Introduction
Évoquer la problématique de la détermination de l’objet du différend et de la compétence ratione materiae dans le contentieux des mesures conservatoires devant la Cour internationale de Justice (CIJ) revient à soulever la question de cette compétence sur le fondement de l’objet sur lequel porte le différend. Or, la détermination par la cour de l’objet du différend n’est pas tâche aisée si l’on tient compte du fait que celle-ci reste par principe conditionnée par le consentement des parties à sa juridiction, quel qu’en soit le fondement juridique (compromis, traité, clause facultative de juridiction obligatoire). Au surplus, le consentement à la juridiction de la cour ne préjuge en rien de celui portant sur l’objet du différend qui est fonction du fondement juridique duquel la cour tire sa juridiction. En effet, la conjugaison des modalités d’activation de la juridiction de la cour et les actes des parties au différend sont à prendre en compte dans la détermination de l’objet du différend.
Ainsi, au titre de la technique conventionnelle, et plus précisément la formule de la clause compromissoire insérée dans les traités liant les parties,Footnote 1 la détermination de l’objet du différend semble inextricablement liée à la compétence ratione materiae de la CIJ dans le contentieux des mesures conservatoires. En effet, la cour tient cette compétence de la clause compromissoire, sur le fondement de l’article 36, paragraphe 1, du Statut de la Cour internationale de Justice (Statut de la CIJ).Footnote 2 C’est cette dernière disposition qui fonde en général les clauses compromissoires attributives de la compétence ratione materiae de la cour. À cet égard, l’article 36, paragraphe 1, opère une sorte de renvoi aux clauses compromissoires, plus spécifiques au sens où elles précisent un cadre d’application concrète de cette compétence.
Toutefois, l’intérêt du renvoi aux clauses compromissoires reste relatif, celles-ci se limitant pour la plupart à subordonner la compétence ratione materiae de la CIJ à l’objet du différend. Il en résulte une sorte d’enchevêtrement, d’interpénétration entre les deux notions: pour déterminer l’objet du différend, la cour doit être compétente pour trancher le différend, et réciproquement, le fondement de sa compétence réside dans les énonciations de l’objet du différend. Un lien direct, voire de “causalité” entre les deux notions semble en ressortir. La clause compromissoire demeure par conséquent déterminante dans l’appréhension de la compétence ratione materiae de la cour dans le contentieux des mesures conservatoires.
Ainsi posé, le cadre juridique de cette compétence semble n’appeler aucune difficulté majeure si l’on considère que sa teneur est généralement identique d’un traité à l’autre, comme le laisseraient penser la plupart des clauses attributives de compétence des traités conclus après 1945 portant sur l’attribution à la CIJ de la compétence de trancher les différends relatifs à “l’interprétation, l’application ou l’exécution” desdits traités ou de certaines de leurs dispositions.Footnote 3 Pourtant, conjuguée au pouvoir de la cour d’indiquer des mesures conservatoires sur la base de l’article 41, paragraphe 1, du Statut de la CIJ, la détermination de l’objet du différend sur la base de la clause compromissoire attributive de compétence soulève des difficultés d’interprétation qui semblent dépasser le cadre strict des clauses compromissoires pour s’étendre au droit des mesures conservatoires. Cette spécificité explique une certaine dynamique du contentieux des mesures conservatoires dont le droit, fondé sur des textes rédigés en des termes très généraux,Footnote 4 demeure pour l’essentiel un droit jurisprudentiel soumis au pouvoir d’appréciation de la cour.Footnote 5
Si son intérêt doctrinal s’est progressivement estompé depuis ces dernières décennies,Footnote 6 du fait notamment d’une certaine cristallisation des textes le régissant,Footnote 7 le droit des mesures conservatoires a toutefois connu un regain d’attention pouvant largement se justifier par la récente posture de la CIJ. Celle-ci a consisté en la volonté de la cour de mettre en œuvre un mode particulier d’exercice de son pouvoir: le suivi par elle-même des mesures indiquées, assorti d’une obligation d’information détaillée et périodique à la charge de l’État.Footnote 8 L’objet d’une telle mesure consiste à assurer l’effectivité dont les mesures conservatoires sont souvent privées.Footnote 9 De ce point de vue, cette “nouvelle donne,” si tant est qu’il s’agisse d’une, participe de la fonction de sauvegarde des droits des parties, en attendant la décision de la cour au fond, que son arrêt définitif aura à rendre en reconnaissant à l’une ou l’autre des parties ses prétentions.Footnote 10 Elle contribue également au renforcement du caractère obligatoire des mesures conservatoires, que la cour avait consacré à l’occasion de l’affaire LaGrand. Footnote 11 Mais quels qu’en soient les mérites, une telle démarche est loin d’être originale en soi, même si elle consacre la réactivation de l’article 78 du Règlement de la Cour internationale de Justice (Règlement de la CIJ),Footnote 12 disposition restée longtemps lettre morte du fait des exceptions préliminaires d’incompétence et d’irrecevabilité souvent soulevées par l’État défendeur.Footnote 13 Elle s’intègre en effet dans l’objectif général de la CIJ de faire respecter l’obligation dont s’assortissent les mesures conservatoires. Les ordonnances du 23 janvier 2020 et du 28 janvier 2021, la première indiquée à la demande de la Gambie au sujet d’allégations de graves persécutions subies par les Rohingyas au MyanmarFootnote 14 et la seconde prise à la suite du dépôt par le Myanmar d’exceptions préliminaires d’incompétence de la cour et d’irrecevabilité de la requête de la Gambie, en attestent.Footnote 15
Pour autant, le suivi de l’application des mesures conservatoires n’épuise pas l’actualité des questions que leur régime juridique soulève, encore qu’à ce stade la méthode utilisée par la CIJ devrait inviter à la plus grande prudence quant à l’effectivité escomptée de leur respect par les États à l’égard desquels ces mesures sont indiquées. Bien qu’un tel pouvoir ne soit dénué d’intérêt, la présente étude s’articulera autour d’un autre aspect du droit des mesures conservatoires qui en fait l’une de ses particularités. Si l’on se place sous l’angle de la compétence ratione materiae de la cour, il est possible de mesurer à quel point la détermination de l’objet du différend repose sur une conjugaison de son pouvoir d’appréciation des conditions d’indication des mesures conservatoires du droit de chaque partie et sa compétence ratione materiae. Deux indices cumulatifs militent en faveur de cette assertion: d’une part, la recherche par la cour du fait de savoir si les allégations du demandeur “sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de l’instrument en question,” et d’autre part “si, en conséquence,Footnote 16 le différend est de ceux dont elle pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae.”Footnote 17 L’un met en avant le pouvoir d’appréciation par la CIJ des conditions présidant à l’indication des mesures conservatoires, sur le fondement de l’article 41 du Statut de la CIJ, et l’autre s’attache aux conditions d’établissement de sa compétence ratione materiae, qu’elle tient de l’instrument dont l’application ou l’interprétation oppose les parties.
Cette perspective pose ainsi la question de la détermination par la CIJ de l’objet du différend dans l’application de son pouvoir d’appréciation et de sa compétence ratione materiae, ainsi que du contrôle qu’elle effectue à ce titre. L’interrogation appelle d’emblée quelques précisions sur le sens et l’interprétation des termes utilisés dans l’étude, afin d’éviter l’écueil des confusions. D’abord, bien que ne préjugeant pas du fond d’une affaire devant la cour, encore moins de sa compétence pour en connaître au fond, l’objet du différend n’en est pas moins lié. Déterminé en dernière analyse par la cour,Footnote 18 il concerne, au sens des clauses compromissoires, la divergence de vues quant à “l’interprétation, l’application ou l’exécution” d’un instrument international liant les parties. La CIJ l’a récemment rappelé dans son ordonnance du 16 mars 2022 dans le cadre du conflit opposant la Russie à l’Ukraine.Footnote 19 Il semble néanmoins que, indépendamment de sa compétence ratione materiae, l’étendue des pouvoirs de la cour d’indiquer des mesures conservatoires, lorsque les conditions en sont réunies,Footnote 20 soit liée à son approche de l’objet du différend autour duquel s’articule essentiellement, fût-ce de manière provisoire, le fond d’une affaire.Footnote 21 Cette approche n’est d’ailleurs nullement propre à la procédure en indications des mesures conservatoires. Elle concerne également celle des exceptions préliminaires. À ce titre, l’objet du différend apparaît comme le commun dénominateur des procédures incidentes du contentieux des mesures conservatoires et de celui des exceptions préliminaires d’incompétence dont l’objet est de statuer sur la compétence de la cour à trancher le différend ou le litige au fond.
