Introduction
Cet article analyse les enjeux juridiques autour de la disposition relative à la responsabilité pénale des entreprises dans le Protocole portant amendements au protocole portant Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme (Protocole de Malabo) adopté en juin 2014.Footnote 1 Ce Protocole vise en effet à créer une Section pénale au sein de la future Cour africaine de justice et des droits de l’homme afin de juger les auteurs et complices des crimes graves commis sur le continent africain.Footnote 2 En vertu de l’article 16 du Statut amendé tel qu’annexé au Protocole de Malabo, la Cour sera “composée de trois (3) Sections: une Section des affaires générales, une Section des droits de l’homme et des peuples et une Section du droit international pénal.”Footnote 3 S’agissant de la Section du droit international pénal de la Cour, elle sera formée de “trois (3) Chambres: une Chambre préliminaire, une Chambre de Première Instance et une Chambre d’Appel.”Footnote 4 Cette Section sera “saisie de toute affaire relative aux crimes définis dans le Statut.”Footnote 5
Outre la compétence à l’égard des individus, ce Protocole prévoit que la Section pénale aura la compétence de juger les personnes moralesFootnote 6 non seulement pour les crimes internationaux les plus graves, mais aussi pour les crimes économiques transnationaux tels que le blanchiment d’argent, la corruption, la traite des personnes, le trafic de stupéfiants, le trafic de déchets dangereux, l’exploitation illégale des ressources naturelles, etc.
S’il se concrétise, cet ambitieux projet continental sera une première mondiale après l’échec des négociations sur l’inclusion des dispositions semblables dans le Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale (CPI).Footnote 7 Certains commentateurs sont sceptiques à l’idée d’une Cour pénale africaine et y voient un obstacle au bon déroulement de la justice pénale universelle incarnée par la CPI.Footnote 8 Mais cet article ne part pas de ce postulat pessimiste. Nous estimons plutôt que l’adoption du Protocole de Malabo est un excellent pas vers la consolidation de l’universalité de la justice pénale internationale. Cela vise à aider plutôt qu’à torpiller l’évolution du droit pénal international.Footnote 9 En effet, la CPI est une institution complémentaire qui n’intervient que lorsque les instances nationales compétentes (ou celles régionales) n’ont pas la volonté ou les moyens nécessaires pour s’attaquer au problème.Footnote 10 Ensuite, même lorsque la compétence de la CPI est établie, plusieurs autres facteurs, comme celui de la gravité,Footnote 11 empêchent le procureur d’intenter des poursuites dans tous les cas où des crimes sont commis. En outre, lorsqu’il décide d’intenter des poursuites, le procureur ne le fait que de façon symbolique en poursuivant seulement une poignée de principaux responsables impliqués dans la commission des crimes.
Par ailleurs, le Protocole de Malabo donne à la future Section pénale africaine une compétence particulière qui n’est pas disponible au niveau de la CPI à savoir celle portant sur les personnes morales ainsi que sur les crimes économiques et financiers. Dès lors, le fait que la future Cour africaine soit capable de traiter des dossiers irrecevables devant la CPI constitue une initiative complémentaire de haute importance dans la lutte contre l’impunité des auteurs des crimes internationaux.
L’institution de la compétence à l’égard des entreprises est une très bonne initiative pour l’Afrique. En effet, les crimes commis ou facilités par les entreprises sont parmi les maux dont le continent a le plus souffert depuis des siècles. Or, plusieurs pays africains ne possèdent pas de régime pénal applicable aux personnes morales surtout en ce qui concerne les crimes internationaux.Footnote 12 À notre connaissance, même les pays qui sont dotés d’un tel régime ne l’ont pas mis en oeuvre contre les entreprises multinationales malgré la gravité des crimes impliquant certaines d’entre elles. À cet égard, on peut soutenir que l’Afrique commence à comprendre que la dissuasion optimale ne peut être atteinte lorsque les poursuites se limitent aux personnes physiques.Footnote 13 Par ailleurs, comme l’affirme Wolfgang Kaleck, enquêter sur le rôle des acteurs économiques dans la criminalité internationale va au-delà de la nécessité de punir les responsables mais aide aussi à identifier les structures et les conditions systémiques qui favorisent la criminalité, l’encouragent ou en profitent.Footnote 14 En outre, la narration des faits durant les procès permettra de reconnaître les causes profondes sociales et économiques des violations des droits de la personne et à tirer les bonnes conclusions pour prévenir de tels crimes à l’avenir.Footnote 15
L’adoption du Protocole de Malabo est non seulement une excellente nouvelle mais aussi un signe que l’Afrique veut rejeter la criminalité internationale au nom de l’universalité des valeurs qui réprouvent les crimes internationaux les plus graves. Il s’agit par ailleurs d’une indication que le continent a l’ambition de s’attaquer avec détermination à la criminalité économique transnationale par l’adoption de moyens appropriés qui tiennent compte des réalités de la région. Plutôt que de rester spectateur de l’évolution de la justice pénale internationale, le continent africain se positionne à l’avant garde de la lutte contre les principaux crimes internationaux ainsi que ceux d’ordre transnational qui lui ont particulièrement fait mal depuis plusieurs décennies.Footnote 16
Une partie de la doctrine pense que la compétence à l’encontre des personnes morales va décourager les investissements étrangers dont les entreprises transnationales sont porteuses.Footnote 17 Nous sommes d’avis que cela ne sera pas nécessairement le cas dans la mesure où la criminalité n’est pas une pratique généralisée auprès de tous les investisseurs étrangers. L’Afrique ne perdra pas de l’éloignement des investisseurs internationaux irrespectueux des lois pénales et des valeurs de la région. Par ailleurs, le continent regorge de nombreuses ressources indisponibles ailleurs, ce qui va toujours intéresser les investisseurs étrangers.
Depuis plusieurs années, des dizaines d’organisations de la société civile africaine n’ont cessé d’appeler à l’adoption d’un cadre légal visant à mettre fin à l’impunité dont jouissent les entreprises impliquées dans la commission des crimes en Afrique.Footnote 18 Le projet de créer une Section pénale africaine constitue une réponse appropriée afin d’enquêter sur les crimes complexes et transnationaux, en juger les auteurs, prononcer des pénalités dissuasives et accorder des réparations à la hauteur des préjudices subis par les victimes. Par ailleurs, la création d’un tribunal régional africain pour juger, entre autres, les personnes morales, offre des opportunités importantes aux victimes qui ne pouvaient rien espérer de la part des tribunaux nationaux faute de volonté politique ou de moyens pour engager des poursuites et prononcer des réparations appropriées. Cette initiative est, du reste, conforme aux objectifs de l’Union africaine que sont notamment la promotion de la paix, la sécurité et la stabilité ainsi que la promotion et la protection des droits de l’homme sur le continent.Footnote 19
Beaucoup de commentaires ont été faits à l’effet que l’adoption du Protocole de Malabo a été politiquement motivée par l’hostilité entre l’Union africaine et la CPIFootnote 20 dont l’origine fut la décision de poursuivre le président du Soudan Al Bashir.Footnote 21 S’il est indéniable que cette hostilité a accéléré le processus, il est par contre inexact d’affirmer que la décision de créer une cour criminelle régionale y trouve ses racines.Footnote 22 En effet, l’idée de créer un tribunal pénal régional avait déjà été lancée par les tout premiers rédacteurs de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples dans les années 1970.Footnote 23 Mais la proposition n’avait pas fait un long chemin à cause du point de vue dominant selon lequel la création d’une telle juridiction serait prématurée dans la mesure où la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid prévoyait déjà la création d’un tribunal international et qu’à la même époque, les Nations Unies étaient en train de considérer l’instauration d’une juridiction universelle pour réprimer les crimes contre l’humanité.Footnote 24 À la place, les États africains avaient préféré un mécanisme de responsabilité civile incarné par ce qui est devenu la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Il aura fallu attendre plus de quarante ans pour assister à la concrétisation de l’idée. L’année 2014 restera donc gravée à jamais dans les annales de l’Union africaine comme étant une année où furent jetées les bases de la création d’une instance pénale continentale. L’initiative a le potentiel de transformer le continent africain et le positionner au rang des régions où personne ne doit être au-dessus des lois quelles que soient sa position et sa puissance économique ou politique.
