre sur les crimes de guerre au Vietnam en 1966,Footnote 12 tradition poursuivie, notamment, par le Tribunal international sur les crimes contre les femmes,Footnote 13 le Tribunal permanent des peuples (TPP),Footnote 14 le Tribunal international de l’eau,Footnote 15 le Tribunal international des droits des enfants,Footnote 16 le Tribunal populaire international sur les droits de l’homme et de l’environnement,Footnote 17 le Tribunal international des femmesFootnote 18 ou encore le Tribunal mondial sur l’Irak.Footnote 19 Ce n’est pas la première fois, non plus, que la problématique du droit à l’environnement est abordée par ces tribunaux “citoyens”: le TPP — tribunal particulièrement actif qui s’inscrit dans la durée — s’est par exemple prononcé sur la catastrophe de Bhopal (en 1992) puis sur celle de Tchernobyl (en 1996)Footnote 20 et il a tenu en 2017 une session relative à l’impact sur les droits de l’homme de l’exploitation du gaz de schist.Footnote 21 Le Tribunal Monsanto revendique une certaine filiation avec ces autres “cour(s) extraordinaire(s)” née(s) de la détermination de la société civile” selon ses termes.Footnote 22 Comme elles avant lui, il s’appuie sur l’autorité de ses membres. C’est d’ailleurs le propre de ce type de tribunaux “citoyens” que de chercher à rassembler des “personnalités prestigieuses” “connues d’avance pour avoir l’esprit qu’il faut.”Footnote 23
Si le recours à un tribunal populaire par la société civile pour se faire entendre n’est pas inédit, la pratique reste, pour autant, moins courante que l’organisation d’une campagne ou la rédaction d’un rapport par exemple: quelle valeur ajoutée le choix de la formule judiciaire peut-elle présenter? Son intérêt principal est, sans aucun doute, de constituer une expérience collective,Footnote 24 expérience qui trouve sa source dans la fonction symbolique de la justice et dans sa théâtralité: “En s’appropriant les rôles des juges et des avocats, en édictant des règles de procédure et en pratiquant la langue du judiciaire, les fondateurs des tribunaux ONG et leurs participants quittent leur habit ordinaire pour endosser celui d’un personnage symbolique au comportement réglé par un autre code que celui de la vie courante et, en utilisant une langue ritualisée qui comporte des formules consacrées, caractéristiques de l’acte judiciaire.”Footnote 25 En effet, la “valeur de la parole judiciaire dépend plus de la forme que du contenu”; elle a besoin de mise en scène.Footnote 26 C’est pourquoi, le Tribunal Monsanto s’est attaché à respecter un certain rituel en annonçant l’entrée des juges, en surélevant leur bureauFootnote 27 ou, pour certains avocats, en portant la robe lors de la “plaidoirie.” Or, ce rituel est un “acte d’institution”: il tend “à consacrer ou à légitimer, c’est-à-dire à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire”;Footnote 28 ce rite d’institution permet de distinguer un “avant” et un “après.”Footnote 29
L’objectif du Tribunal Monsanto, cependant, n’est pas de juger cette entreprise. Son but est de “dire le droit”: le Tribunal se concentre sur la jurisdictio au sens étymologique du mot (juris/dictio: droit/dire).Footnote 30 Il ne cherche pas à trancher un litige déterminé, mais vise, au moyen d’un “avis consultatif,” à rendre une opinion sur des questions juridiques données. Il s’inspire à cet égard des “méthodes employées par la Cour internationale de Justice.”Footnote 31 Il n’y a ici ni parties, ni procureur: le Tribunal s’adresse à un “auditoire universel.”Footnote 32
Il ne faut néanmoins pas se méprendre: se prononcer en droit et non en fait ne signifie pas se prononcer dans l’abstrait. Si les questions examinées présentent un caractère juridique,Footnote 33 elles peuvent cependant présenter un lien avec un différend ou être au cœur d’une controverse, ainsi que la CIJ l’a elle-même indiqué.Footnote 34 De ce point de vue, même si le Tribunal ne prend pas parti sur la responsabilité de Monsanto, il ne renonce pas totalement à faire justice.
Le Comité d’organisation a soumis six questions au Tribunal: la société Monsanto a-t-elle, par ses activités, porté atteinte au droit à un environnement sain? au droit à l’alimentation? au droit à la santé? ou/et à la liberté de recherche scientifique?Footnote 35 Et Monsanto a-t-elle commis des crimes de guerre? ou des crimes d’écocide? Pour se prononcer, le Tribunal s’est basé sur “des considérations juridiques propres au droit international des droits de l’homme et au droit international humanitaire.”Footnote 36 Il était prévu que l’avis soit rendu à la date symbolique du 10 décembre 2016, journée internationale des droits de l’homme, mais face à l’ampleur de la tâche, les juges l’ont finalement présenté publiquement le 18 avril 2017.
Le présent article se propose d’examiner cet avis. L’objectif est d’en présenter le contenu, tout en le replaçant dans le contexte juridique international.Footnote 37 Il s’agira notamment de confronter, dans le cadre d’une approche critique, les positions du Tribunal à l’état du droit international, en particulier à l’interprétation qui en est faite par les organes et tribunaux internationaux chargés d’appliquer les normes mises en œuvre par le Tribunal Monsanto (en particulier la CPI et les comités de surveillance des traités de droits de l’homme tels que, notamment, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels). Les standards procéduraux auxquels ces organes et cours internationaux sont classiquement astreints seront, eux-mêmes, mis en perspective avec ceux suivis par le Tribunal, ce qui permettra d’apprécier, ainsi, au mieux la portée de l’avis rendu.
Cet avis se caractérise par son “honnêteté” et sa transparence. Le Tribunal ne fait pas mystère de sa véritable nature: il est un “tribunal d’opinion,” précise-t-il, et non une juridiction étatique ou une cour mise en place par une organisation internationale.Footnote 38 Il “ne détient aucun pouvoir d’investigation et son avis consultatif n’est pas juridiquement contraignant.”Footnote 39 Les avis de la CIJ ne le sont pas non plus, certes, mais la raison en est ici différente: la contrainte reste l’apanage de l’État dans l’ordre international comme dans l’ordre interne.
L’avis se distingue également par son caractère juridique. Il se démarque à cet égard de certaines sentences d’autres tribunaux populaires antérieurs qui mêlaient volontiers analyses de droit, éthique et considérations politiques ou économiques.Footnote 40 Il est vrai que l’avis présente une dimension critique et prospective, mais le Tribunal reste bien arrimé à la norme juridique: il vise à “examiner les règles de droit applicables à des événements ou des situations hautement problématiques, qui préoccupent et affectent directement des personnes ou des groupes de personnes ainsi que la société dans son ensemble.”Footnote 41
La construction de l’avis,Footnote 42 qui est divisé en trois parties, se veut didactique. La première partie présente un caractère introductif: elle vise à rappeler le contexte, le droit applicable et la procédure suivie. Si l’avis ne fait qu’évoquer certaines questions procédurales sans les développer, elles méritent toutefois que l’on s’y arrête tant leurs implications sur le fond peuvent être déterminantes. La deuxième partie constitue le cœur des analyses: le Tribunal y répond aux questions qui lui ont été soumises en se prononçant sur les atteintes aux droits de l’homme et droit international pénal. Dans une troisième et dernière partie, les juges du Tribunal Monsanto ont choisi d’aller plus loin que la tâche qui leur était assignée en proposant des orientations visant à “rééquilibrer” l’ordre juridique international, notamment en renforçant la responsabilité de l’entreprise.
