l’immunité des états dans le cadre d’instances civiles pour la torture extraterritoriale
Bien que le droit international coutumier soit à l’origine du principe de l’immunité juridictionnelle des États, les modalités de sa mise en œuvre relèvent en grande partie du droit interne. Alors que certains pays
Footnote 14
de common law, dont le Canada, ont adopté des lois régissant l’immunité juridictionnelle des États, d’autres pays
Footnote 15
de common law s’en remettent uniquement à la jurisprudence de leurs cours nationales, comme le font d’ailleurs la plupart des pays civilistes. Bref, chaque pays suivant sa tradition juridique et sa culture judiciaire administre les immunités juridictionnelles
Footnote 16
et c’est cette pratique étatique qui, en amont, constitue la source principale du droit international en la matière.
Footnote 17
Malgré les efforts du Conseil de l’Europe et de Nations Unies de codifier le droit des immunités des États, les traités ne jouissent pas d’un appui généralisé au sein de la communauté internationale.
Footnote 18
Ainsi, dans le contexte des poursuites civiles pour la torture extraterritoriale, les tribunaux s’appuient non seulement sur les instruments internationaux et les décisions de la Cour internationale de justice (CIJ) analysant le droit international coutumier, mais aussi sur la jurisprudence et la législation des États.
Il convient de brièvement souligner les facteurs contextuels qui influencent la jurisprudence des différents ressorts visés en matière d’immunité des États. La jurisprudence des tribunaux internes, y compris celle des tribunaux canadiens, est fortement influencée par les dispositions constitutionnelles applicables ainsi que la législation nationale en la matière. De son côté, la jurisprudence de la Cour européenne est limitée par la nécessité d’aborder les questions relatives à l’immunité des États sous l’optique du droit à un procès équitable prévu à l’article 6 de la CEDH, et d’évaluer les décisions nationales en fonction du critère de proportionnalité. C’est la jurisprudence de la CIJ qui adopte l’approche la plus large pour traiter des questions touchant à l’immunité des États, y compris en tirant directement du droit des traités et du droit international coutumier. Ceci étant dit, l’analyse de la CIJ est tout de même restreinte par les plaidoiries des parties et les contours du différend qu’ils choisissent de porter devant elle.
La jurisprudence nationale et internationale en matière d’immunité des États dans le cadre d’instances civiles concernant des actes de torture extraterritoriale ne considère pas les normes de jus cogens, y compris l’interdiction de la torture, comme étant supérieures au principe de l’immunité juridictionnelle ou comme justifiant son déni.
Al-Adsani
Dans Al-Adsani, le demandeur intentait une action en dommages-intérêts contre l’État du Koweït et un Cheikh devant la Haute Cour d’Angleterre
Footnote 19
afin d’obtenir réparation pour des actes de torture commis au Koweït.
Footnote 20
Al-Adsani alléguait que le Royaume-Uni irait à l’encontre de ses obligations internationales en vertu de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH)
Footnote 21
s’il ne refusait pas l’immunité au Koweït.
Footnote 22
En 1995, la Haute Cour a refusé cet argument et a rejeté l’affaire pour les motifs que le Koweït avait droit à l’immunité juridictionnelle en vertu de la loi de 1978 sur l’immunité des États (Loi de 1978),
Footnote 23
qui accorde l’immunité aux États souverains pour les actes commis en dehors de leur juridiction, sans exception implicite pour les actes de torture. La Cour d’appel d’Angleterre a confirmé cette décision en 1996
Footnote 24
et la Chambre des lords a refusé d’entendre la cause.
Al-Adsani a porté l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour européenne des Droits de l’Homme (Cour européenne) en alléguant que les tribunaux du Royaume-Uni avaient porté atteinte à son droit à ne pas être soumis à la torture et lui avaient dénié l’accès à un tribunal.
Footnote 25
La Cour européenne a jugé en 2001 que le droit d’accès à un tribunal n’était pas un droit absolu et que les États pouvaient y apporter certaines restrictions proportionnées en poursuivant un objectif public légitime. Une mince majorité (neuf à huit) des juges de la Cour européenne était d’avis que l’octroi de l’immunité souveraine à un État qui pratique la torture favorise la courtoisie et les bonnes relations internationales et justifie de ce fait la violation du droit d’accès à un tribunal.
Footnote 26
Il convient de bien expliquer le raisonnement de la majorité de la Cour européenne.
D’abord, quant aux allégations que le Royaume-Uni avait manqué de reconnaître le droit d’Al-Adsani de ne pas être soumis à la torture en violation de l’article 3 de la CEDH en reconnaissant l’immunité juridictionnelle du Koweït, la Cour européenne détermine que les obligations découlant de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CCT)
Footnote 27
ne surviennent que lorsque les actes de torture sont commis sur le territoire de l’État du for ou lorsque les autorités nationales ont un lien de causalité avec eux.
Footnote 28
Ainsi, la Cour conclut que le Royaume-Uni n’était pas tenu “de lui offrir une voie de recours civile pour les tortures que les autorités koweïtiennes lui auraient infligées” au Koweït.
Footnote 29
En plus de distinguer l’immunité en matière pénale (dont le déni est bien reconnu en droit international) de celle en matière civile,
Footnote 30
la majorité distingue le caractère procédural du principe d’immunité juridictionnelle: “Il faut considérer l’octroi de l’immunité non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit.”
Footnote 31
Cette distinction fondée sur le caractère procédural de l’immunité juridictionnelle sera plus tard reprise par la CIJ
Footnote 32
et par toutes les cours nationales
Footnote 33
qui ont été saisies de poursuites civiles pour des actes de torture, dont la CSC dans l’affaire Kazemi.
Footnote 34
Nous y reviendrons plus loin dans ce texte.
La Cour européenne aborde ensuite la question de savoir si la reconnaissance de l’immunité du Koweït avait pour effet de porter atteinte au droit d’accès à un tribunal prévu à l’article 6(1) de la CEDH.
Footnote 35
Soulignant que le droit d’accès à un tribunal se prête implicitement à des limitations, la Cour européenne énonce la norme pour déterminer si les restrictions au droit d’accès à un tribunal sont admises:
[La Cour] doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareilles limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
Footnote 36
En faisant l’application du critère du but légitime, la Cour note que “l’immunité des États souverains est un concept de droit international, issu du principe par in parem non habet imperium, en vertu duquel un État ne peut être soumis à la juridiction d’un autre État.”
Footnote 37
Par conséquent, la Cour estime que “l’octroi de l’immunité souveraine à un État dans une procédure civile poursuit le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États grâce au respect de la souveraineté d’un autre État.”
Footnote 38
Dans l’application du critère de proportionnalité, la Cour européenne affirme d’abord que “[l]a [CEDH] doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l’octroi de l’immunité aux États.”
Footnote 39
Ainsi, la Cour conclut qu’on ne peut “de façon générale considérer comme une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que le consacre l’article 6 § 1 des mesures prises par une Haute Partie contractante qui reflètent des règles de droit international généralement reconnues en matière d’immunité des États.”
Footnote 40
La Cour souligne que bien que le droit international reconnaisse un caractère particulier à la prohibition de la torture, il n’y a encore “aucun élément solide lui permettant de conclure qu’en droit international un État ne jouit plus de l’immunité d’une action civile devant les cours et tribunaux d’un autre État devant lesquels sont formulées des allégations de torture.”
Footnote 41
Bien qu’elle affirme l’importance de soupeser les violations prima facie de la CEDH à la lumière de considérations d’ordre public, telles que le respect du droit international et la courtoisie entre États, la majorité de la Cour européenne finie par éviter toute analyse “du rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.”
Footnote 42
Ainsi, suivant cette méthodologie défectueuse, l’immunité l’emporterait automatiquement sur le droit d’accès à un tribunal dans tous les cas où le droit international prévoit l’immunité, et ce indépendamment des faits de l’affaire ou du caractère des normes impliquées. Il ne s’agit donc pas d’un véritable test de proportionnalité, puisque dans son application, la majorité considère comme étant ipso facto proportionnelle toute restriction au droit d’accès à un tribunal fait sur la base du droit international coutumier en matière d’immunité des États. Ainsi, la Cour européenne a décidé qu’en cas de conflit entre l’immunité juridictionnelle et le droit d’accès à un tribunal, le droit d’accès à un tribunal peut être bafoué si le droit international prévoit que l’immunité est applicable aux faits de l’affaire.
De plus, bien que la Cour reconnaisse que les limitations au droit d’accès à un tribunal ne doivent pas restreindre “l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même,”
Footnote 43
elle laisse complètement passer sous silence la question essentielle des recours alternatifs. En l’espèce, la Cour européenne n’a pas considéré l’absence d’autre recours pour déterminer si la limitation de l’immunité juridictionnelle sur le droit d’accès à un tribunal était proportionnelle. Cette omission a été critiquée à juste titre,
Footnote 44
notamment parce que la Cour européenne semble s’éloigner de sa propre jurisprudence concernant l’immunité parlementaire
Footnote 45
et l’immunité des organisations internationales
Footnote 46
dans laquelle l’absence de recours alternatifs constituait un facteur important dans la détermination d’une violation de l’article 6(1) de la CEDH. Dans sa jurisprudence concernant l’immunité parlementaire et l’immunité des organisations internationales la Cour européenne a jugé que la limitation de l’immunité portait atteinte à l’article 6(1) dans les cas où elle avait pour effet de rendre le droit d’accès à un tribunal théorique, inefficace ou illusoire.
L’affaire Al-Adsani a été tranchée par la mince majorité de neuf juges contre huit. Sur la base du principe de la hiérarchie des normes en droit international, les juges dissidents soutiennent que l’immunité juridictionnelle ne doit pas s’appliquer dans les cas où l’État viole les normes impératives de jus cogens. Ils remarquent qu’un État ne devrait pas pouvoir “se retrancher derrière les règles de l’immunité des États pour éviter une procédure sur de graves allégations de torture qui aurait eu lieu devant la justice d’un État étranger.”
Footnote 47
Ils affirment que “si l’on admet que la prohibition de la torture a valeur de jus cogens, un État qui l’aurait enfreinte ne peut exciper de règles de rang inférieur (en l’occurrence, celles relatives à l’immunité des États) pour se soustraire aux conséquences de l’illégalité de ses actions.”
Footnote 48
Selon le raisonnement de la dissidence, l’immunité des États ne peut pas empêcher des poursuites pour des violations à des normes de jus cogens puisque ces dernières “protègent l’ordre public, c’est-à-dire les valeurs fondamentales de la communauté internationale [et] ne souffrent aucune dérogation unilatérale ou contractuelle à leur caractère impératif.”
Footnote 49
La dissidence rejette aussi la distinction faite par la majorité entre la procédure et la substance en soulignant l’effet du jus cogens en droit international:
Ce n’est pas la nature de la procédure, mais la valeur de norme impérative de la règle et son interaction avec une règle de rang inférieur qui déterminent les effets d’une règle de jus cogens sur une autre règle du droit international. Règle de jus cogens, la prohibition de la torture s’applique sur le plan international, car celui-ci prive de tous ses effets juridiques la règle sur l’immunité des États étrangers, peu importe le caractère pénal ou civil de la procédure interne. L’obstacle à la compétence est écarté par l’interaction même des règles internationales en jeu (qu’elles soient procédurales ou substantives), et le juge national ne peut accueillir une exception d’immunité soulevée par l’État défendeur qu’il y voit un élément l’empêchant d’abord d’examiner la demande du requérant pour les dommages qu’il aurait subis.
Footnote 50
L’approche des juges dissidents nous paraît bien fondée sur le plan des principes. Bien qu’elle sera plus tard entérinée par la jurisprudence italienne
Footnote 51
et par le Comité contre la torture,
Footnote 52
elle demeure en définitive de lege ferenda.
Bouzari
Dans Bouzari, un Iranien souhaitait intenter une poursuite civile contre l’Iran au Canada pour des actes présumés de torture qui ont eu lieu en Iran.
Footnote 53
La Cour supérieure de justice de l’Ontario en 2002, puis la Cour d’appel de l’Ontario en 2004 ont statué que la Loi sur l’immunité des États (LIÉ)
Footnote 54
faisait obstacle à leur compétence. La Cour d’appel fonde sa décision sur la distinction entre les poursuites civiles et pénales, ces dernières étant permises pour des actes de torture extraterritoriale.
Footnote 55
Sous la plume du juge Goudge, la Cour d’appel de l’Ontario rejette sur le fond l’argument de Bouzari selon lequel le Canada avait l’obligation, en vertu de l’article 14 de la CCT, de fournir une exception à l’immunité juridictionnelle dans le cadre de poursuites civiles pour la torture extraterritoriale commise par un État étranger.
Footnote 56
La Cour rejette aussi son argument voulant qu’un État ait l’obligation d’entendre les affaires concernant la violation de normes de jus cogens, indépendamment de l’endroit où les faits allégués avaient eu lieu. Elle adopte plutôt l’avis du tribunal inférieur et conclut:
An examination of the decisions of national courts and international tribunals, as well as state legislation with respect to sovereign immunity, indicates that there is no principle of customary international law which provides an exception from state immunity where an act of torture has been committed outside the forum, even for acts contrary to jus cogens. Indeed, the evidence of state practice, as reflected in these and other sources, leads to the conclusion that there is an ongoing rule of customary international law providing state immunity for acts of torture committed outside the forum state.
Footnote 57
La Cour refuse sommairement la thèse qu’avait avancé l’amicus curiae Canadian Lawyers for International Human Rights (CLIHR) selon laquelle la LIÉ opère en parallèle à la common law et que celle-ci demeure ouverte à la reconnaissance de nouvelle exception découlant de la coutume internationale:
In my view, the wording of the SIA must be taken as a complete answer to this argument. Section 3(1) could not be clearer … The plain and ordinary meaning of these words is that they codify the law of sovereign immunity … Thus the appellant is left with the exception in the Act, and, as I have indicated, none of the three he advances applies to this case.
Footnote 58
La Cour déclare en outre que la LIÉ ne viole pas l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)
Footnote 59
dans la mesure où elle accorde l’immunité à un autre État pour des actes de torture commis à l’étranger.
Footnote 60
La Cour considère que l’article 7 de la Charte s’étend aux personnes n’étant pas des agents étatiques canadiens qui portent atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, seulement lorsqu’il y a un lien de causalité suffisant entre l’atteinte et la participation de l’agent étatique canadien. Dans le cas d’espèce, le gouvernement canadien n’a aucunement participé à la torture du demandeur.
Footnote 61
Les tribunaux canadiens ne vont pas considérer le comportement des États étrangers pour décider s’ils devraient être soumis à leur juridiction civile, outre que pour déterminer si les actes reprochés relèvent d’une exception codifiée dans la LIÉ.
La Cour souligne en obiter que le droit interne prime sur le droit international incompatible de sorte que, même si le droit international permettait l’exercice de la compétence civile en cas de torture, la LIÉ dans son état actuel conduirait au même résultat:
Whether Canada’s obligations arise pursuant to treaty or to customary international law, it is open to Canada to legislate contrary to them. Such legislation would determine Canada’s domestic law although it would put Canada in breach of its international obligations.
Footnote 62
La Cour d’appel de l’Ontario a donc conclu que les pays tortionnaires jouissent de l’immunité juridictionnelle au Canada puisque la LIÉ ne permet pas expressément les poursuites portant sur la torture.
Footnote 63
La CSC a refusé d’entendre la cause. En raison de l’enviable réputation dont jouit la Cour d’appel de l’Ontario, sa décision dans l’affaire Bouzari est devenue un précédent important au Canada
Footnote 64
et à l’étranger.
Footnote 65
Arar
Dans Arar, un citoyen canadien alléguait avoir été torturé en Syrie, son pays d’origine, après que les autorités américaines l’y aient renvoyé après l’avoir détenu alors qu’il était en escale à New York, en route vers le Canada.
Footnote 66
Arar a intenté une poursuite civile contre les États syrien et jordanien pour qu’ils répondent de leurs actions devant les juridictions canadiennes. En 2005, une année après l’affaire Bouzari, la Cour supérieure de justice de l’Ontario rejette l’action et reconnaît l’immunité juridictionnelle de la Syrie et de la Jordanie aux termes de l’article 3(1) de la LIÉ.
À l’instar de la Cour d’appel dans Bouzari, le juge Echlin estime que la LIÉ ne contient aucune exception pour la torture extraterritoriale, et qu’aucune exception ne peut être ajoutée au texte la loi en se fondant sur la Charte.
Footnote 67
Qui plus est, la Cour estime que les actes de procédure révèlent prima facie que les allégations concernant la complicité du Canada dans la torture étaient insuffisantes pour engager les droits d’Arar garantis par la Charte.
Footnote 68
La Cour fait prévaloir la courtoisie internationale et le respect de la souveraineté des autres États, qu’elle considère être la raison d’être de la LIÉ, sur le droit fondamental des victimes de torture à être indemnisées pour leur préjudice:
The [State Immunity Act] is one of the foundations of Canada’s international relationships with other countries. Historically, foreign states have been granted immunity from proceedings in the courts of other sovereign states. This has been based upon the principle that sovereign states are seen to be equal and they ought not to interfere with the international affairs of one another.
Footnote 69
La Cour supérieure de justice conclut que la LIÉ fait obstacle à sa compétence. Après avoir fait référence à la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Bouzari, la Cour écrit ceci au sujet de la problématique canadienne:
Should Parliament determine that current public policy requires that state sponsored torture should no longer be accorded immunity in Canadian civil courts, undoubtedly the S.I.A. will be amended accordingly. To “read into” the S.I.A. a previously unstated exclusion, would be unmerited and inappropriate expression of judicial activism.
Footnote 70
Jones
Dans Jones, un Iranien ayant la citoyenneté britannique intente une poursuite civile contre l’État saoudien et certains de ces fonctionnaires, y compris le ministre de l’Intérieur,
Footnote 71
réclamant des dommages-intérêts pour des actes de torture qu’il allègue avoir subis en Arabie Saoudite.
Footnote 72
En 2004, Jones et trois autres requérants qui affirment aussi avoir été arrêtés à Riyad et torturés en détention joignent leur cause devant la Cour d’appel du Royaume-Uni. La Cour refuse d’admettre le caractère officiel de la torture
Footnote 73
et juge à l’unanimité que bien que l’État saoudien ne puisse être poursuivi au civil, les tortionnaires pouvaient être poursuivis individuellement.
Footnote 74
La Chambre des lords infirme la décision de la Cour d’appel en 2006, jugeant que la Loi de 1978 conférait l’immunité non seulement à l’État saoudien, mais aussi à ses fonctionnaires. Lord Hoffman indique qu’en espèce, la question est d’établir l’équilibre “between the condemnation of torture as an international crime against humanity and the principle that states must treat each other as equals not to be subjected to each other’s jurisdiction.”
Footnote 75
La poursuite contre l’État saoudien est irrecevable parce qu’elle ne tombait dans aucune des exceptions reconnues à l’immunité des États.
La Chambre des lords souligne par ailleurs que le statut de jus cogens de l’interdiction de la torture et le fait que la torture constitue un crime international n’ont pas pour effet de soustraire le droit d’un État étranger à l’immunité juridictionnelle. Similairement au raisonnement de la Cour européenne dans Al-Adsani, la Chambre des lords appuie sa décision sur le caractère procédural de l’immunité des États
Footnote 76
et sur la distinction justifiée entre les poursuites civiles et pénales.
Footnote 77
La Chambre des lords exprime son vif désaccord avec l’approche progressive adoptée par la Cour de cassation italienne dans l’affaire Ferrini.
Footnote 78
À ce propos, Lord Hoffman affirme que le droit international “is based upon the common consent of nations. It is not for a national court to ‘develop’ international law by unilaterally adopting a version of that law which, however desirable, forward-looking and reflective of values it may be, is simply not accepted by other states.”
Footnote 79
La conception de Lord Hoffman du rôle institutionnel du juge national est difficilement réconciliable avec la fonction historique des cours judiciaires dans le développement du droit des immunités juridictionnelles.
Footnote 80
La Cour conclut que si la torture est un acte officiel de l’État au sens de la CCT, elle doit nécessairement l’être également aux fins de l’immunité juridictionnelle de l’État et de ses agents, du moins en matière civile. Elle conclut que les actes de torture perpétrés par les agents saoudiens étaient manifestement imputables à l’État et que par conséquent aucune distinction ne pouvait être faite entre la poursuite inadmissible faite contre l’État et celles faites contre ses agents.