La concrétisation du projet proposé par le Protocole de Malabo ne se fera cependant pas sans difficultés à cause notamment de la complexité de la criminalité impliquant les personnes morales et de son caractère transnational. De même, certaines entreprises multinationales sont devenues très puissantes au point de dépasser la puissance économique et politique de plusieurs États.Footnote 25 Il importe alors de ne pas simplement clamer l’importance historique et pratique de la création de cette Section pénale africaine mais aussi de proposer des solutions destinées à surmonter certains obstacles qui pourraient éventuellement se dresser contre la bonne marche de cette bourgeonnante justice pénale régionale. Ainsi, après avoir mis en relief l’originalité et l’importance inestimable du Protocole de Malabo pour l’Afrique en première partie de cet article, nous aborderons, en deuxième partie, certains défis que la Section pénale africaine devra relever ainsi que quelques pistes de réflexion en vue de l’amener à être véritablement opérationnelle. Au final, nous montrerons que les caractéristiques propres à la criminalité économique, jumelées à la compétence de la Section à l’égard des personnes morales, exigent l’adoption et l’application particulière des normes pénales.
Nécessité de la création d’une Cour pénale africaine
Les violations graves des droits humains survenues à l’étranger au cours des activités économiques ne font presque jamais l’objet de poursuites pénales, les auteurs de ces crimes profitant pour la plupart de l’inexistence des lois appropriées ou bénéficiant des lois d’amnistie dans leurs pays d’origine.Footnote 26 L’heure semble donc arrivée pour l’Afrique de jouer un rôle historique visant à changer cet état de fait.
IMPORTANCE HISTORIQUE D’UNE JURIDICTION CRIMINELLE AFRICAINE À L’ÉGARD DES ENTREPRISES POUR LES CRIMES COMMIS EN AFRIQUE
L’infliction, par les entreprises transnationales, des violations des droits de la personne à certaines communautés africaines ne date pas d’hier. Le continent africain est victime des traitements inhumains et dégradants liés aux activités commerciales menées par des acteurs étrangers, essentiellement occidentaux, depuis la traite des esclaves autour du XVe siècle. La rafle, de leurs villages, des meilleurs éléments de la jeunesse africaine et leur vente en occident comme des biens constituait, selon plusieurs observateurs, un commerce plus lucratif que le commerce de l’or.Footnote 27 Plusieurs entreprises multinationales étaient des acteurs et complices de ces pratiques non seulement par la remise des contreparties qui encourageaient la capture de ces personnes mais aussi par leur embarquement, leur transport dans des conditions inhumaines à travers les océans et leur débarquement pour les livrer aux travaux forcés et à la torture dans des plantations des Amériques, des Caraïbes, de l’océan Indien et de l’Europe. Il a fallu attendre plusieurs siècles pour que le droit international prohibe ce phénomène de la traite d’esclaves.Footnote 28
À l’époque de l’esclavage, le commerce exercé par ces entreprises occidentales en Afrique était rendu possible par la violence perpétrée avec la complicité de leurs autorités (des monarques pour la plupart).Footnote 29 La violence semblait donc être le moyen idéal d’atteindre les objectifs commerciaux escomptés.Footnote 30 Parmi les toutes premières entreprises citées dans la traite des esclaves africains se trouvent la Compagnie d’Angola, la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales et la Compagnie Grou et Michel devenues plus tard la Compagnie de Guinée. Au fur des années, la majorité de ces entreprises ont cessé d’exister ou certaines d’entre elles ont continué d’exister sous d’autres formes et appellations. Malgré les transformations, il n’est pas impossible d’établir des liens entre certaines entreprises transnationales contemporaines et celles ayant participé aux atrocités durant l’esclavage.Footnote 31 Très récemment, les victimes ou leurs descendants ont pu identifier plusieurs compagnies bien connues pour leur implication, directe ou indirecte, dans l’esclavage. Qu’il suffise de nommer, entre autres, les compagnies américaines Aetna Inc, New York Life et AIG ou les géants financiers J.P. Morgan Chase & Company, Bank of America et FleetBoston Financial Corporation.Footnote 32 Il y a aussi les cas des banques d’investissement Brown Brothers Harriman et Lehman Brothers.Footnote 33 Les compagnies de chemin de fer Norfolk Southern, CSX, Union Pacific et le Canadian National, etc., ont aussi été indexées.Footnote 34 Ces compagnies ou leurs prédécesseures ont notamment été reprochées d’avoir participé directement à la prise de possession et l’exploitation des esclaves comme des objets ou d’avoir été complices à cette pratique à travers des prêts ou des assurances aux propriétaires d’esclaves ou encore par le transport de ces derniers vers les lieux de plantation et/ou de torture.Footnote 35 Malgré la gravité des atrocités commises, il n’y a jamais eu de justice pour les millions de victimes de ce phénomène aujourd’hui considéré comme faisant partie des crimes contre l’humanité. La survenance de la Deuxième guerre mondiale et les crimes graves qui y furent perpétrés semblent avoir éclipsé les initiatives visant à rendre justice aux victimes de l’esclavage.
Comme si les crimes commis pendant la période du trafic d’esclaves n’étaient pas suffisants, la période coloniale ayant suivi a elle aussi été caractérisée par des atrocités malgré le discours officiel qui annonçait la fin des mauvais traitements notamment à travers l’Acte général de la Conférence de Berlin.Footnote 36 D’innombrables cas de violations des droits de la personne ont ainsi été répertoriées lors de la colonisation. À l’instar de la traite, la période coloniale était dominée par des activités commerciales exercées dans un climat de violence généralisée. En réalité, la colonisation constituait une continuité de l’esclavagisme et les principaux acteurs étaient pratiquement les mêmes, à savoir les états occidentaux colonisateurs et les entreprises transnationales majoritairement européennes.Footnote 37 Il importe de mentionner par exemple le rôle de la Conférence de Berlin qui a attribué aux puissances occidentales de nombreux droits sur l’Afrique y compris le droit de propriété non seulement sur des biens mais aussi sur certains territoires.Footnote 38 Bref, les deux phénomènes avaient pour objectif d’exploiter les richesses du continent africain tout en y opérant le commerce international. Mais contrairement à la traite, la colonisation s’est avérée de mieux en mieux organisée avec la participation des entreprises agissant à la fois pour leur compte (aspect commercial) et pour le compte de leurs gouvernements d’origine (aspect administratif).Footnote 39 C’est ainsi que les compagnies avaient créé des bastions permanents sur les côtes d’Afrique et étaient devenues de plus en plus puissantes par rapport aux entreprises de la période de l’esclavage.Footnote 40 La colonisation a ainsi permis l’exploitation directe et stable des ressources locales par de superpuissantes entreprises transnationales qui n’avaient plus besoin de passer par les intermédiaires locaux pour s’accaparer des richesses locales.
Les plus connues des entreprises ayant activement participé à la colonisation du continent africain sont, entre autres, la Société générale de Belgique et ses filiales (Union minière du Haut-Katanga, Forminière et Comité spécial du Katanga), la Tanganyika Concessions Ltd., la Compagnie française de l’Afrique Noire, la Société commerciale de l’Ouest africain, la British East Africa Company, la British South Africa Company, la Royal Niger Company, la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, la Compagnie royale d’Afrique (Royal African Company), la Compagnie des aventuriers d’Afrique, De Beers Consolidated Mines, Ashanti Goldfields, Selection Trust, etc. Comme déjà mentionné, certaines compagnies ayant participé à la traite d’esclaves ont continué leurs activités durant la colonisation. Les crimes les plus graves reprochés à ces entreprises étaient généralement commis pour décourager la résistance par les populations locales notamment contre leur éviction illégale des terres et d’autres biens. Il s’agissait, entre autres, des assassinats et meurtres systématiquesFootnote 41 comme ceux commis à l’encontre des Mau-Mau au KenyaFootnote 42 ou le génocide contre les Hereros en Namibie, les expulsions forcées, les emprisonnements abusifs, la torture, etc.