La quête d’un procès équitable
Juge des droits de l’homme, le Tribunal ne pouvait faire fi des garanties du procès équitable. Toutefois, Monsanto n’ayant pas pris part au débat, la question du respect du principe du contradictoire et des droits de la défense se pose. De plus, dans la mesure où l’entreprise multinationale a mis en cause l’indépendance et l’impartialité du Tribunal,Footnote 43 la question mérite également d’être examinée.
LE RESPECT DES DROITS DE LA DÉFENSE ET L’ACCÈS À LA VÉRITÉ JUDICIAIRE
Pour qu’un tribunal d’opinion accomplisse son office, l’“accusé” ne serait “pas nécessaire”: de l’avis de Jean Carbonnier, “on le sommera de comparaître, mais il embarrasserait plutôt. Car l’essence de ce [type de] procès est d’être irréel.”Footnote 44 L’affirmation était peut-être vraie aux débuts des tribunaux d’opinion; elle l’est sans aucun doute moins aujourd’hui tant les garanties d’un procès équitable sont désormais une préoccupation centrale.Footnote 45 Soucieux du respect du droit international des droits de l’homme, le Tribunal a invité Monsanto à présenter ses vues: l’invitation à comparaîtreFootnote 46 lui a été notifiée par acte extrajudiciaire le 6 juin 2016, soit quatre mois avant le début de l’“instance.” De manière relativement prévisible, toutefois, l’entreprise a refusé d’être présente à l’audience ou d’y être représentée. Aurait-il fallu représenter Monsanto contre son gré, notamment en désignant d’autorité un avocat chargé de défendre ses intérêts? Dans le Statut de la Cour pénale internationale, la présence de l’accusé à son procès est exigée;Footnote 47 seule la sentence peut être prononcée en son absence.Footnote 48 La question a toutefois profondément divisé lors des travaux préparatoires du Statut: si dans la culture judiciaire anglo-saxonne, ainsi que dans les systèmes latino-américains et scandinaves, la contumace n’est pas admise, la pratique est défendue par certains pays, en particulier par la France et l’Italie.Footnote 49 Le Conseil de l’Europe lui-même a regretté que le procès in absentia n’ait pas été prévu dans le Statut de Rome.Footnote 50 D’autant qu’au sein du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, sous l’influence des juges français, une telle possibilité avait été ouverte en cas d’inexécution du mandat d’arrêtFootnote 51 et il en a largement été fait usage.Footnote 52
Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a, lui-même, admis la possibilité d’un procès in absentia dès lors que celui-ci est dans l’intérêt de la justice, en particulier des victimes, et que certaines conditions sont respectées. Il est notamment nécessaire que l’accusé ait été informé de l’accusation dans le plus court délai et que les poursuites dont il est l’objet lui aient été signifiés.Footnote 53 La jurisprudence de la CEDH va également dans ce sens: tout individu a le droit d’assister à son procès et d’interroger les témoins, mais il peut renoncer à ce droit dès lors que cette renonciation est établie de manière univoque.Footnote 54 Selon la Cour, même si l’intéressé est absent à son procès, il conserve le droit d’être représenté juridiquement.Footnote 55 Il s’agit toutefois d’un droit, et non d’une obligation: la CEDH a admis que rien dans la lettre ou l’esprit de l’article 6 de la Convention n’empêche une personne de renoncer de son propre chef, expressément ou tacitement, à son droit aux garanties d’un procès équitable.Footnote 56 Pour être effective, cette renonciation doit remplir certaines conditions, en particulier, être volontaire et univoque. Il est ainsi possible de renoncer en connaissance de cause à son droit d’être conseillé.Footnote 57 En l’espèce, les conditions d’une renonciation valide semblent satisfaites dans la mesure où Monsanto, dûment informée de la création du Tribunal, a explicitement indiqué par courrier: “Nous ne prendrons pas part à ce procès.”Footnote 58
Le contradictoire, cependant, n’est pas seulement “au cœur de la défense”: il est aussi “au cœur du procès”:Footnote 59 il constitue un moyen, pour le juge, d’accéder à la vérité judiciaire. Or, plus encore que dans les procès formels, “les tribunaux non gouvernementaux ont besoin de cette vérité … pour établir leur légitimité.”Footnote 60 Cette difficulté est soulevée par le Tribunal dans son avis: tout en indiquant ne pas douter de la “sincérité” des témoins, il souligne, dans un souci de transparence, que dans la mesure où “les témoignages n’ont pas été effectués sous serment” et n’ont fait “l’objet d’aucun contre-interrogatoire,” “le Tribunal n’est pas en position de tirer des conclusions concernant les allégations de manquements à l’encontre de l’entreprise.”Footnote 61 Si le serment peut a priori être considéré comme une simple formalité, son absence peut cependant être considérée comme une atteinte aux apparences du procès équitable — apparences qui entrent en ligne de compte dans les appréciations de la CEDH.Footnote 62 S’agissant des témoignages, ils permettent classiquement au juge international pénal de se forger une opinion sur les faits de la cause.Footnote 63 Toutefois, ce n’est que lors des contre-interrogatoires que la crédibilité des témoins est réellement mise à l’épreuve: ils permettent de déceler les éventuelles contradictions ou faiblesses de la déposition et favorisent ainsi la connaissance complète des faits.Footnote 64 En l’absence de contre-interrogatoire, le risque est celui d’un “procès à charge.”
Face à la défaillance de Monsanto, le juge aurait pu mener ses propres recherches pour rétablir, en quelque sorte, le contradictoireFootnote 65 mais “le Tribunal [Monsanto] ne détient aucun pouvoir d’investigation.”Footnote 66 Dans un tel contexte, le Tribunal a été amené à considérer “plutôt que les faits et circonstances décrits par les témoins sont avérés.”Footnote 67 Cette position, qui était la seule envisageable et possible compte tenu des circonstances, reste fragile dans la mesure où le Tribunal a eu à connaître de questions particulièrement sensibles. Ainsi, durant le “procès,” les juges ont entendu le témoignage de Nicolas Defarge: ce chercheur en biologie a mené en France, aux côtés du Gilles-Eric Séralini, une étude ayant fait grand bruit relative à la consommation d’organismes génétiquement modifiés (OGM) par des rats.Footnote 68 Cette étude, qui conclut à une mortalité plus importante chez les individus ainsi nourris, a été l’objet d’une vive controverse. Il a, en particulier, été reproché aux chercheurs d’avoir utilisé une souche de rat inadéquate.Footnote 69 Dans son témoignage,Footnote 70 le docteur Defarge répond point par point aux critiques qui leur ont été adressées et indique notamment que la souche utilisée est la même que celle sur laquelle s’est appuyée Monsanto pour mener ses propres études sur les OGM; toutefois, à l’inverse de Monsanto, les chercheurs français ont réalisé leur étude, non sur des rats adultes, mais sur des rats suivis sur leur vie entière, ce qui expliquerait les divergences de résultats. L’une des raisons d’être du Tribunal Monsanto est de permettre à ce type de témoins de faire entendre leur voix.Footnote 71 Toutefois, l’absence de contradictoire laisse un goût d’inachevé; d’autant que Séralini est, lui-même, membre du Comité d’organisation du Tribunal Monsanto.Footnote 72 Un contre-interrogatoire par le représentant de Monsanto aurait été ici particulièrement précieux.