Footnote 81
Jones et les trois autres requérants portent l’affaire devant une formation de sept juges de la 4e Section de la Cour européenne
Footnote 82
en alléguant que le Royaume-Uni avait porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal en vertu de l’article 6 (1) de la CEDH en octroyant l’immunité à l’État saoudien et à ses agents. Dans son jugement rendu en 2014, la majorité (six à une) de la Cour européenne refuse de déroger à la décision de la Grande Chambre dans l’affaire Al-Adsani.
Footnote 83
En se fondant entre autres sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Bouzari,
Footnote 84
la Cour confirme la décision de la Chambre des lords, jugeant que l’octroi de l’immunité à l’Arabie Saoudite et à ses agents dans le cadre d’une poursuite civile pour des actes de torture reflète les règles actuelles généralement reconnues de droit international, et qu’il ne s’agissait donc pas d’une limitation injustifiée au droit d’accès à un tribunal.
Pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 6(1) de la CEDH, la Cour européenne fait sien le raisonnement de la Grande Chambre dans l’affaire Al-Adsani. Elle affirme que le droit à l’accès à un tribunal est un droit fondamental qui est tout de même sujet à des limites raisonnables. Or, une restriction poursuivant un but légitime et proportionnel ne constitue pas une violation de l’article 6(1). Elle rappelle, suivant les principes énoncés dans Al-Adsani que l’octroi de l’immunité juridictionnelle dans une action civile poursuit le but légitime d’observer le droit international en favorisant la courtoisie, les bonnes relations entre États et le respect de la souveraineté. La question déterminante quant à l’analyse de la proportionnalité est donc celle de savoir si la règle d’immunité appliquée par la juridiction nationale reflète les règles généralement reconnues du droit international.
Footnote 85
À cet égard, la majorité conclut que l’article 14(1) de la CCT qui engage les États membres à garantir une réparation aux victimes de torture, ne pouvait être interprétée comme imposant une obligation à un État d’assurer les recours contre un État étranger pour des actes de torture qu’il aurait commis sur son propre territoire.
La Cour examine si le maintien de l’immunité juridictionnelle des États en matière civile mettant en cause des actes de torture reflète bien l’état actuel du droit international. En particulier, la Cour cherche à déterminer si les règles de droit international ont évolué depuis son arrêt dans l’affaire Al-Adsani. Elle passe en survol la jurisprudence de juridictions nationales à ce sujet et adopte en définitive la conclusion de la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État
Footnote 86
“que, au mois de février 2012, aucune exception tirée du jus cogens à l’immunité de l’État ne s’était encore cristallisée.”
Footnote 87
Sur cette base, la Cour européenne estime que l’octroi par les tribunaux britanniques de l’immunité juridictionnelle à l’Arabie Saoudite ne constitue pas en soi une violation du droit à l’accès à un tribunal garanti à l’article 6(1) de la CEDH.
La Cour européenne cherche ensuite à déterminer si l’octroi de l’immunité à des agents de l’État dans le cadre d’une poursuite civile pour des actes de torture reflète les règles actuelles généralement reconnues en droit international. En se fondant sur les précédents nationaux, elle constate que les agents d’un État sont titulaires d’une immunité pour les actes effectués dans le cadre de leurs fonctions, au nom et pour le compte de leur État.
Footnote 88
Après avoir constaté cette règle générale, la Cour cherche à voir si une nouvelle exception était survenue en cas d’allégations de torture. La Cour se tourne vers la jurisprudence nationale et note en outre que dans l’affaire Hashemi (Kazemi), la Cour d’appel du Québec s’est appuyée sur l’arrêt de la Chambre des lords dans l’affaire Jones pour conclure que la LIÉ s’appliquait à des agents d’un État étranger même en cas d’allégations de torture.
Footnote 89
Elle note aussi que similairement, dans l’affaire Fang,
Footnote 90
la High Court de la Nouvelle-Zélande s’était basée sur la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Jones “pour rejeter la thèse en faveur d’une exception à l’immunité de l’État lorsque les agents de celui-ci sont accusés de torture, jugeant inopportun pour les juridictions néo-zélandaises de “prendre les devants” en reconnaissant de nouvelles tendances dans le droit international.”
Footnote 91
La Cour européenne note enfin qu’un soutien surgit dans la sphère internationale pour une règle particulière ou une exception en droit international public en ce qui concerne les poursuites civiles contre des agents d’un État étranger pour des actes de torture.
Footnote 92
Elle conclut cependant qu’en raison de l’absence d’une pratique étatique suffisante, il n’est pas possible d’affirmer en 2014 la naissance d’un droit à une poursuite civile en cas de torture au détriment du principe de l’immunité fonctionnelle des agents de l’État.
Footnote 93
La Cour laisse toutefois la porte ouverte à d’éventuels changements en notant que “compte tenu des nouveaux développements que connaît actuellement cette branche du droit international public, il s’agit d’une question dont les États contractants devront suivre l’évolution.”
Footnote 94
Fang
Dans Fang, des résidents néo-zélandais poursuivent en dommages-intérêts d’anciens fonctionnaires de la République populaire de Chine,
Footnote 95
y compris un ancien chef d’État, devant la Haute Cour de Nouvelle-Zélande pour des actes de torture qu’ils allèguent avoir subis en Chine dans le cadre d’une campagne systématique menée contre le mouvement Falun Gong.
Footnote 96
Puisque la Nouvelle-Zélande ne s’est pas dotée d’une LIÉ semblable à celle du Canada ou du Royaume-Uni, il incombait à la Haute Cour de déterminer si une poursuite civile alléguant la torture extraterritoriale devait être invalidée en vertu de la common law régissant l’immunité des États. En définitive, la Haute Cour rejeta l’affaire en s’appuyant sur le raisonnement de la Chambre des lords dans l’arrêt Jones.
En effet, la Haute Cour juge que la common law de la Nouvelle-Zélande, qui permet de se baser directement sur le droit international coutumier en matière d’immunité des États,
Footnote 97
l’oblige à rejeter la demande.
Footnote 98
Elle souligne entre autres que dans l’arrêt Jones, la Chambre des lords a appliqué le droit international même si l’examen portait sur la législation nationale en matière d’immunité.
Footnote 99
La Cour rejette l’argument des demandeurs selon lequel l’interdiction de la torture, en tant que norme de jus cogens, crée une exception au principe de l’immunité des États. Le juge Randerson cite les propos tenus par Lord Bingham dans l’arrêt Jones,
Footnote 100
se référant à la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles
Footnote 101
comme étant “a very recent expression of the consensus of nations on this topic,” et se rallie à la Chambre des lords en inférant que “the absence of a torture or jus cogens exception to state immunity in the UN Immunities Convention 2004 speaks powerfully against the plaintiffs’s argument.”
Footnote 102
Bien que la demande porte sur la question de l’immunité ratione materiae dans une poursuite civile, la Haute Cour s’est aussi prononcée sur l’immunité en matière pénale pour distinguer les deux procédures. La Cour estime que bien que l’immunité protège les anciens hauts fonctionnaires d’États de poursuites civiles même en ce qui concerne les allégations de torture, une procédure pénale pourrait cependant être intentée contre les individus responsables.
Footnote 103
certains développements en matière d’immunité juridictionnelle
En parallèle aux décisions judiciaires dont il a été question dans la partie précédente de cet article, un certain nombre de développements internationaux et canadiens sont survenus dans la décennie précédant la décision de la CSC dans l’affaire Kazemi, et méritent d’être exposés afin de bien comprendre la toile de fond de cet arrêt. Ces développements ont été évoqués par la jurisprudence nationale et internationale, dont notamment dans les arrêts Jones et Kazemi, à l’appui de la conclusion que le droit international et national assure toujours l’immunité juridictionnelle des États tortionnaires. Pourtant, une argumentation émerge incontestablement en faveur de la reconnaissance d’une exception au principe de l’immunité juridictionnelle des États en matière civile pour les violations aux normes impératives du jus cogens, particulièrement en ce qui concerne la torture. Cela fut souligné dès 1999 dans les travaux qui ont mené à (1) l’adoption de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles.
Footnote 104
Le Comité de la torture a également souscrit à cette thèse dans (2) ses commentaires et observations concernant l’interprétation de l’article 14 de la CCT, thèse qui thèse qui avait également été avait également été retenue par la Cour de cassation italienne dans (3) l’affaire Ferrini, mais rejetée en 2012 par la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État. Enfin, (4) l’adoption de la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme, qui s’inscrit a priori dans une logique progressiste axée sur la reconnaissance du droit des victimes à la réparation, vient en définitive brouiller les cartes en ce qui a trait à l’état du droit canadien. Ces développements seront brièvement abordés à tour de rôle.
La Convention des Nations Unies de 2004
En 2004, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens (Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles).
Footnote 105
Ce texte est le produit de vingt-sept années de travail de la Commission du droit international (CDI) et vise à harmoniser l’application du principe de l’immunité au niveau des États. La Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles représente le plus récent effort de codification du droit international coutumier en matière d’immunité juridictionnelle des États. Le traité n’a toutefois pas encore pris effet, car seuls vingt-et-un États y sont parties,
Footnote 106
et son entrée en vigueur requiert que trente États y accèdent.
Footnote 107
Bien que la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles ne soit pas encore entrée en vigueur, puisqu’elle vise à codifier les règles de droit international coutumier existantes,
Footnote 108
certaines de ses dispositions lieraient déjà les États qui n’y sont pas membres.
Footnote 109
Les rédacteurs de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immuités juridictionnelles ont décidé de ne pas incorporer d’exception pour les violations graves aux droits de la personne en raison d’un manque d’un consensus sur la portée éventuelle d’une telle exception et surtout parce qu’ils craignaient que cela empêche d’arriver à un accord sur le traité.
Footnote 110
En 1999, la CDI a constitué un groupe de travail pour examiner des questions concernant l’évolution de la pratique des États à l’égard de l’immunité des États. Cette même année, dans un appendice de son rapport, le groupe de travail note qu’une évolution importante était survenue au cours de la décennie précédente dans la pratique étatique voulant que l’immunité des États ne doive pas être accordée aux réclamations “en cas de décès ou de dommages corporels résultant d’actes commis par un État en violation de normes relatives aux droits de l’homme ayant le caractère de jus cogens,” particulièrement en ce qui concerne l’interdiction de la torture.
Footnote 111
Le groupe de travail a aussi souligné que cette question ne devait pas être négligée, mais cependant n’a pas recommandé d’amender les articles de la CDI.
Footnote 112
De même, le groupe de travail constitué par la Sixième Commission de l’Assemblée générale, a examiné la question et indiqué en 1999 qu’une telle exception au texte ne serait pas incluse vu qu’“elle ne semblait pas être assez mûre pour justifier que le Groupe de travail amorce une œuvre de codification à son sujet” et qu’il revenait à la Sixième Commission de décider de la marche à suivre.
Footnote 113
Aucun État n’a suggéré d’inclure une exception pour les règles de jus cogens à la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles lors des débats qui ont suivi au sein de la Sixième Commission, et la Convention a ainsi été adoptée par l’Assemblée générale en 2004 sans que cette nouvelle exception y soit incluse.
Bien que tous les États reconnaissent une version de l’immunité juridictionnelle, ils ne le font que de manière abstraite puisque les contours de sa substance demeurent brouillés.
Footnote 114
L’article 5 de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles prévoit le principe général à l’effet qu’“[u]n État jouit, pour lui-même et pour ses biens, de l’immunité de juridiction devant les tribunaux d’un autre État, sous réserve des dispositions de la présente Convention.” La Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles énumère ensuite les exceptions à l’immunité juridictionnelle des États,
Footnote 115
dont la plupart sont sans controverse. L’article 12, qui prévoit une exception en matière délictuelle paraît notamment avoir une portée très large. Il stipule:
Atteintes à l’intégrité physique d’une personne ou dommages aux biens
À moins que les Etats concernés n’en conviennent autrement, un Etat ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre Etat, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à une action en réparation pécuniaire en cas de décès ou d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou en cas de dommage ou de perte d’un bien corporel, dus à un acte ou à une omission prétendument attribuables à l’Etat, si cet acte ou cette omission se sont produits, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre Etat et si l’auteur de l’acte ou de l’omission était présent sur ce territoire au moment de l’acte ou de l’omission.
Cette exception en matière délictuelle permet aux individus injustement lésés de poursuivre un État étranger devant leurs propres tribunaux nationaux, à condition que le délit ait eu lieu “en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre Etat.” L’article 12 vise à fournir une indemnisation aux individus qui ne pourraient autrement pas poursuivre un État en raison l’immunité juridictionnelle. Le commentaire de la CDI souligne que cette exception “n’est applicable qu’aux cas dans lesquels l’État intéressé aurait été tenu de réparer en vertu de la lex loci delicti commissi” et précise que “[l]e tribunal le plus indiqué est celui de l’État où le délit a été commis. Un tribunal éloigné du lieu du délit pourrait être considéré comme un forum non conveniens et la victime serait laissée sans recours si l’État était autorisé à invoquer l’immunité juridictionnelle.”
Footnote 116
Puisque la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles ne prévoit pas d’exception en cas de violation grave aux droits fondamentaux, les tribunaux ont interprété l’article sur la responsabilité délictuelle de façon restrictive, même en cas d’allégation de violation à une règle de jus cogens.
Footnote 117
Dans l’arrêt Jones, par exemple, Lord Bingham affirme:
[T]he UN Immunity Convention of 2004 provides no exception from immunity where civil claims are made based on acts of torture. The Working Group in its 1999 Report makes plain that such an exception was considered, but no such exception was agreed. Despite its embryonic status, this Convention is the most authoritative statement available on the current international understanding of the limits of state immunity in civil cases, and the absence of a torture or jus cogens exception is wholly inimical to the claimants’ contention.
Footnote 118
Dans la même veine, la CIJ remarque dans sa récente décision dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État que “aucune limitation à l’immunité de l’Etat fondée sur la gravité de la violation ou sur le caractère impératif de la règle violée ne figure dans … la convention des Nations Unies.”
Footnote 119
La Cour estime que cela indiquait que “au moment de l’adoption de la convention des Nations Unies en 2004, les Etats ne considéraient pas que le droit international coutumier limitait l’immunité”
Footnote 120
pour les violations des normes impératives du droit international.
La portée de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles reste encore indéterminée. C’est peut-être en partie pourquoi elle n’a pas été largement adoptée.
Footnote 121
Certains des États l’ayant ratifiée ont d’emblée rejeté la notion que cette convention représente une codification exhaustive du droit des immunités juridictionnelles en soulignant que celle-ci “ne règle pas la question des actions en réparation pécuniaire pour violations graves de droits de l’homme prétendument attribuables à un État et commises en dehors de l’État du for. Par conséquent, cette convention ne préjuge pas les développements du droit international dans ce domaine.”
Footnote 122
De plus, l’Italie, la Finlande, la Norvège et la Suède, qui contribuent fortement aux missions de maintien de la paix à l’étranger, ont déclaré que, selon elles, la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles ne s’applique pas aux activités militaires. Enfin, en ce qui a trait à l’immunité des agents de l’État, la Finlande, la Norvège et la Suède déclarent que le fait que les chefs d’État soient mentionnées expressément à l’article 3 de la Convention n’affecte pas l’immunité ratione personae dont pourraient jouir d’autres organes et fonctionnaires de l’État en vertu du droit international.
Les rapports et commentaires du Comité contre la torture
La question de savoir si la compétence des tribunaux nationaux en matière de poursuites civiles concernant des cas de torture extraterritoriale est obligatoire, permise ou interdite demeure toujours ouverte. Selon certains observateurs, aux termes de l’article 14 de la CCT, au moins 153 États parties auraient l’obligation d’exercer leur compétence civile à l’égard de la torture extraterritoriale.
Footnote 123
En revanche, d’autres prétendent que cette obligation s’applique uniquement à la torture qui est commise sur le territoire de la partie contractante.
Footnote 124
Le débat semble avoir été tranché en 2012 par le Comité contre la torture des Nations Unies, l’entité chargée de surveiller la mise en œuvre de la CCT. Selon le Comité contre la torture, l’article 14 de la CCT oblige les États parties à fournir un moyen de réparation à toutes les victimes d’actes de tortures, sans égard au lieu où ceux-ci ont été commis. À cet effet, le Comité note dans son Observation générale n
o
3 (2012): Mise en œuvre de l’article 14 par les États parties que:
Le Comité considère que l’application de l’article 14 ne se limite pas aux victimes de préjudices commis sur le territoire de l’État partie ou commis par ou contre un ressortissant de l’État partie. Le Comité a salué les efforts des États parties qui ont offert un recours civil à des victimes soumises à la torture ou à de mauvais traitements en dehors de leur territoire. Cela est particulièrement important quand la victime n’est pas en mesure d’exercer les droits garantis par l’article 14 sur le territoire où la violation a été commise. En effet l’article 14 exige que les États parties garantissent à toutes les victimes de torture et de mauvais traitements l’accès à des moyens de recours et la possibilité d’obtenir réparation.
De même, le fait d’assurer l’immunité, en violation du droit international, à tout État ou à ses agents ou à des acteurs extérieurs à l’État pour des actes de torture ou de mauvais traitements est directement en conflit avec l’obligation d’assurer une réparation aux victimes. Quand l’impunité est permise par la loi ou existe de fait, elle empêche les victimes d’obtenir pleinement réparation, car elle permet aux responsables de violations de rester impunis et dénie aux victimes le plein exercice des autres droits garantis à l’article 14. Le Comité affirme qu’en aucune circonstance la nécessité de protéger la sécurité nationale ne peut être invoquée comme argument pour refuser aux victimes le droit à réparation.
Footnote 125
Cette interprétation de l’article 14 de la CCT est tout à fait cohérente avec les observations et recommandations que le Comité contre la torture avait avancées dans les années précédentes. Par exemple, en 2000, le Comité contre la torture avait félicité les États-Unis pour “[l] es voies de recours abondantes ouvertes aux victimes d’actes de torture pour obtenir réparation, qu’ils aient été ou non commis sur le territoire des États-Unis d’Amérique.”
Footnote 126
De même, en 2005, le Comité contre la torture avait critiqué le Canada pour le manque de recours pour les victimes et a fait des recommandations allant de ce sens. Le Comité s’est dit préoccupé par “[l’]absence de mesures effectives d’indemnisation au civil des victimes de torture dans toutes les affaires,”
Footnote 127
et a recommandé que le Canada “revoie sa position concernant l’article 14 de la Convention en vue d’assurer l’indemnisation par la juridiction civile de toutes les victimes de torture.”
Footnote 128
En 2012, en présentant ses observations finales sur le sixième rapport périodique du Canada, le Comité contre la torture a réitéré sa préoccupation à l’égard de “l’absence de mécanismes efficaces permettant à toutes les victimes de torture d’obtenir réparation au civil, y compris une indemnisation, situation principalement due aux restrictions prévues par la Loi sur l’immunité des États.”
Footnote 129
Soutenant le caractère obligatoire de la compétence civile à l’égard de la torture extraterritoriale, le Comité constate que:
L’État partie devrait veiller à ce que toutes les victimes de torture puissent avoir accès à des recours et obtenir réparation, quel que soit le pays où les actes de torture ont été commis et indépendamment de la nationalité de l’auteur ou de la victime. À cet égard, l’État partie devrait envisager et modifier la loi sur l’immunité des États pour supprimer tous les obstacles qui empêchent les victimes de torture d’obtenir réparation.
Footnote 130
Malheureusement, les commentaires du Comité contre la torture ne reçoivent pas toujours le respect qui leur est dû. Dans l’arrêt Jones, par exemple, Lord Bingham minimise l’importance des recommandations du Comité contre la torture à l’égard du Canada: “Whatever its value in influencing the trend of international thinking, the legal authority of this recommendation is slight.”
Footnote 131
Lord Hoffman, pour sa part, rejette catégoriquement l’autorité du Comité: “Quite why Canada was singled out for this treatment is unclear, but as an interpretation of article 14 or a statement of international law, I regard it as having no value.”
Footnote 132
Comme nous le verrons plus loin, quoique plus nuancés dans leur appréciation du mandat et de l’œuvre du Comité contre la torture, les tribunaux canadiens se gardent néanmoins de donner effet à l’interprétation généreuse de l’article 14 mise de l’avant en 2012.