Ces mauvais traitements infligés à une partie de la population africaine n’ont pas complètement disparu avec la décolonisation et l’indépendance des États. Au contraire, une forme de colonisation indirecte s’est installée où on s’est rendu compte que certaines entreprises participaient directement ou indirectement aux changements de régimes à travers le financement occulte des coups d’état ou des rébellions afin d’installer ou maintenir au pouvoir des dirigeants de leur choix capables de leur garantir un accès facile aux ressources de certains pays, spécialement les ressources naturelles.Footnote 43 À cet égard, certaines entreprises sont devenues des alliées des groupes armés ou des gouvernements souvent hostiles aux droits de la personne en leur fournissant de l’argent, du matériel militaire ou d’autres outils utilisés contre les populations civiles.Footnote 44 Comme le soutient Stewart, bien que la fin de la guerre froide ait déclenché une résurgence de la justice pénale internationale, des groupes armés brutaux en ont profité pour exploiter illégalement les ressources naturelles et financer les atrocités en l’absence du parrainage de l’une des superpuissances. Ainsi, certains hommes d’affaires étrangers et certaines entreprises transnationales se sont transformés en intermédiaires entre les seigneurs de guerre et le marché.Footnote 45 Or, bien que l’ONU ait révélé, en 2002, une liste de plus de quatre-vingts entreprises majoritairement occidentales impliquées dans l’exploitation illégale des ressources naturelles en République démocratique du Congo seulement,Footnote 46 rien n’a été fait ne fut-ce que pour intenter des poursuites à l’encontre des individus impliqués en dépit des promesses du procureur de la Cour pénale internationale de l’époque.Footnote 47 Cette absence de poursuites pénales tend à confirmer l’impression d’une partie de la doctrine qu’en ce qui concerne les crimes économiques, la communauté internationale crée des illusions de justice dans le but de soigner l’image des entreprises multinationales. La démarche aboutit au renforcement du capitalisme à travers l’intensification des activités économiques transnationales avec leur lot d’atrocités infligées aux populations des pays en développement.Footnote 48
En dehors du pillage des matières premières, certaines entreprises se livrent au trafic illégal d’armes au profit des groupes armés sans se soucier des conséquences catastrophiques sur les populations civiles. Outre les crimes violents qui sont les plus médiatisés, une partie des entreprises transnationales présentes en sol africain commettent des crimes économiques de façon invisible, notamment la corruption, la fraude et le blanchiment de capitaux ainsi que les crimes environnementaux.Footnote 49 Bien qu’ils ne soient pas violents, ces crimes sont aussi catastrophiques pour le bien-être des populations africaines car ils entraînent des impacts négatifs très significatifs sur les droits fondamentaux de ces dernières. À titre d’exemple, il a été documenté qu’à eux seuls, la pêche illégale, le commerce frauduleux visant la faune et la flore ainsi que l’exploitation illégale des forêts causent une perte annuelle estimée à 29 milliards de dollars pour l’Afrique.Footnote 50 À cela s’ajoute des incalculables pertes de revenus liées aux pots-de-vin, à la fraude fiscale, à la malversation et au détournement des fonds publics dans plusieurs pays africains, surtout ceux dotés d’importantes ressources minières et pétrolières. Il s’agit des montants importants qui pourraient radicalement changer la vie des millions d’habitants africains s’ils étaient perçus et investis dans les services publics.
Malgré la nouvelle promesse de l’actuelle procureure de la CPI selon laquelle les crimes économiques dont la gravité atteint celle des crimes internationaux verront leurs auteurs, personnes physiques, traduits devant cette cour,Footnote 51 le contexte actuel n’est pas favorable aux poursuites contre les acteurs politiquement plus puissants.Footnote 52 Il est donc opportun que le continent africain se lève contre la criminalité transnationale qui l’afflige depuis des siècles et qui a contribué à entraver son développement malgré l’abondance des ressources et la vitalité de ses habitants.
ABSENCE DE RÉPRESSION DE LA CRIMINALITÉ DES ENTREPRISES À L’ÉCHELLE INTERNATIONALE
La lecture du futur Statut de la future Section pénale africaine nous révèle que celle-ci sera, entre autres, compétente pour juger les auteurs des crimes internationaux les plus graves. En cela, cette Cour n’est pas différente de la CPI, qui possède la même compétence. Cependant, comme nous l’avons mentionné ci-haut, en plus de la compétence à l’égard des crimes graves, le Protocole de Malabo prévoit une autre compétence particulière qui est celle portant sur les crimes économiques transnationaux. En outre, s’agissant de la compétence personnelle, cette Section pourra juger non seulement les personnes physiques mais aussi les personnes morales coupables de l’un ou l’autre crime énuméré dans le Protocole. Ces deux aspects de la compétence de cette future Section pénale africaine font de celle-ci une cour unique jamais créée nulle part ailleurs.
Il sied de rappeler que depuis ses origines, la justice pénale internationale n’a jamais eu pour ambition de juger les auteurs des crimes commis par les personnes morales malgré les différents appels dans ce sens. Les Tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo (TMI) n’avaient pas de compétence pour retenir la responsabilité pénale des personnes morales étant donné que les statuts de ces tribunaux mentionnaient tout au plus la possibilité de déclarer les organisations fautives comme étant des organisations criminelles.Footnote 53 Selon De Vabres, l’hésitation des auteurs des statuts des TMI est directement liée au fait qu’ils attachaient un caractère accessoire à la responsabilité pénale des organisations.Footnote 54 En réalité, il semblerait que ce qui était intéressant pour les fondateurs des TMI était la responsabilité des personnes physiques membres de ces organisations qu’ils voulaient condamner pour leur affiliation.Footnote 55
Néanmoins, la justice pénale nationale des États ayant complété les activités des TMI est parvenue à condamner des hauts cadres de sociétés pour avoir utilisé celles-ci dans la commission des crimes contre la paix, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. En Angleterre par exemple, la justice pénale a condamné certains hommes d’affaires pour pillage et spoliation des propriétés privées dans les territoires occupés par l’Allemagne, ainsi que pour la fourniture du gaz Zyklon B ayant été utilisé pour tuer massivement les gens dans les camps de concentration.Footnote 56 Dans la zone allemande occupée par les autorités soviétiques, trois responsables de l’entreprise Topf et Söhne ont été condamnés à vingt-cinq ans d’emprisonnement pour avoir fabriqué des fours crématoires utilisés dans les camps de concentration dont Auschwitz.Footnote 57 Le recours aux travaux forcés et la pratique des expériences médicales sur les prisonniers ont également valu des peines à certains responsables d’entreprises.Footnote 58 Il importe de souligner cependant que plusieurs personnes condamnées ont bénéficié des mesures de clémence et été rétablies dans leurs fonctions.Footnote 59
Il y a lieu d’affirmer que ces développements au niveau de la justice pénale post-conflit en Europe aurait dû favoriser l’évolution des principes juridiques relatifs à la responsabilité pénale des entreprises en droit international. Ce petit pas dans la bonne direction aurait aussi dû conduire à l’adoption des dispositions conséquentes lors de la création de la deuxième génération de tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie. Cependant, rien n’a été fait dans ce sens et les rédacteurs des statuts de ces instances ont préféré ignorer tout simplement l’idée de poursuivre les personnes morales. La même tendance d’une compétence excluant les personnes morales fut observée plus tard avec la création des tribunaux internationalisés comme celui de la Sierra Leone et du Cambodge. Même la CPI a été créée sans être dotée d’une telle compétence malgré des progrès considérables réalisés au cours des négociations qui ont conduit à l’adoption du Statut de Rome.Footnote 60 Selon le professeur William Schabas, “le temps était tout simplement trop court pour que les délégués puissent parvenir à un consensus” sur ce sujet à Rome.Footnote 61
En conséquence, l’état actuel du droit pénal international pour ce qui est de la responsabilité pénale des personnes morales se trouve dans un état de régression en comparaison à la période autour des procès de Nuremberg. Ce qui est certain est que le manque de compétence de la CPI sur les personnes morales résulte d’un choix délibéré et non pas d’une éventuelle incompatibilité entre le droit international et le principe de la responsabilité pénale des organisations comme l’a suggéré, à tort selon nous, la majorité de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Kiobel v Royal Dutch Petroleum.Footnote 62 D’ailleurs, très récemment, la Chambre d’appel du Tribunal spécial pour le Liban a confirmé la décision rendue par les chambres de première instance à l’effet que ce Tribunal est compétent pour juger les personnes morales au moins en ce qui concerne les infractions contre l’administration de la justice.Footnote 63 Même si la personne morale visée fut par la suite acquittée, il s’agissait d’une évolution très significative. En fait, c’était la toute première fois qu’un tribunal pénal international affirme sa compétence sur les personnes morales.Footnote 64
L’adoption du Protocole de Malabo, qui prévoit la responsabilité pénale des entreprises pour les crimes internationaux, y compris les crimes environnementaux et d’autres crimes en col blanc, se situe donc dans un contexte international très favorable. Tous ces développements montrent que c’est le meilleur moment de créer des conditions visant à mettre fin à l’impunité des personnes morales pour les crimes économiques commis en Afrique. Désormais, les compagnies transnationales impliquées dans la commission des crimes en Afrique ne pourront plus se cacher derrière l’argument de l’absence de juridiction du lieu où les crimes ont été commis.Footnote 65
Étant donné que la CPI basée en Europe n’a pas pu être dotée d’une compétence pour s’attaquer au problème de la victimisation systémique des populations africaines par certaines entreprises transnationales, il est de la logique des choses que le continent africain prenne la situation au sérieux. La création envisagée d’un tribunal international capable de prendre la situation à bras le corps s’avère encourageante pour les milliers d’africains victimes notamment des effets des crimes économiques transnationaux. En cela, les Africains vont enfin vivre une mise en œuvre, même imparfaite, du principe de l’état de droit (qui soumet tous les justiciables aux mêmes exigences légales) peu importe leur origine ou leur puissance. Mais comme toute nouveauté, plusieurs défis devront être relevés avant de pouvoir assister à une mise en œuvre véritable de la justice pénale régionale en Afrique.