Plusieurs considérations permettent toutefois de relativiser l’absence de contradictoire. En premier lieu, si Monsanto n’a pas présenté un mémoire écrit comme il avait été invité à le faire par le Tribunal, il a produit une courte réponse publiée sur son site internet dans lequel il répond aux critiques qui lui étaient adressées.Footnote 73 Sa réponse est très générale puisque l’entreprise se contente d’affirmer mener une “politique des droits de l’homme” depuis plus de dix ans, mais elle permet néanmoins d’identifier les arguments que Monsanto considère comme favorables à sa défense. En second lieu, le Tribunal et son comité d’organisation ont pris certaines précautions qui, si elles permettent, non pas d’échapper totalement aux difficultés rencontrées, constituent tout au moins un moyen de les contourner. D’abord, le Tribunal avait pour mission de rendre un avis consultatif et non un jugement, c’est-à-dire de se prononcer “en droit et non en fait.”Footnote 74 Or, comme la CIJ l’a souligné à propos de ses propres avis, “la question de savoir si les éléments de preuve dont elle dispose sont suffisants pour donner un avis consultatif doit être tranchée dans chaque cas particulier.”Footnote 75 A propos de l’Édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, alors qu’Israël soutenait que “la Cour ne saurait donner un avis sur des questions soulevant des points de fait qui ne peuvent être éclaircis que contradictoirement,”Footnote 76 la CIJ a estimé qu’elle disposait d’éléments de preuves suffisants pour répondre aux questions qui lui étaient posées; elle a précisé à cet égard que “la circonstance que d’autres pourraient évaluer et interpréter ces faits de manière subjective ou politique ne saurait au demeurant constituer un motif pour qu’une cour de justice s’abstienne d’assumer sa tâche judiciaire.”Footnote 77 Il existe ainsi une certaine souplesse dans l’approche du contradictoire lorsque des avis sont en cause.
Par ailleurs, le Tribunal Monsanto a pris la précaution d’utiliser le conditionnel lorsque des doutes pouvaient persister sur les faits. Ainsi, par exemple, à propos de la liberté de recherche scientifique, il a choisi d’utiliser la formule suivante: “Les témoignages entendus par le Tribunal indiquent que les pratiques de Monsanto consisteraient à … discréditer les recherches scientifiques indépendantes lorsqu’elles soulèvent de vives préoccupations quant aux impacts de ses produits sur l’environnement et la santé publique, notamment en cherchant à mettre en péril la carrière des auteurs des études susmentionnées.”Footnote 78
L’INDÉPENDANCE ET L’IMPARTIALITÉ D’UN TRIBUNAL D’OPINION
De l’avis de Monsanto, le Tribunal ne présenterait pas les garanties d’indépendance et d’impartialité nécessaires à un procès équitable: “Cet événement a été orchestré par un groupe restreint d’opposants à Monsanto et aux technologies agricoles qui se sont érigés en organisateurs, juges et parties. Ce tribunal a nié l’existence des preuves scientifiques et des décisions de justice sur plusieurs sujets pour conclure à des conclusions prédéterminées.”Footnote 79
Les cinq juges du Tribunal Monsanto sont magistrats et juristes de leur état.Footnote 80 Ils ont été choisis, semble-t-il, davantage pour leurs compétences en matière de droits de l’homme que pour leurs opinions ou partis pris: ils sont en apparence impartiaux.Footnote 81 Toutefois, plus que les juges eux-mêmes, c’est l’indépendance et l’impartialité du Tribunal en tant qu’institution qui paraissent mises en cause par Monsanto. Créé à l’initiative de personnalités engagées (Corinne Lepage, ancienne Ministre de l’environnement, Marie-Monique Robin, journaliste et réalisatrice, ou encore Gilles-Éric Séralini, professeur de biologie, dont l’étude sur les OGM a été précédemment évoquée), avec pour tâche d’apprécier les comportements d’une entreprise constituant l’archétype d’un certain modèle agricole,Footnote 82 le Tribunal ne pouvait, il est vrai, être neutre. Cependant, les juridictions pénales internationales elles-mêmes ne sont pas totalement exemptes de critiques en la matière: sans remonter au Tribunal de Nuremberg et à celui de Tokyo qui ont bien souvent été assimilés à une “justice de vainqueurs,”Footnote 83 l’indépendance et l’impartialité du Tribunal pénal international pour le Rwanda, notamment, ont été contestées.Footnote 84 Par ailleurs, la notion d’impartialité peut être diversement définie: selon certains points de vue, “l’impartialité n’est pas la neutralité”;Footnote 85 elle n’interdirait pas “au juge de conserver un regard critique sur son propre discours”;Footnote 86 elle pourrait être conçue “comme partage du monde” et confèrerait au juge un rôle actif plutôt que de le confiner à un “sphinx impénétrable.”Footnote 87
Enfin et surtout, un tribunal d’opinion peut-il être neutre? Et la raison d’être d’un tel tribunal est-elle de juger comme jugerait un tribunal d’État et donc de dupliquer ses fonctions?Footnote 88 Certains tribunaux d’opinion ont affirmé présenter les garanties d’indépendance et d’impartialité nécessaires.Footnote 89 Toutefois, le rôle principal d’un tel tribunal est surtout d’“alerter l’opinion”Footnote 90 et de faire évoluer le droit; il se démarque en cela des juridictions étatiques. Un tribunal d’opinion n’est, d’ailleurs, pas un véritable “tribunal” puisqu’il n’est pas “établi par la loi” comme le requièrent les dispositions des conventions internationales de droits de l’homme relatives au procès équitable.Footnote 91
Des conclusions juridiques en demi-teinte
Pour répondre aux six questions qui lui étaient posées, le Tribunal Monsanto s’est appuyé sur la “méthode judiciaire.”Footnote 92 Pour chaque question examinée, son raisonnement est syllogistique: la règle de droit (positive ou en devenir) constitue la majeure; les faits, la mineure et l’application de la règle des faits, la conclusion du syllogisme. L’avis rendu par le Tribunal est en demi-teinte: alors qu’il est sans appel concernant les violations des droits de l’homme par Monsanto, il est plus réservé, en l’état du droit positif et des informations factuelles dont il dispose, s’agissant des atteintes au droit international pénal.