Footnote 133
La jurisprudence italienne et l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État
Une des décisions les plus importantes émanant d’un tribunal national concernant l’effet juridique des violations de normes impératives de droit international sur l’immunité juridictionnelle des États provient de la Cour de cassation italienne dans l’affaire Ferrini c Allemagne.
Footnote 134
Dans cette affaire, la Cour de cassation italienne a refusé d’octroyer l’immunité à l’Allemagne pour les crimes de guerres et crimes contre l’humanité commis par l’armée nazie en Italie pendant la Seconde Guerre Mondiale. Puisque ces crimes menacent les fondements mêmes de l’ordre public international et qu’ils sont prohibés par des normes qui jouissaient d’un statut hiérarchiquement supérieur en droit international, la Cour a conclu qu’il serait incohérent et antinomique que de reconnaître l’immunité juridictionnelle de l’Allemagne.
Footnote 135
À l’appui de sa décision, la Cour de cassation rappelle l’article 41(2) du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite
Footnote 136
de la CDI qui stipule que “[a] ucun Etat ne doit reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave [des normes de jus cogens] … ni prêter aide ou assistance au maintien de cette situation.” La cour était d’avis que le fait de reconnaître l’immunité juridictionnelle à un État ayant commis de tels crimes internationaux irait à l’encontre des obligations erga omnes du for italien.
Footnote 137
Selon le tribunal italien, l’immunité des États responsables de violations de normes impératives “obstructs rather than protects such values, the protection of which is rather to be considered … essential for the entire international community, so that in the most serious cases it should justify mandatory forms of response. Moreover, there can be no doubt that this antinomy must be resolved by giving precedence to the higher-ranking norms.”
Footnote 138
Autrement dit, les normes de jus cogens doivent prévaloir sur le principe de l’immunité des États.
La Cour de cassation a cité ou suivi sa décision dans l’affaire Ferrini dans quinze (15) affaires subséquentes.
Footnote 139
Dans Mantelli, la Cour de cassation reconnaît qu’elle fait bande à part: “[A]t this time, there exists no definite and explicit international custom according to which the immunity of the foreign State from civil jurisdiction with regard to acts performed by it jure imperii … could be deemed to have been derogated from in respect of acts of such gravity as to qualify as ‘crimes against humanity.’”
Footnote 140
Du même souffle, elle affirme vouloir contribuer sciemment au développement d’une nouvelle exception coutumière à l’immunité des États,
Footnote 141
une exception qu’elle caractérise dans l’affaire Mantelli comme étant déjà immanente à l’ordre juridique international.
Footnote 142
L’affaire Ferrini et sa progéniture jurisprudentielle ont mené à l’émission d’ordonnances judiciaires enjoignant l’Allemagne à indemniser des citoyens italiens et grecs ayant été victimes de crimes de guerre. Certaines décisions permettent aussi la mise en exécution de certains jugements de tribunaux grecs rendus dans des affaires similaires à l’encontre de biens allemands situés en Italie.
Footnote 143
L’Allemagne a contesté cette jurisprudence en intentant une poursuite contre l’Italie devant la CIJ dans une affaire connue sous le nom d’Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c Italie; Grèce [intervenant]).
Footnote 144
La question que l’Allemagne avait soumise à la Cour était celle de savoir si l’Italie avait enfreint le droit international en refusant d’octroyer l’immunité à l’Allemagne dans l’affaire Ferrini et les décisions similaires subséquentes.
Footnote 145
Devant la CIJ, l’Allemagne concède volontiers que les actes reprochés constituent des crimes internationaux et des violations des normes impératives du jus cogens. Toutefois, l’Allemagne fait valoir (et l’Italie le concède également) que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les forces armées du Troisième Reich en conflit armé constituent en définitive des actes jure imperii auxquels s’applique l’immunité juridictionnelle.
L’Italie accepte que les actes en cause soient jure imperii en dépit de leur caractère illicite,
Footnote 146
mais avance deux arguments principaux pour soutenir sa thèse que l’immunité des États ne s’applique pas aux circonstances en l’affaire. D’une part, l’Italie soutenait qu’une exception émanant du droit international coutumier faisait en sorte que l’immunité ne s’applique pas aux activités armées menées sur le territoire de l’État de la juridiction saisie de l’affaire, et donc, que l’Allemagne n’était pas protégée par l’immunité pour les poursuites fondées sur des actes commis en Italie.
Footnote 147
D’autre part, l’Italie invoquait que le caractère de jus cogens des règles violées par les agents allemands rendait inapplicables les règles en matière d’immunité des États, dans la mesure où les requérants n’avaient pas d’autres voies de recours.
Footnote 148
Ces deux arguments ont échoué.
Footnote 149
En février 2012, la CIJ rend son jugement. Par une majorité de douze voix contre trois,
Footnote 150
la CIJ estime que l’Italie avait manqué à ses obligations internationales vis-à-vis l’Allemagne en permettant que soient intentées à son encontre des actions civiles pour les actes en cause.
Footnote 151
La Cour note que la règle de l’immunité des États découle “du principe de l’égalité souveraine des États qui … est l’un des principes fondamentaux de l’ordre juridique international.”
Footnote 152
La CIJ adopte la définition conservatrice de l’immunité telle qu’elle avait préalablement articulé dans l’affaire Mandat d’arrêt du 11 août 2000,
Footnote 153
à savoir, que la violation d’une norme de jus cogens n’a pas pour effet d’abroger l’immunité rationae personae de hauts fonctionnaires de l’État en poste.
Footnote 154
La Cour considère que les procédures autorisées par les tribunaux italiens, ayant pour effet de condamner l’Allemagne à indemniser les victimes de crimes de guerre, constituaient des actes internationalement illicites parce qu’elles étaient contraires au droit international coutumier en vertu duquel les États souverains sont à l’abri de poursuites civiles devant les tribunaux étrangers. La CIJ en est arrivée à la même conclusion à l’égard des procédures autorisées par les juges italiens permettant l’exécution des jugements grecs dans des affaires similaires.
Pour ce qui est de l’argument de l’Italie à l’effet qu’une exception faisait en sorte que l’immunité ne s’applique pas aux activités armées menées sur le territoire de l’État de la juridiction saisie de l’affaire, et donc, que l’Allemagne n’était pas protégée par l’immunité pour les poursuites fondées sur des actes commis en Italie, la CIJ a jugé en faveur de l’Allemagne parce que les actes ont eu lieu dans le cadre d’un conflit armé.
Footnote 155
La CIJ a rejeté la thèse italienne fondée sur la hiérarchie des normes, et a jugé que le droit international coutumier ne reconnaissait pas d’exception à l’immunité des États pour les poursuites concernant des violations à des normes de jus cogens.
Footnote 156
La Cour a conclu que l’affaire Pinochet n’était pas pertinente en l’espèce, car elle concernait “l’immunité de juridiction pénale d’un ancien chef d’État devant les tribunaux d’un autre État, et non à l’immunité de l’État lui-même” et qu’elle “était fondée sur les dispositions particulières de la convention des Nations Unies contre la torture de 1984, qui n’a aucune incidence en la présente espèce.”
Footnote 157
Elle rappelle que la Cour européenne, notamment dans l’affaire Al-Adsani, avait rejeté l’argument selon lequel l’immunité des États pouvait être exclue dans des affaires impliquant des violations graves du droit international des droits de la personne ou du droit international humanitaire.
Footnote 158
La CIJ ne trouve donc aucune indication dans la pratique étatique qu’une nouvelle coutume a surgi en droit international.
Footnote 159
Elle conclut au contraire qu’un examen de la pratique des États révèle que l’approche de l’Italie est isolée.
La CIJ a aussi souligné qu’il n’y avait pas de conflit entre le principe de l’immunité des États, étant une règle procédurale, et les normes de jus cogens, étant des règles substantives.
Footnote 160
Suivant son raisonnement dans l’affaire Mandat d’arrêt du 11 août 2000, la CIJ précise que “l’immunité revêt un caractère essentiellement procédural” et “régit l’exercice du pouvoir de juridiction à l’égard d’un comportement donné, et est ainsi totalement distinct du droit matériel qui détermine si ce comportement est licite ou non.”
Footnote 161
Autrement dit, l’immunité soulève un obstacle procédural à l’exercice de la juridiction et s’applique indépendamment de la gravité des crimes concernés. La CIJ juge que les normes de jus cogens sont des règles substantives qui opèrent seulement une fois qu’un tribunal national a déterminé qu’il a la compétence juridictionnelle.
L’Italie justifiait en outre les décisions de ses tribunaux sur la base du droit d’accès à un tribunal et du droit à une réparation, invoquant que ses tribunaux représentaient le dernier recours permettant aux victimes italiennes d’obtenir réparation pour les violations subies.
Footnote 162
Effectivement, les victimes italiennes en question avaient tenté en vain de se prévaloir des mécanismes d’indemnisation offerts par le gouvernement allemand. Le recours civil devant les cours italiennes représentait donc leur ultime possibilité d’obtenir la réparation à laquelle ils avaient pourtant droit. La CIJ rejette l’argument du déni de justice, priorisant l’immunité des États sur le droit d’accès à un tribunal ou sur le droit à la réparation.
Footnote 163
À cet effet, elle note ne voir “dans la pratique des États dont découle le droit international coutumier, aucun élément permettant d’affirmer que le droit international ferait dépendre le droit d’un État à l’immunité de l’existence d’autres voies effectives permettant d’obtenir réparation.”
Footnote 164
Selon ce triste raisonnement, à moins que le droit international ne fournisse une exception à l’immunité aux faits de l’affaire, l’immunité sera octroyée et la poursuite rejetée, indépendamment de l’impact que cela aurait sur l’accès à un tribunal ou du caractère impératif des normes impliquées.
Footnote 165
Le juge Cançado Trindade signe une longue dissidence critiquant fortement l’accent que place la majorité sur l’effet déstabilisateur qu’entraînerait une exception au principe de l’immunité des États pour les affaires concernant les violations des normes de jus cogens. Selon lui,
ce qui compromet ou déstabilise l’ordre juridique international, ce sont les crimes internationaux et non les actions en réparation engagées par des individus souhaitant obtenir justice. À mon avis, c’est l’occultation de tels crimes internationaux associés à l’impunité dont bénéficient leurs auteurs, et non la quête de justice des victimes, qui trouble l’ordre international. Lorsqu’un Etat mène une politique criminelle consistant à assassiner des segments de sa propre population et de la population d’autres Etats, il ne peut, ultérieurement, se protéger en invoquant les immunités souveraines, qui n’ont jamais été conçues à cette fin. Les violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire qui constituent des crimes internationaux ne sont pas du tout des actes jure imperii. Il s’agit d’actes antijuridiques, de violations du jus cogens, que l’on ne peut tout simplement pas faire disparaître ou jeter aux oubliettes en invoquant l’immunité de l’Etat. Cela bloquerait l’accès à la justice et ferait triompher l’impunité.
Footnote 166
Également en dissidence, le juge Yusuf critique la manière dont la majorité a décidé si le droit international obligeait l’Italie à accorder l’immunité à l’Allemagne, une détermination qui, selon lui, ne saurait “exclure l’application des principes généraux qui sous-tendent les droits de l’homme et le droit humanitaire, et consacrent certains droits fondamentaux tels que le droit à un recours effectif, le droit à réparation à raison de dommages subis du fait de violations du droit humanitaire et le droit à la protection contre les dénis de justice.”
Footnote 167
Il a aussi fait valoir qu’en vertu de l’importance du droit à une réparation, l’immunité ne pouvait s’appliquer à l’Allemagne dans le cas d’espèce puisque ces victimes n’avaient aucune autre voie recours.
Footnote 168
Le juge Bennouna, pour sa part, est d’accord avec le résultat de l’affaire parce qu’il considère que l’Allemagne et l’Italie devraient parvenir à un règlement par voie de négociation.
Footnote 169
Il précise toutefois dans son opinion individuelle que “si l’Allemagne en vient à fermer toutes les portes à ce règlement … la question de la levée de son immunité devant les tribunaux étrangers pour les mêmes actes illicites pourrait se poser, de nouveau, légitimement.”
Footnote 170
Enfin, dans son opinion individuelle, le juge Koroma souligne que l’arrêt de la majorité ne ferme pas la porte à de nouveaux développements en la matière:
[R]ien dans le présent arrêt ne s’oppose toutefois à la poursuite de l’évolution du droit de l’immunité des États. Celui-ci a en effet considérablement évolué au siècle dernier, de sorte que sont désormais fort circonscrites les circonstances dans lesquelles un Etat jouit de l’immunité. Aussi est-il possible que de nouvelles exceptions se fassent jour à l’avenir. La Cour n’a, dans son arrêt, fait qu’appliquer le droit tel qu’il existe aujourd’hui.
Footnote 171
La Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme
À l’appui de son argument que l’immunité juridictionnelle ne devrait plus valoir à l’égard des violations du jus cogens et des crimes internationaux, l’Italie a référé la CIJ à certaines modifications de la Foreign Sovereign Immunity Act étasunienne qui retirent l’immunité de certains États désignés dans le cadre de poursuites civiles portant sur des actes de torture, de meurtre extrajudiciaire et de terrorisme.
Footnote 172
Cette loi nationale, avance l’Italie, constitue un exemple de pratique étatique qui limite l’immunité juridictionnelle en fonction de la gravité de l’infraction et du caractère impératif des normes violées. Toutefois, la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État n’a pas vu dans la pratique étasunienne les fondements d’une nouvelle norme émergente, notant que cette loi “n’a pas d’équivalent dans la législation d’autres Etats” et qu’aucun “des Etats qui a légiféré́ sur la question de l’immunité́ de l’Etat n’a pris de disposition pour limiter celle-ci en raison de la gravité des actes allégués.”
Footnote 173
En mars 2012, soit un mois après l’arrêt de la CIJ, le Canada sanctionne la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme (LJVAT),
Footnote 174
une loi qui s’inspire manifestement de l’exemple étasunien. La LJVAT crée une cause d’action civile pour les victimes canadiennes d’actes de terrorisme et modifie la LIÉ pour retirer l’immunité juridictionnelle à certains États désignés qui ont soutenu des actes de terrorisme commis après le 1er janvier 1985.
Footnote 175
Or, aux termes du nouvel article 6.1 de la Loi sur l’immunité des États, le gouverneur en conseil peut lever l’immunité de “tout État étranger s’il est convaincu, sur la recommandation du ministre des Affaires étrangères faite après consultation du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que cet État soutient ou a soutenu le terrorisme.”
Footnote 176
En septembre 2012, le gouverneur en conseil désigne l’Iran et la Syrie.
Footnote 177
La LJVAT représente selon nous un développement remarquable et problématique en droit canadien et international. Remarquable parce qu’elle constitue la première modification de fond à la LIÉ depuis son adoption en 1982.
Footnote 178
La LJVAT est cependant problématique puisque, dans certains cas, elle retire la question des immunités juridictionnelles des cours judiciaires pour la reléguer à la volonté politique changeante de la branche exécutive. En somme, il s’agit d’une politisation rétrograde de la compétence judiciaire qui remémore la période étasunienne — avant la célèbre Tate Letter
Footnote 179
— où l’immunité des États étrangers était accordée ou non en fonction des “suggestions” du gouvernement.
Footnote 180
En revanche, la LJVAT étaye la thèse que l’Italie défendait devant la CIJ selon laquelle l’immunité juridictionnelle n’est pas exclusivement une question procédurale et que la violation de certaines normes de conduite internationales puisse justifier que les immunités soient retirées aux États qui n’en méritent pas le privilège.
l’affaire kazemi
Les faits et l’historique judiciaire
En 2003, Zhara (Ziba) Kazemi, Iranienne de naissance et naturalisée canadienne, est morte des suites d’une lésion cérébrale subie alors qu’elle était en détention en Iran. Kazemi s’était rendue en Iran en 2003 comme photographe et journaliste pigiste. Alors qu’elle photographiait des manifestants à Téhéran, Kazemi fut arrêtée, détenue et interrogée par les autorités iraniennes. Durant sa détention, Kazemi a été battue, agressée sexuellement et violemment torturée par les autorités de la prison. Elle fut finalement transférée à l’hôpital alors qu’elle était dans un coma avec des hémorragies internes et une blessure à la tête. Les autorités iraniennes n’ont pas alerté le Consulat canadien et ont refusé que sa famille vienne la visiter. Après son décès, les autorités iraniennes ont refusé de rapatrier sa dépouille au Canada. Elle demeure ensevelie en Iran. Même si une enquête interne a rapporté que des autorités iraniennes étaient impliquées dans la torture de Kazemi, un seul individu a été traduit en justice. Il a cependant été acquitté à la suite d’un procès pénal vicié sur le plan procédural. À ce jour, ni le gouvernement iranien ni aucun des fonctionnaires impliqués dans ce meurtre n’a été tenu responsable.
Footnote 181
Le gouvernement du Canada avait demandé la tenue d’une enquête transparente sur l’affaire et que les responsables soient traduits en justice. Le Canada a rappelé son ambassadeur à plusieurs reprises pour protester contre l’indifférence de l’Iran. À l’automne 2003, et à chaque année depuis, le Canada présente une résolution à l’Assemblée générale des Nations Unies qui condamne les violations des droits de la personne en Iran.
Footnote 182
En 2006, en quête de justice pour la mort de sa mère, le fils de Mme Kazemi, Stephan (Salman) Hashemi, intente au Québec une poursuite civile en dommages-intérêts en son propre nom et au nom de la succession de sa mère contre la République islamique d’Iran, le chef d’État de l’Iran, le procureur général de Téhéran, et l’ancien chef adjoint du renseignement de la prison où Kazemi était détenue. Hashemi demandait une réparation pour les douleurs et souffrances que Kazemi a subie ainsi que pour le préjudice émotionnel et psychologique que cela lui a causé. Hashemi et la succession réclamaient aussi des dommages-intérêts punitifs.
Footnote 183
En décembre 2009, la Cour Supérieure du Québec a entendu les arguments concernant l’immunité et en janvier 2011, le juge Robert Mongeon rend son jugement.
Footnote 184
La Cour rejette la contestation constitutionnelle de la LIÉ et la requête visant à rejeter l’action intentée par Hashemi en son propre nom, mais accueille la requête visant à rejeter l’action intentée au nom de la succession de Kazemi. La Cour conclut que la LIÉ empêche la succession de Kazemi d’intenter une action pour les actes de torture subis à l’étranger. La Cour est d’avis que la LIÉ codifie de manière exhaustive le droit à l’immunité des États et qu’il n’existe aucune exception non écrite en common law ou en droit international pouvant permettre la poursuite des procédures. La Cour autorise cependant la demande d’Hashemi, soit la tenue d’un procès civil, contre le gouvernement de l’Iran et les trois fonctionnaires visés, pour le choc nerveux dont il a souffert à la suite de mauvais traitements infligés à un membre de sa famille à l’étranger. La Cour se fonde sur une exception prévue à la LIÉ pour des “dommages corporels survenus au Canada.”
Footnote 185
En août 2012, la Cour d’appel du Québec accueille l’appel des défendeurs iraniens concernant la poursuite d’Hashemi, et rejette l’appel de la succession.
Footnote 186
La Cour confirme ainsi la décision de la Cour supérieure de rejeter la demande de la succession et infirme la décision autorisant le recours d’Hashemi.
Footnote 187
La Cour d’appel se fonde notamment sur la décision de la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État pour affirmer qu’il n’existe pas, en droit international, d’exception à l’immunité des États pour la torture.
Footnote 188
La Cour conclut que la poursuite d’Hashemi est irrecevable au motif que l’exception prévue à l’article 6 de la LIÉ requiert une violation à l’intégrité physique, pas simplement à l’intégrité psychologique.
Footnote 189
Elle rejette aussi les arguments selon lesquels l’immunité ne doit pas être accordée dans les cas de torture. Au nom de la Cour unanime, le juge Morissette souligne:
On the facts as alleged, Zahra Kazemi, a blameless Canadian, fell victim to a pattern of vicious misconduct by the agents of a rogue state. Such a situation causes instant revulsion in anyone who adheres to a genuine notion of the rule of law. But these acts took place in Iran and what consequences they had in Canada do not set in motion these exceptions to state immunity.