Quelques défis à relever en vue de rendre fonctionnelle la compétence de la Section pénale africaine sur les crimes économiques
Dans un texte court comme celui-ci, il n’est pas possible de discuter de tous les défis qui risquent de se poser pendant le fonctionnement de la future Section pénale de la Cour africaine de justice, des droits de l’homme et des peuples. Quelques auteurs ont déjà formulé des réflexions intéressantes notamment à propos des différents crimes réprimés par le Protocole de Malabo dont le plus innovateur est celui du changement anticonstitutionnel de gouvernement.Footnote 66 D’autres ont beaucoup commenté la question des immunités prévues en faveur des plus hauts dirigeantsFootnote 67 ainsi que celle relative à la nature des personnes morales qui seront poursuivies, les principes d’attribution de la responsabilité pénale, l’étendue des sanctions disponibles, le défi de mise en œuvre des dispositions du Protocole et le problème de la complémentarité.Footnote 68 Mais certaines analyses ne sont pas très poussées à notre convenance et/ou ne réfèrent pas au contexte du droit africain et international en vigueur. C’est pour cela que cet article a pour ambition de procéder à une analyse approfondie des défis directement liés à la mise en œuvre de la compétence de la Section pénale africaine sur les personnes morales étant donné qu’il s’agit d’une grande innovation qui va requérir la réadaptation de certains principes du droit pénal international.
LEVER L’AMBIGUÏTÉ SUR LA NATURE DES PERSONNES MORALES RELEVANT DE LA COMPÉTENCE DE CETTE SECTION PÉNALE
C’est l’article 46C de ce qui sera le Statut de la Cour africaine de justice, des droits de l’homme et des peuples qui prévoit la responsabilité pénale des entreprises. Il dispose que “la Cour a compétence sur les personnes morales, à l’exception des États.”Footnote 69 Tout d’abord, il sied de remarquer une différence de terminologie entre le titre de cette disposition, qui parle de la responsabilité des “entreprises” et son contenu, qui emprunte l’expression “personnes morales.” Or, les deux expressions sont différentes: la notion de personne morale est très large et peut inclure, en dehors des sociétés et entreprises commerciales, des entités juridiques comme les organisations non-gouvernementales (ONG), les associations, les syndicats, les partis politiques ou autres groupements reconnus par la loi. On peut être tenté par la logique restrictrice et considérer que c’est le titre de la disposition qui réfère à la notion d’“entreprises” qui doit prendre le pas sur la notion de “personnes morales” contenue dans la disposition. Après tout, la grande majorité des crimes économiques dont la Section pénale pourra juger les auteurs seront commis dans le cours normal des activités commerciales. Cette interprétation qui exclut les entités non commerciales serait par ailleurs conforme à la définition adoptée lors de la phase d’élaboration du Statut de Rome portant création de la CPI où il fut proposé que la notion de ‘personne morale’ “s’entend d’une société dont l’objectif concret, réel ou dominant est la recherche du profit privé ou de l’avantage, et non un État ou un organisme public dans l’exercice de la puissance publique, un organisme public international ou une organisation enregistrée, et agissant en vertu de la loi nationale de l’État comme une organisation à but non lucratif.”Footnote 70 Toutefois, il n’est pas impossible que les crimes économiques ainsi que d’autres soient commis par des entités qui n’exercent pas d’activités commerciales. Ainsi, par exemple, il est maintenant connu que certaines ONG et certaines associations de charité sont impliquées dans la commission des crimes de blanchiment d’argent sale ou de financement du terrorisme.Footnote 71 D’autres entités non commerciales peuvent facilement être utilisées dans la commission d’actes illégaux comme la corruption ou le trafic d’influence. Dès lors, la future Section pénale africaine risquerait de manquer une partie de ses objectifs si elle restait incompétente à l’égard de ce genre d’entités du simple fait qu’elles n’exercent pas d’activités commerciales.
Par ailleurs, selon le droit des sociétés, les “personnes morales” ont une personnalité juridique indépendante de celle des personnes physiques qui les composent ou les dirigent, ce qui n’est pas toujours le cas de certaines entreprises.Footnote 72 Il va donc falloir qu’il y ait beaucoup plus de précisions sur cet aspect. Ce qui est clair est que toutes les deux notions, soit la notion de “personne morale” ou celle d’ “entreprise” sont différentes de la notion d’“organisation” qui englobe des entités légales et illégales, qu’elles soient enregistrées ou pas.Footnote 73
Dans un autre ordre d’idées, l’article 46C exclut seulement les États de la compétence de la future Section pénale. De façon simple donc, toutes les entités juridiques, à l’exclusion des États, sont susceptibles d’être poursuivies devant cette Section pénale. Contrairement à ce qui était envisagé pour le Statut de Rome, une organisation de droit public jouissant d’une personnalité morale peut donc être poursuivie. En d’autres termes, selon cette disposition, il importe peu que la personne morale soit une émanation de l’État ou pas; qu’elle soit financée par des capitaux étatiques ou pas. Il sied cependant de rappeler qu’en droit international on assimile souvent certains organismes étatiques aux États. Mais cette assimilation n’est valable que lorsque l’organisme en question se limite aux activités d’intérêt général liées à l’exercice de la puissance publique. Dans le cas où l’organisme en question se comporte comme une entreprise commerciale privée avec comme objectif de générer des profits, il est considéré comme une entreprise susceptible d’être soumise à la responsabilité pénale.Footnote 74 La situation serait différente s’il existait encore des entreprises transnationales exerçant à la fois des activités commerciales classiques et des fonctions étatiques (battre la monnaie, conclure des traités avec les États ou décider de faire la guerre) comme lors de la période d’avant les indépendances.Footnote 75
Ces dernières années, les entreprises publiques se sont massivement lancées dans des activités commerciales en Afrique. Les plus connues sont d’origine chinoise comme la China Railway Construction Corporation (CRCC), la China State Construction Engineering Corporation (CSCEC), la SINOPEC (pétrole), la MCC (métallurgie) ou encore la CITIC (gestion de portefeuille).Footnote 76 En tant que participantes aux activités commerciales, leur implication dans la commission des crimes définis par le Statut de la Section pénale africaine sera assujettie à la compétence de cette dernière.Footnote 77 Le fait d’avoir la capacité de conclure avec des États des contrats d’investissement comparables aux traités ne leur donne pas de fonctions de puissance publique.
Finalement les risques sont importants de voir les entreprises impliquées dans la criminalité en Afrique changer de noms, fusionner avec d’autres ou même tenter de faire faillite pour échapper à la responsabilité pénale. Il est courant d’observer des changements de noms ou des ventes d’entreprises à la suite de leur implication dans la commission des infractions surtout lorsqu’il s’agit des crimes graves. Comme nous l’avons précédemment souligné, plusieurs entreprises ayant participé à la traite des esclaves et à la colonisation existent toujours mais souvent avec une dénomination différente.
En général, le droit considère que le seul changement de nom ou de contrôle n’exonère pas l’entité de sa responsabilité pénale.Footnote 78 Conséquemment, une entreprise ayant commis l’infraction dont la nouvelle Section pénale africaine est compétente de juger pourra entraîner la responsabilité de la société acquéreuse quel que soit le siège de cette dernière. La difficulté sera pour les autorités de la Section de pouvoir identifier ce que sont devenues les entreprises ayant abandonné leurs anciennes dénominations après la commission du crime ou celles qui les auront acquises. Évidemment, il pourrait s’avérer ardu de mener des enquêtes transnationales lorsque la filiale à l’origine de la commission des crimes n’est plus présente sur le territoire d’un État partie. Mais difficulté n’est pas synonyme d’impossibilité. L’essentiel pour la Section est d’avoir la compétence. Celle-ci peut être basée non seulement sur le rattachement des activités illégales avec le territoire mais aussi en application du critère de la personnalité passive (protection des victimes d’un État partie) ou de celui des intérêts nationaux.Footnote 79 Ainsi donc, même sans qu’une entreprise soit réellement présente sur le sol africain, il est fort possible que la future Section pénale retienne sa compétence sous réserve de l’existence des démarches d’entraide judiciaire internationale visant à assurer l’identification et la comparution de cette entreprise.