LES “EFFETS NÉGATIFS” DES COMPORTEMENTS DE MONSANTO SUR LES DROITS DE L’HOMME
Soucieux de rendre un avis et non un jugement, le Tribunal choisit ses mots avec prudence: évitant l’emploi des termes “responsabilité” ou “violation,” il évoque de manière plus neutre les ”effets négatifs”Footnote 93 des comportements de Monsanto sur les droits de l’homme. Par-delà les nuances terminologiques, son message est néanmoins clair: de son point de vue, les pratiques de cette entreprise ont de graves répercussions sur ces droits, en particulier sur le droit à un environnement sain, le droit à l’alimentation, le droit à la santé et la liberté de recherche scientifique.
Le Tribunal se fait l’écho de malformations d’enfants et d’apparitions de cancers à la suite d’exposition au glyphosate,Footnote 94 ingrédient clé du Roundup commercialisé par Monsanto. Cette substance, comme les organismes génétiquement modifiés (également commercialisés par l’entreprise), menacent la santé mais également les sols et la biodiversité; ils mettent en danger les abeilles ainsi que certaines variétés de papillonsFootnote 95 et portent, dès lors, atteinte au droit à l’environnement. Parce qu’il rend les terres sablonneuses, le glyphosate fait, de plus, baisser leur productivité et menace ainsi le droit à l’alimentation des cultivateurs.Footnote 96 De l’avis du Tribunal, ces produits affectent aussi les droits des peuples autochtones dont le mode de vie est étroitement tributaire de l’environnement. Ces communautés, en effet, ont été mal informées des risques liés aux OGM; leur droit au consentement libre et éclairé n’a pas été respecté.Footnote 97
Le Tribunal Monsanto insiste sur la dimension procédurale du droit à l’environnement et, en particulier, sur le droit pour tous à l’information, droit qu’il considère aussi comme lié à la liberté de recherche scientifique.Footnote 98 A cet égard, il déplore le fait que Monsanto ait, selon certains témoignages, “régulièrement recours à des pratiques malhonnêtes, trompeuses et opaques afin de faire approuver ses semences génétiquement modifiées et les herbicides associés.”Footnote 99 Il rappelle que, conformément aux principes directeurs de l’Organisation des Nations unies (ONU) relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme,Footnote 100 les firmes ont la responsabilité de “[f]ournir des informations suffisantes pour évaluer l’efficacité des mesures prises par une entreprise pour remédier à l’incidence sur les droits de l’homme dont il est plus particulièrement question.”Footnote 101
Ces conclusions appellent deux remarques ou constats. Une première remarque tient à l’exercice auquel se livre le Tribunal, à savoir qualifier des situations mais également interpréter des normes du droit international. Classiquement, l’interprétation de la norme juridique revient aux autorités chargées de son application,Footnote 102 c’est-à-dire l’autorité publique et le juge national ou international. En créant le Tribunal Monsanto, toutefois, la société civile revendique le partage de l’interprétation de la norme: cette société civile qui participe désormais à l’élaboration de la règle de droit prétend aussi, à présent, en déterminer les implications. Or, l’interprétation n’est en rien une opération neutre: “Aucun cas n’est simplement l’exemplification de la règle” selon Paul Ricoeur.Footnote 103 L’interprète joue un rôle créateur: il engage “sa personnalité, ses valeurs, ses croyances”; il colore la norme d’un élément “subjectif.”Footnote 104 En interprétant la norme, le Tribunal Monsanto participe ainsi à sa “recréation”;Footnote 105 il lui confère une portée particulière. Ainsi, à propos du droit à l’alimentation, le Tribunal précise qu’il ne peut être compris “comme le simple droit de nourrir ou être nourri,” mais qu’il implique également de se nourrir “de façon saine et continue” ainsi que “de produire de la nourriture” et “d’en d’obtenir ou d’y accéder de façon continue et durable.”Footnote 106 Ce procédé d’interprétation de droits, et par-delà de leur construction, est familier aux tribunaux non gouvernementaux. Ainsi, lors de son plaidoyer devant le Tribunal international de l’eau, l’avocat dans l’affaire Galilee Society contre l’État d’Israël a donné à ce droit une “certaine consistance juridique”Footnote 107 et l’a rattaché aux droits de l’homme. Ces analyses ont été ultérieurement reprises, renforcées et précisées dans les observations générales du Comité des droits économiques et sociaux des Nations Unies, en particulier les observations n° 14 et 15.Footnote 108
Autre constat, le Tribunal Monsanto est sélectif dans le choix des textes internationaux qu’il mobilise pour rendre son avis: ses considérations juridiques sont spécifiquement basées sur les droits de l’homme et le droit humanitaire.Footnote 109 Cette approche, idéologique, cadre bien avec sa qualité de tribunal d’opinion. Ce droit international “à la carte” lui permet d’occulter les instruments à caractère économique et d’esquisser ainsi une certaine représentation de l’ordre juridique international, à savoir une représentation axée sur les droits humains et environnementaux. Dans cette optique, le Tribunal privilégie l’application de textes universels de référence, en particulier la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux Pactes de 1966 qui constituent, comme le rappelle le Tribunal de manière pédagogique, la “Charte internationale des droits de l’homme.”Footnote 110 Ces conventions constituent “des points de repère normatifs”Footnote 111 selon le Tribunal, y compris pour les entreprises.