Dans le contentieux des mesures conservatoires, sa définition juridique conditionne l’exercice de la compétence de la CIJ, en ce sens qu’un différend qui ne porte pas sur un objet entrant dans son champ de compétence ne serait pas justiciable de la cour. Si le différend peut se définir comme “un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts”Footnote 22 entre parties, la portée des pouvoirs de la cour est alors fonction de l’objet sur lequel porte celui-ci, et a nécessairement un lien avec le fond de l’affaire. C’est bien sur ce fondement que la CIJ s’appuie sur un ensemble d’allégations, tant factuelles que juridiques, pour établir sa compétence ratione materiae à connaître du différend, même s’il peut advenir qu’elle indique des mesures conservatoires dans une affaire dont elle constatera ultérieurement qu’elle n’était pas compétente au stade des exceptions préliminaires.Footnote 23
Ensuite, le pouvoir d’appréciation de la CIJ, tiré de l’article 41 du Statut de la CIJ, se rattache au but des mesures conservatoires et ne saurait se confondre avec sa compétence ratione materiae à les indiquer. La compétence ratione materiae de la cour dans le contentieux des mesures conservatoires ne peut être qu’une compétence prima facie, si elle retient que les dispositions invoquées par le demandeur se présentent comme en constituant, à première vue, le fondement. Toutefois son appréhension relève d’une conciliation entre une approche que l’on pourrait qualifier d’“objective” de l’objet du différend et une autre de “prudente” du fond de l’affaire. En effet, la spécificité des mesures conservatoires, mesures prises à l’occasion d’une procédure incidente, conduit le juge international à un compromis entre deux exigences lorsque la détermination de sa compétence matérielle est limitée à l’application d’une règle ou d’un ensemble de règles et leur champ d’application. La première a trait à l’examen des normes en vertu desquelles la juridiction internationale sera appelée à trancher le différend au fond, la seconde tient à l’absence d’empiétement sur le fond de l’affaire et des difficultés spécifiques s’y rapportant.Footnote 24 Le savant dosage de ces deux exigences à travers une appréciation distincte de la même problématique résultant du rapport entre la règle pertinente et les faits à l’origine du différend, révèle la particularité de la question de la compétence ratione materiae de la CIJ dans le contentieux des mesures conservatoires.
Cette appréciation résulte d’une conciliation entre les attributions de la CIJ, quant à l’objet de la demande en indication de mesures conservatoires, et leur application à l’espèce qui lui est soumise sans préjudice toutefois du fond de l’affaire.Footnote 25 On peut donc poser que la compétence ratione materiae de la CIJ, dans le contentieux des mesures conservatoires, reste subordonnée aux règles substantielles pertinentes à l’égard desquelles sa juridiction est établie et dont dépend l’objet du différend opposant les parties. Précisément, il s’agit des aptitudes juridiques de la cour à indiquer des mesures conservatoires sur la base de ces règles faisant l’objet d’une divergence dans leur interprétation ou application entre les parties. C’est dans ce sens qu’il convient de concevoir, aux fins de la présente étude, la compétence ratione materiae de la CIJ.
Quant à sa compétence consensuelle, qui peut être considérée comme étant située en amont de sa compétence ratione materiae, ou présidant à celle-ci, elle n’est assortie d’aucune exception.Footnote 26 Du point de vue procédural, en effet, la compétence consensuelle de la CIJ ne saurait être présumée ni déniée au profit de sa compétence ratione materiae. De par le consentement des parties à s’y soumettre, la compétence (consensuelle) de la cour constitue “la base de sa juridiction.”Footnote 27 Dans son arrêt du 3 février 2006 en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo, la reconnaissance par la CIJ du caractère impératif de la règle interdisant le génocide n’a pour autant pas emporté sa compétence pour en connaître,Footnote 28 celle-ci étant toujours fondée sur le consentement des parties.Footnote 29 À supposer même qu’elle soit admise comme une “catégorie spécifique” résultant d’un “critère abstrait de compétence,” non nécessairement déterminée par le contenu (substantiel) de l’objet du différend, un lien semble toutefois exister entre la compétence consensuelle de la cour et sa compétence matérielle.Footnote 30 La première est une condition d’application de la seconde. D’abord, parce que la souveraineté de l’État même implique qu’il consente à la juridiction de la CIJ, principe mentionné à plusieurs reprises par celle-ci,Footnote 31 et quelles que soient les modalités sous lesquelles son statut détermine sa compétence à connaître d’une affaire, celle-ci reste conditionnée en définitive par le consentement des parties. Ensuite, pour peu que soit accordée une attention particulière aux clauses compromissoires insérées dans les traités, déjà pour la plupart multilatéraux sous l’empire de la Société des Nations créée après la première guerre mondiale, et davantage depuis la fin de la seconde guerre mondiale,Footnote 32 une observation en ressort: ces traités sont le produit du consentement des États parties, et à ce titre, ils attribuent compétence à la CIJ pour le règlement des litiges portant sur leur “interprétation ou application” d’une ou plusieurs de leurs dispositions. La délimitation matérielle de cette compétence par les clauses compromissoires contenues dans les traités semble par conséquent constituer le fil conducteur de la détermination par la cour de l’objet du différend et de sa compétence pour en connaître au titre de cet objet dans le contentieux des mesures conservatoires.
Mais l’intérêt de cette procédure ne doit pas en dissimuler la difficulté. La tâche n’est pas des plus aisées et sa réalisation ne se limite pas à l’énoncé d’une formule péremptoire à l’instar de celle ayant tranché la question des effets juridiques des mesures conservatoires pour interpréter la portée de l’article 41, paragraphe 1, du Statut de la CIJ. Footnote 33 La difficulté dans les conditions d’indication des mesures conservatoires par la CIJ, ou plus précisément dans les circonstances présidant à leur indication, tient au fait que celles-ci se situent aux confins de la procédure incidente et la procédure principale sur laquelle la cour est ultérieurement appelée à se prononcer sans que ces deux procédures ne puissent s’influencer mutuellement. Cette difficulté se trouve exacerbée par la question de la nature et de l’étendue de ces mesures.Footnote 34 On l’aura compris, il s’agit donc, pour ce qui concerne la procédure en indication des mesures conservatoires, d’un exercice d’équilibriste auquel s’adonne la cour afin de préserver, le cas échéant, sa décision ultérieure sur le fond et permettre que celle-ci ne soit dénuée de tout sens par l’épuisement de l’objet même du différend, et partant le détournement de son but de l’institution des mesures conservatoires.Footnote 35 Les textes en la matière n’étant pas d’un grand recours,Footnote 36 il lui revenait de trouver une formule, désormais ancrée dans sa pratique, pouvant justifier l’utilité des mesures conservatoires requises sans risquer d’entamer ou de préjuger de l’affaire au fond. Cette formule peut se résumer ainsi: les décisions de la CIJ en matière de mesures conservatoires “ne préjugent en rien la question de [sa] compétence […] pour connaître au fond de l’affaire,”Footnote 37 et elle n’adopte des ordonnances en indication de mesures conservatoires si elle s’en estime incompétente à première vue, c’est-à-dire si “les dispositions invoquées par le demandeur ne se présentent pas comme constituant, prima facie [à première vue], une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée.”Footnote 38 En termes plus simples, et suivant une formule désormais classique, “la Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par le demandeur semblent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée, mais n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire.”Footnote 39
Ainsi, l’exercice de sa compétence ratione materiae par la CIJ dans le contentieux des mesures conservatoires s’articule autour de “l’interprétation ou de l’application” des traités ou de leurs dispositions litigieuses, et de son pouvoir d’appréciation tiré de l’article 41 de son statut. Bien que participant du but des mesures conservatoires, ce dernier aspect rentre dans l’appréciation de l’objet du différend, en ce sens qu’il permet à la cour, eu égard à cette appréciation, d’en tirer une conséquence. La CIJ peut en effet se fonder sur l’appréciation de l’objet du différend pour indiquer des mesures conservatoires tendant à en limiter l’aggravation. Si le but des mesures conservatoires consiste à sauvegarder les droits de chaque partie en attendant la décision de la cour, la limitation de l’aggravation du différend s’inscrit dans le volet “objectif” des mesures conservatoires lié à la préservation de l’intégrité judiciaire et de la “bonne administration de la justice,” auquel ont également intérêt les parties.Footnote 40
La détermination de l’objet du différend en vient par conséquent à s’investir d’une double fonction: d’une part, elle répond aux nécessités d’établissement de la compétence ratione materiae de la CIJ et d’autre part elle tend à limiter l’aggravation du différend.