La question est beaucoup plus compliquée en cas de fusion-absorption. Si au Canada les tribunaux ont déjà tranché la question en disant qu’aucune fusion ne peut faire obstacle aux poursuites contre la nouvelle entité à l’égard des infractions commises avant l’opération de fusion,Footnote 80 le problème reste entier dans certains pays européens comme la France, malgré l’intervention de la Cour de justice de l’Union européenne. Alors que la Cour de cassation française a jugé que le principe de la responsabilité pénale personnelle fait obstacle aux poursuites contre une entité issue de la fusion-absorption lorsque l’ancienne entité disparaît,Footnote 81 la Cour de justice de l’Union européenne a quant à elle décidé qu’en cas de fusion par absorption, la société absorbante demeure responsable des infractions pénales commises par la société absorbée avant la fusion.Footnote 82
La position de la Cour de justice est donc conforme à celle de la Cour suprême du Canada et permet d’éviter que des entreprises échappent facilement à la condamnation après leur implication dans la commission des crimes. Mais contre toute attente, la Cour de cassation française a récemment rejetée cette solution européenne en invoquant l’absence d’effet direct en France de la jurisprudence de la Cour de justice.Footnote 83 Fort heureusement, cette approche des juges français n’est pas partagée par le législateur africain notamment sénégalais malgré les réticences de la doctrine africaine.Footnote 84 Nous croyons fermement que la Cour de cassation a fait fausse route en s’accrochant au principe de l’individualité de la responsabilité pénale qui a été élaboré pour les personnes physiques et qui n’est donc pas adapté à la nouvelle réalité de la responsabilité pénale des personnes morales. Cette interprétation inappropriée du droit est d’autant plus décevante que dans cette affaire, la société qui avait commis l’infraction avait été absorbée par une société partageant les mêmes actionnaires.
Enfin, malgré l’absence de précédent, la situation serait différente en cas de dissolution-liquidation. Si on applique l’argument de la Cour suprême du Canada a contrario,Footnote 85 on pourra affirmer qu’en cas de dissolution, l’entreprise disparaît et, par conséquent, il n’est plus possible de la poursuivre au criminel à l’instar d’une personne physique décédé avant le procès. Dès lors, la personnalité de cette entreprise ne peut plus continuer avec la société acquéreuse de ses actifs et celle-ci ne peut donc pas être poursuivie pour l’infraction commise par l’entité liquidée.Footnote 86 Le défi serait donc que les autorités qui voudraient intenter des poursuites pénales surveillent les faits et gestes de l’entreprise visée afin de s’opposer, en temps voulu, à toute tentative de procéder à la liquidation de l’entreprise avant le dénouement de l’affaire au pénal. Dans tous les cas, la dissolution doit être régulièrement prononcée. Lorsqu’elle est irrégulière ou frauduleuse, il est possible de demander une ordonnance pour la déclarer nulle, ce qui aura pour conséquence de rétablir l’existence de l’entreprise.Footnote 87 Une fois l’existence de l’entreprise rétablie, les procédures pourront alors reprendre si les autorités compétentes donnent leur accord. Dans ce cas, la Section pénale africaine devra interagir avec les autorités et les tribunaux d’autres États, notamment ceux compétents en matière de faillite et de liquidation des entreprises.
DÉFINIR DAVANTAGE LES MODES D’ATTRIBUTION DE LA RESPONSABILITÉ PÉNALE AUX PERSONNES MORALES
Le Statut de la future Section pénale de la Cour africaine de justice, des droits de l’homme et des peuples ne prévoit pas clairement les principes qui seront appliqués lors de l’attribution de la responsabilité pénale aux entreprises. Le droit international n’est pas non plus encore parvenu à la définition de ces principes malgré l’existence de quelques dispositions dans certains traités internationaux relatifs à la criminalité économique.Footnote 88 Dès lors, il convient d’aborder cette question en se référant à ce qui a été définie en droit interne.
Dans ce sens, la common law, qui est le premier système juridique à avoir défini les principes d’attribution de la responsabilité pénale aux personnes morales, a d’abord retenu trois modèles, à savoir: le modèle de la responsabilité du fait d’autrui, le modèle de l’identification et le modèle de la responsabilité collective. Ces modèles ont en commun de se référer à la conduite illégale des personnes physiques agissant pour le compte de l’entreprise pour, ensuite, l’attribuer à celle-ci. Très récemment, un nouveau modèle a été adopté, soit celui de la faute organisationnelle (modèle organisationnel) qui attribue la responsabilité à l’entreprise sans faire aucune référence à la conduite d’un individu.
Le modèle de la responsabilité du fait d’autrui, qui est synonyme de la théorie d’agence (respondeat superior theory), suppose que l’entreprise est automatiquement responsable du fait de n’importe qui de ses employés qui a commis l’infraction dans l’accomplissement de ses tâches au sein de l’entreprise. Dans plusieurs pays, pour que l’entreprise soit reconnue responsable de la conduite de son employé, l’acte illégal doit quand même avoir été commis avec l’intention de faire bénéficier l’activité à l’entreprise ne fut-ce qu’en partie. Ce modèle a le mérite de simplifier le processus d’attribution de la responsabilité pénale aux entreprises dans la mesure où la commission d’un acte illégal au sein de l’entreprise par un employé entraîne la responsabilité pénale de cette dernière sans nécessité de prouver l’intention d’agir ni le manque de diligence de la part de l’employé. De plus, il n’est pas exigé d’identifier au préalable l’employé à l’origine de l’acte illégal encore moins de le condamner avant d’attribuer la responsabilité à l’entreprise.Footnote 89 Cette théorie n’a pas reçu un accueil chaleureux dans plusieurs États et son application n’est observée qu’aux États-Unis. Elle a d’ailleurs été beaucoup critiquée au Canada où on lui a reproché de passer outre le principe fondamental de la faute morale et celui de la responsabilité pénale individuelle.Footnote 90
C’est pour corriger les insuffisances du principe de la responsabilité du fait d’autrui que la théorie de l’identification a été adoptée. En vertu de cette théorie, une entreprise sera reconnue coupable uniquement lorsque la personne à l’origine de l’acte illégal est d’un niveau hiérarchique élevé. On considère que la personne morale ne peut être pénalement poursuivie si, au moment des faits, le cadre ou l’employé à l’origine de l’infraction n’était pas “son incarnation” ou son “organe vital” ou son “âme dirigeante.”Footnote 91 C’est en effet par son âme dirigeante que l’entreprise fonctionne et que les agissements de la première constituent réellement des agissements de la seconde.Footnote 92 Ainsi donc, seule l’âme dirigeante est capable de refléter la volonté de l’entreprise et, lorsque la première commet un crime, l’attribution de la responsabilité pénale à la seconde devient directe et personnelle.Footnote 93
La théorie de l’identification est préférée par certains intsruments internationaux dont les rédacteurs ont réussi à se prononcer sur le sujet. Dans la proposition faite lors des négociations ayant précédé l’adoption du Statut de Rome portant création de la CPI, par exemple, on y voit des références à cette théorie: “La Cour est également compétente sur les personnes morales, à l’exception des États, lorsque les crimes ont été commis au nom de ces personnes morales ou par leurs agences ou représentants.”Footnote 94 Il sied de remarquer que cette proposition constituait une approche très libérale de la doctrine de l’identification. Mais cela n’a pas duré longtemps puisque trois mois plus tard, tout en demeurant dans la logique de la théorie de l’identification, les délégués ont restreint davantage cette approche en exigeant que les représentants des personnes morales suspectées de crimes soient en position de contrôle de ces personnes morales et qu’ils agissent au nom et avec le consentement de ces dernières.Footnote 95 Il en découle que même si la disposition proposée avait été retenue, il aurait été difficile de condamner les personnes morales faute de pouvoir réunir toutes ces conditions.
La théorie de l’identification est la plus usitée même auprès des États de tradition civiliste comme la France.Footnote 96 Au Sénégal, l’article 42 de la Loi n° 2004-09 du 6 février 2004, relative à la lutte contre le blanchiment, prévoit la responsabilité pénale à l’encontre des “personnes morales autres que l’État, pour le compte ou au bénéfice desquelles une infraction de blanchiment de capitaux ou l’une des infractions prévues par la présente loi a été commise par l’un des organes ou représentants.” Dans le même sens, l’alinéa 74.1(a) du nouveau Code pénal camerounaisFootnote 97 prévoit que les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou représentants.