Footnote 190
Stephan Hashemi et la succession de Kazemi obtiennent l’autorisation d’interjeter appel à la CSC. L’audience a lieu le 18 mars 2014 devant une formation réduite de sept (7) juges de la CSC.
Footnote 191
Les défendeurs iraniens avaient retenu les services d’avocats montréalais
Footnote 192
pour les audiences devant la Cour supérieure du Québec et la Cour d’appel du Québec. Toutefois, après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays en septembre 2012,
Footnote 193
l’Iran se retire complètement des procédures judiciaires dans l’affaire Kazemi. C’est ainsi que la CSC nomme un amicus curiae pour répondre aux arguments des appelants que le procureur général du Canada n’entendait pas aborder.
Footnote 194
Enfin, la CSC accorde la permission à dix (10) organismes non gouvernementaux d’intervenir à l’appui de la position des appelants.
Footnote 195
Dans son arrêt du 10 octobre 2014,
Footnote 196
la CSC, sous la plume du juge LeBel,
Footnote 197
rejette l’appel et confirme le jugement de la Cour d’appel du Québec reconnaissant l’immunité juridictionnelle de l’Iran et de ses présumés tortionnaires. Dissidente, la juge Abella aurait accueilli l’appel des appelants en ce qui concerne leurs poursuites respectives contre les fonctionnaires iraniens.
La décision de la Cour suprême du Canada
La question devant la CSC était de savoir si la République islamique d’Iran, ses hauts fonctionnaires et les responsables présumées de la torture ayant menée à la mort de Kazemi en Iran bénéficient de l’immunité juridictionnelle au Canada en vertu de la LIÉ. Le juge LeBel résume les différentes questions en litige comme suit: “[l] a Cour est essentiellement appelée à déterminer la portée de cette loi, à établir l’incidence que l’évolution du droit international depuis l’adoption de la LIÉ a pu avoir sur son interprétation, et à décider si cette loi est constitutionnelle.”
Footnote 198
De manière connexe, la Cour était appelée à décider si la torture constituait au 21e siècle un acte jure imperii aux fins de l’immunité juridictionnelle. Selon le juge LeBel, la question primordiale qui subsume presque tous les aspects de l’affaire Kazemi
porte sur l’argument selon lequel le droit international aurait créé une compétence universelle obligatoire en matière civile à l’égard des allégations de torture. Cette compétence obligerait les États à permettre aux victimes d’actes de torture commis à l’extérieur de leurs frontières de porter leurs réclamations devant leurs tribunaux nationaux.
Footnote 199
Le juge LeBel observe d’emblée que “l’immunité des États ne représente pas seulement une règle de droit international coutumier. Elle témoigne aussi des choix faits par un pays pour des raisons politiques, notamment au sujet de ses relations internationales.”
Footnote 200
Autrement dit, même si l’immunité juridictionnelle des États est un principe de droit international coutumier, son application devant les juridictions nationales ne repose pas seulement sur les règles de droit international public, mais reflète aussi les choix faits pour des raisons politiques qui, au final, sont exprimées dans la législation nationale.
En l’espèce, la majorité met en exergue le libellé de l’article 3(1) de la LIÉ qui stipule que “[s] auf exceptions prévues dans la présente loi, l’État étranger bénéficie de l’immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada” pour conclure que la LIÉ constitue une codification exhaustive du droit en matière d’immunité des États, tel qu’applicable par les tribunaux canadiens.
Footnote 201
Sur cette base, la Cour conclut que les choix politiques doivent prévaloir: “[L]a LIÉ établit une liste exhaustive des exceptions à l’immunité des États. En conséquence, il n’est pas nécessaire de se fonder sur la common law, les normes de jus cogens ou le droit international — et il ne saurait en être ainsi — pour créer des exceptions additionnelles.”
Footnote 202
Le rôle du droit international est donc limité à l’interprétation des dispositions ambigües
Footnote 203
et la majorité note que des règles de droit international contraires à la LIÉ ne pourraient avoir pour effet de créer une telle ambiguïté.
Footnote 204
Par extension, indique le juge LeBel, même si une exception à l’immunité des États pour la torture avait acquis le statut de règle de droit international coutumier, une telle exception ne pourrait être adoptée comme exception de common law à la LIÉ, car elle entrerait clairement en conflit avec cette loi. En faisant référence à ses propos dans l’affaire Hape, il affirme que “la simple existence d’une règle coutumière de droit international n’entraîne pas son incorporation automatique dans l’ordre juridique interne.”
Footnote 205
Il explique que puisqu’une exception à l’immunité des États pour la torture serait vraisemblablement une règle de droit international coutumier “permissive — et non pas obligatoire,” cette règle “devrait faire l’objet d’une mesure législative au Canada pour y devenir loi.”
Footnote 206
L’appelant Hashemi avançait deux arguments fondés sur les dispositions de la LIÉ. Il invoquait premièrement l’exception à l’immunité des États prévue à l’alinéa 6a) de la LIÉ en alléguant que le préjudice psychologique et émotionnel qu’il avait subi en raison de la torture et de la mort de sa mère constituait des “dommages corporels survenus au Canada.” La Cour rejette cet argument parce qu’une telle interprétation aurait pour effet de soumettre la conduite d’un État étranger à l’extérieur du Canada, et dans le cas d’espèce sur son propre territoire, à la juridiction des tribunaux canadiens. Cela serait incompatible avec l’objet de la LIÉ qui est d’“assurer le respect des justifications sous-jacentes du principe de l’immunité des États au Canada.”
Footnote 207
Appuyant les propos de la Cour d’appel dans Bouzari, la majorité estime que cette exception exige que les faits qui ont causé les dommages corporels ou le décès se soient produits au Canada.
Footnote 208
Eu égard à la portée de l’exception, la Cour précise que celle-ci “ne s’applique pas si le préjudice allégué ne découle pas d’une atteinte à l’intégrité physique.”
Footnote 209
Hashemi avançait également que même si l’immunité des États protégeait l’Iran et son chef d’État, l’immunité ne s’applique pas aux agents de rangs inférieurs. La LIÉ est silencieuse à cet égard et stipule simplement que “sont assimilés à un État étranger: … le gouvernement et les ministères de cet État.”
Footnote 210
La majorité se base sur les principes ordinaires d’interprétation des lois et juge que “gouvernement” comprend les fonctionnaires d’États.
Footnote 211
Elle appuie également sa conclusion sur des sources internationales telles de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles
Footnote 212
et les jugements de la Chambre des lords et de la Cour européenne dans l’affaire Jones.
Footnote 213
Sur la base des différences du libellé des lois applicables, le juge Lebel distingue le contexte canadien de la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Samantar
Footnote 214
où la cour avait jugé que le terme “État étranger” ne comprenait pas les fonctionnaires.
Footnote 215
La majorité précise que les fonctionnaires sont seulement compris sous “gouvernement” aux fins de la LIÉ dans la mesure où ils agissent en leur fonction officielle. S’appuyant sur la CCT qui exige la participation d’une personne agissant à titre officiel, la majorité considère que les agents visés agissaient en cette qualité
Footnote 216
et que la torture pouvait donc constituer un acte officiel, même aux fins de l’immunité.
Footnote 217
La Cour distingue aussi la compétence universelle qui, à l’heure actuelle, s’applique aux procédures pénales mais pas aux procédures civiles.
Footnote 218
Après avoir constaté que l’immunité prévue au paragraphe 3(1) de la LIÉ empêchait le recours de M. Hashemi, la majorité examine si cette conclusion était incompatible avec l’alinéa 2(e) de la Déclaration canadienne des droits et l’article 7 de la Charte concernant le droit d’accès à un tribunal.
La majorité ne trouve aucune incompatibilité avec la Déclaration canadienne des droits puisque, en définitive, celle-ci ne s’applique pas en l’espèce.
Footnote 219
L’alinéa 2(e) de la Déclaration prévoit que “nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme … privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations.” La majorité interprète strictement cette disposition comme garantissant un droit à un procès équitable dans le cas d’une audience tenue au Canada. L’alinéa 2(e) n’a pas pour effet de créer de nouveaux droits de recours qui n’existent pas autrement: “[C]ette disposition ne crée pas un droit autonome à un procès équitable dans le cas où la loi ne prévoit pas autrement l’existence d’un tel procès.”
Footnote 220
La Cour conclut ainsi que le droit à un procès équitable n’est pas violé lorsque l’immunité empêche une audience sur le fond.
La majorité confirme également la constitutionnalité de la LIÉ, estimant qu’il n’y a pas eu atteinte à aucun principe de justice fondamentale en vertu de la Charte. Les appelants soutenaient que le fait d’empêcher un individu d’intenter une poursuite pour obtenir une réparation, en l’espèce en octroyant l’immunité à un État, aggravait le traumatisme subi, faisant ainsi intervenir le droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte.
Footnote 221
La majorité admet que “l’impunité pour les actes de torture peut causer un préjudice important aux victimes ainsi qu’aux membres de leur famille,”
Footnote 222
et que par conséquent, “le par. 3(1) de la LIÉ pourrait causer un préjudice psychologique suffisamment grave pour que le droit à la sécurité de la personne entre en jeu et que l’on y porte atteinte.”
Footnote 223
La majorité estime toutefois que pour conclure à la violation de l’article 7 de la Charte, il doit aussi être démontré qu’un principe de justice fondamentale ait été violé par l’application de l’immunité, ce qui fait défaut en l’espèce.
Footnote 224
Le principe de justice fondamentale en question était défini comme le droit à une réparation pour les victimes de torture tel que codifié par l’article 14 de la CCT. Après avoir passé en revue la jurisprudence nationale et internationale, y compris la décision de la Cour européenne dans l’affaire Jones, la majorité conclut que l’article 14 de la CCT doit être interprété comme exigeant un droit de recours civil seulement pour les actes de torture commis sur son territoire. Bien que la majorité ait pris acte des commentaires du Comité contre la torture dans son Observation générale no 3 (2012), elle adopte en définitive le raisonnement de la Chambre des lords dans Jones. Selon le juge LeBel, “malgré leur importance, il n’y a pas lieu d’accorder aux commentaires du Comité plus de poids qu’aux avis des États parties et des autorités judiciaires” et que “[c]es commentaires soulignent plutôt l’absence de consensus au sujet de l’interprétation de l’art. 14.”
Footnote 225
En définitive, la Cour est d’avis que les recommandations Comité contre la torture “n’ont pas préséance sur les interprétations des articles de la CCT adoptées par les instances chargées de trancher des litiges” et, tout au plus, “s’inscrivent dans le cadre d’un dialogue mené au sein de la communauté internationale.”
Footnote 226
Après avoir déterminé qu’il n’y a pas eu de violation à un principe de justice fondamentale en l’espèce, la majorité souligne que le système dualiste du Canada fait en sorte que “[l]a simple existence d’une obligation internationale ne suffit pas pour établir l’existence d’un principe de justice fondamentale.”
Footnote 227
Elle conclut que la prohibition impérative de la torture en droit international n’engendre pas pour le Canada une obligation concomitante de garantir les recours civils pour les cas de torture extraterritoriale.
Footnote 228
Quant à la garantie générale d’accès à la justice, la majorité observe seulement que le droit à une réparation civile est mis en œuvre dans le cadre de limites procédurales et que l’absence de réparation n’est pas intolérable en soi.
Footnote 229
Étant donné que les questions d’immunité et leur équilibre avec les droits sous-jacents soulèvent des questions de politique ayant un impact sur les relations internationales, la majorité considère que la responsabilité revient au législateur de créer de nouvelles exceptions à l’immunité juridictionnelle des États, y compris pour les actes de torture.
Footnote 230
La majorité de la Cour note que le législateur a d’ailleurs déjà modifié la LIÉ par l’entremise de la LJVAT
Footnote 231
en y ajoutant l’exception à l’immunité de juridiction pour certains États étrangers qui ont appuyé des activités terroristes. Bien que le projet de loi avait été critiqué à l’étape des débats parlementaires parce qu’il omettait de créer une exception similaire pour la torture, la majorité y voit une confirmation que la LIÉ représente une codification exhaustive et qu’il appartient désormais au Parlement — et non pas aux tribunaux — de reconnaître de nouvelles exceptions au principe de l’immunité relative.
Footnote 232
La juge Abella a rédigé une opinion dissidente sur l’application de la LIÉ aux fonctionnaires d’État. Elle estime que le terme “État étranger” prévu à la LIÉ ne comprend pas tous les fonctionnaires.
Footnote 233
Elle conclut aussi que la torture n’est pas un acte officiel aux fins de l’immunité ratione materiae.
Footnote 234
La juge Abella est d’avis que la LIÉ ne codifie pas de manière exhaustive la doctrine de l’immunité des États et que le terme “État étranger” ne comprend que “le chef ou souverain de cet État … dans l’exercice de ses fonctions officielles.”
Footnote 235
Puisque la LIÉ fait seulement mention des chefs d’État, la juge Abella soutient que ce silence crée une ambiguïté quant à son application aux agents de rangs inférieurs. Cette ambiguïté doit, selon la juge Abella, être dissipée en se référant au droit international coutumier et en tenant compte du droit des victimes à la réparation pour les de violations des droits de la personne.
Dans le premier volet de son analyse, la juge Abella conclut que le droit international coutumier n’empêche pas un État de refuser l’immunité juridictionnelle pour des actes de torture.
Footnote 236
Elle commence par souligner le fait que la torture est interdite universellement par le droit international en tant que norme de jus cogens, ce qui signifie que les États sont tous d’accord qu’on ne peut la tolérer. Elle estime donc qu’il serait incohérent que la torture puisse être considérée comme une fonction officielle pour l’application de l’immunité en droit international.
Footnote 237
Elle précise que la thèse selon laquelle les violations du jus cogens, telles que la torture, ne constituent pas des “actes officiels” pour l’application de l’immunité aux représentants d’État jouit d’un appui grandissant en droit international.
Footnote 238
Dans la deuxième partie de son analyse, la juge Abella porte son regard sur le droit des victimes à une réparation en cas de violation de droits fondamentaux de la personne.
Footnote 239
Elle reconnaît que “la pratique des États évolue”
Footnote 240
et note à cet effet la protection grandissante des individus en tant que sujet de droit qui a mené à la reconnaissance du droit des victimes à une réparation en cas de violation de leurs droits fondamentaux. La juge Abella souligne que “de nombreux pays permettent d’obtenir une réparation civile à l’encontre d’auteurs d’actes illicites dans le cadre d’une action criminelle.”
Footnote 241
Elle fait sienne les propos de la juge Kalaydjieva de la Cour européenne, dissidente dans l’affaire Jones c Royaume-Uni à l’effet qu’il soit incongru d’obliger l’État de poursuivre les tortionnaires au pénal, aux termes de la CCT, mais de priver les victimes du droit d’obtenir une réparation au civil contre ces mêmes individus.
Footnote 242
En se fondant sur le droit international pour interpréter la Déclaration canadienne des droits et la Charte, la juge Abella accorde de l’importance au fait que le droit des victimes à une réparation est reconnu dans les statuts des tribunaux pénaux internationaux, dans de nombreux traités internationaux de droits de la personne et dans les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies.
Footnote 243
Elle indique en outre que la compétence universelle en matière civile est appuyée par l’objet et le but de la CCT, ainsi que de son article 14,
Footnote 244
précisant que nulle part dans le texte est-il indiqué que l’acte de torture doit avoir été commis sur le territoire de l’État membre pour que son obligation s’applique. La juge Abella souligne aussi l’importance des interactions du Canada avec le Comité contre la torture
Footnote 245
et la valeur persuasive de ses recommandations, estimant “que l’expertise des membres du Comité donnent [sic] du poids à l’interprétation qu’il préconise.”
Footnote 246
Compte tenu du caractère ambigu du droit international coutumier en matière d’immunité et du fait que la communauté internationale reconnaît le principe de réparation énoncé à l’article 14 de la CCT, la juge Abella conclut que “le droit international coutumier n’exige plus que les agents d’un État étranger qui auraient commis des actes de torture bénéficient de l’immunité ratione materiae devant les tribunaux canadiens.”
Footnote 247
Elle maintient aussi que la torture ne peut s’agir d’un acte public ou gouvernemental pour l’application de l’immunité des États:
Compte tenu de l’acceptation universelle de la prohibition de la torture, les préoccupations relatives aux atteintes à la souveraineté que pourrait créer le fait de juger l’agent de l’État qui viole cette interdiction s’atténuent forcément. La nature même de cette prohibition en tant que norme impérative signifie que les États sont tous d’accord pour dire que l’on ne peut pas tolérer la torture. Il ne peut donc pas s’agir d’un acte étatique officiel pour l’application de l’immunité rationae materiae.
Footnote 248
La juge Abella aurait donc autorisé les poursuites visant les fonctionnaires d’États.
Footnote 249
Citant l’opinion concordante du juge Breyer de la Cour suprême des Etats-Unis dans Sosa c Alvarez-Machain, Abella constate que “le fait de reconnaître le pouvoir des juridictions civiles de juger les auteurs d’actes de torture commis à l’étranger ne nuira pas à l’atteinte des objectifs que la courtoisie vise à protéger.”
Footnote 250
Réflexion sur l’affaire Kazemi
Avec l’arrêt Kazemi, la CSC confirme non seulement les décisions des instances inférieures, mais également celles des cours ontariennes dans Bouzari et Arar, et du coup, se rallie à la jurisprudence internationale (Al-Adsani, Jones, et Fang). Au Canada comme à l’étranger, il est désormais établi que l’immunité juridictionnelle exclue l’adjudication de poursuites civiles afférentes à la torture extraterritoriale. La CSC a conclu que la LIÉ codifie de manière exhaustive les exceptions applicables en droit canadien et qu’il n’appartient pas aux cours nationales d’en élargir la portée ou d’en reconnaître des nouvelles. Au Canada, l’immunité des États et ses exceptions relèvent exclusivement du Parlement et le choix politique du législateur “de privilégier les principes de courtoisie et de souveraineté des États par rapport aux intérêts d’individus qui souhaiteraient poursuivre un État étranger devant les tribunaux canadiens pour des actes de torture commis à l’étranger”
Footnote 251
n’est ni contraire au droit international, ni à la Déclaration canadienne des droits ou à la Charte.
Il est dommage que la Cour soit passée à côté de cette occasion de faire progresser le droit en la matière. En revanche, il est maintenant plus clair que la balle est dans le camp du Parlement pour apporter les changements nécessaires à la loi afin de donner effet aux obligations internationales du Canada. Le juge LeBel a suggéré que le législateur pourrait choisir de permettre aux victimes d’obtenir réparation en notant:
Le Législateur a le pouvoir et la capacité de décider si les tribunaux canadiens devraient exercer ou non leur compétence en matière civile. Il peut modifier l’état actuel du droit en régissant les exceptions à l’immunité des États, tout comme il l’a fait dans le cas du terrorisme, et permettre aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle de M. Hashemi et de la succession de sa mère d’obtenir réparation devant les tribunaux canadiens. À ce jour, le législateur a tout simplement décidé de ne pas le faire.
Footnote 252
Ainsi l’affaire Kazemi se termine, comme tant d’autres litiges semblables,
Footnote 253
en invoquant la possibilité que le droit canadien et le droit international puissent évoluer un jour, offrant ainsi une lueur d’espoir aux victimes de torture qui attendent toujours que justice leur soit faite.