Le droit appliqué par le Tribunal est, comme bien souvent dans le cas de tribunaux populaires,Footnote 112 un mélange de soft law et de hard law. Cette approche lui confère une liberté que le juge international des droits de l’homme (par exemple la CEDH) ne connaît classiquement pas. Certes, celui-ci peut, pour interpréter la convention dont il assure le respect, prendre en considération toute norme internationale, en particulier la soft law,Footnote 113 mais il ne peut pas l’appliquer en tant que tel. Les conclusions du Tribunal Monsanto, en anticipant le droit positif, habituent les esprits à ces normes en gestation, en particulier au droit à un environnement sain. En effet, contrairement au droit à la santé et à l’alimentation ou la liberté de recherche scientifique qui sont reconnus dans les conventions internationales de droits de l’homme,Footnote 114 ce droit est encore balbutiant dans l’ordre juridique international.Footnote 115 Pour pallier les manques du droit international positif, les juges du Tribunal s’appuient sur des instruments dépourvus en soi de force obligatoire tels que la résolution 25/21 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies relative aux droits de l’homme et à l’environnementFootnote 116 et la Déclaration de Stockholm Footnote 117 qui, de l’avis du Tribunal a “fourni une trame narrative à l’imagination collective de l’humanité à une époque où l’environnement n’était qu’une question périphérique pour les dirigeants politiques.”Footnote 118
De plus, alors que les traités internationaux de droits de l’homme ont pour destinataires directs les États, le recours à la soft law permet d’assurer l’“opposabilité” de ces droits à Monsanto.Footnote 119 Ceci explique que les Principes directeurs relatifs aux entreprises,Footnote 120 texte de soft law, soient au cœur de l’avis: les entreprises “devraient,” conformément à ces Principes, respecter les droits humains, éviter d’y porter atteinte et remédier aux incidences négatives sur ces droits dans lesquelles elles ont une part.Footnote 121 Animé par un souci de transparence, le Tribunal précise que ces Principes “ne sont pas à proprement parler contraignants conformément au droit international.” Toutefois, il ajoute aussitôt, que ces principes ne créent pas d’obligations juridiques internationales nouvelles et qu’ils permettent surtout d’identifier les conséquences des normes et pratiques existantes pour les États et les entreprises.Footnote 122 De plus, ils correspondent, selon le Tribunal, aux “attentes normatives de la société.”Footnote 123 Cette notion n’est pas sans rappeler celle d’“attentes légitimes” dont peuvent se prévaloir les investisseurs en droit international économique: le Tribunal la transpose ici au champ des droits de l’homme au bénéfice de la personne humaine.Footnote 124
Le Tribunal Monsanto s’appuie également sur les travaux des rapporteurs spéciaux des Nations UniesFootnote 125 ainsi que sur les observations générales des comités de contrôle des conventions de droits de l’homme de l’ONU.Footnote 126 Ces observations et rapports apparaissent comme des instruments de renforcement, voire d’”élargissement” des droits de l’homme.Footnote 127 Ils permettent au Tribunal d’affirmer notamment que le droit à un environnement sain englobe des “acquis normatifs” tels que “l’obligation de protéger l’environnement contre les dommages causés par le secteur privé” mais aussi “la non-régression,”Footnote 128 principe émergent en droit international qui confère aux règles environnementales un caractère intangible.Footnote 129 En se faisant ainsi l’écho des travaux des organisations internationales, le Tribunal participe à leur diffusion auprès du grand public. Réciproquement, l’autorité attachée à ces rapports et observations — qui peuvent se prévaloir du label “Nations Unies” et donc d’une certaine considération interétatique — contribue à asseoir les positions du Tribunal qui est, pour sa part, issu de la société civile. Il existe de la part de celle-ci une volonté d’interaction, plus que d’opposition, avec les institutions interétatiques.
LES COMPORTEMENTS DE MONSANTO FACE AUX LACUNES DU DROIT INTERNATIONAL PÉNAL
Si pour le Tribunal, les activités de Monsanto ont un impact négatif sur les droits de l’homme, ses conclusions sont plus nuancées lorsqu’il se prononce sur les comportements de l’entreprise à l’aune du droit international pénal. Lors de la guerre du Vietnam, dans le cadre de l’opération “Ranch Hand,” Monsanto a fourni à l’armée américaine, à partir de 1962, l’Agent Orange, un défoliant chimique qui “a été pulvérisé sur les forêts vietnamiennes afin de détruire l’habitat et l’abri naturel du Vietcong et des troupes nord-vietnamiennes.”Footnote 130 L’utilisation de ce produit a eu de graves conséquences sur la santé et la vie humaines (malformations, décès) ainsi que sur l’environnement.Footnote 131
Selon le Statut de la Cour pénale internationale, constituent, notamment, des crimes de guerre l’atteinte grave à la santé, l’homicide intentionnel ou encore “le fait de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causera incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil ou des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu”Footnote 132 en cas de conflit armé international. Sont sanctionnés non seulement la commission de ces crimes mais également le fait de les faciliter en y apportant son concours et en en fournissant les moyens.Footnote 133
Si les actions de Monsanto durant la guerre du Vietnam semblent a priori faire écho à ces dispositions, plusieurs raisons expliquent que le Tribunal n’ait pas conclu de manière définitive à la complicité de crimes de guerre. Ces raisons sont d’abord d’ordre factuel: “Aucun élément de preuve pertinent” ne lui a été présenté,Footnote 134 comme l’explique le Tribunal. Les juges, en effet, n’ont pas été convaincus par les considérations avancées à cet égard par l’“avocat” des victimes, Maogato Jackson,Footnote 135 les estimant insuffisantes; celui-ci n’est pas parvenu à démontrer dans sa “plaidoirie” la livraison effective par Monsanto de matériaux de guerre à l’armée des États-Unis, en particulier de l’Agent Orange à partir de 1962. Dans ces conditions, le Tribunal n’a pas été mesure de “formuler une conclusion définitive”Footnote 136 sur la question. Preuve en est ainsi que, contrairement à ce que Monsanto a pu soutenir,Footnote 137 les conclusions du Tribunal n’étaient pas écrites d’avance.
Ces raisons sont, ensuite, d’ordre juridique. D’une part, à l’époque des faits, le Statut de Rome n’avait pas encore été adopté. Certes, en 1962, les Conventions de Genève de 1949 étaient déjà en vigueur, en particulier la Convention IV relative à la protection des personnes civiles;Footnote 138 cette convention, qui sanctionne les atteintes à la vie ou à l’intégrité corporelle,Footnote 139 a été ratifiée par les États-Unis en 1955.Footnote 140 Toutefois, le Tribunal ne souhaite pas, semble-t-il, s’engager dans la voie de ces conventions et préfère s’en tenir au texte de référence qu’est, pour l’opinion publique internationale, le Statut de la Cour pénale internationale.