Très récemment, le Tribunal spécial pour le Liban a fait référence à la théorie de l’identification en discutant du modèle approprié pour attribuer la responsabilité pénale à une personne morale. Prenant comme appui le droit pénal libanais, qui était applicable en complément au droit international, le Tribunal a conclu que:
Pour que l’entreprise accusée soit déclarée coupable du chef no 2, le Procureur amicus curiae doit 1) établir la responsabilité pénale d’une personne physique en particulier; 2) démontrer que, à l’époque considérée, cette personne physique était un directeur, administrateur, représentant (soit une personne habilitée par la personne morale à agir en son nom) ou un agent/employé (qui doit avoir été explicitement autorisé par l’entité juridique à agir en son nom) de l’entreprise accusée; et 3) prouver que la personne physique à laquelle le comportement est pénalement reproché a agi: a) pour le compte ou b) avec les moyens de l’entreprise accusée.Footnote 98
Le tribunal a terminé en réaffirmant le principe bien connu en matière de co-participation à l’infraction à savoir que “le droit n’impose pas de conclure à la culpabilité d’une personne physique pour prouver la responsabilité pénale d’une société. II est uniquement nécessaire d’identifier le comportement criminel de l’une des personnes habilitées à représenter la société.”Footnote 99
Si la doctrine de l’identification était appropriée compte tenu de la rareté des entreprises multinationales à l’époque de son élaboration par l’arrêt Tesco Supermarkets Ltd v Nattrass,Footnote 100 les choses ont beaucoup changé depuis. En exigeant que seuls les crimes impliquant les administrateurs de haut niveau peuvent engager la responsabilité de l’entreprise, on ignore la réalité des organisations modernes qui sont constituées de plusieurs entités éparpillées dans plusieurs juridictions nationales. Dès lors, il peut devenir facile pour les entreprises d’éviter la responsabilité pénale en subdivisant les tâches au sein de plusieurs départements ou en répartissant une information auprès de plusieurs cadres supérieurs.
La théorie de l’identification a donc montré ses limites, ce qui a donné lieu à l’invention du modèle de la conduite/connaissance collective (aggregation model, en anglais) qui considère que l’actus reus et la mens rea de l’infraction peuvent être appréciés à partir de la conduite et/ou de l’intention de plusieurs personnes. On n’exige plus que tous les éléments de l’infraction proviennent d’une seule personne. Lorsque les faits s’y prêtent, on additionne les conduites et les connaissances de la part de plusieurs personnes oeuvrant au sein de l’entreprise pour attribuer le tout à cette dernière. Il s’agit d’une responsabilité qui peut exister sans qu’aucune personne physique ne remplisse les critères requis pour engager sa responsabilité individuelle. Cette théorie de la conduite collective a récemment été adoptée au Canada lors d’une nouvelle réforme visant à tenir compte du fonctionnement moderne des entreprises.Footnote 101
La dernière théorie d’attribution de la responsabilité pénale aux personnes morales est celle de la faute organisationnelle qui ne se réfère aucunement à la conduite d’un agent quelconque qu’il soit haut placé ou non. Avec ce principe, on s’éloigne de l’idée de traiter les entreprises comme des personnes physiques dans la détermination des éléments de l’infraction. La responsabilité découle de la culture fautive de l’entreprise qui se manifeste à travers les structures, les politiques, les pratiques et les procédures empêchant la conformité à la loi ou l’adoption de mesures ou précautions raisonnables pour éviter les violations.Footnote 102 Il s’agit de la prise en compte du fonctionnement des sociétés modernes dont les structures sont souvent décentralisées et où le crime est moins lié à la conduite illégale des individus qu’aux systèmes qui ne parviennent pas à supprimer ou réduire les risques qu’une personne raisonnable aurait anticipé.Footnote 103
Même si les dispositions du Statut de la future Section pénale ne définissent pas les modes d’attribution de la responsabilité pénale privilégiés, leur lecture attentive permet d’y déceler une référence à la théorie de la faute organisationnelle. En effet, l’article 46C dispose, entre autres, que “L’intention d’une entreprise de commettre une infraction peut être établie sur la preuve que c’était la politique de l’entreprise de commettre des actes constitutifs de cette infraction.”Footnote 104 La disposition fait référence à l’existence d’une politique de violation de la loi et non pas à une conduite illégale d’un quelconque individu. L’article ajoute que “La connaissance au sein d’une entreprise de la perpétration d’une infraction peut être établie par la preuve que l’information pertinente réelle ou présumée était connue dans l’entreprise.”Footnote 105 Il n’est pas exigé que l’information pertinente soit connue par une personne hiérarchiquement haut placée. Au lieu de cela, le paragraphe 5 de l’article 46C parle plutôt de personnel, ce qui inclut les employés d’un échelon plus bas. Comme le souligne une auteure, la notion de “personnel de l’entreprise” doit être interprétée comme faisant allusion à tout agent, y compris les employés, agents, représentants ou sous-traitants d’une entreprise ou de ses démembrements.Footnote 106
De même, la connaissance sera réputée exister au sein d’une entreprise “même si l’information applicable divise le personnel de l’entreprise.”Footnote 107 On n’exige pas que tout le monde soit au courant ou soit unanime sur l’existence ou la véracité d’une information donnée. Les paragraphes 4 et 5 semblent aussi référer à la théorie de la connaissance collective qui considère que la connaissance au sein de l’entreprise peut découler des informations possédées par plusieurs personnes même si individuellement l’information n’était pas suffisante pour constituer la connaissance requise comme mens rea de l’infraction.Footnote 108
Il en découle que lorsqu’un acte illégal survient au sein de l’entreprise, la question relative à sa culpabilité sera traitée à la lumière des politiques et des processus décisionnels qui y ont donné lieu et non pas par rapport à l’intention ou la connaissance d’un individu au sein de l’entreprise. Enfin, même si les dispositions de l’article 46C font beaucoup référence à la mens rea, l’actus reus est sous-entendu dans la culture fautive de l’entreprise.Footnote 109
L’adoption de la théorie de la faute organisationnelle pour justifier l’attribution de la responsabilité pénale aux entreprises est une excellente initiative compte tenu de la difficulté d’identifier un individu responsable d’une infraction au sein de grosses entités. Étant donné la nature, souvent sophistiquée, des structures organisationnelles actuelles, il est plutôt rare que les dirigeants soient impliqués dans des opérations d’exécution matérielle des tâches susceptibles de provoquer la commission d’actes prohibés.Footnote 110 Depuis très longtemps, les dirigeants politiques ou économiques désireux d’agir dans l’ombre utilisent des sociétés. Pour mieux exploiter le Congo, le Roi Léopold II ne l’a pas fait individuellement mais est passé par des entreprises comme l’Association internationale du Congo et l’Union minière du Haut Katanga.Footnote 111 Il est donc clair que l’utilisation des entreprises pour coloniser l’Afrique a rendu invisible la responsabilité personnelle des individus et des États européens qui les avaient pourtant envoyées.
Par ailleurs, on remarque que de plus en plus, les dirigeants d’entreprises délèguent ou décentralisent la prise de décisions ou le pouvoir de superviser l’exécution du travail.Footnote 112 Le fait que certains postes de responsabilité en entreprises soient prévus en vertu des règles particulières, ou même à travers des contrats ou autres arrangements internes, accentue le niveau de complexité.Footnote 113 Dès lors, il est très difficile pour la poursuite d’enquêter et rassembler des éléments de preuve relatifs aux crimes commis au sein de ces entitésFootnote 114 à moins que la dénonciation de la criminalité provienne de l’intérieur de l’organisation. Dans la mesure où les autres formes d’attribution de la responsabilité pénale exigent que la haute hiérarchie soit personnellement impliquée dans la commission de l’infraction, cette approche de la culture organisationnelle fautive est très appropriée.
