Et si, par leur conquête fulgurante de l’Afghanistan depuis le retrait des forces américaines achevé le 30 août 2021, les Taliban avaient gagné la guerre par le droit? Pour comprendre ces institutions peu connues que sont les tribunaux Taliban, il faut lire l’analyse nourrie d’une connaissance fine du terrain qu’offre le socio-politiste Adam Baczko dans son récent ouvrage, La guerre par le droit. En s’appuyant sur des enquêtes de terrains menées entre 2010 et 2016 auprès de justiciables, juges et combattants Taliban, de même que des représentants des forces occidentales, l’auteur nous propose des réflexions novatrices sur la place du droit civil en temps de guerre. Cette lecture nous permet d’explorer comment le droit, porté par des juges “va-nu-pieds en motocyclette,” peut produire un ordre normatif dans une société plongée dans des décennies de guerre civile.
En détaillant la genèse, l’évolution et les politiques juridictionnelles de chaque camp, Baczko met en évidence une guerre absurde de part en part d’être menée au titre de la primauté du droit et d’aller de désordres en irrégularités — guerre idéologique et asymétrique, saturée d’aveuglements réciproques, et bien sûr embourbée par des états de fait tragiques. Dans la première partie, on apprend que le pluralisme de l’offre juridique détaillée par Baczko produit une incertitude extrême quant à l’état du droit en Afghanistan. Le flou juridique décrit par Baczko est peu étonnant lorsque l’on sait que la question du cadastre, en particulier, n’a jamais été résolue en Afghanistan, pays où près de la moitié des décisions de justice concernent des conflits fonciers.Footnote 1 Il faut aussi prendre en considération le système politique et judiciaire construit par les occidentaux au nom de la reconstruction d’un État “failli,” étant supposé ramener l’état de droit.
Dans la deuxième partie, on apprend ce que l’auteur définit comme la guerre par le droit. Écartés du pouvoir en 2001 dans un pays qu’ils gouvernaient depuis 1996, les Taliban ont voulu perpétuer leur légitimité politique en “faisant justice” dans les campagnes. C’est par l’exercice d’une justice efficace et accessible, prévisible, implacable mais plus équitable que celle des autorités gouvernementales, que les Taliban sont parvenus à gagner la confiance de la population rurale et à réinstaller un système juridique fondé sur la légitimité religieuse. Bref, ces militants d’Allah ont appris à administrer la justice sur le tas, afin de “gagner les cœurs et les esprits” de la population.
Flou juridique, accaparement foncier et corruption étatique
Depuis plus de quarante ans, une dizaine de régimes se sont succédés en Afghanistan, établissant des systèmes juridiques différents, voire contradictoires. Des communistes cherchant à redistribuer les terres aux paysans, aux Taliban profondément conservateurs qui cherchent à revenir à un passé imaginaire, l’incertitude juridique s’est ainsi établie comme norme en Afghanistan aux cours des décennies.
Mais c’est surtout avec l’arrivée de l’intervention occidentale qu’émergera un nouveau fléau: celui de la corruption systématique au niveau de l’État. Quand les occidentaux nomment Hamid Karzaï à la tête du gouvernement afghan en 2001, celui-ci déclare, d’un seul coup, toutes les terres qui n’ont pas de titre de propriété comme terres d’État.Footnote 2 Effectivement, 80 pour cent des terres du pays se verront décerner ce statut juridique, assujetties aux pots-de-vin entre les instances régionales et municipales. Les autorités du régime étatique vont profiter de l’aveuglement des forces occidentales pour accaparer des terres, tant publiques que privées, avec impunité.
En parallèle à cette haute incertitude juridique sur le statut de propriété, les Afghans sont confrontés à des juges étatiques corrompus, qui confondent justice et vente aux enchères. Outre l’existence de plusieurs régimes légaux contradictoires, la propriété des terres est en pratique moins garantie par la titrisation, le cadastre ou quelconque loi, que par le statut social au sens coutumier. “Les cas récurrents sont les conflits d’héritage à la suite du décès du propriétaire d’une parcelle. Les personnes qui revendiquent la terre vont alors se tourner vers différentes autorités juridiques qui vont prendre des décisions contradictoires, souvent partiellement appliquées,” rapporte Baczko.Footnote 3 Dans ce domaine qui concentre la plupart des litiges, les Taliban se sont efforcés de “stabiliser la propriété,” mais eux aussi ont dû souvent s’incliner devant la force des commandants — lesquels se sont approprié des terres et parfois des mines.
Les tribunaux Taliban: respectés, efficaces et impartiaux
Tandis que la coalition internationale a mis sur pied un système judiciaire gangréné par la corruption, tout en imposant un ordre juridique étranger à la société afghane, les Taliban offraient à la population villageoise un système juridique adapté à ses coutumes ancestrales. L’auteur rapporte, à travers des témoignages, comment dans les villages ces clercs sévères mais impartiaux, efficaces et mobiles, se distinguent d’entrée de jeu par leur accessibilité de même que leur légitimité religieuse. Se disant justes, les juges Taliban se montrent accessibles, alors que leur précarité les rapproche des paysans: “ils sont parmi nous” et tiennent un discours intelligible, rapporte Baczko.Footnote 4 Bref, un Afghan illettré d’un milieu rural sera plus aisé à s’informer auprès d’un ouléma sur la charia que d’un avocat urbain à propos du droit étatique: les vieilles tensions entre citadins et ruraux d’Ibn KhaldûnFootnote 5 (on peut regretter que l’auteur n’y ait pas recours) ont préservé leur pertinence historique dans ce pays.