La détermination de l’objet du différend aux fins d’établissement de la compétence ratione materiae de la CIJ
L’existence d’un différend constitue une condition essentielle du procès devant la CIJ qui en a précisé la définition générale donnée par la Cour permanente de Justice internationale dès 1924 dans l’affaire Mavrommatis. Footnote 41 Suivant l’organe judiciaire principal des Nations Unies, l’existence du différend implique expressément la mise en avant d’allégations opposées, c’est-à-dire une prétention et sa contestation: un État réclamant d’un autre un comportement et se heurtant à l’opposition de celui-ci.Footnote 42 C’est cette caractérisation, sans préjudice du libre choix du mode du Règlement de la CIJ, consacré à l’article 33, paragraphe 1, de la Charte des Nations Unies,Footnote 43 que revêt le différend “juridique.”Footnote 44
Présidant à la compétence matérielle de la CIJ et à la recevabilité de la requête du demandeur,Footnote 45 l’existence du “différend” doit se distinguer de son “objet.”Footnote 46 Toutefois, pour bien cerner la notion d’“objet du différend,” il importe de partir de celle de “différend juridique” elle-même, que constitue l’opposition entre les deux allégations des parties opposées, la prétention et sa contestation, en les analysant sous l’angle de deux éléments: l’un “variable” et l’autre “invariable.” Le premier réunit les deux allégations et peut concerner par exemple, s’agissant de la prétention, la reconnaissance du caractère diplomatique à des locaux abrités par un bâtiment, la protection de personnes incarcérées ou des droits d’une catégorie particulière de personnes par l’autre partie et, pour ce qui est de la contestation, le rejet par celle-ci de ces prétentions. Le second élément, “invariable,” mais lié au premier, porte sur l’état du droit, c’est-à-dire le fondement juridique, ici d’origine internationale, sur lequel s’appuient la prétention et la contestation.Footnote 47
Dans l’arrêt du 21 décembre 1962, la CIJ établit la distinction entre ces deux éléments tirés des allégations opposées (élément variable) des parties (Éthiopie et Libéria d’une part et Afrique du Sud d’autre part) au sujet de l’application des obligations du Mandat (élément invariable) par le défendeur, en sa qualité de Mandataire (Afrique du Sud).Footnote 48 Plus récemment, dans son arrêt du 4 février 2021 sur les exceptions préliminaires soulevées par les Émirats arabes unis en l’affaire relative à l’Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, elle a clairement déterminé l’objet du différend entre les parties autour d’une divergence d’interprétation des obligations du défendeur au titre de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR) (élément invariable) au sujet des trois demandes du Qatar (élément variable).Footnote 49
L’objet du différend désigne principalement l’“élément invariable,” c’est-à-dire l’interprétation ou l’application d’un texte, ou plus généralement d’un droit en ressortant, même si sa détermination repose notamment sur des éléments factuels (élément variable) invoqués par le demandeur.Footnote 50 Il revêt deux aspects dans la pratique de la CIJ suivant la lecture qu’elle s’en fait. Sous le premier, qui préside à la détermination de sa compétence matérielle dans le contentieux des mesures conservatoires, la cour l’appréhende sommairement, sans nécessairement lui consacrer une analyse approfondie, ou encore tirer toute la portée des textes qu’un tel examen implique. Cette appréhension fonde ainsi sa compétence ratione materiae, indépendamment de celle qu’elle sera appelée à effectuer, le cas échéant, dans le cadre de la procédure des exceptions préliminaires d’incompétence. Nécessaire au stade de la procédure en indication de mesures conservatoires, cette appréhension repose sur une détermination dictée par la clause compromissoire. Par ailleurs, parce que le respect des conditions procédurales préalables conditionne également cette compétence de la CIJ, lorsqu’elles sont prévues par la clause compromissoire, la procédure y afférente implique nécessairement la détermination de l’objet du différend par la cour.
détermination à la lumière du champ matériel de la clause compromissoire
Compte tenu de l’urgence dictée par cette procédure, la détermination de la compétence ratione materiae de la CIJ sur la base de l’objet du différend revêt un caractère nécessairement sommaire. L’examen ne préjuge donc en rien du bien-fondé de la requête ou de l’objet même du différend dans le cadre de la procédure au fond, ainsi que le rappelle régulièrement la cour dans ses ordonnances. En même temps, l’objet du différend permet à la cour de déterminer sa compétence prima facie pour statuer au “fond de l’affaire,”Footnote 51 bien avant les autres conditions d’indication des mesures conservatoires.Footnote 52 Pour éviter que la détermination de cette compétence ne préjuge du fond de l’affaire, lors de la procédure au fond, la CIJ se limite à un strict examen des dispositions textuelles ou des droits faisant l’objet du différend, qui président à sa compétence de statuer au fond. À cet égard, la compétence ratione materiae de la cour, lorsqu’elle y conclut, apparaît comme un critère préalable à l’exercice de sa compétence au fond,Footnote 53 une base sur laquelle celle-ci pourrait être fondée, quitte à l’écarter ultérieurement lors de l’examen des exceptions préliminaires.
L’exercice repose sur l’évaluation des conditions substantielles de détermination de sa compétence ratione materiae à la lumière de la clause compromissoire. Sur ce fondement, la CIJ se limite à démontrer l’existence d’un différend entre les parties dont l’objet porte sur l’interprétation ou l’application de l’instrument juridique ou d’une ou plusieurs de ses dispositions à l’origine de leur différend. Dans ce sens, la détermination de l’objet du différend trouve son fondement dans les limitations faites dans la clause compromissoire à l’interprétation ou l’application du traité, à laquelle la cour adjoint un aspect factuel,Footnote 54 à savoir les prétentions du demandeur. Ce dernier aspect déterminant constitue l’“élément variable”Footnote 55 du “différend juridique” opposant les parties.Footnote 56 Aussi appréhende-t-elle l’objet du différend, sur le fondement de la clause compromissoire, comme un “désaccord sur un point de droit ou de fait” concernant “l’interprétation ou l’application”Footnote 57 du texte à l’origine de ce différend entre les parties.
Par ailleurs, depuis l’arrêt du 1er avril 2011 en l’affaire de l’Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c Russie), une certaine tendance à la “formalisation” du différend se perçoit chez la CIJ.Footnote 58 Elle exige en effet désormais du demandeur la preuve de l’existence d’un différend au moment de la soumission de sa requête. Elle en fait même une condition de sa compétence ratione materiae à connaître du différend dans les affaires contentieuses.Footnote 59 Bien que concernant ses arrêts sur les exceptions préliminaires, cette tendance de la cour ne serait pas sans effet sur le contentieux des mesures conservatoires.
Approche substantielle de l’objet du différend
Jusqu’en 2011, la CIJ a constamment tenu une “approche substantielle” du différend, à laquelle elle soumet sa compétence ratione materiae pour l’essentiel à deux conditions: d’une part, il faut un différend relatif à l’interprétation ou l’application du traité ou une ou plusieurs de ses dispositions, et d’autre part, il faut que les actes dont le demandeur tire grief entrent dans les prévisions de la clause compromissoire.Footnote 60 Pour écarter sa compétence au sujet de la demande de la Guinée équatoriale relative à l’application de l’article 4 de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée Footnote 61 dans l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c France), la CIJ a procédé à une interprétation stricte de cette disposition faisant l’objet du différend entre les parties, sur la base de la clause compromissoire contenue à l’article 35, paragraphe 2, de cette convention.Footnote 62 La Guinée équatoriale avait en effet prétendu que “l’immunité personnelle” de son vice-président et “l’inviolabilité de l’immeuble” situé au 42 Avenue Foch à Paris étaient directement liées aux principes énoncés à l’article 4 de la convention susvisée, ce qui obligeait la France, dans l’exécution de cette convention, au respect des règles relatives à l’immunité ratione personae de son vice-président. Selon le demandeur, ces règles découlent de l’article 4, paragraphe 1, de la convention. Mais, la CIJ a écarté l’existence de différend entre les parties.Footnote 63 Elle n’a pas suivi la Guinée équatoriale, précisant que les obligations qui ressortent de l’article 4 de la convention visent à garantir que les États parties les exécutent dans le respect des principes y énoncés (principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale des États et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres États), et non pas à créer de nouvelles règles de droit international relatives à l’immunité des personnes de rang élevé dans l’État.Footnote 64 Dès lors, tout différend au sujet de cette disposition, selon la cour, ne peut concerner que son exécution ou non par les parties et non la création de règles de droit international, encore moins lorsque celles-ci portent sur l’immunité personnelle des représentants de l’État.