Introduction
Le corps mutilé et inconscient de Zahra Kazemi est livré à l’hôpital Baghiatollah, à Téhéran, durant la nuit du 26 juin 2003. La fiche médicale émise par la clinique de la prison d’Evin où elle avait été détenue et interrogée depuis le 23 juin faisait état de vomissements et de saignements du nez. Ce diagnostic sera modifié suite à l’examen du Dr Shahram Aazam, le médecin qui travaillait à la salle d’urgence cette soirée-là. Zahra Kazemi était dans le coma. Le rapport de Dr Aazam note que Mme Kazemi avait une fracture de l’os nasal; une rupture du tympan droit exposant les osselets de son oreille; de profondes écorchures linéaires parallèles sur son cou; plusieurs fractures aux côtes; plusieurs blessures en forme de bande sur son dos; des ecchymoses prononcées dans la région pubienne, sur les cuisses, dans l’aine, sur le dos, les fesses et le sacrum; des lésions traumatiques dans la région génitale; des ecchymoses sur les deux bras, les deux jambes et sur la plante des deux pieds; des os fracturés dans ses mains et des ongles arrachés; des orteils broyés et des ongles d’orteil déchirés; et de multiples et profondes lésions linéaires sur les deux mollets. Ces blessures, selon le Dr Aazam, révèlent que Zahra Kazemi a été victime de violentes agressions physiques et sexuelles. Le 27 juin 2003, après un arrêt respiratoire, elle est maintenue en vie artificiellement et transférée aux soins intensifs. Le gouvernement iranien annonce officiellement son décès le 10 juillet 2003. Footnote 1
La mort de Zahra Kazemi marque la fin salutaire d’un cauchemar cruel et pathétique. Le sien. Elle marque également le début d’un drame politique et judiciaire, tout aussi tragique, qui se solde une décennie plus tard par l’impunité totale de ses tortionnaires et par le triste parachèvement de son déni de justice. Le gouvernement du Canada avait demandé la tenue d’une enquête transparente sur l’affaire et que les geôliers et tortionnaires responsables soient traduits en justice, mais le gouvernement iranien a largement ignoré ces demandes et refuse toujours le rapatriement de la dépouille de Zahra Kazemi. Le Canada proteste depuis 2003 l’indifférence persistante de l’Iran en présentant, entre autres, des résolutions à l’Assemblée générale des Nations Unies dénonçant les violations des droits de la personne en Iran. Footnote 2 En 2012, le Canada placarde son ambassade à Téhéran et suspend ses relations avec l’Iran. Footnote 3
En 2006, en parallèle aux escrimes diplomatiques entre l’Iran et le Canada, le fils de Mme Kazemi, Stephan (Salman) Hashemi, intente au Québec, en son propre nom et au nom de la succession de sa mère, une poursuite civile en dommages-intérêts contre la République islamique d’Iran, le chef d’État de l’Iran, le procureur général de Téhéran, et l’ancien chef adjoint du renseignement de la prison d’Evin où Kazemi a été torturée. Hashemi demande également la compensation pour les douleurs et souffrances que Kazemi a subies ainsi que pour le préjudice émotionnel et psychologique que ces événements lui ont causé au Canada. Hashemi et la succession réclamaient aussi des dommages-intérêts punitifs. Footnote 4
L’historique judiciaire détaillé de l’affaire Kazemi sera présenté à la partie II.C de cet article, bien que le dénouement ultime soit bien connu. Le 10 octobre 2014, la Cour suprême du Canada (CSC) rejette les appels de la Succession Kazemi et de Stéphane Hashemi, confirmant non seulement les décisions des instances inférieures, mais également celles des cours ontariennes dans Bouzari v Iran (République islamique d’) Footnote 5 et Arar v Syrian Arab Republic, Footnote 6 et du coup, se ralliant à la jurisprudence internationale (Al-Adsani v Government of Kuwait, Footnote 7 Jones v Saudi Arabia, Footnote 8 et Fang and others v Jiang Zemin and others Footnote 9 ). Au Canada comme à l’étranger, il est désormais établi que la doctrine de l’immunité des États exclue l’adjudication de poursuites civiles afférentes à la torture extraterritoriale. La CSC a conclu que la Loi sur l’immunité des États Footnote 10 codifie de manière exhaustive les exceptions applicables en droit canadien et qu’il n’appartient pas aux cours nationales d’en élargir la portée ou d’en reconnaître des nouvelles. Il est désormais établi qu’au Canada, comme au Royaume-Uni, l’immunité des États et ses exceptions relèvent exclusivement du Parlement et que le choix politique du législateur “de privilégier les principes de courtoisie et de souveraineté des États par rapport aux intérêts d’individus qui souhaiteraient poursuivre un État étranger devant les tribunaux canadiens pour des actes de torture commis à l’étranger” Footnote 11 n’est ni contraire au droit international, ni à la Déclaration canadienne des droits Footnote 12 ou à la Charte canadienne des droits et libertés. Footnote 13
L’affaire Kazemi reflète indéniablement l’état du droit canadien et international — aussi désolant soit-il — sur la question des poursuites civiles contre les États étrangers pour la torture extraterritoriale. Certains commentateurs (dont les auteurs du présent article) caressaient l’espoir que l’affaire Kazemi soit l’occasion indiquée pour renverser la vapeur de la jurisprudence internationale pour enfin reconnaître le droit à la réparation des victimes de torture extraterritoriale. Puisque l’affaire Kazemi sera vraisemblablement, pour encore plusieurs années, la dernière décision d’une cour suprême nationale portant sur la doctrine de l’immunité des États et la torture, l’heure est maintenant aux bilans. L’objectif de cet article est de présenter les arrêts et les autres développements juridiques nationaux et internationaux qui ont servi de prolégomènes ou de fondements à la décision de la CSC dans l’affaire Kazemi. C’est en identifiant et comprenant les divers éléments qui constituent la toile de fond sur laquelle l’arrêt dans l’affaire Kazemi a été rendu que cette décision et la dureté de son dispositif deviennent intelligibles, mais pas moins indigestes. Après l’analyse des motifs de la majorité et de la dissidence de la CSC, cet article conclut en traitant de certains développements récents qui donnent à penser que, tôt ou tard, l’état du droit est voué à faire primer la dignité inhérente de l’être humain sur la dignité impersonnelle de l’État westphalien.
Les fondements de l’arrêt Kazemi
l’immunité des états dans le cadre d’instances civiles pour la torture extraterritoriale
Bien que le droit international coutumier soit à l’origine du principe de l’immunité juridictionnelle des États, les modalités de sa mise en œuvre relèvent en grande partie du droit interne. Alors que certains pays Footnote 14 de common law, dont le Canada, ont adopté des lois régissant l’immunité juridictionnelle des États, d’autres pays Footnote 15 de common law s’en remettent uniquement à la jurisprudence de leurs cours nationales, comme le font d’ailleurs la plupart des pays civilistes. Bref, chaque pays suivant sa tradition juridique et sa culture judiciaire administre les immunités juridictionnelles Footnote 16 et c’est cette pratique étatique qui, en amont, constitue la source principale du droit international en la matière. Footnote 17 Malgré les efforts du Conseil de l’Europe et de Nations Unies de codifier le droit des immunités des États, les traités ne jouissent pas d’un appui généralisé au sein de la communauté internationale. Footnote 18 Ainsi, dans le contexte des poursuites civiles pour la torture extraterritoriale, les tribunaux s’appuient non seulement sur les instruments internationaux et les décisions de la Cour internationale de justice (CIJ) analysant le droit international coutumier, mais aussi sur la jurisprudence et la législation des États.
Il convient de brièvement souligner les facteurs contextuels qui influencent la jurisprudence des différents ressorts visés en matière d’immunité des États. La jurisprudence des tribunaux internes, y compris celle des tribunaux canadiens, est fortement influencée par les dispositions constitutionnelles applicables ainsi que la législation nationale en la matière. De son côté, la jurisprudence de la Cour européenne est limitée par la nécessité d’aborder les questions relatives à l’immunité des États sous l’optique du droit à un procès équitable prévu à l’article 6 de la CEDH, et d’évaluer les décisions nationales en fonction du critère de proportionnalité. C’est la jurisprudence de la CIJ qui adopte l’approche la plus large pour traiter des questions touchant à l’immunité des États, y compris en tirant directement du droit des traités et du droit international coutumier. Ceci étant dit, l’analyse de la CIJ est tout de même restreinte par les plaidoiries des parties et les contours du différend qu’ils choisissent de porter devant elle.
La jurisprudence nationale et internationale en matière d’immunité des États dans le cadre d’instances civiles concernant des actes de torture extraterritoriale ne considère pas les normes de jus cogens, y compris l’interdiction de la torture, comme étant supérieures au principe de l’immunité juridictionnelle ou comme justifiant son déni.
Al-Adsani
Dans Al-Adsani, le demandeur intentait une action en dommages-intérêts contre l’État du Koweït et un Cheikh devant la Haute Cour d’Angleterre Footnote 19 afin d’obtenir réparation pour des actes de torture commis au Koweït. Footnote 20 Al-Adsani alléguait que le Royaume-Uni irait à l’encontre de ses obligations internationales en vertu de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) Footnote 21 s’il ne refusait pas l’immunité au Koweït. Footnote 22 En 1995, la Haute Cour a refusé cet argument et a rejeté l’affaire pour les motifs que le Koweït avait droit à l’immunité juridictionnelle en vertu de la loi de 1978 sur l’immunité des États (Loi de 1978), Footnote 23 qui accorde l’immunité aux États souverains pour les actes commis en dehors de leur juridiction, sans exception implicite pour les actes de torture. La Cour d’appel d’Angleterre a confirmé cette décision en 1996 Footnote 24 et la Chambre des lords a refusé d’entendre la cause.
Al-Adsani a porté l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour européenne des Droits de l’Homme (Cour européenne) en alléguant que les tribunaux du Royaume-Uni avaient porté atteinte à son droit à ne pas être soumis à la torture et lui avaient dénié l’accès à un tribunal. Footnote 25 La Cour européenne a jugé en 2001 que le droit d’accès à un tribunal n’était pas un droit absolu et que les États pouvaient y apporter certaines restrictions proportionnées en poursuivant un objectif public légitime. Une mince majorité (neuf à huit) des juges de la Cour européenne était d’avis que l’octroi de l’immunité souveraine à un État qui pratique la torture favorise la courtoisie et les bonnes relations internationales et justifie de ce fait la violation du droit d’accès à un tribunal. Footnote 26 Il convient de bien expliquer le raisonnement de la majorité de la Cour européenne.
D’abord, quant aux allégations que le Royaume-Uni avait manqué de reconnaître le droit d’Al-Adsani de ne pas être soumis à la torture en violation de l’article 3 de la CEDH en reconnaissant l’immunité juridictionnelle du Koweït, la Cour européenne détermine que les obligations découlant de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CCT) Footnote 27 ne surviennent que lorsque les actes de torture sont commis sur le territoire de l’État du for ou lorsque les autorités nationales ont un lien de causalité avec eux. Footnote 28 Ainsi, la Cour conclut que le Royaume-Uni n’était pas tenu “de lui offrir une voie de recours civile pour les tortures que les autorités koweïtiennes lui auraient infligées” au Koweït. Footnote 29
En plus de distinguer l’immunité en matière pénale (dont le déni est bien reconnu en droit international) de celle en matière civile, Footnote 30 la majorité distingue le caractère procédural du principe d’immunité juridictionnelle: “Il faut considérer l’octroi de l’immunité non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit.” Footnote 31 Cette distinction fondée sur le caractère procédural de l’immunité juridictionnelle sera plus tard reprise par la CIJ Footnote 32 et par toutes les cours nationales Footnote 33 qui ont été saisies de poursuites civiles pour des actes de torture, dont la CSC dans l’affaire Kazemi. Footnote 34 Nous y reviendrons plus loin dans ce texte.
La Cour européenne aborde ensuite la question de savoir si la reconnaissance de l’immunité du Koweït avait pour effet de porter atteinte au droit d’accès à un tribunal prévu à l’article 6(1) de la CEDH. Footnote 35 Soulignant que le droit d’accès à un tribunal se prête implicitement à des limitations, la Cour européenne énonce la norme pour déterminer si les restrictions au droit d’accès à un tribunal sont admises:
[La Cour] doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareilles limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Footnote 36
En faisant l’application du critère du but légitime, la Cour note que “l’immunité des États souverains est un concept de droit international, issu du principe par in parem non habet imperium, en vertu duquel un État ne peut être soumis à la juridiction d’un autre État.” Footnote 37 Par conséquent, la Cour estime que “l’octroi de l’immunité souveraine à un État dans une procédure civile poursuit le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États grâce au respect de la souveraineté d’un autre État.” Footnote 38 Dans l’application du critère de proportionnalité, la Cour européenne affirme d’abord que “[l]a [CEDH] doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l’octroi de l’immunité aux États.” Footnote 39 Ainsi, la Cour conclut qu’on ne peut “de façon générale considérer comme une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que le consacre l’article 6 § 1 des mesures prises par une Haute Partie contractante qui reflètent des règles de droit international généralement reconnues en matière d’immunité des États.” Footnote 40 La Cour souligne que bien que le droit international reconnaisse un caractère particulier à la prohibition de la torture, il n’y a encore “aucun élément solide lui permettant de conclure qu’en droit international un État ne jouit plus de l’immunité d’une action civile devant les cours et tribunaux d’un autre État devant lesquels sont formulées des allégations de torture.” Footnote 41
Bien qu’elle affirme l’importance de soupeser les violations prima facie de la CEDH à la lumière de considérations d’ordre public, telles que le respect du droit international et la courtoisie entre États, la majorité de la Cour européenne finie par éviter toute analyse “du rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.” Footnote 42 Ainsi, suivant cette méthodologie défectueuse, l’immunité l’emporterait automatiquement sur le droit d’accès à un tribunal dans tous les cas où le droit international prévoit l’immunité, et ce indépendamment des faits de l’affaire ou du caractère des normes impliquées. Il ne s’agit donc pas d’un véritable test de proportionnalité, puisque dans son application, la majorité considère comme étant ipso facto proportionnelle toute restriction au droit d’accès à un tribunal fait sur la base du droit international coutumier en matière d’immunité des États. Ainsi, la Cour européenne a décidé qu’en cas de conflit entre l’immunité juridictionnelle et le droit d’accès à un tribunal, le droit d’accès à un tribunal peut être bafoué si le droit international prévoit que l’immunité est applicable aux faits de l’affaire.
De plus, bien que la Cour reconnaisse que les limitations au droit d’accès à un tribunal ne doivent pas restreindre “l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même,” Footnote 43 elle laisse complètement passer sous silence la question essentielle des recours alternatifs. En l’espèce, la Cour européenne n’a pas considéré l’absence d’autre recours pour déterminer si la limitation de l’immunité juridictionnelle sur le droit d’accès à un tribunal était proportionnelle. Cette omission a été critiquée à juste titre, Footnote 44 notamment parce que la Cour européenne semble s’éloigner de sa propre jurisprudence concernant l’immunité parlementaire Footnote 45 et l’immunité des organisations internationales Footnote 46 dans laquelle l’absence de recours alternatifs constituait un facteur important dans la détermination d’une violation de l’article 6(1) de la CEDH. Dans sa jurisprudence concernant l’immunité parlementaire et l’immunité des organisations internationales la Cour européenne a jugé que la limitation de l’immunité portait atteinte à l’article 6(1) dans les cas où elle avait pour effet de rendre le droit d’accès à un tribunal théorique, inefficace ou illusoire.
L’affaire Al-Adsani a été tranchée par la mince majorité de neuf juges contre huit. Sur la base du principe de la hiérarchie des normes en droit international, les juges dissidents soutiennent que l’immunité juridictionnelle ne doit pas s’appliquer dans les cas où l’État viole les normes impératives de jus cogens. Ils remarquent qu’un État ne devrait pas pouvoir “se retrancher derrière les règles de l’immunité des États pour éviter une procédure sur de graves allégations de torture qui aurait eu lieu devant la justice d’un État étranger.” Footnote 47 Ils affirment que “si l’on admet que la prohibition de la torture a valeur de jus cogens, un État qui l’aurait enfreinte ne peut exciper de règles de rang inférieur (en l’occurrence, celles relatives à l’immunité des États) pour se soustraire aux conséquences de l’illégalité de ses actions.” Footnote 48 Selon le raisonnement de la dissidence, l’immunité des États ne peut pas empêcher des poursuites pour des violations à des normes de jus cogens puisque ces dernières “protègent l’ordre public, c’est-à-dire les valeurs fondamentales de la communauté internationale [et] ne souffrent aucune dérogation unilatérale ou contractuelle à leur caractère impératif.” Footnote 49
La dissidence rejette aussi la distinction faite par la majorité entre la procédure et la substance en soulignant l’effet du jus cogens en droit international:
Ce n’est pas la nature de la procédure, mais la valeur de norme impérative de la règle et son interaction avec une règle de rang inférieur qui déterminent les effets d’une règle de jus cogens sur une autre règle du droit international. Règle de jus cogens, la prohibition de la torture s’applique sur le plan international, car celui-ci prive de tous ses effets juridiques la règle sur l’immunité des États étrangers, peu importe le caractère pénal ou civil de la procédure interne. L’obstacle à la compétence est écarté par l’interaction même des règles internationales en jeu (qu’elles soient procédurales ou substantives), et le juge national ne peut accueillir une exception d’immunité soulevée par l’État défendeur qu’il y voit un élément l’empêchant d’abord d’examiner la demande du requérant pour les dommages qu’il aurait subis. Footnote 50
L’approche des juges dissidents nous paraît bien fondée sur le plan des principes. Bien qu’elle sera plus tard entérinée par la jurisprudence italienne Footnote 51 et par le Comité contre la torture, Footnote 52 elle demeure en définitive de lege ferenda.
Bouzari
Dans Bouzari, un Iranien souhaitait intenter une poursuite civile contre l’Iran au Canada pour des actes présumés de torture qui ont eu lieu en Iran. Footnote 53 La Cour supérieure de justice de l’Ontario en 2002, puis la Cour d’appel de l’Ontario en 2004 ont statué que la Loi sur l’immunité des États (LIÉ) Footnote 54 faisait obstacle à leur compétence. La Cour d’appel fonde sa décision sur la distinction entre les poursuites civiles et pénales, ces dernières étant permises pour des actes de torture extraterritoriale. Footnote 55
Sous la plume du juge Goudge, la Cour d’appel de l’Ontario rejette sur le fond l’argument de Bouzari selon lequel le Canada avait l’obligation, en vertu de l’article 14 de la CCT, de fournir une exception à l’immunité juridictionnelle dans le cadre de poursuites civiles pour la torture extraterritoriale commise par un État étranger. Footnote 56 La Cour rejette aussi son argument voulant qu’un État ait l’obligation d’entendre les affaires concernant la violation de normes de jus cogens, indépendamment de l’endroit où les faits allégués avaient eu lieu. Elle adopte plutôt l’avis du tribunal inférieur et conclut:
An examination of the decisions of national courts and international tribunals, as well as state legislation with respect to sovereign immunity, indicates that there is no principle of customary international law which provides an exception from state immunity where an act of torture has been committed outside the forum, even for acts contrary to jus cogens. Indeed, the evidence of state practice, as reflected in these and other sources, leads to the conclusion that there is an ongoing rule of customary international law providing state immunity for acts of torture committed outside the forum state. Footnote 57
La Cour refuse sommairement la thèse qu’avait avancé l’amicus curiae Canadian Lawyers for International Human Rights (CLIHR) selon laquelle la LIÉ opère en parallèle à la common law et que celle-ci demeure ouverte à la reconnaissance de nouvelle exception découlant de la coutume internationale:
In my view, the wording of the SIA must be taken as a complete answer to this argument. Section 3(1) could not be clearer … The plain and ordinary meaning of these words is that they codify the law of sovereign immunity … Thus the appellant is left with the exception in the Act, and, as I have indicated, none of the three he advances applies to this case. Footnote 58
La Cour déclare en outre que la LIÉ ne viole pas l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) Footnote 59 dans la mesure où elle accorde l’immunité à un autre État pour des actes de torture commis à l’étranger. Footnote 60 La Cour considère que l’article 7 de la Charte s’étend aux personnes n’étant pas des agents étatiques canadiens qui portent atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, seulement lorsqu’il y a un lien de causalité suffisant entre l’atteinte et la participation de l’agent étatique canadien. Dans le cas d’espèce, le gouvernement canadien n’a aucunement participé à la torture du demandeur. Footnote 61 Les tribunaux canadiens ne vont pas considérer le comportement des États étrangers pour décider s’ils devraient être soumis à leur juridiction civile, outre que pour déterminer si les actes reprochés relèvent d’une exception codifiée dans la LIÉ.