D’autre part — et c’est la seconde raison expliquant les réserves du Tribunal — les auteurs des crimes supranationaux doivent être des personnes physiques: il n’existe pas de responsabilité internationale pénale des personnes morales, en particulier des entreprises telles que Monsanto. Le Tribunal déplore cette lacune et encourage à une révision du Statut de Rome, allant jusqu’à préciser dans quels articles une telle disposition pourrait être insérée, à savoir les articles 27 et 28.Footnote 141
Même s’il s’abstient de se prononcer sur la complicité de crimes de guerre de Monsanto, le Tribunal ne renonce pas pour autant à émettre un avis sur la pertinence de certains arguments juridiques qui ont pu être développés devant les juridictions nationales: la justice des peuples se fait juge de la justice étatique. Du point de vue du Tribunal, “l’argument bien connu visant à expliquer que l’Agent Orange a été utilisé par les forces armées américaines comme herbicide pour défolier les forêts et non pas “directement” comme une arme contre les populations n’est pas recevable”: dès lors que les autorités américaines savaient, ou auraient dû savoir, que l’utilisation de l’Agent Orange causerait d’immenses dommages aux populations et à l’environnement, la distinction faite entre l’utilisation directe ou indirecte d’une arme perd tout fondement.Footnote 142 L’article 30 du Statut de la Cour pénale internationale confirme cette interprétation: le crime doit être “commis avec intention et connaissance” selon cet article sachant que cette condition est remplie dès lors que la personne était consciente que la conséquence criminelle pouvant advenir de son comportement.Footnote 143
Les conclusions du Tribunal concernant l’écocide sont, elles aussi, nuancées et conditionnelles: “Si le crime d’écocide était reconnu dans le cadre du droit pénal international, ce qui n’est pour l’instant pas le cas, les activités de Monsanto pourraient constituer un crime d’écocide.”Footnote 144 Dans le monde, une dizaine d’États reconnaissent et punissent ce crime en tant que tel dans leur droit national.Footnote 145 Tel est le cas du Vietnam,Footnote 146 pour des raisons historiques bien compréhensibles, mais également de la RussieFootnote 147 et d’autres pays de l’ex-URSS.Footnote 148
L’ordre juridique international, en revanche, ne réprime que partiellement et indirectement l’écocide.Footnote 149 En période de conflit armé, les dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel peuvent à certaines conditions, comme indiqué ci-dessus, constituer un crime de guerre.Footnote 150 Dans le même sens, certaines atteintes à l’environnement peuvent, en temps de paix comme de conflits, être qualifiées de crime contre l’humanité si elles constituent des persécutions et ont pour cadre une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile.Footnote 151 Si ces atteintes visent, en outre, à soumettre intentionnellement un groupe national, ethnique, racial ou religieux, “comme tel,”Footnote 152 à des conditions d’existence devant entraîner, “en tout ou en partie,”Footnote 153 sa destruction physique, elles seront alors punies au titre du génocide.Footnote 154
Le droit international, en revanche, ne réprime pas de manière autonome l’écocide. L’idée de punir les crimes contre l’environnement les plus graves a pourtant été évoquée à plusieurs reprises. En 1986, déjà, la Commission du droit international de l’ONU a cherché à incriminer “toute atteinte grave à une obligation internationale d’importance essentielle pour la sauvegarde et la préservation de l’environnement humain” dans son projet de Code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.Footnote 155 Mais les dissensions entre États sur la question étaient telles que l’idée a finalement dû être abandonnée. Le concept d’écocide, parce qu’il fait image, a toutefois contribué à populariser ces dernières décennies ce projet d’incrimination: de la même manière que détruire un groupe humain “comme tel”Footnote 156 est puni par le droit international (génocide), la destruction comme tel de notre terre-mère, notre maison (éco/ oîkos en grec),Footnote 157 devrait désormais être considérée comme un crime supranational (écocide).
L’écocide n’est pas une infraction environnementale “ordinaire” ou “banale”; sa caractéristique principale est son exceptionnelle gravité. C’est là que réside la principale difficulté de l’entreprise: comment définir et apprécier cette gravité et cette exceptionnalité? Et l’acte répréhensible devra-t-il être intentionnel ou couvrira-t-il aussi les négligences? Dans le champ du droit pénal, plus encore que dans les autres branches juridiques, la précision juridique revêt une importance fondamentale. De la même manière que le crime contre l’humanité se manifeste par des actes matériels tels que le meurtre, la déportation, la torture ou le viol, l’écocide pourrait se concrétiser par des actes précis et déterminés tels que la pollution massive de l’air ou de l’eau ou encore l’extermination d’une espèce de faune ou de flore.Footnote 158 Reste qu’une réflexion sur l’élément moral (ou psychologique) s’impose. En effet, nombre d’auteurs préconisent de limiter l’écocide aux actes à caractère intentionnel.Footnote 159 Cette approche est en phase avec l’article 30 précité du Statut de la Cour pénale internationale selon lequel les actes matériels doivent être commis avec intention et connaissance. Pour autant, l’exclusion des actes par négligence ou imprudence réduirait considérablement la portée et l’intérêt de la future incrimination internationale. De ce point de vue, se pose la question de la prise en compte, dans certains cas, de l’écocide “par imprudence,” c’est-à-dire d’hypothèses d’actes non intentionnels entraînant des conséquences particulièrement graves. Toute la difficulté sera alors de déterminer dans quelles conditions le seuil exceptionnel de gravité attaché classiquement aux crimes supranationaux est atteint dans ce types d’hypothèses.Footnote 160
Le Tribunal Monsanto prend acte du caractère lacunaire du droit international pénal: si celui-ci a “commencé à intégrer les atteintes environnementales dans les infractions les plus graves,” “des vides juridiques demeurent en matière de protection de l’environnement.”Footnote 161 La distinction ainsi établie par le Tribunal entre le droit international de lege lata et de lege ferenda tranche avec les raisonnements classiques des tribunaux d’opinion bien souvent enclins à considérer comme acté un droit en devenir.Footnote 162 La transparence du Tribunal a une visée didactique: il cherche à informer le grand public de l’état du droit, tout en leur signalant le chemin qu’il reste à parcourir pour que les crimes contre l’environnement les plus graves soient réprimés. De l’avis du Tribunal, en effet, “le temps est venu de proposer la création d’un nouveau concept juridique pour le crime d’écocide et de l’intégrer dans une future version amendée du Statut de Rome”;Footnote 163 la responsabilité civile mais également pénale des entreprises pour ce crime doit être reconnue.Footnote 164 Le Tribunal propose lui-même quelques éléments de définition de l’écocide en indiquant tant ce qu’il est que ce qu’il n’est pas. L’écocide est la “dévastation et la destruction visant à endommager ou détruire l’écologie de zones géographiques au détriment de toute forme de vie, qu’elle soit humaine, animale ou végétale”Footnote 165 selon la définition qui en a été donnée par le botaniste Arthur Galston, inventeur de l’Agent Orange qui, dès 1972, appelait de ses vœux un nouvel accord international visant à interdire ce crime.Footnote 166 En revanche, le Tribunal indique avec une certaine fermeté qu’il “n’assimile en aucun cas le crime d’écocide à toute autre forme de génocide considérée dans le Statut de Rome et la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.”Footnote 167 En d’autres termes, si l’écocide mérite de faire l’objet d’une incrimination propre, il ne peut, en revanche, être réprimé du chef de génocide, interprétation qui est tout à fait conforme au droit international positif.
De l’avis du Tribunal, la criminalisation autonome de l’écocide se justifie dans la mesure où la protection de l’environnement apparaît comme une “valeur fondamentale” “en tant que facteur indispensable à la vie sur terre et au bien-être de l’humanité.”Footnote 168 A cet égard, ériger l’écocide en crime constitue une expression du principe de l’ultima ratio selon lequel il convient de recourir à la responsabilité pénale lorsque les moyens non-juridiques ainsi que les autres voies juridiques n’ont pas été suffisants pour arrêter les conduites en cause.