La CIJ conditionne ici l’existence du différend, et donc interprète l’article 4, paragraphe 1, susmentionné, en en restreignant la portée pour la circonscrire autour de la question de l’exécution des obligations incombant aux États parties à la convention en conformité avec les principes y énoncés, à savoir l’égalité souveraine et l’intégrité territoriale des États et la non-intervention dans les affaires domestiques d’autres États. Autrement dit, cette disposition “a pour objet de garantir que les États parties à la Convention exécuteront leurs obligations”Footnote 65 dans le respect des principes susvisés et ne saurait emporter création de nouvelles règles substantielles du droit international ou procédurales de l’immunité de juridiction pénale au profit du vice-président équato-guinéen.Footnote 66
En revanche, dans la même affaire la CIJ a conclu, au sujet de l’opposition entre les deux parties sur le statut juridique de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris, qu’elle était compétente pour en connaître au fond sur, notamment, le fondement de l’article premier du Protocole de signature facultative à la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, concernant le règlement obligatoire des différends du 18 avril 1961.Footnote 67 Elle justifie cette compétence par le fait que les “droits apparemment en litige sont susceptibles de relever de l’article 22 de la Convention de Vienne” qui garantit l’inviolabilité des locaux diplomatiques,Footnote 68 et que les locaux présentés comme abritant sa mission diplomatique par la Guinée équatoriale font “l’objet de plusieurs perquisitions ainsi que d’une saisie pénale immobilière” et pourraient être soumis à “d’autres mesures de même nature.”Footnote 69
L’objet du différend en l’espèce relève ainsi d’une opposition entre les parties au sujet de “l’interprétation ou l’application” de l’article 22 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques. La Guinée équatoriale prétendait que l’immeuble litigieux abritait les locaux de sa mission diplomatique et devait en conséquence jouir des immunités reconnues par l’article 22 précité, et la France rejetait ces prétentions aux motifs que l’immeuble n’a, juridiquement, jamais acquis le statut invoqué par la partie demanderesse. Toutefois, en prenant en compte d’éventuels éléments d’ordre factuel, à savoir “d’autres mesures de même nature,” en sus des perquisitions et la saisie immobilière, la CIJ semble légèrement aller au-delà de la seule interprétation stricte de l’objet du différend pour justifier sa compétence ratione materiae au titre de la détermination de l’objet du différend. Une telle démarche semblait, à notre sens, nécessaire au stade de l’examen du risque de préjudice irréparable des droits invoqués par le demandeur, auxquels en l’espèce la cour a fait droit,Footnote 70 et non nécessairement de celui de la détermination de la compétence matérielle prima facie de la CIJ sur le fondement de l’objet du différend.
C’est également sur le fondement de la clause compromissoire énoncée à l’article 24, paragraphe 1, de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (CIRFT) du 9 décembre 1999,Footnote 71 subordonnant sa compétence à l’existence d’un différend relatif à “l’interprétation ou l’application” de cet instrument, que la CIJ a retenu l’existence d’un différend y relatif et sa compétence pour connaître de l’affaire opposant l’Ukraine à la Russie,Footnote 72 même si elle a rejeté la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine pour absence de plausibilité des droits que celle-ci invoque sur le fondement de l’article 18 de la CIRFT. Footnote 73 Toutefois, la cour ne semble fonder sa compétence que sur l’opposition de vues entre les parties au sujet des obligations énoncées à l’article 18 de la CIRFT, éludant celle portant sur le sens et la portée de l’article 2, paragraphe 1, de cette convention, et particulièrement la question de la qualification terroriste ou non de l’infraction visée à l’alinéa a de cette disposition, dans le cadre de l’assistance à des groupes armés dans l’est de son territoire que l’Ukraine impute à la Russie au cours des évènements qui s’y sont produits à partir du printemps 2014.
Dans la même affaire, au titre des allégations de l’Ukraine au sujet de discriminations commises par la Russie à l’égard des communautés des Tatars de Crimée et des Ukrainiens de souche vivant dans cette péninsule, à l’issue de son annexion depuis mars 2014, les motifs qui militent en faveur de la compétence de la CIJ semblent plus clairs et précis. Cela pourrait trouver une explication à travers l’objet du différend qui, sans être dénué d’enjeux politiques importants, porte sur un sujet moins retentissant, au sens de sa portée internationale, que la question du terrorisme faisant l’objet du premier volet du différend opposant les parties. L’Ukraine avait prétendu que la Russie ne respectait pas ses obligations internationales au titre de la CIEDR en soumettant les Tatars de Crimée et les Ukrainiens de souche de cette péninsule à des violations de leurs droits. La CIJ a retenu sa compétenceFootnote 74 sur le fondement de la clause compromissoire contenue à l’article 22 de cet instrument,Footnote 75 en raison de son objet portant sur “l’interprétation ou l’application” de la convention. À cet égard, il ressort clairement de son ordonnance que la cristallisation des oppositions entre les parties au sujet du respect de ses obligations de fond par la Russie prévues par la CIEDR justifie la compétence de la cour.Footnote 76
Enfin, l’article 22 de la CIEDR fonde également la compétence de la CIJ dans l’affaire opposant le Qatar aux Émirats arabes unis, la cour retenant que le différend entre les parties concerne “l’interprétation ou l’application” de cette convention.Footnote 77 À cet égard, le différend trouve son origine dans l’opposition de vues entre les parties sur “la nature et la portée des mesures prises par les Émirats arabes unis à partir du 5 juin 2017, ainsi que sur le point de savoir si elles touchent leurs droits et obligations découlant de la CIEDR.”Footnote 78 Au plan substantiel, ces actes conditionnent la compétence de la cour,Footnote 79 dans la mesure où ils sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application ratione materiae de la CIEDR.
Vers une approche “formaliste” de l’objet du différend
La tendance vers une “formalisation” de l’objet du différend ressort des récentes décisions la CIJ. Elle concerne généralement les arrêts sur les exceptions préliminaires d’incompétence et d’irrecevabilité, mais est loin d’être dénuée de lien avec les mesures conservatoires. Toutefois, ce lien ne s’explique pas par le fait que la détermination de l’objet du différend et la compétence ratione materiae soient communes aux deux procédures. Au demeurant, leur évaluation s’opère sur la base de degrés d’exigences différentes: l’urgence dictée par la procédure en indication de mesures conservatoires en justifie le caractère provisoire de la préservation des droits des parties dictée par la cour et une appréciation sommaire par elle de l’objet du différend et de sa compétence rationae materiae, considérations que la procédure des exceptions préliminaires ignore eu égard au caractère définitif des décisions qui en ressortent. À vrai dire, ce lien trouve une explication à travers au moins deux conséquences que cette tendance de la CIJ est susceptible de soulever à l’égard des mesures conservatoires au titre de l’existence du différend et subséquemment de la compétente ratione materiae de la cour. La première consisterait, dans une confusion des procédures, à étendre cette tendance à la procédure en indication des mesures conservatoires, dans laquelle la compétence de la cour ne s’exerce pourtant que prima facie. Cette perspective peut contribuer à dissuader les États de la saisir de leurs différends aux fins d’indication de mesures conservatoires, voire à bouder son prétoire. La seconde conséquence concernerait la question de l’effectivité des mesures conservatoires, dès lors qu’il peut apparaître que la procédure des exceptions préliminaires peut conduire la CIJ à remettre en cause ou non sa compétence prima facie reconnue au cours de la phase des mesures conservatoires. Surtout, parce que dans l’hypothèse d’infirmation par la cour de sa compétence au stade de la procédure des exceptions préliminaires, les mesures conservatoires se retrouvent sans effet dès le prononcé de l’arrêt sur les exceptions préliminaires, elles risqueraient d’être confrontées à un problème de respect de la part des États.