La Cour souligne en obiter que le droit interne prime sur le droit international incompatible de sorte que, même si le droit international permettait l’exercice de la compétence civile en cas de torture, la LIÉ dans son état actuel conduirait au même résultat:
Whether Canada’s obligations arise pursuant to treaty or to customary international law, it is open to Canada to legislate contrary to them. Such legislation would determine Canada’s domestic law although it would put Canada in breach of its international obligations. Footnote 62
La Cour d’appel de l’Ontario a donc conclu que les pays tortionnaires jouissent de l’immunité juridictionnelle au Canada puisque la LIÉ ne permet pas expressément les poursuites portant sur la torture. Footnote 63 La CSC a refusé d’entendre la cause. En raison de l’enviable réputation dont jouit la Cour d’appel de l’Ontario, sa décision dans l’affaire Bouzari est devenue un précédent important au Canada Footnote 64 et à l’étranger. Footnote 65
Arar
Dans Arar, un citoyen canadien alléguait avoir été torturé en Syrie, son pays d’origine, après que les autorités américaines l’y aient renvoyé après l’avoir détenu alors qu’il était en escale à New York, en route vers le Canada. Footnote 66 Arar a intenté une poursuite civile contre les États syrien et jordanien pour qu’ils répondent de leurs actions devant les juridictions canadiennes. En 2005, une année après l’affaire Bouzari, la Cour supérieure de justice de l’Ontario rejette l’action et reconnaît l’immunité juridictionnelle de la Syrie et de la Jordanie aux termes de l’article 3(1) de la LIÉ.
À l’instar de la Cour d’appel dans Bouzari, le juge Echlin estime que la LIÉ ne contient aucune exception pour la torture extraterritoriale, et qu’aucune exception ne peut être ajoutée au texte la loi en se fondant sur la Charte. Footnote 67 Qui plus est, la Cour estime que les actes de procédure révèlent prima facie que les allégations concernant la complicité du Canada dans la torture étaient insuffisantes pour engager les droits d’Arar garantis par la Charte. Footnote 68
La Cour fait prévaloir la courtoisie internationale et le respect de la souveraineté des autres États, qu’elle considère être la raison d’être de la LIÉ, sur le droit fondamental des victimes de torture à être indemnisées pour leur préjudice:
The [State Immunity Act] is one of the foundations of Canada’s international relationships with other countries. Historically, foreign states have been granted immunity from proceedings in the courts of other sovereign states. This has been based upon the principle that sovereign states are seen to be equal and they ought not to interfere with the international affairs of one another. Footnote 69
La Cour supérieure de justice conclut que la LIÉ fait obstacle à sa compétence. Après avoir fait référence à la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Bouzari, la Cour écrit ceci au sujet de la problématique canadienne:
Should Parliament determine that current public policy requires that state sponsored torture should no longer be accorded immunity in Canadian civil courts, undoubtedly the S.I.A. will be amended accordingly. To “read into” the S.I.A. a previously unstated exclusion, would be unmerited and inappropriate expression of judicial activism. Footnote 70
Jones
Dans Jones, un Iranien ayant la citoyenneté britannique intente une poursuite civile contre l’État saoudien et certains de ces fonctionnaires, y compris le ministre de l’Intérieur, Footnote 71 réclamant des dommages-intérêts pour des actes de torture qu’il allègue avoir subis en Arabie Saoudite. Footnote 72 En 2004, Jones et trois autres requérants qui affirment aussi avoir été arrêtés à Riyad et torturés en détention joignent leur cause devant la Cour d’appel du Royaume-Uni. La Cour refuse d’admettre le caractère officiel de la torture Footnote 73 et juge à l’unanimité que bien que l’État saoudien ne puisse être poursuivi au civil, les tortionnaires pouvaient être poursuivis individuellement. Footnote 74
La Chambre des lords infirme la décision de la Cour d’appel en 2006, jugeant que la Loi de 1978 conférait l’immunité non seulement à l’État saoudien, mais aussi à ses fonctionnaires. Lord Hoffman indique qu’en espèce, la question est d’établir l’équilibre “between the condemnation of torture as an international crime against humanity and the principle that states must treat each other as equals not to be subjected to each other’s jurisdiction.” Footnote 75 La poursuite contre l’État saoudien est irrecevable parce qu’elle ne tombait dans aucune des exceptions reconnues à l’immunité des États.
La Chambre des lords souligne par ailleurs que le statut de jus cogens de l’interdiction de la torture et le fait que la torture constitue un crime international n’ont pas pour effet de soustraire le droit d’un État étranger à l’immunité juridictionnelle. Similairement au raisonnement de la Cour européenne dans Al-Adsani, la Chambre des lords appuie sa décision sur le caractère procédural de l’immunité des États Footnote 76 et sur la distinction justifiée entre les poursuites civiles et pénales. Footnote 77
La Chambre des lords exprime son vif désaccord avec l’approche progressive adoptée par la Cour de cassation italienne dans l’affaire Ferrini. Footnote 78 À ce propos, Lord Hoffman affirme que le droit international “is based upon the common consent of nations. It is not for a national court to ‘develop’ international law by unilaterally adopting a version of that law which, however desirable, forward-looking and reflective of values it may be, is simply not accepted by other states.” Footnote 79 La conception de Lord Hoffman du rôle institutionnel du juge national est difficilement réconciliable avec la fonction historique des cours judiciaires dans le développement du droit des immunités juridictionnelles. Footnote 80
La Cour conclut que si la torture est un acte officiel de l’État au sens de la CCT, elle doit nécessairement l’être également aux fins de l’immunité juridictionnelle de l’État et de ses agents, du moins en matière civile. Elle conclut que les actes de torture perpétrés par les agents saoudiens étaient manifestement imputables à l’État et que par conséquent aucune distinction ne pouvait être faite entre la poursuite inadmissible faite contre l’État et celles faites contre ses agents. Footnote 81
Jones et les trois autres requérants portent l’affaire devant une formation de sept juges de la 4e Section de la Cour européenne Footnote 82 en alléguant que le Royaume-Uni avait porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal en vertu de l’article 6 (1) de la CEDH en octroyant l’immunité à l’État saoudien et à ses agents. Dans son jugement rendu en 2014, la majorité (six à une) de la Cour européenne refuse de déroger à la décision de la Grande Chambre dans l’affaire Al-Adsani. Footnote 83 En se fondant entre autres sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans Bouzari, Footnote 84 la Cour confirme la décision de la Chambre des lords, jugeant que l’octroi de l’immunité à l’Arabie Saoudite et à ses agents dans le cadre d’une poursuite civile pour des actes de torture reflète les règles actuelles généralement reconnues de droit international, et qu’il ne s’agissait donc pas d’une limitation injustifiée au droit d’accès à un tribunal.
Pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 6(1) de la CEDH, la Cour européenne fait sien le raisonnement de la Grande Chambre dans l’affaire Al-Adsani. Elle affirme que le droit à l’accès à un tribunal est un droit fondamental qui est tout de même sujet à des limites raisonnables. Or, une restriction poursuivant un but légitime et proportionnel ne constitue pas une violation de l’article 6(1). Elle rappelle, suivant les principes énoncés dans Al-Adsani que l’octroi de l’immunité juridictionnelle dans une action civile poursuit le but légitime d’observer le droit international en favorisant la courtoisie, les bonnes relations entre États et le respect de la souveraineté. La question déterminante quant à l’analyse de la proportionnalité est donc celle de savoir si la règle d’immunité appliquée par la juridiction nationale reflète les règles généralement reconnues du droit international. Footnote 85 À cet égard, la majorité conclut que l’article 14(1) de la CCT qui engage les États membres à garantir une réparation aux victimes de torture, ne pouvait être interprétée comme imposant une obligation à un État d’assurer les recours contre un État étranger pour des actes de torture qu’il aurait commis sur son propre territoire.
La Cour examine si le maintien de l’immunité juridictionnelle des États en matière civile mettant en cause des actes de torture reflète bien l’état actuel du droit international. En particulier, la Cour cherche à déterminer si les règles de droit international ont évolué depuis son arrêt dans l’affaire Al-Adsani. Elle passe en survol la jurisprudence de juridictions nationales à ce sujet et adopte en définitive la conclusion de la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État Footnote 86 “que, au mois de février 2012, aucune exception tirée du jus cogens à l’immunité de l’État ne s’était encore cristallisée.” Footnote 87 Sur cette base, la Cour européenne estime que l’octroi par les tribunaux britanniques de l’immunité juridictionnelle à l’Arabie Saoudite ne constitue pas en soi une violation du droit à l’accès à un tribunal garanti à l’article 6(1) de la CEDH.
La Cour européenne cherche ensuite à déterminer si l’octroi de l’immunité à des agents de l’État dans le cadre d’une poursuite civile pour des actes de torture reflète les règles actuelles généralement reconnues en droit international. En se fondant sur les précédents nationaux, elle constate que les agents d’un État sont titulaires d’une immunité pour les actes effectués dans le cadre de leurs fonctions, au nom et pour le compte de leur État. Footnote 88 Après avoir constaté cette règle générale, la Cour cherche à voir si une nouvelle exception était survenue en cas d’allégations de torture. La Cour se tourne vers la jurisprudence nationale et note en outre que dans l’affaire Hashemi (Kazemi), la Cour d’appel du Québec s’est appuyée sur l’arrêt de la Chambre des lords dans l’affaire Jones pour conclure que la LIÉ s’appliquait à des agents d’un État étranger même en cas d’allégations de torture. Footnote 89 Elle note aussi que similairement, dans l’affaire Fang, Footnote 90 la High Court de la Nouvelle-Zélande s’était basée sur la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Jones “pour rejeter la thèse en faveur d’une exception à l’immunité de l’État lorsque les agents de celui-ci sont accusés de torture, jugeant inopportun pour les juridictions néo-zélandaises de “prendre les devants” en reconnaissant de nouvelles tendances dans le droit international.” Footnote 91 La Cour européenne note enfin qu’un soutien surgit dans la sphère internationale pour une règle particulière ou une exception en droit international public en ce qui concerne les poursuites civiles contre des agents d’un État étranger pour des actes de torture. Footnote 92 Elle conclut cependant qu’en raison de l’absence d’une pratique étatique suffisante, il n’est pas possible d’affirmer en 2014 la naissance d’un droit à une poursuite civile en cas de torture au détriment du principe de l’immunité fonctionnelle des agents de l’État. Footnote 93 La Cour laisse toutefois la porte ouverte à d’éventuels changements en notant que “compte tenu des nouveaux développements que connaît actuellement cette branche du droit international public, il s’agit d’une question dont les États contractants devront suivre l’évolution.” Footnote 94
Fang
Dans Fang, des résidents néo-zélandais poursuivent en dommages-intérêts d’anciens fonctionnaires de la République populaire de Chine, Footnote 95 y compris un ancien chef d’État, devant la Haute Cour de Nouvelle-Zélande pour des actes de torture qu’ils allèguent avoir subis en Chine dans le cadre d’une campagne systématique menée contre le mouvement Falun Gong. Footnote 96 Puisque la Nouvelle-Zélande ne s’est pas dotée d’une LIÉ semblable à celle du Canada ou du Royaume-Uni, il incombait à la Haute Cour de déterminer si une poursuite civile alléguant la torture extraterritoriale devait être invalidée en vertu de la common law régissant l’immunité des États. En définitive, la Haute Cour rejeta l’affaire en s’appuyant sur le raisonnement de la Chambre des lords dans l’arrêt Jones.
En effet, la Haute Cour juge que la common law de la Nouvelle-Zélande, qui permet de se baser directement sur le droit international coutumier en matière d’immunité des États, Footnote 97 l’oblige à rejeter la demande. Footnote 98 Elle souligne entre autres que dans l’arrêt Jones, la Chambre des lords a appliqué le droit international même si l’examen portait sur la législation nationale en matière d’immunité. Footnote 99
La Cour rejette l’argument des demandeurs selon lequel l’interdiction de la torture, en tant que norme de jus cogens, crée une exception au principe de l’immunité des États. Le juge Randerson cite les propos tenus par Lord Bingham dans l’arrêt Jones, Footnote 100 se référant à la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles Footnote 101 comme étant “a very recent expression of the consensus of nations on this topic,” et se rallie à la Chambre des lords en inférant que “the absence of a torture or jus cogens exception to state immunity in the UN Immunities Convention 2004 speaks powerfully against the plaintiffs’s argument.” Footnote 102
Bien que la demande porte sur la question de l’immunité ratione materiae dans une poursuite civile, la Haute Cour s’est aussi prononcée sur l’immunité en matière pénale pour distinguer les deux procédures. La Cour estime que bien que l’immunité protège les anciens hauts fonctionnaires d’États de poursuites civiles même en ce qui concerne les allégations de torture, une procédure pénale pourrait cependant être intentée contre les individus responsables. Footnote 103
certains développements en matière d’immunité juridictionnelle
En parallèle aux décisions judiciaires dont il a été question dans la partie précédente de cet article, un certain nombre de développements internationaux et canadiens sont survenus dans la décennie précédant la décision de la CSC dans l’affaire Kazemi, et méritent d’être exposés afin de bien comprendre la toile de fond de cet arrêt. Ces développements ont été évoqués par la jurisprudence nationale et internationale, dont notamment dans les arrêts Jones et Kazemi, à l’appui de la conclusion que le droit international et national assure toujours l’immunité juridictionnelle des États tortionnaires. Pourtant, une argumentation émerge incontestablement en faveur de la reconnaissance d’une exception au principe de l’immunité juridictionnelle des États en matière civile pour les violations aux normes impératives du jus cogens, particulièrement en ce qui concerne la torture. Cela fut souligné dès 1999 dans les travaux qui ont mené à (1) l’adoption de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles. Footnote 104 Le Comité de la torture a également souscrit à cette thèse dans (2) ses commentaires et observations concernant l’interprétation de l’article 14 de la CCT, thèse qui thèse qui avait également été avait également été retenue par la Cour de cassation italienne dans (3) l’affaire Ferrini, mais rejetée en 2012 par la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État. Enfin, (4) l’adoption de la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme, qui s’inscrit a priori dans une logique progressiste axée sur la reconnaissance du droit des victimes à la réparation, vient en définitive brouiller les cartes en ce qui a trait à l’état du droit canadien. Ces développements seront brièvement abordés à tour de rôle.
La Convention des Nations Unies de 2004
En 2004, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens (Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles). Footnote 105 Ce texte est le produit de vingt-sept années de travail de la Commission du droit international (CDI) et vise à harmoniser l’application du principe de l’immunité au niveau des États. La Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles représente le plus récent effort de codification du droit international coutumier en matière d’immunité juridictionnelle des États. Le traité n’a toutefois pas encore pris effet, car seuls vingt-et-un États y sont parties, Footnote 106 et son entrée en vigueur requiert que trente États y accèdent. Footnote 107 Bien que la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles ne soit pas encore entrée en vigueur, puisqu’elle vise à codifier les règles de droit international coutumier existantes, Footnote 108 certaines de ses dispositions lieraient déjà les États qui n’y sont pas membres. Footnote 109
Les rédacteurs de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immuités juridictionnelles ont décidé de ne pas incorporer d’exception pour les violations graves aux droits de la personne en raison d’un manque d’un consensus sur la portée éventuelle d’une telle exception et surtout parce qu’ils craignaient que cela empêche d’arriver à un accord sur le traité. Footnote 110 En 1999, la CDI a constitué un groupe de travail pour examiner des questions concernant l’évolution de la pratique des États à l’égard de l’immunité des États. Cette même année, dans un appendice de son rapport, le groupe de travail note qu’une évolution importante était survenue au cours de la décennie précédente dans la pratique étatique voulant que l’immunité des États ne doive pas être accordée aux réclamations “en cas de décès ou de dommages corporels résultant d’actes commis par un État en violation de normes relatives aux droits de l’homme ayant le caractère de jus cogens,” particulièrement en ce qui concerne l’interdiction de la torture. Footnote 111 Le groupe de travail a aussi souligné que cette question ne devait pas être négligée, mais cependant n’a pas recommandé d’amender les articles de la CDI. Footnote 112 De même, le groupe de travail constitué par la Sixième Commission de l’Assemblée générale, a examiné la question et indiqué en 1999 qu’une telle exception au texte ne serait pas incluse vu qu’“elle ne semblait pas être assez mûre pour justifier que le Groupe de travail amorce une œuvre de codification à son sujet” et qu’il revenait à la Sixième Commission de décider de la marche à suivre. Footnote 113 Aucun État n’a suggéré d’inclure une exception pour les règles de jus cogens à la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles lors des débats qui ont suivi au sein de la Sixième Commission, et la Convention a ainsi été adoptée par l’Assemblée générale en 2004 sans que cette nouvelle exception y soit incluse.
Bien que tous les États reconnaissent une version de l’immunité juridictionnelle, ils ne le font que de manière abstraite puisque les contours de sa substance demeurent brouillés. Footnote 114 L’article 5 de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles prévoit le principe général à l’effet qu’“[u]n État jouit, pour lui-même et pour ses biens, de l’immunité de juridiction devant les tribunaux d’un autre État, sous réserve des dispositions de la présente Convention.” La Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles énumère ensuite les exceptions à l’immunité juridictionnelle des États, Footnote 115 dont la plupart sont sans controverse. L’article 12, qui prévoit une exception en matière délictuelle paraît notamment avoir une portée très large. Il stipule:
Atteintes à l’intégrité physique d’une personne ou dommages aux biens
À moins que les Etats concernés n’en conviennent autrement, un Etat ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre Etat, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à une action en réparation pécuniaire en cas de décès ou d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou en cas de dommage ou de perte d’un bien corporel, dus à un acte ou à une omission prétendument attribuables à l’Etat, si cet acte ou cette omission se sont produits, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre Etat et si l’auteur de l’acte ou de l’omission était présent sur ce territoire au moment de l’acte ou de l’omission.
Cette exception en matière délictuelle permet aux individus injustement lésés de poursuivre un État étranger devant leurs propres tribunaux nationaux, à condition que le délit ait eu lieu “en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre Etat.” L’article 12 vise à fournir une indemnisation aux individus qui ne pourraient autrement pas poursuivre un État en raison l’immunité juridictionnelle. Le commentaire de la CDI souligne que cette exception “n’est applicable qu’aux cas dans lesquels l’État intéressé aurait été tenu de réparer en vertu de la lex loci delicti commissi” et précise que “[l]e tribunal le plus indiqué est celui de l’État où le délit a été commis. Un tribunal éloigné du lieu du délit pourrait être considéré comme un forum non conveniens et la victime serait laissée sans recours si l’État était autorisé à invoquer l’immunité juridictionnelle.” Footnote 116
Puisque la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles ne prévoit pas d’exception en cas de violation grave aux droits fondamentaux, les tribunaux ont interprété l’article sur la responsabilité délictuelle de façon restrictive, même en cas d’allégation de violation à une règle de jus cogens. Footnote 117 Dans l’arrêt Jones, par exemple, Lord Bingham affirme:
[T]he UN Immunity Convention of 2004 provides no exception from immunity where civil claims are made based on acts of torture. The Working Group in its 1999 Report makes plain that such an exception was considered, but no such exception was agreed. Despite its embryonic status, this Convention is the most authoritative statement available on the current international understanding of the limits of state immunity in civil cases, and the absence of a torture or jus cogens exception is wholly inimical to the claimants’ contention. Footnote 118
Dans la même veine, la CIJ remarque dans sa récente décision dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État que “aucune limitation à l’immunité de l’Etat fondée sur la gravité de la violation ou sur le caractère impératif de la règle violée ne figure dans … la convention des Nations Unies.” Footnote 119 La Cour estime que cela indiquait que “au moment de l’adoption de la convention des Nations Unies en 2004, les Etats ne considéraient pas que le droit international coutumier limitait l’immunité” Footnote 120 pour les violations des normes impératives du droit international.
La portée de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles reste encore indéterminée. C’est peut-être en partie pourquoi elle n’a pas été largement adoptée. Footnote 121 Certains des États l’ayant ratifiée ont d’emblée rejeté la notion que cette convention représente une codification exhaustive du droit des immunités juridictionnelles en soulignant que celle-ci “ne règle pas la question des actions en réparation pécuniaire pour violations graves de droits de l’homme prétendument attribuables à un État et commises en dehors de l’État du for. Par conséquent, cette convention ne préjuge pas les développements du droit international dans ce domaine.” Footnote 122 De plus, l’Italie, la Finlande, la Norvège et la Suède, qui contribuent fortement aux missions de maintien de la paix à l’étranger, ont déclaré que, selon elles, la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles ne s’applique pas aux activités militaires. Enfin, en ce qui a trait à l’immunité des agents de l’État, la Finlande, la Norvège et la Suède déclarent que le fait que les chefs d’État soient mentionnées expressément à l’article 3 de la Convention n’affecte pas l’immunité ratione personae dont pourraient jouir d’autres organes et fonctionnaires de l’État en vertu du droit international.