Si la protection de l’environnement tend, il est vrai, à être considérée comme une valeur essentielle en droit international,Footnote 169 la criminalisation de l’écocide et, plus particulièrement sa prise en compte dans le Statut de la Cour pénale internationale, fait toutefois l’objet, de la part de certains auteurs, de réserves ou critiques. Il a ainsi été avancé que la poursuite de tels crimes devant la CPI serait d’une efficacité limitée dans la mesure où, d’une part, la Cour a un pouvoir d’expertise restreint en matière environnementaleFootnote 170 et où d’autre part, celle-ci ne pouvant prononcer que des peines d’emprisonnement ou des amendes,Footnote 171 elle n’a pas le pouvoir d’exiger une remise en l’état de l’environnement. Or, dans ce domaine, la justice punitive présente des limites et doit être complétée par la justice restaurative.Footnote 172 Par ailleurs, face à la dégradation de l’environnement, des outils économiques pourraient également être davantage exploités.Footnote 173
Les partisans de la criminalisation des atteintes à l’environnement, cependant, font valoir à juste titre que nombre de voies juridiques et économiques ont d’ores et déjà été explorées pour protéger l’environnement et qu’elles ont montré leurs limites. Parce que “seul le droit pénal combine force répressive et valeur expressive,”Footnote 174 la criminalisation apparaît légitime. Par ailleurs, si la création d’une Cour mondiale de l’environnement présente de nombreux avantages et constitue, très probablement, une voie plus adaptée que l’ajout d’un article relatif à l’écocide dans le Statut de la Cour pénale internationale,Footnote 175 cette dernière juridiction a le mérite d’exister, ce qui, d’un point de vue pratique, constitue une considération décisive: même si un tel ajout sera grevé de nombreux obstacles, il apparaît davantage réalisable à court et moyen terme que la création d’une nouvelle juridiction internationale lorsque l’on sait le temps qui a été nécessaire pour parvenir à établir la CPI elle-même.
Un ordre juridique international à rééquilibrer
Alors que la mission qui lui avait été confiée consistait à apprécier les comportements de Monsanto au regard des droits humains et environnementaux, le Tribunal propose, en outre, dans son avis des mesures visant à rééquilibrer l’ordre juridique international. Il est nécessaire, de son point de vue, de combler “le fossé grandissant entre le droit international des droits de l’homme et la responsabilité d’entreprise.”Footnote 176 En formulant ces propositions, le Tribunal se détache du rôle traditionnel du juge national ou international, gardien du temple dont la fonction est de “dire le droit” et s’érige en architecte de l’ordre juridique international.Footnote 177 Il retrouve ainsi le rôle plus classiquement dévolu à la société civile, à savoir identifier les “besoins normatifs,”Footnote 178 formuler une “demande de Droit”Footnote 179 et donner l’impulsion à la création de la norme juridique. Contrairement aux avis de la CIJ, celui du Tribunal Monsanto ne comporte d’ailleurs pas d’opinions séparées ou dissidentes: sa finalité est de délivrer un message unique et cohérent. Pour rééquilibrer un droit international marqué par une asymétrie croissante entre les droits des sociétés multinationales et leurs obligations, le Tribunal propose deux mesures de réorientation, à savoir d’une part, hiérarchiser l’ordre juridique international et, d’autre part, faire des entreprises des débiteurs directs des obligations internationales découlant des droits de l’homme.
HIÉRARCHISER L’ORDRE JURIDIQUE INTERNATIONAL
La première orientation proposée par le Tribunal consiste à hiérarchiser, à “verticaliser” l’ordre juridique international. Celui-ci, contrairement aux ordres juridiques nationaux, est décentralisé: il repose sur l’égale distribution de la souveraineté entre États et obéit dès lors à une logique horizontale. Dans ce contexte, les règles juridiques internationales sont équivalentes entre elles: ni l’objet des règles internationales, ni le nombre d’États qui ont concouru à leur formation ne permettent, traditionnellement, de les hiérarchiser.Footnote 180 C’est pourquoi, dans la logique du droit international classique, les droits humains ou environnementaux ne prévalent pas sur les règles internationales relatives au commerce ou à l’investissement.
Par ailleurs, des juridictions ou quasi-juridictions d’une grande efficacité ont été créées en droit international économique. Ces juridictions sont appelées à trancher des litiges mêlant à la fois des enjeux économiques et des considérations environnementales, sociales ou sanitaires. Tel est le cas de l’Organe de règlement des différends: il applique à titre principal les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui ne réservent qu’une place limitée aux droits humains et environnementaux.Footnote 181 De même, les tribunaux privés devant lesquels les investisseurs étrangers peuvent porter leur différend avec un État sont amener à “arbitrer des conflits opposant les droits de l’homme au droit relatif au commerce et aux investissements”; or, “c’est là un rôle que ces tribunaux sont, dans le meilleur des cas, bien mal en mesure de tenir étant donnés les conflits d’intérêts permanents et autres défauts structurels propres à ces cadres juridiques,”Footnote 182 déplore le Tribunal Monsanto. Contrairement aux règles économiques, les droits humains et environnementaux ne bénéficient pas d’un support institutionnel à leur mesure: il existe un “désalignement institutionnel fondamental.”Footnote 183 Selon le Tribunal, les responsabilités d’entreprises telles que Monsanto en matière sociale, sanitaire ou environnementale ne sont pas à la mesure des droits qui leur sont conférés par les accords commerciaux ou d’investissement.
C’est pourquoi, de l’avis du Tribunal, la primauté des droits de l’homme et des droits environnementaux doit être affirmée. À cette fin, il propose de s’appuyer sur le droit impératif qui “concerne uniquement les droits humains et non commerciaux.”Footnote 184 Il est vrai que le jus cogens tranche avec la logique classique du droit international d’équivalence normative absolue: il “repose sur une conception hiérarchique des rapports entre les normes cardinales et les autres.”Footnote 185 Néanmoins, il demeure aujourd’hui sous-utilisé. Ceci explique peut-être que le Tribunal ait cru nécessaire de s’extraire des strictes analyses juridiques pour s’en remettre à des considérations philosophiques kantiennes, en précisant que la protection de l’environnement est un “impératif catégorique.”Footnote 186
ÉRIGER LES ACTEURS NON ÉTATIQUES EN DÉBITEURS DIRECTS DES DROITS DE L’HOMME INTERNATIONAUX
La seconde mesure préconisée par le Tribunal consiste à durcir et à renforcer les obligations internationales des acteurs non étatiques, en particulier des sociétés multinationales, en matière de droits humains et environnementaux.Footnote 187 Pour ce faire, il serait nécessaire de les considérer comme des débiteurs directs des obligations découlant des droits de l’homme reconnus dans les conventions internationales. En droit positif, seuls les États sont visés par ces traités et leurs mécanismes de contrôle, en particulier dans le cadre des “plaintes” déposées par les individus.Footnote 188 Certes, l’effet horizontal des conventions internationales de droits de l’homme, c’est-à-dire leur application aux relations privées, n’est pas totalement inexistant: la violation d’un de ces droits par un acteur non étatique peut être sanctionnée; toutefois, c’est la responsabilité de l’État qui est alors mise en cause en raison de sa passivité, voire de son aide, face à ladite violation et non celle de l’acteur non étatique. L’effet horizontal est ainsi seulement indirect.Footnote 189 Pour justifier l’absence d’effet horizontal direct, il est classiquement avancé que les traités de droits de l’homme ne sauraient “se substituer au droit civil ou pénal national.”Footnote 190 Dans un contexte de globalisation, cependant, cette justification traditionnelle tend à s’étioler et face aux limites du droit international, la responsabilité sociale/sociétale des entreprises (RSE) s’est développée. Des sociétés, notamment multinationales, ont volontairement intégré des préoccupations sociales et écologiques à leurs activités commerciales. En matière de RSE, toutefois, la norme internationale de soft law Footnote 191 et l’autorégulation prévalent.Footnote 192 Certes, la RSE n’est pas totalement dépourvue d’effets en droit: un juge national peut, par exemple, s’appuyer sur la notion d’usage pour consacrer un standard de comportement basé sur la RSE dont l’inobservation constituera une faute.Footnote 193 Mais ce durcissement de la RSE reste l’exception, non la règle.