Depuis son arrêt du 1er avril 2011 en l’affaire Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c Russie), la CIJ semble exiger du demandeur, à la date du dépôt de sa requête, les éléments de preuve de l’existence d’un différend portant sur l’interprétation ou l’application du traité opposant les parties.Footnote 80 La cour ne se place plus, comme elle le faisait dans ses précédentes décisions sur le sujet de l’existence d’un différend entre les parties,Footnote 81 à la date où elle statue, c’est-à-dire généralement la date de son arrêt sur les exceptions préliminaires, mais à celle du dépôt de la requête. C’est-à-dire que le demandeur doit, avant l’introduction de sa demande, faire connaître au défendeur que son opposition au comportement de celui-ci tient de son caractère illicite, et qu’il s’est heurté à l’opposition manifeste de celui-ci. Cette situation peut poser de sérieuses difficultés, non sur le degré d’évaluation du seuil de compétence de la CIJ au stade de la procédure d’indication des mesures conservatoires, cette compétence s’évaluant toujours de manière sommaire, mais sur les conditions d’existence du différend entre les parties, conditions auxquelles elle soumet sa compétence pour en connaître. Ainsi, un différend ne serait plus, contrairement au précédent Mavrommatis, “un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts,” mais en sus la CIJ exige du demandeur la notification d’une réclamation préalable au dépôt de sa requête, et que le défendeur ait eu la possibilité de “s’opposer” à cette réclamation avant le dépôt de cette requête.
Dans cette décision du 1er avril 2011, la CIJ subordonne en effet l’existence du différend entre les parties à trois conditions de preuve dont la dernière consiste à vérifier si le désaccord “existait à la date du dépôt de la requête.”Footnote 82 Cette exigence formelle qui, à notre sens, n’est pas d’une grande utilité pour la détermination de l’objet du différend, inclurait les éléments de preuve, tirés d’échanges préalables, de consultations, de réclamations et de protestations entre les parties, comme conditions d’existence d’un désaccord entre les parties à la date de dépôt de la requête portant sur l’interprétation ou l’application d’un traité. C’est sur cette base que la cour rejeta ainsi la première exception préliminaire d’incompétence soulevée par la Russie, en raison du fait qu’à la date de dépôt de sa requête par la Géorgie, un différend relatif au respect par le défendeur, la Russie, de ses obligations en vertu de la CIEDR existait entre les parties au 12 août 2008, date à laquelle le demandeur déposa sa requête.Footnote 83 Elle n’a donc pas retenu l’existence du différend entre les parties au sujet des obligations de la Russie en vertu de la CIEDR avant cette date.Footnote 84
Sa compétence se serait justifiée si elle n’avait pas admis la deuxième exception russe relative au non-respect par le demandeur des conditions procédurales préalables à la saisine de la CIJ, par l’existence d’un différend entre les parties à partir du 12 août 2008. Ce qui pose le problème de la portée des arguments de la cour tendant à rejeter l’existence de différend avant cette date. En réalité, ces arguments ont cherché à déterminer la date à laquelle le différend a pris naissance, ce qui n’est nullement équivalent à son objet, la cour ayant elle-même admis que ces deux données se devaient d’être distinguées.Footnote 85 Cette préoccupation de la CIJ, qui ne semblait pas nécessaire à la détermination de l’objet du différend, peut en conséquence interroger sur l’admission de la deuxième exception préliminaire de la Russie, que la cour semble avoir tranchée en partie en cherchant à résoudre la question de l’objet du différend. Car pour utiles que soient les échanges préalables, les consultations, et les réclamations et protestations entre les parties dans certains cas de détermination ou de confirmation du différend ou de son objet, leur approche par trop formelle ne semble jouer qu’un rôle subsidiaire dans la détermination intrinsèque de l’objet du différend et même de la compétence de la cour pour en connaître.
Cette démarche, dont l’éloignement avec l’aspect “réaliste” de celles tenues par la CIJ lorsqu’elle est appelée à statuer sur l’existence du différend,Footnote 86 semble bien se confirmer depuis lors avec quelques décisions récentes. Dans l’arrêt du 17 mars 2016 en l’affaire Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c Colombie), après avoir examiné les éléments de preuve, tirés cette fois implicitement de l’attitude du défendeur, la Colombie, la CIJ conclut qu’à la date du dépôt de la requête, un différend existait entre les parties relativement aux allégations de violations des droits souverains et des espaces maritimes du demandeur.Footnote 87 En revanche, elle écarte, faute de preuve à la même date, l’existence d’un différend entre les parties portant sur d’éventuelles violations par la Colombie du principe de l’interdiction du recours à la menace ou à l’emploi de la force en vertu de l’article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies. Footnote 88
Enfin, bien que rendus sur la base de l’article 36, paragraphe 2, du Statut de la CIJ et non sur celle d’une clause compromissoire, les arrêts du 5 octobre 2016 sur les exceptions préliminaires dans les affaires Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armements nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c Inde; Iles Marshall c Pakistan) et Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armements nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c Royaume-Uni) semblent accréditer la thèse d’une conception “formaliste” du différend, amorcée depuis 2011.Footnote 89 Dans ces décisions, la cour insiste sur la nécessité des éléments de preuve en tant que révélateurs des “points de vue des parties nettement opposées”: l’existence d’un différend est conditionnée, suivant ses mots, par la démonstration, “sur la base des éléments de preuve, que le défendeur avait connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à l’opposition manifeste du défendeur.”Footnote 90 Le demandeur n’ayant pas démontré l’existence d’un différend entre les parties sur l’obligation coutumière de poursuite de bonne foi des négociations en vue de la cessation de la course aux armements, la CIJ n’a pas retenu sa compétence pour en connaître au fond.
Il résulte de cette tendance “formaliste” que le risque est grand d’une confusion avec la question des exigences procédurales,Footnote 91 négociations préalables et autres, qui ne sont pourtant qu’une condition subsidiaire de l’exercice de la compétence ratione materiae de la cour pour déterminer l’objet du différend, encore qu’elles soient prévues dans la clause compromissoire.
détermination à la lumière des exigences procédurales de la clause compromissoire
La CIJ ne conclut pas à sa compétence à indiquer des mesures conservatoires à la suite de l’examen des seuls critères substantiels liées à l’objet du différend. Il peut advenir que les clauses compromissoires contiennent des dispositions procédurales à la lumière desquelles elle détermine sa compétence ratione materiae d’indiquer des mesures conservatoires. Le respect des conditions procédurales par les parties conditionne à cet égard la détermination de l’objet du différend et conséquemment l’ouverture de la compétence ratione materiae de la cour pour en connaître. Bien que ne touchant pas intrinsèquement l’objet du différend au sens “d’interprétation ou d’application” des dispositions d’un traité, la compétence ratione materiae s’en trouve liée, dès lors que la détermination de l’objet du différend passe par une appréciation des faits qui président au respect de ces critères procéduraux par les parties et emporte par conséquent la compétence de la CIJ si les exigences procédurales contenues dans la clause compromissoire appellent celle-ci.
Dans l’arrêt précité du 1er avril 2011, la CIJ a reconnu que “bien que l’existence d’un différend et la tenue de négociations soient par principe deux choses distinctes, les négociations peuvent aider à démontrer l’existence du différend et à en circonscrire l’objet.”Footnote 92 De ce point de vue, la détermination de l’objet du différend à la lumière des exigences procédurales contenues dans la clause compromissoire peut s’analyser comme une technique exceptionnelle, lorsque ces exigences sont prévues, de détermination de la compétence ratione materiae de la cour dans le contentieux des mesures conservatoires.
En la matière, la CIJ scrute les critères procéduraux auxquels les clauses compromissoires soumettent les parties, le cas échéant, avant toute saisine du demandeur aux fins d’indication des mesures conservatoires. Sans être limitatifs, ces critères ont trait tant à des modes de règlement diplomatique que juridictionnel des différends, ou encore à ceux prévus par les organes de contrôle du respect de certains traités relatifs aux droits de l’homme (celui des comités conventionnels, comme par exemple le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale).Footnote 93 Pour l’essentiel, ces modes de règlement reposent principalement sur des formules laissées à l’appréciation des parties. Elles concernent la négociation, la conciliation, les procédures suivies par les organes de contrôle du respect des conventions de protection des droits de l’homme, et l’arbitrage.