Détail historique important, Baczko nous rappelle qu’en réaction à la sécularisation forcée des Soviétiques et de leurs suppôts communistes, une grande partie de la population rurale était déjà favorable à l’instauration d’une forme de charia. Des juges formés dans les madrassas au droit islamique situées à la frontière afghano-pakistanaise ont pu ainsi acquérir les compétences et connaissances nécessaires pour être reconnus dans les villages. Les oulémas Taliban ont pu établir et disciplinariser un ordre féodal dont les hiérarchies avaient été ébranlées par des décennies de guerre civile. Pour y parvenir, ils se sont efforcés de garantir ces deux piliers que constituent la propriété privée et la domination patriarcale. L’une et l’autre perpétuent le conservatisme des Taliban.
Mais c’est surtout en limitant la corruption que les tribunaux Taliban se distingueront, en adoptant des mesures rudimentaires comme la mise en place d’un système de rotation des juges tous les six mois.Footnote 6 En priorisant le respect des procédures, l’impartialité des juges et la mise en force des décisions, les juges Taliban se présentent comme une des rares sources de prévisibilité dans le quotidien des Afghans en région. Au contraire des juges du gouvernement, l’administration de la justice par les Taliban est perçue comme plus avantageuse et plus abordable par une population souvent illettrée et pauvre. En dépit de la terreur qu’ils soulèvent, ces tribunaux mobiles sont reconnus en ceci surtout qu’ils s’opposent trait pour trait à celle des procédures du régime étatique. Baczko souligne l’éloignement tant physique que culturel des cours étatiques, l’extranéité insensée des référentiels entre ceux-ci, la vénalité des avocats et des juges en particulier, l’arbitraire, la lenteur et le coût des procédures.
La production d’un ordre social par le droit
La troisième partie de l’ouvrage reflète la synthèse de l’approche sociologique du droit qu’adopte l’auteur. Pour parvenir à gagner la “guerre par le droit,” les Taliban ont dû offrir des solutions crédibles à un pays où les conflits sont multiples et générateurs de violence. Par nécessité, les tribunaux Taliban ont été amenés à se bureaucratiser et même à s’accorder avec des normes internationales qui leur conviennent, tout en leur donnant un vernis islamiste. Ils ressuscitent à cet effet une organisation hiérarchique et centralisée (comités judiciaires, commissions militaires, cour suprême) qui se veut exemplaire au sens religieux; un ordre dont l’intégrité est néanmoins garantie par la surveillance et la rotation des juges.
Selon Baczko, on ne s’explique pas l’ascension et la persistance des Taliban en Afghanistan si l’on ne s’intéresse pas en priorité aux traditions juridiques qui les définissent comme militants et les mobilisent comme groupe; il ne faut pas occulter non plus, à l’arrière-plan, les codes coutumiers qui régissent les zones rurales. La guerre en Afghanistan a été faite par et pour le droit; un droit pluriel, vaincu en revanche par des guerres qui ont fini par discréditer l’idée même de loi. C’est ce que démontre Adam Baczko dans cet ouvrage.
Relativisons néanmoins ce succès des Taliban qui n’en tirent pas un soutien populaire dans le sens électoral du terme. D’une part, ce n’est pas leur popularité qui a amené les Taliban au pouvoir, mais l’incurie d’un régime jointe à sa facticité néocoloniale et les perversions du patrimonialisme (népotisme et clientélisme, corruption et fraude systématique). Il faut également y voir la trace d’un ordre juridique qui exige une application littérale du Coran et des haddits du Prophète, contribuant avant tout à l’ascension sociale des clercs.
D’autre part, n’oublions pas qu’il s’agit d’un système rendant une justice d’une violence particulière, notamment à l’égard des femmes. Ce que Baczko considère comme une reconquête de la société afghane par le droit civil ne doit pas masquer la barbarie pénale de ce groupe parfois quelque peu édulcoré à travers son ouvrage. L’application de la peine de mort (par lapidation le plus souvent ainsi que par des mutilations) caractérise la réputation fortement genrée de la justice des Taliban,Footnote 7 ce que Baczko explique, brièvement dans le dernier chapitre, par deux expressions: “ordre moral” et “domination patriarcale.”Footnote 8 Reflétant l’état de la société entre 1996 et 2001, le statut des femmes réduites à l’inexistence sociale en Afghanistan (interdites d’école et d’emplois, vêtues du chador, accompagnées en public pour tout déplacement, lapidées en cas d’adultère démontré) souligne les limites de ce narratif de reconquête par le droit. Reste à observer, dans les mois qui suivent, comment les tribunaux Taliban, si efficaces au civil, pourront appliquer un droit pénal plus mesuré — ce qui serait néanmoins la marque d’une internationalisation du droit qu’appelle de ses vœux l’auteur, alors que le nouvel émirat islamique est en quête de reconnaissance par la communauté internationale. Telle est la conclusion ambivalente de cet ouvrage sur une société afghane, certes fragilisée par la guerre, mais aussi jeune, mondialisée, présentement en famine inter alia, où survit également une branche locale du groupe Daesh.