Les rapports et commentaires du Comité contre la torture
La question de savoir si la compétence des tribunaux nationaux en matière de poursuites civiles concernant des cas de torture extraterritoriale est obligatoire, permise ou interdite demeure toujours ouverte. Selon certains observateurs, aux termes de l’article 14 de la CCT, au moins 153 États parties auraient l’obligation d’exercer leur compétence civile à l’égard de la torture extraterritoriale. Footnote 123 En revanche, d’autres prétendent que cette obligation s’applique uniquement à la torture qui est commise sur le territoire de la partie contractante. Footnote 124 Le débat semble avoir été tranché en 2012 par le Comité contre la torture des Nations Unies, l’entité chargée de surveiller la mise en œuvre de la CCT. Selon le Comité contre la torture, l’article 14 de la CCT oblige les États parties à fournir un moyen de réparation à toutes les victimes d’actes de tortures, sans égard au lieu où ceux-ci ont été commis. À cet effet, le Comité note dans son Observation générale n o 3 (2012): Mise en œuvre de l’article 14 par les États parties que:
Le Comité considère que l’application de l’article 14 ne se limite pas aux victimes de préjudices commis sur le territoire de l’État partie ou commis par ou contre un ressortissant de l’État partie. Le Comité a salué les efforts des États parties qui ont offert un recours civil à des victimes soumises à la torture ou à de mauvais traitements en dehors de leur territoire. Cela est particulièrement important quand la victime n’est pas en mesure d’exercer les droits garantis par l’article 14 sur le territoire où la violation a été commise. En effet l’article 14 exige que les États parties garantissent à toutes les victimes de torture et de mauvais traitements l’accès à des moyens de recours et la possibilité d’obtenir réparation.
De même, le fait d’assurer l’immunité, en violation du droit international, à tout État ou à ses agents ou à des acteurs extérieurs à l’État pour des actes de torture ou de mauvais traitements est directement en conflit avec l’obligation d’assurer une réparation aux victimes. Quand l’impunité est permise par la loi ou existe de fait, elle empêche les victimes d’obtenir pleinement réparation, car elle permet aux responsables de violations de rester impunis et dénie aux victimes le plein exercice des autres droits garantis à l’article 14. Le Comité affirme qu’en aucune circonstance la nécessité de protéger la sécurité nationale ne peut être invoquée comme argument pour refuser aux victimes le droit à réparation. Footnote 125
Cette interprétation de l’article 14 de la CCT est tout à fait cohérente avec les observations et recommandations que le Comité contre la torture avait avancées dans les années précédentes. Par exemple, en 2000, le Comité contre la torture avait félicité les États-Unis pour “[l] es voies de recours abondantes ouvertes aux victimes d’actes de torture pour obtenir réparation, qu’ils aient été ou non commis sur le territoire des États-Unis d’Amérique.” Footnote 126 De même, en 2005, le Comité contre la torture avait critiqué le Canada pour le manque de recours pour les victimes et a fait des recommandations allant de ce sens. Le Comité s’est dit préoccupé par “[l’]absence de mesures effectives d’indemnisation au civil des victimes de torture dans toutes les affaires,” Footnote 127 et a recommandé que le Canada “revoie sa position concernant l’article 14 de la Convention en vue d’assurer l’indemnisation par la juridiction civile de toutes les victimes de torture.” Footnote 128
En 2012, en présentant ses observations finales sur le sixième rapport périodique du Canada, le Comité contre la torture a réitéré sa préoccupation à l’égard de “l’absence de mécanismes efficaces permettant à toutes les victimes de torture d’obtenir réparation au civil, y compris une indemnisation, situation principalement due aux restrictions prévues par la Loi sur l’immunité des États.” Footnote 129 Soutenant le caractère obligatoire de la compétence civile à l’égard de la torture extraterritoriale, le Comité constate que:
L’État partie devrait veiller à ce que toutes les victimes de torture puissent avoir accès à des recours et obtenir réparation, quel que soit le pays où les actes de torture ont été commis et indépendamment de la nationalité de l’auteur ou de la victime. À cet égard, l’État partie devrait envisager et modifier la loi sur l’immunité des États pour supprimer tous les obstacles qui empêchent les victimes de torture d’obtenir réparation. Footnote 130
Malheureusement, les commentaires du Comité contre la torture ne reçoivent pas toujours le respect qui leur est dû. Dans l’arrêt Jones, par exemple, Lord Bingham minimise l’importance des recommandations du Comité contre la torture à l’égard du Canada: “Whatever its value in influencing the trend of international thinking, the legal authority of this recommendation is slight.” Footnote 131 Lord Hoffman, pour sa part, rejette catégoriquement l’autorité du Comité: “Quite why Canada was singled out for this treatment is unclear, but as an interpretation of article 14 or a statement of international law, I regard it as having no value.” Footnote 132 Comme nous le verrons plus loin, quoique plus nuancés dans leur appréciation du mandat et de l’œuvre du Comité contre la torture, les tribunaux canadiens se gardent néanmoins de donner effet à l’interprétation généreuse de l’article 14 mise de l’avant en 2012. Footnote 133
La jurisprudence italienne et l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État
Une des décisions les plus importantes émanant d’un tribunal national concernant l’effet juridique des violations de normes impératives de droit international sur l’immunité juridictionnelle des États provient de la Cour de cassation italienne dans l’affaire Ferrini c Allemagne. Footnote 134 Dans cette affaire, la Cour de cassation italienne a refusé d’octroyer l’immunité à l’Allemagne pour les crimes de guerres et crimes contre l’humanité commis par l’armée nazie en Italie pendant la Seconde Guerre Mondiale. Puisque ces crimes menacent les fondements mêmes de l’ordre public international et qu’ils sont prohibés par des normes qui jouissaient d’un statut hiérarchiquement supérieur en droit international, la Cour a conclu qu’il serait incohérent et antinomique que de reconnaître l’immunité juridictionnelle de l’Allemagne. Footnote 135 À l’appui de sa décision, la Cour de cassation rappelle l’article 41(2) du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite Footnote 136 de la CDI qui stipule que “[a] ucun Etat ne doit reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave [des normes de jus cogens] … ni prêter aide ou assistance au maintien de cette situation.” La cour était d’avis que le fait de reconnaître l’immunité juridictionnelle à un État ayant commis de tels crimes internationaux irait à l’encontre des obligations erga omnes du for italien. Footnote 137 Selon le tribunal italien, l’immunité des États responsables de violations de normes impératives “obstructs rather than protects such values, the protection of which is rather to be considered … essential for the entire international community, so that in the most serious cases it should justify mandatory forms of response. Moreover, there can be no doubt that this antinomy must be resolved by giving precedence to the higher-ranking norms.” Footnote 138 Autrement dit, les normes de jus cogens doivent prévaloir sur le principe de l’immunité des États.
La Cour de cassation a cité ou suivi sa décision dans l’affaire Ferrini dans quinze (15) affaires subséquentes. Footnote 139 Dans Mantelli, la Cour de cassation reconnaît qu’elle fait bande à part: “[A]t this time, there exists no definite and explicit international custom according to which the immunity of the foreign State from civil jurisdiction with regard to acts performed by it jure imperii … could be deemed to have been derogated from in respect of acts of such gravity as to qualify as ‘crimes against humanity.’” Footnote 140 Du même souffle, elle affirme vouloir contribuer sciemment au développement d’une nouvelle exception coutumière à l’immunité des États, Footnote 141 une exception qu’elle caractérise dans l’affaire Mantelli comme étant déjà immanente à l’ordre juridique international. Footnote 142 L’affaire Ferrini et sa progéniture jurisprudentielle ont mené à l’émission d’ordonnances judiciaires enjoignant l’Allemagne à indemniser des citoyens italiens et grecs ayant été victimes de crimes de guerre. Certaines décisions permettent aussi la mise en exécution de certains jugements de tribunaux grecs rendus dans des affaires similaires à l’encontre de biens allemands situés en Italie. Footnote 143
L’Allemagne a contesté cette jurisprudence en intentant une poursuite contre l’Italie devant la CIJ dans une affaire connue sous le nom d’Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c Italie; Grèce [intervenant]). Footnote 144 La question que l’Allemagne avait soumise à la Cour était celle de savoir si l’Italie avait enfreint le droit international en refusant d’octroyer l’immunité à l’Allemagne dans l’affaire Ferrini et les décisions similaires subséquentes. Footnote 145 Devant la CIJ, l’Allemagne concède volontiers que les actes reprochés constituent des crimes internationaux et des violations des normes impératives du jus cogens. Toutefois, l’Allemagne fait valoir (et l’Italie le concède également) que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les forces armées du Troisième Reich en conflit armé constituent en définitive des actes jure imperii auxquels s’applique l’immunité juridictionnelle.
L’Italie accepte que les actes en cause soient jure imperii en dépit de leur caractère illicite, Footnote 146 mais avance deux arguments principaux pour soutenir sa thèse que l’immunité des États ne s’applique pas aux circonstances en l’affaire. D’une part, l’Italie soutenait qu’une exception émanant du droit international coutumier faisait en sorte que l’immunité ne s’applique pas aux activités armées menées sur le territoire de l’État de la juridiction saisie de l’affaire, et donc, que l’Allemagne n’était pas protégée par l’immunité pour les poursuites fondées sur des actes commis en Italie. Footnote 147 D’autre part, l’Italie invoquait que le caractère de jus cogens des règles violées par les agents allemands rendait inapplicables les règles en matière d’immunité des États, dans la mesure où les requérants n’avaient pas d’autres voies de recours. Footnote 148 Ces deux arguments ont échoué. Footnote 149
En février 2012, la CIJ rend son jugement. Par une majorité de douze voix contre trois, Footnote 150 la CIJ estime que l’Italie avait manqué à ses obligations internationales vis-à-vis l’Allemagne en permettant que soient intentées à son encontre des actions civiles pour les actes en cause. Footnote 151 La Cour note que la règle de l’immunité des États découle “du principe de l’égalité souveraine des États qui … est l’un des principes fondamentaux de l’ordre juridique international.” Footnote 152 La CIJ adopte la définition conservatrice de l’immunité telle qu’elle avait préalablement articulé dans l’affaire Mandat d’arrêt du 11 août 2000, Footnote 153 à savoir, que la violation d’une norme de jus cogens n’a pas pour effet d’abroger l’immunité rationae personae de hauts fonctionnaires de l’État en poste. Footnote 154 La Cour considère que les procédures autorisées par les tribunaux italiens, ayant pour effet de condamner l’Allemagne à indemniser les victimes de crimes de guerre, constituaient des actes internationalement illicites parce qu’elles étaient contraires au droit international coutumier en vertu duquel les États souverains sont à l’abri de poursuites civiles devant les tribunaux étrangers. La CIJ en est arrivée à la même conclusion à l’égard des procédures autorisées par les juges italiens permettant l’exécution des jugements grecs dans des affaires similaires.
Pour ce qui est de l’argument de l’Italie à l’effet qu’une exception faisait en sorte que l’immunité ne s’applique pas aux activités armées menées sur le territoire de l’État de la juridiction saisie de l’affaire, et donc, que l’Allemagne n’était pas protégée par l’immunité pour les poursuites fondées sur des actes commis en Italie, la CIJ a jugé en faveur de l’Allemagne parce que les actes ont eu lieu dans le cadre d’un conflit armé. Footnote 155
La CIJ a rejeté la thèse italienne fondée sur la hiérarchie des normes, et a jugé que le droit international coutumier ne reconnaissait pas d’exception à l’immunité des États pour les poursuites concernant des violations à des normes de jus cogens. Footnote 156 La Cour a conclu que l’affaire Pinochet n’était pas pertinente en l’espèce, car elle concernait “l’immunité de juridiction pénale d’un ancien chef d’État devant les tribunaux d’un autre État, et non à l’immunité de l’État lui-même” et qu’elle “était fondée sur les dispositions particulières de la convention des Nations Unies contre la torture de 1984, qui n’a aucune incidence en la présente espèce.” Footnote 157 Elle rappelle que la Cour européenne, notamment dans l’affaire Al-Adsani, avait rejeté l’argument selon lequel l’immunité des États pouvait être exclue dans des affaires impliquant des violations graves du droit international des droits de la personne ou du droit international humanitaire. Footnote 158 La CIJ ne trouve donc aucune indication dans la pratique étatique qu’une nouvelle coutume a surgi en droit international. Footnote 159 Elle conclut au contraire qu’un examen de la pratique des États révèle que l’approche de l’Italie est isolée.
La CIJ a aussi souligné qu’il n’y avait pas de conflit entre le principe de l’immunité des États, étant une règle procédurale, et les normes de jus cogens, étant des règles substantives. Footnote 160 Suivant son raisonnement dans l’affaire Mandat d’arrêt du 11 août 2000, la CIJ précise que “l’immunité revêt un caractère essentiellement procédural” et “régit l’exercice du pouvoir de juridiction à l’égard d’un comportement donné, et est ainsi totalement distinct du droit matériel qui détermine si ce comportement est licite ou non.” Footnote 161 Autrement dit, l’immunité soulève un obstacle procédural à l’exercice de la juridiction et s’applique indépendamment de la gravité des crimes concernés. La CIJ juge que les normes de jus cogens sont des règles substantives qui opèrent seulement une fois qu’un tribunal national a déterminé qu’il a la compétence juridictionnelle.
L’Italie justifiait en outre les décisions de ses tribunaux sur la base du droit d’accès à un tribunal et du droit à une réparation, invoquant que ses tribunaux représentaient le dernier recours permettant aux victimes italiennes d’obtenir réparation pour les violations subies. Footnote 162 Effectivement, les victimes italiennes en question avaient tenté en vain de se prévaloir des mécanismes d’indemnisation offerts par le gouvernement allemand. Le recours civil devant les cours italiennes représentait donc leur ultime possibilité d’obtenir la réparation à laquelle ils avaient pourtant droit. La CIJ rejette l’argument du déni de justice, priorisant l’immunité des États sur le droit d’accès à un tribunal ou sur le droit à la réparation. Footnote 163 À cet effet, elle note ne voir “dans la pratique des États dont découle le droit international coutumier, aucun élément permettant d’affirmer que le droit international ferait dépendre le droit d’un État à l’immunité de l’existence d’autres voies effectives permettant d’obtenir réparation.” Footnote 164 Selon ce triste raisonnement, à moins que le droit international ne fournisse une exception à l’immunité aux faits de l’affaire, l’immunité sera octroyée et la poursuite rejetée, indépendamment de l’impact que cela aurait sur l’accès à un tribunal ou du caractère impératif des normes impliquées. Footnote 165
Le juge Cançado Trindade signe une longue dissidence critiquant fortement l’accent que place la majorité sur l’effet déstabilisateur qu’entraînerait une exception au principe de l’immunité des États pour les affaires concernant les violations des normes de jus cogens. Selon lui,
ce qui compromet ou déstabilise l’ordre juridique international, ce sont les crimes internationaux et non les actions en réparation engagées par des individus souhaitant obtenir justice. À mon avis, c’est l’occultation de tels crimes internationaux associés à l’impunité dont bénéficient leurs auteurs, et non la quête de justice des victimes, qui trouble l’ordre international. Lorsqu’un Etat mène une politique criminelle consistant à assassiner des segments de sa propre population et de la population d’autres Etats, il ne peut, ultérieurement, se protéger en invoquant les immunités souveraines, qui n’ont jamais été conçues à cette fin. Les violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire qui constituent des crimes internationaux ne sont pas du tout des actes jure imperii. Il s’agit d’actes antijuridiques, de violations du jus cogens, que l’on ne peut tout simplement pas faire disparaître ou jeter aux oubliettes en invoquant l’immunité de l’Etat. Cela bloquerait l’accès à la justice et ferait triompher l’impunité. Footnote 166
Également en dissidence, le juge Yusuf critique la manière dont la majorité a décidé si le droit international obligeait l’Italie à accorder l’immunité à l’Allemagne, une détermination qui, selon lui, ne saurait “exclure l’application des principes généraux qui sous-tendent les droits de l’homme et le droit humanitaire, et consacrent certains droits fondamentaux tels que le droit à un recours effectif, le droit à réparation à raison de dommages subis du fait de violations du droit humanitaire et le droit à la protection contre les dénis de justice.” Footnote 167 Il a aussi fait valoir qu’en vertu de l’importance du droit à une réparation, l’immunité ne pouvait s’appliquer à l’Allemagne dans le cas d’espèce puisque ces victimes n’avaient aucune autre voie recours. Footnote 168 Le juge Bennouna, pour sa part, est d’accord avec le résultat de l’affaire parce qu’il considère que l’Allemagne et l’Italie devraient parvenir à un règlement par voie de négociation. Footnote 169 Il précise toutefois dans son opinion individuelle que “si l’Allemagne en vient à fermer toutes les portes à ce règlement … la question de la levée de son immunité devant les tribunaux étrangers pour les mêmes actes illicites pourrait se poser, de nouveau, légitimement.” Footnote 170 Enfin, dans son opinion individuelle, le juge Koroma souligne que l’arrêt de la majorité ne ferme pas la porte à de nouveaux développements en la matière:
[R]ien dans le présent arrêt ne s’oppose toutefois à la poursuite de l’évolution du droit de l’immunité des États. Celui-ci a en effet considérablement évolué au siècle dernier, de sorte que sont désormais fort circonscrites les circonstances dans lesquelles un Etat jouit de l’immunité. Aussi est-il possible que de nouvelles exceptions se fassent jour à l’avenir. La Cour n’a, dans son arrêt, fait qu’appliquer le droit tel qu’il existe aujourd’hui. Footnote 171
La Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme
À l’appui de son argument que l’immunité juridictionnelle ne devrait plus valoir à l’égard des violations du jus cogens et des crimes internationaux, l’Italie a référé la CIJ à certaines modifications de la Foreign Sovereign Immunity Act étasunienne qui retirent l’immunité de certains États désignés dans le cadre de poursuites civiles portant sur des actes de torture, de meurtre extrajudiciaire et de terrorisme. Footnote 172 Cette loi nationale, avance l’Italie, constitue un exemple de pratique étatique qui limite l’immunité juridictionnelle en fonction de la gravité de l’infraction et du caractère impératif des normes violées. Toutefois, la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État n’a pas vu dans la pratique étasunienne les fondements d’une nouvelle norme émergente, notant que cette loi “n’a pas d’équivalent dans la législation d’autres Etats” et qu’aucun “des Etats qui a légiféré́ sur la question de l’immunité́ de l’Etat n’a pris de disposition pour limiter celle-ci en raison de la gravité des actes allégués.” Footnote 173
En mars 2012, soit un mois après l’arrêt de la CIJ, le Canada sanctionne la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme (LJVAT), Footnote 174 une loi qui s’inspire manifestement de l’exemple étasunien. La LJVAT crée une cause d’action civile pour les victimes canadiennes d’actes de terrorisme et modifie la LIÉ pour retirer l’immunité juridictionnelle à certains États désignés qui ont soutenu des actes de terrorisme commis après le 1er janvier 1985. Footnote 175 Or, aux termes du nouvel article 6.1 de la Loi sur l’immunité des États, le gouverneur en conseil peut lever l’immunité de “tout État étranger s’il est convaincu, sur la recommandation du ministre des Affaires étrangères faite après consultation du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que cet État soutient ou a soutenu le terrorisme.” Footnote 176 En septembre 2012, le gouverneur en conseil désigne l’Iran et la Syrie. Footnote 177
La LJVAT représente selon nous un développement remarquable et problématique en droit canadien et international. Remarquable parce qu’elle constitue la première modification de fond à la LIÉ depuis son adoption en 1982. Footnote 178 La LJVAT est cependant problématique puisque, dans certains cas, elle retire la question des immunités juridictionnelles des cours judiciaires pour la reléguer à la volonté politique changeante de la branche exécutive. En somme, il s’agit d’une politisation rétrograde de la compétence judiciaire qui remémore la période étasunienne — avant la célèbre Tate Letter Footnote 179 — où l’immunité des États étrangers était accordée ou non en fonction des “suggestions” du gouvernement. Footnote 180 En revanche, la LJVAT étaye la thèse que l’Italie défendait devant la CIJ selon laquelle l’immunité juridictionnelle n’est pas exclusivement une question procédurale et que la violation de certaines normes de conduite internationales puisse justifier que les immunités soient retirées aux États qui n’en méritent pas le privilège.