Ces conditions procédurales préalables à la saisine de la CIJ apparaissent ainsi comme un critère subsidiaire de compétence de la cour aux fins d’indication de mesures conservatoires, lorsque leur respect résulte d’une obligation énoncée dans les clauses compromissoires. Mais il ne peut s’agir là que d’une obligation de comportement à la charge des parties de sorte à rendre l’éventualité d’un accord raisonnable entre elles, dont elles ne sont nullement tenues d’accepter les termes qu’elles jugent contraires à leurs intérêts. Cette obligation de comportement recouvre l’ensemble des procédures afférentes à ces conditions procédurales et ne revêt un sens et une portée que conjuguée à la prise en compte de l’objet du différend par les parties. C’est ainsi que dans l’ordonnance du 7 décembre 2016 en l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c France), la cour n’a pas jugé utile de se soumettre à l’examen des critères procéduraux énoncés à l’article 35, paragraphe 2, de la Convention contre la criminalité transnationale organisée, dès lors que substantiellement, elle avait écarté sa compétence en raison de l’absence d’un différend susceptible d’entrer dans les prévisions de cette convention.Footnote 94 Par ailleurs, au sujet de l’opposition entre les deux parties sur le statut juridique de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris, au sens de l’article 22 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, l’obligation de respect des critères procéduraux fixés par les articles II et III du Protocole de signature facultative à la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, concernant le règlement obligatoire des différends du 18 avril 1961 ne constituait pas une condition préalable à l’application de l’article I de cet instrument, et plus précisément à la compétence de la CIJ de trancher l’objet du différend, en raison de leur caractère facultatif qui en commande une interprétation distincte de celle de l’article I précité.Footnote 95
En revanche, dans l’ordonnance du 19 avril 2017 portant sur l’affaire de l’Application de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c Fédération de Russie), la CIJ soumet sa compétence d’indiquer les mesures conservatoires demandées par l’Ukraine au respect par celle-ci des critères procéduraux préalables obligatoires, énoncés aux article 24, paragraphe 1, de la CIRFT et article 22 de la CIEDR. La première disposition prévoit, avant toute saisine de la cour, la soumission du différend à une procédure de négociation “dans un délai raisonnable” et, le cas échéant, à un arbitrage obligatoire à la demande de l’une des parties. Par ailleurs, la saisine de la CIJ par l’une d’entre elles, dans les six mois qui suivent la date de la demande d’arbitrage, doit faire suite à un désaccord entre les parties sur l’organisation de celle-ci. Relativement à la procédure de négociation, la cour exige que celle-ci porte sur l’objet du différend, lui-même devant se rapporter aux obligations de fond prévues par l’instrument dont l’interprétation ou l’application cristallise l’opposition des parties.Footnote 96
Si la seconde disposition prévoit également le respect de la procédure de négociation entre les parties, elle y adjoint les “procédures expressément prévues” par la CIEDR,Footnote 97 dont le caractère alternatif ou cumulatif comme critère préalable à la compétence de la cour opposait les parties. Toutefois la référence faite à l’article 11 de la CIEDR par la CIJ dans le cadre de ces “procédures expressément prévues,” disposition accordant la possibilité à l’une des parties de saisir le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, mis en place par la CIEDR, lorsqu’elle estime qu’une autre partie n’applique pas les dispositions de cette convention, ne fait pas obstacle à sa compétence, bien qu’en l’espèce l’Ukraine n’ait pas satisfait à cette condition procédurale. On peut donc conclure, nonobstant qu’elle ne le mentionne pas expressément, que la condition relative à la procédure de négociation était réputée remplie, donc suffisante pour que la cour s’en tienne, les parties ayant mené des négociations de fond sur l’objet du différend, fût-ce de manière infructueuse (question du respect par la Russie de ses obligations substantielles au titre de la CIEDR).Footnote 98
La question du caractère alternatif ou cumulatif de l’obligation de saisine du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de la CIEDR semble en conséquence sans effet sur la compétence de la CIJ, ce qui paraît du reste conforme avec l’interprétation qu’elle donnera de la procédure prévue par l’article 22 de la CIEDR dans son arrêt du 8 novembre 2019 sur les exceptions préliminaires, dans lequel elle conclut au caractère alternatif des conditions procédurales préalables. Cette conclusion se justifie, d’une part, par la finalité commune des deux moyens prévus par l’article 22 de la CIEDR, à savoir le règlement du différend par voie d’accord entre les parties, ce qui semble dénué d’utilité pratique,Footnote 99 et d’autre part, par l’objet et le but de cette convention qui imposent aux États parties d’éliminer “effectivement et rapidement” toutes les formes de discrimination raciale, objectif difficilement atteignable si les conditions procédurales préalables prévues par cet instrument étaient cumulatives.Footnote 100
La CIJ a également estimé que la condition relative à la négociation était remplie, et se détachait de celle des “procédures expressément prévues” à l’article 22 de la CIEDR, dans l’affaire opposant le Qatar aux Émirats arabes unis dans son ordonnance du 23 juillet 2018, dès lors que le demandeur a usé de tous les moyens pour faire accepter au défendeur le règlement du différend au sujet des violations alléguées de ses obligations substantielles au titre de cet instrument.Footnote 101
La détermination de l’objet du différend aux fins de non-aggravation du différend
On le sait, le pouvoir de la CIJ d’indiquer des mesures conservatoires est subordonné à une “définition” objective de l’objet du différend qu’elle tire de la conjugaison de la clause compromissoire et des actes du défendeur dont tire grief le demandeur et entrant dans les prévisions de celle-ci.Footnote 102 À cet égard, le but des mesures conservatoires est de “sauvegarder” les droits de chacune des parties en attendant que la cour rende sa décision, au sens de l’article 41 du Statut de la CIJ. Ce but correspond à un “intérêt subjectif” qu’ont les parties à la protection de leurs droits pendente lite.
Mais, parallèlement à ce but existerait un autre qui correspond à un “intérêt objectif” qu’ont les parties à une bonne administration de la justice. Ce dernier consisterait en l’indication de mesures conservatoires proprio motu afin de préserver l’intégrité de la fonction judiciaire.Footnote 103 Bien que distinct du premier but des mesures conservatoires, en raison d’une différence d’objet, le second but rejoint et complète celui-ci autour de la définition objective de l’objet du différend. En effet, l’aspect “réaliste” qui caractérise cette définition, en dépit des récentes tendances de la CIJ à une certaine “formalisation” de l’objet du différend au stade des exceptions préliminaires,Footnote 104 permettrait à la cour d’évaluer le différend en fonction du degré de gravité qui le caractérise, afin d’indiquer une mesure conservatoire tendant à limiter celui-ci.
Sous cet angle, la non-aggravation du différend résulterait d’une interprétation de l’article 41 du Statut de la CIJ qui lui confère le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires en fonction des circonstances dans lesquelles le différend lui est soumis. Ce pouvoir n’est nullement subordonné directement à la clause compromissoire, mais peut y être lié en raison du fait qu’il ne saurait s’exercer sans celle-ci. L’absence en effet de la clause compromissoire, voire du consentement des parties à sa juridiction, priverait purement et simplement la CIJ de toute base juridique eu égard à sa compétence ratione materiae à connaître du différend les opposant.
Ainsi, au-delà des arguments des parties, la CIJ peut, sur la base du volet objectif de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires, interpréter largement son pouvoir d’indiquer les mesures conservatoires en l’appréhendant sous le prisme de la “non-aggravation” du différend indépendamment de son objet.Footnote 105 Pour ce faire, elle concilie le pouvoir qu’elle tire de l’article 41 du Statut de la CIJ, précisément celui d’apprécier les “circonstances” exigeant l’indication de mesures conservatoires, et celui qu’elle tire directement de la préservation de l’intégrité et l’utilité de sa fonction judiciaire,Footnote 106 sans nécessairement se référer de manière expresse à ce dernier aspect de son pouvoir.
Que la CIJ utilise l’objet du différend pour déterminer sa compétence matérielle d’indiquer les mesures conservatoires ne fait aucun doute. Ses ordonnances y relatives, et notamment les plus récentes, structurées pour la plupart de sorte que dans la rubrique “compétence prima facie” s’insère le critère relatif à l’existence d’un différend se rapportant à “l’interprétation ou l’application” du texte faisant l’objet d’interprétation divergente des parties, le démontrent aisément.Footnote 107 Toutefois, l’utilisation, du moins l’extension de la marge de manœuvre de la cour dans cet exercice, qu’elle semble tenir de l’article 41, paragraphe 1, du Statut de la CIJ,Footnote 108 s’agissant de l’appréciation des circonstances dictant l’indication des mesures conservatoires parfois sans lien évident avec l’objet du différend, peut susciter quelques interrogations.