Mais la disposition du futur Statut de la Section pénale africaine n’est pas dénuée de complications non plus. La question peut par exemple être posée relativement au moment approprié de considérer qu’il existe réellement, au niveau de l’entreprise “une politique de commettre les actes constitutifs” d’une infraction quelconque. Sur quels facteurs se baser pour tirer cette conclusion? L’implication d’un cadre haut-placé dans la commission de l’infraction suffira-t-elle pour arriver à cette conclusion si cela n’est arrivé qu’une seule fois? En général, pour conclure à l’existence d’une culture fautive, il nous semble que l’absence de la conformité aux lois doit être un problème récurrent et non pas un geste isolé. Or, sans être systémique, l’implication des cadres supérieurs d’une entreprise dans la commission de l’infraction n’en reste pas moins blâmable et ne devrait pas passer sans conséquences juridiques. Cela donne à penser que les autres modes d’attribution de la responsabilité ne devraient pas être ignorés. Ainsi par exemple, si un cadre hiérarchiquement haut-placé commet un acte illégal (lui-même ou par l’intermédiaire d’un autre agent) avec la mens rea requise, l’entreprise ne devrait-elle pas être poursuivie au cas où l’acte visait à lui profiter, même de façon incidente? Le régime actuel de la culture organisationnelle fautive doit donc être complété par le régime classique de la théorie de l’identification. À cet égard, nous trouvons éclairantes les dispositions de la Convention sur la cybercriminalité, qui est le premier traité international visant à réprimer les infractions pénales commises via l’Internet et d’autres réseaux informatiques, qui combinent plusieurs modes d’attribution de la responsabilité aux personnes morales.Footnote 115
Même si un cadre supérieur peut personnellement être poursuivi,Footnote 116 l’entreprise qu’il représente doit aussi être sanctionnée si elle a profité, ne fut-ce qu’en partie, de l’infraction commise.
ADOPTER DES MÉCANISMES FACILITANT LA DÉTECTION DES CRIMES AU SEIN DES PERSONNES MORALES
Comme nous avons pu le voir, à travers le monde en général et au niveau du continent africain en particulier, il n’est plus un secret pour personne que les entreprises sont impliquées dans la commission des crimes graves que ce soit de façon directe ou de manière indirecte par l’entretien des alliances avec des auteurs de violations massives des droits humains comme la fourniture des biens, services et outils qui servent à la commission des crimes.Footnote 117 Or, la mondialisation de l’économie pousse les entreprises à adopter des structures et des alliances complexes qui rendent difficile la détermination de ce qui se passe réellement au sein des entités affiliées.
Par ailleurs, au caractère transnational de la criminalité économique actuelle s’ajoute le problème de l’évolution, sans cesse, de la technologie et des moyens financiers des entreprises. À l’heure actuelle, certaines entreprises sont de plus en plus devenues puissantes au gré de la mondialisation des échanges avec des budgets plus importants que ceux de plusieurs États, ce qui les pousse à jouer en même temps des rôles quasi-politiques.Footnote 118 Comme à l’époque de la colonisation, les entreprises sont des acteurs majeurs du commerce international et en profitent pour entretenir des liens complexes et variés avec différentes parties prenantes y compris les autorités administratives.Footnote 119
Bien que les entreprises ne remplissent plus les fonctions de puissance publique comme dans la période coloniale, elles gardent une capacité d’influence sans précédent y compris auprès des agents d’application de la loi étant donné les liens toujours forts avec les dirigeants politiques. Aussi, en cas d’éventuelles enquêtes ou poursuites, des services de haut niveau de la part des avocats et d’autres experts sont facilement mobilisés.Footnote 120 Des fois, les médias et d’autres personnes d’influence sont mis à contribution pour contester le caractère illégal des agissements de ces entreprises à travers des manœuvres de neutralisationFootnote 121 ou du lobbysme. À l’inverse, les services d’application de la loi sont souvent sans ressources financières et humaines à la hauteur des défis auxquels ils font face.Footnote 122 Les défis deviennent immenses lorsqu’on y rajoute la dimension transnationale de la plupart des crimes économiques actuels.
Dans la mesure où la compétence de la future Section pénale africaine sur les entreprises va nécessairement s’étendre aux entreprises multinationales, un bon mécanisme de détection de la criminalité corporative est nécessaire pour surmonter tous ces obstacles liés à la complexité des structures corporatives modernesFootnote 123 et ainsi assurer un fonctionnement réel de cette institution judiciaire naissante. Dès lors, il importe d’inciter les rédacteurs du règlement interne de cette future Section pénale à prévoir des mécanismes d’encouragement et de protection des dénonciateurs encore appelés whistleblowers.Footnote 124 Ces mécanismes de dénonciation interne sont actuellement devenus incontournables dans la détection de la preuve des crimes économiques et plusieurs pays les ont adopté ou sont en passe de les adopter.Footnote 125 Étant donné la complexité de la criminalité économique et la puissance des criminels en col blanc, la future Section pénale africaine ne saurait remplir efficacement ses missions en l’absence de ces mécanismes de détection.
Par ailleurs, si les États de l’Union africaine veulent pousser plus loin la logique de l’innovation et de la modernité, il faudrait qu’ils pensent à accorder au bureau du procureur de la future Section pénale le droit de conclure des ententes alternatives (notamment les accords de poursuites différées ou deferred prosecution agreements) avec les entreprises qui voudraient éviter les poursuites criminelles classiques. Ces ententes sont négociées entre le procureur et le contrevenant pour arrêter conditionnellement les poursuites à la suite de la commission d’un crime. Il s’agit donc d’une solution intermédiaire entre l’absence ou l’abandon des poursuites et la mise en œuvre des poursuites en vue d’une condamnation ou d’un plaidoyer de culpabilité.Footnote 126 Habituellement, ces accords de suspension des poursuites contiennent plusieurs clauses notamment celles portant sur l’admission des faits (ou une partie des faits), l’acceptation de payer des pénalités, le consentement à la mise en place des mécanismes de conformité, la possibilité de reprise des poursuites en cas d’échec dans la mise en œuvre par l’entreprise fautive des clauses de l’entente, l’instauration d’un mécanisme de surveillance pour veiller à une bonne mise en oeuvre de ces clauses, etc.Footnote 127
Il est vrai que ces ententes sont parfois reprochées de “diluer” le caractère d’ordre public des dispositions pénales. Toutefois, on ne peut pas oublier de tenir compte des réalités contemporaines où il est devenu techniquement et financièrement très difficile de poursuivre au pénal une entreprise transnationale surtout lorsqu’elle opère à travers plusieurs juridictions. Les ententes alternatives sont devenues des moyens de pousser les entreprises à l’auto-dénonciation d’une part et, d’autre part, d’amener les poursuivants à imposer des changements dans la gouvernance de ces dernières, ce qui est conforme aux objectifs de dissuasion et de réhabilitation poursuivis par le droit pénal.Footnote 128 En outre, en raison d’une pénalité que l’entreprise doit payer et qui est généralement substantielle lorsque l’entreprise est de grande taille,Footnote 129 ces ententes sont devenues d’importantes sources de revenus pour les autorités publiques. Or, nulle n’ignore combien les moyens financiers font souvent défaut pour les organisations africaines. S’il était accepté, le mécanisme d’accords de suspension des poursuites pourrait constituer une bonne source de revenus. Ces revenus proviendraient non seulement des affaires concernant les États parties au Protocole de Malabo ou l’Afrique mais aussi des affaires transnationales traitées aux États-Unis, en Angleterre, en France ou bientôt en Australie et au Canada en cas de lien suffisant avec l’Afrique.Footnote 130 Enfin, l’acceptation de ces modes de règlement alternatif doit être conditionnelle à la prise en compte par les entreprises contrevenantes des besoins des victimes relativement à la réparation pour les préjudices subis.
Il faudrait en outre que la future Section pénale africaine conclut des accords de coopération avec les institutions bancaires et financières internationalesFootnote 131 pour qu’elles contribuent à localiser les transactions suspectes susceptibles d’avoir violé les dispositions du Statut. Étant donné la nature transnationale des crimes visés, une collaboration avec les services de poursuite des pays hors Afrique sera par ailleurs primordiale afin de régler de potentiels conflits de compétence. L’acquisition d’outils technologiques appropriés permettant de retracer les éléments de preuve de certains crimes comme les crimes environnementaux serait également nécessaire. Considérant la technicité des crimes économiques transnationaux, l’embauche du personnel qualifié et multidisciplinaire ainsi que l’établissement des alliances avec les institutions policières régionales pour retracer et arrêter les criminels constitue une question d’importance capitale. Par ailleurs, contrairement à la pratique de la CPI, nous encourageons les États de l’Union africaine à créer une police panafricaine d’enquête comprenant des spécialistes de la criminalité économique afin d’appuyer le personnel de poursuite auprès de la Cour au lieu de dépendre de la police nationale des États.