En outre, les engagements pris peuvent être particulièrement vagues, sinon ambivalents. La “Politique de Droits de l’Homme” de Monsanto en constitue une illustration. S’agissant du travail des enfants, elle prévoit que “Monsanto ne tolérera aucune forme d’exploitation du travail des enfants, telle que définie dans la Convention de l’Organisation internationale du travail n° 182, à l’article 3 (les pires formes de travail des enfants)” mais elle ajoute: “Nous respecterons le droit local, régional et national concernant l’emploi des mineurs” et “dans ces situations où les mineurs peuvent être légalement employés, nous ferons en sorte de nous assurer que cet emploi n’interfère pas avec les opportunités d’éducation des enfants.”Footnote 194 En d’autres termes, ce “code de bonne conduite” valide le travail des enfants dès lors que le droit local l’autorise; Monsanto ne s’engage pas à ce que les enfants salariés soient scolarisés; il s’engage seulement à ne pas leur faire manquer l’opportunité de l’être. L’ambivalence de ce type de codes a été pointée du doigt à l’occasion des “plaidoiries” devant le Tribunal Monsanto: ils permettent aux entreprises de se dire “responsables pour séduire” tout en échappant, sauf exceptions,Footnote 195 à la sanction du juge.Footnote 196 Il a été suggéré, non pas de considérer que la RSE ferait peser sur les entreprises une présomption de responsabilité, mais du moins qu’elle pourrait influer sur l’appréhension de celle-ci par le juge national; en d’autres termes, il faut “durcir la RSE impliquant recours devant autorité ayant pouvoir de sanction.”Footnote 197 Pour sa part, le Tribunal insiste surtout sur l’obligation qui devrait peser sur les entreprises de mettre en place des procédures de due diligence (diligence raisonnable) en matière de droits de l’homme de manière à “identifier leurs incidences sur [ces droits …], prévenir ces incidences et en atténuer les effets, et rendre compte de la manière dont elles y remédient.”Footnote 198 La société civile en appelle ainsi à un droit “dur,” un droit adopté par les États, soit à une approche particulièrement classique de la norme juridique.Footnote 199
Le Tribunal Monsanto contribuera-t-il à faire évoluer le droit international positif?Footnote 200 Sans aucun doute, ce “procès” initié par des “citoyens du monde” ne peut qu’écorner l’image de Monsanto: la technique du “name and shame” pourrait s’avérer efficace dans un monde où les entreprises recourent de plus en plus au greenwashing. Pour le reste, les effets de l’avis ne pourront s’apprécier qu’à long terme et probablement seront-ils indirects. Une fois l’avis présenté par les “juges,” son sort est entre les mains de ses destinataires, en particulier du Comité des droits de l’homme des Nations Unies et de la CPI auxquels il a été transmis.Footnote 201
L’un des buts de cet avis est surtout de sensibiliser l’opinion publique aux pratiques d’entreprises telles que Monsanto et de mettre en exergue leurs conséquences sur les droits de l’homme. L’“espace judiciaire non-gouvernemental”Footnote 202 — et le Tribunal Monsanto n’échappe pas à cette règle — est un “espace public,”Footnote 203 un espace dans lequel la justice est à la fois publique et publicisée et où il n’y a point de huis clos.Footnote 204 À ce titre, il est révélateur qu’en parallèle des audiences du Tribunal ait été organisé ce qui a été nommé “l’Assemblée des peuples.” Dans le cadre de cette Assemblée, des conférences et des ateliers portant, notamment, sur le droit à l’information et le droit à l’environnement ont été proposés.Footnote 205
Le Tribunal vise également à fournir des “outils juridiques” aux futures victimes de Monsanto ou d’autres sociétés multinationales de même nature.Footnote 206 Il a pour ambition de constituer un lieu d’empowerment pour les citoyens en leur donnant les clés pour comprendre les données du problème et en leur indiquant les règles dont ils peuvent revendiquer l’application.Footnote 207 Le “simili-procès”Footnote 208 a ainsi vocation à déboucher sur des “vrais” procès.Footnote 209 De ce point de vue, ce tribunal pourrait bien être l’antichambre d’évolution du droit international. De plus, en jugeant Monsanto, il prépare les esprits au principe d’une responsabilité internationale des sociétés multinationales. Il resserre également l’étau autour des États souverains qui, à plus ou moins long terme, seront contraints d’examiner plus avant l’opportunité de réprimer dans l’ordre juridique international le crime d’écocide. Les affaires en matière environnementale tendent à se multiplier, y compris entre les États eux-mêmes: on se souvient qu’en 2008, la CIJ a été saisie d’une affaire d’épandage aérien d’herbicide à la frontière entre l’Équateur et la Colombie; si cette affaire a été classée en 2013 à la suite d’un accord entre les deux pays,Footnote 210 elle révèle néanmoins des tensions toujours plus vives sur ces questions. Pour que l’écocide puisse être réprimé, il serait nécessaire de réformer le Statut de la Cour pénale internationale. Récemment, cette juridiction a émis des signaux en ce sens: dans son document de Politique générale relatif à la hiérarchisation des affaires, le bureau du Procureur précise qu’il s’intéressera particulièrement aux crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocides impliquant “des ravages écologiques, l’exploitation illicite de ressources naturelles ou l’expropriation illicite de terrains.”Footnote 211 Cela ne signifie nullement que la CPI sera désormais compétente pour connaître du crime d’écocide en soi; seuls les “écocides” constitutifs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocides peuvent être jugés. Pour que la Cour puisse s’intéresser à l’écocide en tant que crime autonome, il faudrait amender son statut, ce qui impliquerait de parvenir à un consensus ou de recueillir au préalable l’accord de la majorité des deux tiers des États parties à la CPI.Footnote 212 Comme indiqué ci-dessus, un tel projet sera difficile à mettre en oeuvre. Toutefois, la société civile internationale — ou du moins certains de ses acteurs — sait susciter ces situations irréversibles “qui rendent impossibles certaines prises de position par les États.”Footnote 213 L’avis, qui a été médiatisé, produira, à tout le moins, des effets psychologiques: il confortera le “sentiment de la règle,”Footnote 214 sinon le besoin de la règle. En créant ce type de tribunal, il s’agit surtout de prendre date devant l’histoire, de faire l’histoire: le verdict sera “la vérité devenue.”Footnote 215