Le pouvoir d’appréciation des circonstances dictées par l’indication des mesures conservatoires du droit de chacun peut-il ainsi s’émanciper du but de celles-ci (la sauvegarde des droits des parties)? Ou doit-il s’exercer dans un cadre strictement respectueux de l’objet du différend? Récapitulons pour positionner le problème: il ne s’agit pas ici de revenir sur le fondement d’un tel pouvoir, qui du reste ne soulève pas de problème juridique particulier, la CIJ ne le rattachant pas formellement à son pouvoir inhérent d’indiquer des mesures conservatoires proprio motu lié à sa fonction judiciaire, même si certains arguments tirés de l’interprétation des article 41, paragraphe 1, du Statut de la CIJ et article 75, paragraphes 1 et 2, du Règlement de la CIJ, du droit des Nations Unies,Footnote 109 ainsi que certaines affaires,Footnote 110 peuvent militer en faveur d’une telle thèse. De surcroît, en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies, le règlement des différends par des moyens pacifiques parmi lesquels le règlement judiciaire relève d’un intérêt collectif des États.Footnote 111 Au-delà des critiques qu’elle pourrait susciter, la tendance de la CIJ à apprécier son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires, parfois sans lien évident avec leur but, aux fins de non-aggravation du différend, peut soulever des questions. C’est ce qu’il convient d’analyser dans ses aspects juridiques, d’une part, avant d’en mesurer la portée sur la nature du différend justiciable, d’autre part.
de la nécessité des mesures conservatoires indiquées aux fins de non-aggravation du différend
Le problème du pouvoir d’appréciation par la CIJ des mesures conservatoires qu’elle indique n’a d’intérêt qu’analysé sous l’angle de la définition de l’objet du différend qui en constitue le cadre juridique. Vue autrement, cette appréciation se déploierait en dehors de tout cadre juridique et confèrerait un “pouvoir indéfini,” s’apparentant à une mission de protection des normes fondamentales du droit international général,Footnote 112 situé à la marge de sa mission essentielle d’indiquer des mesures conservatoires des droits des parties dans le contentieux des mesures conservatoires. C’est l’essentiel des critiques auxquelles pourrait faire face la CIJ lorsqu’elle use de son pouvoir d’indication des mesures conservatoires aux fins de la “non-aggravation du différend.”
La notion de “non-aggravation du différend” est elle-même difficilement définissable en dehors des cas concrets, son contenu semblant à ce stade encore fluctuant et non définitivement arrêté. Toutefois, l’analyse de sa pratique récente peut permettre d’appréhender cette notion comme traduisant une ou plusieurs mesures conservatoires supplémentaires,Footnote 113 décidées par la CIJ en fonction de l’appréciation des circonstances factuelles du différend dont elle est saisie, et sur le fondement du lien conventionnel entre les parties, en vue d’empêcher l’aggravation ou l’extension du différend les opposant. Plus généralement, ce fondement peut s’étendre au droit international général et, le cas échéant, aux décisions du Conseil de sécurité des Nations Unies sur l’affaire opposant les parties. Or, au motif de la non-aggravation du différend, sur lequel elle s’estime compétente sur le fondement de son large pouvoir d’interprétation de l’article 41, paragraphe 1, du Statut de la CIJ, en s’appuyant sur les circonstances d’une affaire,Footnote 114 la cour s’étend à d’autres fondements que ceux impliqués dans le différend lui-même et s’en éloignerait dès lors de l’objet. Cette attitude soulève par conséquent quelques difficultés autour de la sauvegarde des droits des parties en tant que but ou fonction des mesures conservatoires.
Une large appréciation de l’objet du différend
On ne reviendra plus sur les deux éléments constitutifs de l’objet du différend traités en première partie de cette étude sauf pour rappeler que l’un, variable, porte sur les allégations des parties et l’autre, invariable, a trait aux motifs juridiques sur lesquels s’appuient ces allégations. La nécessaire conciliation de ces deux éléments confère un cadre particulier à l’objet du différend qui s’appréhende nécessairement sur un double plan factuel et juridique. Or, outre les motifs juridiques entrant dans la détermination de l’objet du différend, la CIJ adjoint à l’aspect factuel d’autres fondements juridiques, tirés par exemple du droit des Nations Unies, non directement liés au but des mesures conservatoires, à savoir la préservation des droits des parties.Footnote 115
Dans le dispositif de l’ordonnance du 19 avril 2017 en l’affaire opposant l’Ukraine à la Russie, la cour impose aux deux parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait “d’aggraver ou d’étendre le différend” ou d’en complexifier la solution. Cette mesure se fonde sur l’appréciation des circonstances de l’affaire, circonstances ayant assurément trait aux faits, en l’occurrence le caractère irréparable du risque de préjudice qu’encourt la remise en cause par la Russie des droits civils et politiques, ainsi que des droits économiques, sociaux et culturels des Tatars de Crimée et des Ukrainiens de souche présents dans cette péninsule. Mais sans faire allusion au motif juridique sous-tendant ce second aspect de l’objet du différend, c’est-à-dire l’opposition entre les parties sur l’interprétation ou l’application des articles 2 et 4 à 7 de la CIEDR, la CIJ semble faire reposer cette mesure conservatoire sur la résolution 2202 du Conseil de sécurité des Nations Unies, approuvant l’ensemble des mesures prises en vue de la mise en œuvre des accords de Minsk adoptés par les parties ainsi que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et les représentants de “certaines zones des régions de Donetsk et de Louhansk”Footnote 116 et approuvés par les présidents russe, ukrainien, français ainsi que la chancelière allemande.
La non-aggravation du différend s’entendrait dans ce cas comme le but à atteindre par les parties en mettant en œuvre, tant “individuellement que conjointement,” l’ensemble des mesures prises dans le cadre des accords de Minsk, en vue de parvenir à un “règlement pacifique” du conflit entre elles.Footnote 117 La mesure conservatoire indiquée aux fins de non-aggravation du différend semble donc se justifier par un contexte politique bien particulier dominé par un conflit entre les deux parties. Pourtant, eu égard à leur fonction de sauvegarde des droits des parties dans l’attente d’une décision au fond, les mesures conservatoires se concilieraient difficilement avec un cadre général débordant l’objet du différend.
À l’opposé, alors qu’aucun contexte politique ni aucune autre motivation particulière relevés par l’ordonnance ne puissent la fonder, la CIJ indique dans l’affaire opposant le Qatar aux Émirats arabes unis, sur la base de “l’ensemble des circonstances,”Footnote 118 une mesure conservatoire enjoignant aux parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend, ou d’en rendre le règlement plus difficile.Footnote 119 On le voit, en l’état le régime des mesures conservatoires indiquées aux fins de non-aggravation du différend peine à se frayer une constante, en particulier en raison de la tendance de la cour à le sous-tendre de motivations souvent dénuées de lien direct avec le but des mesures conservatoires demandées et l’objet du différend. Le pouvoir de la CIJ d’indiquer des mesures conservatoires aux fins de non-aggravation du différend se rattacherait davantage à l’objectif de sauvegarde de l’essence même de ses propres attributions inhérentes d’indiquer des mesures conservatoires qu’à celui de préserver les droits des parties,Footnote 120 ou même à les limiter strictement aux prévisions de la clause compromissoire, c’est-à-dire à l’objet du différend. Or, cette confusion entre cet objectif inhérent à l’exercice de la fonction judiciaire et l’objet même des mesures conservatoires, à savoir la sauvegarde des droits des parties, contribue à en complexifier la lisibilité des motivations.Footnote 121
La question de la sauvegarde des droits des parties
L’une des fonctions de l’indication de mesures conservatoires consiste en la sauvegarde des droits substantiels et procéduraux des parties,Footnote 122 que la décision au fond pourrait reconnaitre. Ainsi, seules les mesures nécessaires à la sauvegarde de ces droits peuvent être indiquées “avant dire droit.” Cette nécessité de la sauvegarde de ces droits n’est pas le propre des mesures conservatoires de la CIJ, mais constitue une prérogative de la juridiction dans le procès international.Footnote 123 La CIJ la relie au risque de préjudice irréparable aux droits en litige qu’elle conditionne toutefois par l’urgence, c’est-à-dire par l’existence d’un risque “réel et imminent” qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits faisant l’objet du différend avant qu’elle ne rende sa décision définitive au fond.Footnote 124 La menace du facteur temporel, autrement dit l’urgence, devient ainsi un critère déterminant dans la prise en compte par la cour de la nécessité d’ordonner ou non des mesures conservatoires des droits faisant l’objet du différend. En d’autres termes, le critère de l’urgence est un aspect d’appréciation de la nécessité d’indiquer les mesures conservatoires par la CIJ,Footnote 125 et les stipulations des paragraphes 1 et 2 de l’article 74 du Règlement de la CIJ rappellent bien cette exigence.Footnote 126
Pourtant, de par les motifs qui les sous-tendent, les mesures indiquées aux fins de non-aggravation du différend se situent à bien des lieues de l’objet du différend et semblent dictées par des critères autres que ceux de l’urgence, étant donné, pour la plupart d’entre eux, qu’ils se greffent sur une crispation, voire une cristallisation politique entre les parties qu’elles souhaitent contribuer à lever. La mesure prise à cette fin dans le dispositif de l’ordonnance du 19 avril 2017 dans l’affaire susmentionnée opposant l’Ukraine à la Russie, à savoir l’obligation faite aux deux parties de s’abstenir de “tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend,”Footnote 127 en est une illustration. Cela pose la question de la portée de telles mesures sur la nature même du différend justiciable devant la cour.