Enfin, il aurait pu être intéressant d’élargir les entités admises à déclencher le processus pénal devant la Section pénale pour y inclure les organisations non gouvernementales (comme celles représentant les victimes) au lieu de se limiter au procureur seulement.Footnote 132 Cela aurait constitué un facteur d’inclusion car en matière de justice pénale internationale, les règles issues du système juridique romano-germanique (qui est applicable dans la quasi totalité des États francophones) ont souvent été marginalisées au profit de celles issues de la common law.
RÉGLER QUELQUES AUTRES PROBLÈMES DE PREUVE ET DE PROCÉDURE
Au-delà des améliorations ci-haut proposées, il faudrait porter une attention particulière à la nécessaire distinction des personnes physiques et des personnes morales au moment d’appliquer certaines règles de preuve et de procédure.Footnote 133 Plus précisément, les personnes morales ne jouissent pas toujours des mêmes garanties procédurales comme les personnes physiques en matière pénale. On peut penser par exemple au droit d’être jugé dans un délai raisonnable qu’il faut adapter à la complexité des enquêtes visant les personnes morales. Il y a aussi le droit “de ne pas être contraint de témoigner contre soi-même ou de s’avouer coupable” qu’il faudrait contextualiser surtout lorsque certaines personnes physiques oeuvrant au sein de l’entreprise sont aussi poursuivies en même temps que cette dernière.
Ensuite, même si le régime privilégié par le Statut de la future Section pénale africaine dans l’attribution de la responsabilité pénale aux personnes morales est celui de la culture organisationnelle qui ne requiert pas l’identification de la personne à l’origine de la conduite illégale, il serait utile d’indiquer la personne physique appropriée qui pourrait représenter la personne morale afin que cette dernière jouisse pleinement du droit d’être informé des accusations pesant contre elle ou de celui d’être présent au procès.Footnote 134
Par ailleurs, dans la mesure où les entreprises à poursuivre seront majoritairement transnationales, la Section aura besoin d’une équipe de procureurs spécialisés pour pouvoir bien les identifier avant de porter des accusations. Il serait très important que les procureurs s’assurent que l’entité poursuivie est nommée de façon correcte, complète et précise dans l’acte d’accusation. À défaut, il est possible qu’un remplacement ultérieur du nom déjà mentionné dans l’acte d’accusation soit refusé.Footnote 135
Enfin, les formalités de coopération et d’assistance judiciaire mutuelle entre la Section et les États non parties au Protocole doivent être abordées et réglées avec soin notamment en ce qui concerne la collecte des éléments de preuve et la traçabilité des fonds faisant l’objet de soupçons ou ceux susceptibles d’être saisis pour les fins de la détermination de la peine ou de la réparation en faveur des victimes.
Conclusion
Cet article a discuté de l’importance de la création, au sein de la future Cour africaine de justice, des droits de l’homme et des peuples, de la Section pénale pour juger, entre autres, les personnes morales. Cette initiative montre que l’Afrique est résolue à s’occuper de la criminalité internationale d’une façon qui rencontre bien ses spécificités. Historiquement, le continent africain a beaucoup souffert des violations massives des droits de l’homme entretenues ou facilitées par les entreprises surtout les multinationales. En effet, avant le phénomène de la traite des Noirs, l’Afrique était une terre inconnue de l’occident mais paisible. Elle n’était pas une terre sans maître comme on le dit souvent dans les livres d’histoire. C’est la pratique de la traite des esclaves qui a introduit en Afrique les violations massives des droits de la personne et les outils sophistiqués pour les commettre de façon généralisée. La traite des esclaves fut suivie par la colonisation qui, elle aussi s’est illustrée par des cas de violations graves des droits humains cette fois-ci d’une façon systématique. La fin de la colonisation n’a accordé aucun répit aux peuples africains qui ont continué de souffrir des effets des guerres inter- ou intra-étatiques avec leur lot d’atrocités souvent soutenues ou encouragées par les entreprises multinationales. Même après la colonisation, la logique économique, qui est à la base des premières entreprises multinationales lors de la période de la traite, n’a pas complètement disparue quoiqu’elle ait changé de forme.Footnote 136 Plusieurs entreprises ont ainsi participé au renversement des gouvernements en Afrique postindépendance, notamment en finançant des coups d’état, des mouvements rebelles armés ou en participant aux traitements dégradants contre les populations civiles par des gouvernements violents.
Comme nous l’avons souligné, les auteurs et complices de ces différentes atrocités n’ont jamais rendu compte de leurs actes. La création de la Section pénale africaine annonce un changement radical de la donne. Désormais, les auteurs des violations de grande envergure comme celles que le continent africain a connu pourront répondre de leurs actes devant cette Section. L’Afrique répond ainsi en partie aux attentes des victimes qui n’ont cessé de manifester leur soif de justice pour les crimes subis. L’entrée en vigueur de cette Section pénale régionale constituera pour l’Afrique une suite appropriée dans les circonstances actuelles et un renforcement de l’Acte constitutif de l’Union africaine, qui prévoit “Le droit de l’Union d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir: les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité.”Footnote 137
Certains commentateurs ont parlé de la possibilité que cette Section pénale africaine serve à protéger le “club des dictateurs” africains qui leur évitera ainsi de faire face à la justiceFootnote 138 ou qu’elle remette en cause les quelques progrès déjà réalisés par la CPI en matière de lutte contre l’impunité.Footnote 139 Nous ne sommes pas de cet avis pour plusieurs raisons. D’abord, comme nous l’avons déjà souligné, la CPI est une Cour qui n’intervient qu’à défaut d’une prise en mains de la situation par les tribunaux proches de la scène des crimes. Or, par rapport à la situation géographique de l’Afrique, la CPI est éloignée de la scène du crime. Même si l’Afrique n’est pas un seul pays et que les communications sur le continent s’avèrent parfois difficiles, la future Cour pénale africaine sera au moins perçue comme proche de la scène du crime ne fut-ce que psychologiquement. Par ailleurs, même si la CPI conclut qu’une situation tombe finalement dans sa compétence, elle ne juge qu’une poignée d’individus considérés comme “les principaux responsables” des crimes commis. Enfin, la CPI n’est compétente ni pour juger les entreprises ni pour juger les auteurs des crimes économiques lorsque ceux-ci n’ont pas atteint le degré de crimes internationaux les plus graves. Dès lors, la future Cour pénale régionale est la seule capable de permettre aux pays africains de répondre aux défis posés par la criminalité économique impliquant les personnes morales.Footnote 140 Il est ainsi attendu que les entreprises participantes aux crimes économiques transnationaux en Afrique ne pourront plus continuer à profiter de la carence de normes contraignantes pour perpétuer leurs atrocités.
Par ailleurs, nous n’excluons pas la possibilité que la future Cour pénale africaine puisse subir quelques pressions politico-diplomatiques. Après tout, même la CPI n’est pas à l’abri.Footnote 141 Plus précisément, il est possible que les pays dont les économies dépendent des sociétés multinationales impliquées dans la criminalité puissent s’opposer aux efforts déployés pour exposer celles-ci à une responsabilité pénale afin d’éviter que cela produise des effets dévastateurs sur leur économie.Footnote 142 Après tout, les entreprises sont au cœur des activités économiques internationales et constituent ainsi le moteur du capitalisme.Footnote 143 À cet égard, on craint que cette responsabilité pénale des entreprises annoncée pour les crimes internationaux commis en Afrique aggrave les atrocités, ou renforce les ambitions capitalistes en créant une illusion de justice qui ne se matérialisera pas.Footnote 144 Mais quand on observe ce qui se passe sur la scène internationale en matière de lutte contre les crimes économiques transnationaux, il y a lieu d’être optimiste car l’initiative africaine n’est pas différente de ce qui est fait dans plusieurs pays.Footnote 145
Toutefois, il est devenu une réalité que les nouveautés nécessitent toujours une période d’expérimentation avant de s’avérer performantes. Ainsi, comme nous l’avons soutenu, la redéfinition de plusieurs aspects de l’arsenal juridique de la future Section pénale méritera d’être approfondie. Il s’agit notamment de la précision sur les organisations tombant réellement sous le coup de la compétence de cette Cour, de la clarification et du renforcement des modes d’attribution de la responsabilité pénale aux entreprises, de l’importance de faciliter la détection des crimes économiques en encourageant et en protégeant les dénonciations internes. Plusieurs points d’ordre procédural élaborés dans la logique des accusés personnes physiques méritent aussi d’être réadaptés à la nouvelle donne que constitue la responsabilité pénale des entreprises devant une Cour pénale régionale. En définitive, l’on ne peut que souhaiter une ratification rapide du Protocole qui n’en compte aucune pour l’instant bien que onze États l’aient déjà signé.Footnote 146