portée sur la nature du différend justiciable
Une certaine confusion peut s’entretenir à la lecture des motifs d’indication des mesures conservatoires prises au titre de la non-aggravation du différend. Dans la mesure où certaines s’articulent autour de contextes politiques actés par des décisions prises essentiellement dans le cadre des Nations Unies, de ses organes ou d’organes ad hoc mis en place par celles-ci, en vue d’aboutir à un règlement politique du différend porté devant la CIJ, la tentation de confondre le différend porté devant elle et un différend de nature politique, n’est pas à négliger. D’où la question de sa compétence à en connaître pour indiquer de telles mesures.
Que l’existence du différend avant la saisine de la CIJ en soit une condition pour que celle-ci se reconnaisse compétente n’est pas contestable en soi. Au stade de la procédure en indication des mesures conservatoires, le différend existe a priori si son objet, déterminé in fine par la cour, répond aux conditions tenant aux prétentions divergentes des parties sur le droit et les faits. Dans sa déclaration jointe à l’arrêt du 5 octobre 2016 relatif aux Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire, le Président R. Abraham l’a relevé: il faut qu’un différend soit né antérieurement à la saisine de la CIJ “dans des conditions telles que chaque partie ait été consciente — ou ait dû l’être — de ce que les vues de l’autre partie étaient opposées aux siennes. En particulier, le défendeur ne doit pas découvrir l’existence d’une prétention du demandeur à son égard en prenant connaissance de l’acte introductif d’instance; il doit en avoir été informé avant.”Footnote 128 Pour autant, la justiciabilité du différend peut soulever des questions si l’on se focalise sur les aspects politiques des mesures prises en vue de la non-aggravation du différend, au regard de leurs motivations. Autrement dit, l’élargissement du but des mesures conservatoires à de telles mesures, mesures conservatoires “supplémentaires,” serait-il de nature à empiéter sur la justiciabilité du différend, tant elles paraissent “déconnectées” de l’objet du différend à l’origine de la compétence ratione materiae de la cour? Au regard de la responsabilité principale du Conseil de sécurité sur les sujets autour desquels s’articulent les motivations politiques de ces mesures conservatoires particulières, quelle peut en être la portée sur le règlement des différends par la cour?
La justiciabilité du différend implique son règlement, par la volonté des parties, par un organe doté des pouvoirs et d’obligations d’un organe juridictionnel tranchant ledit différend sur la base du droit et dont les décisions s’imposent à elles. Dans cet exercice, l’importance du critère juridique, autre critère de l’objet du différend, n’est pas à négliger, la CIJ devant établir avant tout si, objectivement, le différend porté devant elle peut être tranché par application du droit en vigueur.Footnote 129 Il s’ensuit que bien qu’un différend comporte un aspect politique, comme c’est le cas dans la plupart des différends portés devant elle, la cour ne saurait le décliner dès lors que cet aspect n’est pas le seul soumis à son examen.Footnote 130 La CIJ sur ce point reste conforme à sa “doctrine constante,” suivant laquelle la sensibilité politique d’une affaire n’entame pas sa compétence à en traiter des aspects juridiques, et a contrario elle refuse de ne connaître que des aspects purement politiques, c’est-à-dire ceux non formulés en des termes juridiques.Footnote 131 Par conséquent, malgré un élargissement du but des mesures conservatoires et une absence de lien évident avec l’objet du différend, les mesures conservatoires indiquées aux fins de la non-aggravation du différend n’entament en rien le caractère justiciable des différends y relatifs.
Dans son arrêt du 3 février 2021, la CIJ a repris une formule déjà utilisée en l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran Footnote 132 de 1980, et suivant laquelle
les différends juridiques entre États souverains ont, par leur nature même, toutes chances de surgir dans des contextes politiques et ne représentent souvent qu’un élément d’un différend politique plus vaste et existant de longue date entre les États concernés. Nul n’a cependant jamais prétendu que, parce qu’un différend juridique soumis à la Cour ne constitue qu’un aspect d’un différend politique, la Cour doit se refuser à résoudre dans l’intérêt des parties les questions juridiques qui les opposent.Footnote 133
Au demeurant, l’on ne saurait y voir aucun conflit de compétence entre cette appréhension par la CIJ d’un aspect politique du règlement des différends qui lui sont soumis et le rôle du Conseil de sécurité des Nations Unies dans sa responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales, au sens de l’article 24, paragraphe 1, de la Charte des Nations Unies,Footnote 134 les deux organes étant dotés d’attributions spécifiques (le Conseil exerce des attributions politiques, la cour des fonctions purement judiciaires) desquelles elles peuvent s’acquitter de manière complémentaire, y compris à l’égard des mêmes évènements.Footnote 135
C’est peut-être même cet aspect du contentieux des mesures conservatoires devant la cour qui rapproche plus étroitement celles-ci de la contribution de l’organe judiciaire principal des Nations Unies au “but suprême”Footnote 136 des Nations Unies, tel qu’énoncé à l’article 1, paragraphe 1, de la Charte des Nations Unies,Footnote 137 à travers le règlement pacifique des différends (article 33, paragraphe 1, de la Charte des Nations Unies).
Conclusion
L’apparent “élargissement” de son pouvoir d’appréciation des circonstances d’indication des mesures conservatoires, au regard de la teneur des mesures prises aux fins de non-aggravation du différend, n’est pas en contradiction avec les attributions de l’organe judiciaire principal des Nations Unies. Loin s’en faut, il est possible d’y voir une contribution de la CIJ au maintien de la paix et de la sécurité internationales. De surcroît, les mesures conservatoires indiquées aux fins de non-aggravation du différend, à l’instar des autres mesures conservatoires, relèvent des décisions de la cour, et à ce titre, sont revêtues d’un caractère obligatoire. L’article 94 de la Charte des Nations Unies rappelle, à ce titre, l’importance du respect des décisions de la CIJ. Il stipule que si une partie ne satisfait pas aux obligations énoncées dans un arrêt, l’autre peut recourir au Conseil de sécurité qui peut faire des recommandations ou décider des mesures à prendre pour faire exécuter l’arrêt. En raison de leur caractère obligatoire, les mesures conservatoires relèvent du même régime contraignant.
Toujours relativement à son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tire de l’article 41, paragraphe 1, du Statut de la CIJ, la détermination de l’objet du différend par la cour joue un rôle fondamental dans l’appréciation des circonstances qui lui sont soumises, mais surtout dans l’établissement de sa compétence ratione materiae. Toutefois, cette compétence est fondée sur la clause compromissoire contenue dans le traité liant les parties, et cette dernière définit l’objet du différend comme portant sur “l’interprétation ou l’exécution” du traité ou d’une de ses dispositions. Il en résulte que l’objet du différend et la compétence ratione materiae se présentent in fine comme les deux mamelles nourricières du contentieux des mesures conservatoires devant la CIJ.