l’affaire kazemi
Les faits et l’historique judiciaire
En 2003, Zhara (Ziba) Kazemi, Iranienne de naissance et naturalisée canadienne, est morte des suites d’une lésion cérébrale subie alors qu’elle était en détention en Iran. Kazemi s’était rendue en Iran en 2003 comme photographe et journaliste pigiste. Alors qu’elle photographiait des manifestants à Téhéran, Kazemi fut arrêtée, détenue et interrogée par les autorités iraniennes. Durant sa détention, Kazemi a été battue, agressée sexuellement et violemment torturée par les autorités de la prison. Elle fut finalement transférée à l’hôpital alors qu’elle était dans un coma avec des hémorragies internes et une blessure à la tête. Les autorités iraniennes n’ont pas alerté le Consulat canadien et ont refusé que sa famille vienne la visiter. Après son décès, les autorités iraniennes ont refusé de rapatrier sa dépouille au Canada. Elle demeure ensevelie en Iran. Même si une enquête interne a rapporté que des autorités iraniennes étaient impliquées dans la torture de Kazemi, un seul individu a été traduit en justice. Il a cependant été acquitté à la suite d’un procès pénal vicié sur le plan procédural. À ce jour, ni le gouvernement iranien ni aucun des fonctionnaires impliqués dans ce meurtre n’a été tenu responsable. Footnote 181
Le gouvernement du Canada avait demandé la tenue d’une enquête transparente sur l’affaire et que les responsables soient traduits en justice. Le Canada a rappelé son ambassadeur à plusieurs reprises pour protester contre l’indifférence de l’Iran. À l’automne 2003, et à chaque année depuis, le Canada présente une résolution à l’Assemblée générale des Nations Unies qui condamne les violations des droits de la personne en Iran. Footnote 182
En 2006, en quête de justice pour la mort de sa mère, le fils de Mme Kazemi, Stephan (Salman) Hashemi, intente au Québec une poursuite civile en dommages-intérêts en son propre nom et au nom de la succession de sa mère contre la République islamique d’Iran, le chef d’État de l’Iran, le procureur général de Téhéran, et l’ancien chef adjoint du renseignement de la prison où Kazemi était détenue. Hashemi demandait une réparation pour les douleurs et souffrances que Kazemi a subie ainsi que pour le préjudice émotionnel et psychologique que cela lui a causé. Hashemi et la succession réclamaient aussi des dommages-intérêts punitifs. Footnote 183
En décembre 2009, la Cour Supérieure du Québec a entendu les arguments concernant l’immunité et en janvier 2011, le juge Robert Mongeon rend son jugement. Footnote 184 La Cour rejette la contestation constitutionnelle de la LIÉ et la requête visant à rejeter l’action intentée par Hashemi en son propre nom, mais accueille la requête visant à rejeter l’action intentée au nom de la succession de Kazemi. La Cour conclut que la LIÉ empêche la succession de Kazemi d’intenter une action pour les actes de torture subis à l’étranger. La Cour est d’avis que la LIÉ codifie de manière exhaustive le droit à l’immunité des États et qu’il n’existe aucune exception non écrite en common law ou en droit international pouvant permettre la poursuite des procédures. La Cour autorise cependant la demande d’Hashemi, soit la tenue d’un procès civil, contre le gouvernement de l’Iran et les trois fonctionnaires visés, pour le choc nerveux dont il a souffert à la suite de mauvais traitements infligés à un membre de sa famille à l’étranger. La Cour se fonde sur une exception prévue à la LIÉ pour des “dommages corporels survenus au Canada.” Footnote 185
En août 2012, la Cour d’appel du Québec accueille l’appel des défendeurs iraniens concernant la poursuite d’Hashemi, et rejette l’appel de la succession. Footnote 186 La Cour confirme ainsi la décision de la Cour supérieure de rejeter la demande de la succession et infirme la décision autorisant le recours d’Hashemi. Footnote 187 La Cour d’appel se fonde notamment sur la décision de la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État pour affirmer qu’il n’existe pas, en droit international, d’exception à l’immunité des États pour la torture. Footnote 188 La Cour conclut que la poursuite d’Hashemi est irrecevable au motif que l’exception prévue à l’article 6 de la LIÉ requiert une violation à l’intégrité physique, pas simplement à l’intégrité psychologique. Footnote 189 Elle rejette aussi les arguments selon lesquels l’immunité ne doit pas être accordée dans les cas de torture. Au nom de la Cour unanime, le juge Morissette souligne:
On the facts as alleged, Zahra Kazemi, a blameless Canadian, fell victim to a pattern of vicious misconduct by the agents of a rogue state. Such a situation causes instant revulsion in anyone who adheres to a genuine notion of the rule of law. But these acts took place in Iran and what consequences they had in Canada do not set in motion these exceptions to state immunity. Footnote 190
Stephan Hashemi et la succession de Kazemi obtiennent l’autorisation d’interjeter appel à la CSC. L’audience a lieu le 18 mars 2014 devant une formation réduite de sept (7) juges de la CSC. Footnote 191 Les défendeurs iraniens avaient retenu les services d’avocats montréalais Footnote 192 pour les audiences devant la Cour supérieure du Québec et la Cour d’appel du Québec. Toutefois, après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays en septembre 2012, Footnote 193 l’Iran se retire complètement des procédures judiciaires dans l’affaire Kazemi. C’est ainsi que la CSC nomme un amicus curiae pour répondre aux arguments des appelants que le procureur général du Canada n’entendait pas aborder. Footnote 194 Enfin, la CSC accorde la permission à dix (10) organismes non gouvernementaux d’intervenir à l’appui de la position des appelants. Footnote 195
Dans son arrêt du 10 octobre 2014, Footnote 196 la CSC, sous la plume du juge LeBel, Footnote 197 rejette l’appel et confirme le jugement de la Cour d’appel du Québec reconnaissant l’immunité juridictionnelle de l’Iran et de ses présumés tortionnaires. Dissidente, la juge Abella aurait accueilli l’appel des appelants en ce qui concerne leurs poursuites respectives contre les fonctionnaires iraniens.
La décision de la Cour suprême du Canada
La question devant la CSC était de savoir si la République islamique d’Iran, ses hauts fonctionnaires et les responsables présumées de la torture ayant menée à la mort de Kazemi en Iran bénéficient de l’immunité juridictionnelle au Canada en vertu de la LIÉ. Le juge LeBel résume les différentes questions en litige comme suit: “[l] a Cour est essentiellement appelée à déterminer la portée de cette loi, à établir l’incidence que l’évolution du droit international depuis l’adoption de la LIÉ a pu avoir sur son interprétation, et à décider si cette loi est constitutionnelle.” Footnote 198 De manière connexe, la Cour était appelée à décider si la torture constituait au 21e siècle un acte jure imperii aux fins de l’immunité juridictionnelle. Selon le juge LeBel, la question primordiale qui subsume presque tous les aspects de l’affaire Kazemi
porte sur l’argument selon lequel le droit international aurait créé une compétence universelle obligatoire en matière civile à l’égard des allégations de torture. Cette compétence obligerait les États à permettre aux victimes d’actes de torture commis à l’extérieur de leurs frontières de porter leurs réclamations devant leurs tribunaux nationaux. Footnote 199
Le juge LeBel observe d’emblée que “l’immunité des États ne représente pas seulement une règle de droit international coutumier. Elle témoigne aussi des choix faits par un pays pour des raisons politiques, notamment au sujet de ses relations internationales.” Footnote 200 Autrement dit, même si l’immunité juridictionnelle des États est un principe de droit international coutumier, son application devant les juridictions nationales ne repose pas seulement sur les règles de droit international public, mais reflète aussi les choix faits pour des raisons politiques qui, au final, sont exprimées dans la législation nationale.
En l’espèce, la majorité met en exergue le libellé de l’article 3(1) de la LIÉ qui stipule que “[s] auf exceptions prévues dans la présente loi, l’État étranger bénéficie de l’immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada” pour conclure que la LIÉ constitue une codification exhaustive du droit en matière d’immunité des États, tel qu’applicable par les tribunaux canadiens. Footnote 201 Sur cette base, la Cour conclut que les choix politiques doivent prévaloir: “[L]a LIÉ établit une liste exhaustive des exceptions à l’immunité des États. En conséquence, il n’est pas nécessaire de se fonder sur la common law, les normes de jus cogens ou le droit international — et il ne saurait en être ainsi — pour créer des exceptions additionnelles.” Footnote 202 Le rôle du droit international est donc limité à l’interprétation des dispositions ambigües Footnote 203 et la majorité note que des règles de droit international contraires à la LIÉ ne pourraient avoir pour effet de créer une telle ambiguïté. Footnote 204 Par extension, indique le juge LeBel, même si une exception à l’immunité des États pour la torture avait acquis le statut de règle de droit international coutumier, une telle exception ne pourrait être adoptée comme exception de common law à la LIÉ, car elle entrerait clairement en conflit avec cette loi. En faisant référence à ses propos dans l’affaire Hape, il affirme que “la simple existence d’une règle coutumière de droit international n’entraîne pas son incorporation automatique dans l’ordre juridique interne.” Footnote 205 Il explique que puisqu’une exception à l’immunité des États pour la torture serait vraisemblablement une règle de droit international coutumier “permissive — et non pas obligatoire,” cette règle “devrait faire l’objet d’une mesure législative au Canada pour y devenir loi.” Footnote 206
L’appelant Hashemi avançait deux arguments fondés sur les dispositions de la LIÉ. Il invoquait premièrement l’exception à l’immunité des États prévue à l’alinéa 6a) de la LIÉ en alléguant que le préjudice psychologique et émotionnel qu’il avait subi en raison de la torture et de la mort de sa mère constituait des “dommages corporels survenus au Canada.” La Cour rejette cet argument parce qu’une telle interprétation aurait pour effet de soumettre la conduite d’un État étranger à l’extérieur du Canada, et dans le cas d’espèce sur son propre territoire, à la juridiction des tribunaux canadiens. Cela serait incompatible avec l’objet de la LIÉ qui est d’“assurer le respect des justifications sous-jacentes du principe de l’immunité des États au Canada.” Footnote 207 Appuyant les propos de la Cour d’appel dans Bouzari, la majorité estime que cette exception exige que les faits qui ont causé les dommages corporels ou le décès se soient produits au Canada. Footnote 208 Eu égard à la portée de l’exception, la Cour précise que celle-ci “ne s’applique pas si le préjudice allégué ne découle pas d’une atteinte à l’intégrité physique.” Footnote 209
Hashemi avançait également que même si l’immunité des États protégeait l’Iran et son chef d’État, l’immunité ne s’applique pas aux agents de rangs inférieurs. La LIÉ est silencieuse à cet égard et stipule simplement que “sont assimilés à un État étranger: … le gouvernement et les ministères de cet État.” Footnote 210 La majorité se base sur les principes ordinaires d’interprétation des lois et juge que “gouvernement” comprend les fonctionnaires d’États. Footnote 211 Elle appuie également sa conclusion sur des sources internationales telles de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles Footnote 212 et les jugements de la Chambre des lords et de la Cour européenne dans l’affaire Jones. Footnote 213 Sur la base des différences du libellé des lois applicables, le juge Lebel distingue le contexte canadien de la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Samantar Footnote 214 où la cour avait jugé que le terme “État étranger” ne comprenait pas les fonctionnaires. Footnote 215 La majorité précise que les fonctionnaires sont seulement compris sous “gouvernement” aux fins de la LIÉ dans la mesure où ils agissent en leur fonction officielle. S’appuyant sur la CCT qui exige la participation d’une personne agissant à titre officiel, la majorité considère que les agents visés agissaient en cette qualité Footnote 216 et que la torture pouvait donc constituer un acte officiel, même aux fins de l’immunité. Footnote 217 La Cour distingue aussi la compétence universelle qui, à l’heure actuelle, s’applique aux procédures pénales mais pas aux procédures civiles. Footnote 218
Après avoir constaté que l’immunité prévue au paragraphe 3(1) de la LIÉ empêchait le recours de M. Hashemi, la majorité examine si cette conclusion était incompatible avec l’alinéa 2(e) de la Déclaration canadienne des droits et l’article 7 de la Charte concernant le droit d’accès à un tribunal.
La majorité ne trouve aucune incompatibilité avec la Déclaration canadienne des droits puisque, en définitive, celle-ci ne s’applique pas en l’espèce. Footnote 219 L’alinéa 2(e) de la Déclaration prévoit que “nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme … privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations.” La majorité interprète strictement cette disposition comme garantissant un droit à un procès équitable dans le cas d’une audience tenue au Canada. L’alinéa 2(e) n’a pas pour effet de créer de nouveaux droits de recours qui n’existent pas autrement: “[C]ette disposition ne crée pas un droit autonome à un procès équitable dans le cas où la loi ne prévoit pas autrement l’existence d’un tel procès.” Footnote 220 La Cour conclut ainsi que le droit à un procès équitable n’est pas violé lorsque l’immunité empêche une audience sur le fond.
La majorité confirme également la constitutionnalité de la LIÉ, estimant qu’il n’y a pas eu atteinte à aucun principe de justice fondamentale en vertu de la Charte. Les appelants soutenaient que le fait d’empêcher un individu d’intenter une poursuite pour obtenir une réparation, en l’espèce en octroyant l’immunité à un État, aggravait le traumatisme subi, faisant ainsi intervenir le droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte. Footnote 221 La majorité admet que “l’impunité pour les actes de torture peut causer un préjudice important aux victimes ainsi qu’aux membres de leur famille,” Footnote 222 et que par conséquent, “le par. 3(1) de la LIÉ pourrait causer un préjudice psychologique suffisamment grave pour que le droit à la sécurité de la personne entre en jeu et que l’on y porte atteinte.” Footnote 223 La majorité estime toutefois que pour conclure à la violation de l’article 7 de la Charte, il doit aussi être démontré qu’un principe de justice fondamentale ait été violé par l’application de l’immunité, ce qui fait défaut en l’espèce. Footnote 224
Le principe de justice fondamentale en question était défini comme le droit à une réparation pour les victimes de torture tel que codifié par l’article 14 de la CCT. Après avoir passé en revue la jurisprudence nationale et internationale, y compris la décision de la Cour européenne dans l’affaire Jones, la majorité conclut que l’article 14 de la CCT doit être interprété comme exigeant un droit de recours civil seulement pour les actes de torture commis sur son territoire. Bien que la majorité ait pris acte des commentaires du Comité contre la torture dans son Observation générale no 3 (2012), elle adopte en définitive le raisonnement de la Chambre des lords dans Jones. Selon le juge LeBel, “malgré leur importance, il n’y a pas lieu d’accorder aux commentaires du Comité plus de poids qu’aux avis des États parties et des autorités judiciaires” et que “[c]es commentaires soulignent plutôt l’absence de consensus au sujet de l’interprétation de l’art. 14.” Footnote 225 En définitive, la Cour est d’avis que les recommandations Comité contre la torture “n’ont pas préséance sur les interprétations des articles de la CCT adoptées par les instances chargées de trancher des litiges” et, tout au plus, “s’inscrivent dans le cadre d’un dialogue mené au sein de la communauté internationale.” Footnote 226
Après avoir déterminé qu’il n’y a pas eu de violation à un principe de justice fondamentale en l’espèce, la majorité souligne que le système dualiste du Canada fait en sorte que “[l]a simple existence d’une obligation internationale ne suffit pas pour établir l’existence d’un principe de justice fondamentale.” Footnote 227 Elle conclut que la prohibition impérative de la torture en droit international n’engendre pas pour le Canada une obligation concomitante de garantir les recours civils pour les cas de torture extraterritoriale. Footnote 228 Quant à la garantie générale d’accès à la justice, la majorité observe seulement que le droit à une réparation civile est mis en œuvre dans le cadre de limites procédurales et que l’absence de réparation n’est pas intolérable en soi. Footnote 229
Étant donné que les questions d’immunité et leur équilibre avec les droits sous-jacents soulèvent des questions de politique ayant un impact sur les relations internationales, la majorité considère que la responsabilité revient au législateur de créer de nouvelles exceptions à l’immunité juridictionnelle des États, y compris pour les actes de torture. Footnote 230 La majorité de la Cour note que le législateur a d’ailleurs déjà modifié la LIÉ par l’entremise de la LJVAT Footnote 231 en y ajoutant l’exception à l’immunité de juridiction pour certains États étrangers qui ont appuyé des activités terroristes. Bien que le projet de loi avait été critiqué à l’étape des débats parlementaires parce qu’il omettait de créer une exception similaire pour la torture, la majorité y voit une confirmation que la LIÉ représente une codification exhaustive et qu’il appartient désormais au Parlement — et non pas aux tribunaux — de reconnaître de nouvelles exceptions au principe de l’immunité relative. Footnote 232
La juge Abella a rédigé une opinion dissidente sur l’application de la LIÉ aux fonctionnaires d’État. Elle estime que le terme “État étranger” prévu à la LIÉ ne comprend pas tous les fonctionnaires. Footnote 233 Elle conclut aussi que la torture n’est pas un acte officiel aux fins de l’immunité ratione materiae. Footnote 234 La juge Abella est d’avis que la LIÉ ne codifie pas de manière exhaustive la doctrine de l’immunité des États et que le terme “État étranger” ne comprend que “le chef ou souverain de cet État … dans l’exercice de ses fonctions officielles.” Footnote 235 Puisque la LIÉ fait seulement mention des chefs d’État, la juge Abella soutient que ce silence crée une ambiguïté quant à son application aux agents de rangs inférieurs. Cette ambiguïté doit, selon la juge Abella, être dissipée en se référant au droit international coutumier et en tenant compte du droit des victimes à la réparation pour les de violations des droits de la personne.
Dans le premier volet de son analyse, la juge Abella conclut que le droit international coutumier n’empêche pas un État de refuser l’immunité juridictionnelle pour des actes de torture. Footnote 236 Elle commence par souligner le fait que la torture est interdite universellement par le droit international en tant que norme de jus cogens, ce qui signifie que les États sont tous d’accord qu’on ne peut la tolérer. Elle estime donc qu’il serait incohérent que la torture puisse être considérée comme une fonction officielle pour l’application de l’immunité en droit international. Footnote 237 Elle précise que la thèse selon laquelle les violations du jus cogens, telles que la torture, ne constituent pas des “actes officiels” pour l’application de l’immunité aux représentants d’État jouit d’un appui grandissant en droit international. Footnote 238
Dans la deuxième partie de son analyse, la juge Abella porte son regard sur le droit des victimes à une réparation en cas de violation de droits fondamentaux de la personne. Footnote 239 Elle reconnaît que “la pratique des États évolue” Footnote 240 et note à cet effet la protection grandissante des individus en tant que sujet de droit qui a mené à la reconnaissance du droit des victimes à une réparation en cas de violation de leurs droits fondamentaux. La juge Abella souligne que “de nombreux pays permettent d’obtenir une réparation civile à l’encontre d’auteurs d’actes illicites dans le cadre d’une action criminelle.” Footnote 241 Elle fait sienne les propos de la juge Kalaydjieva de la Cour européenne, dissidente dans l’affaire Jones c Royaume-Uni à l’effet qu’il soit incongru d’obliger l’État de poursuivre les tortionnaires au pénal, aux termes de la CCT, mais de priver les victimes du droit d’obtenir une réparation au civil contre ces mêmes individus. Footnote 242 En se fondant sur le droit international pour interpréter la Déclaration canadienne des droits et la Charte, la juge Abella accorde de l’importance au fait que le droit des victimes à une réparation est reconnu dans les statuts des tribunaux pénaux internationaux, dans de nombreux traités internationaux de droits de la personne et dans les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies. Footnote 243 Elle indique en outre que la compétence universelle en matière civile est appuyée par l’objet et le but de la CCT, ainsi que de son article 14, Footnote 244 précisant que nulle part dans le texte est-il indiqué que l’acte de torture doit avoir été commis sur le territoire de l’État membre pour que son obligation s’applique. La juge Abella souligne aussi l’importance des interactions du Canada avec le Comité contre la torture Footnote 245 et la valeur persuasive de ses recommandations, estimant “que l’expertise des membres du Comité donnent [sic] du poids à l’interprétation qu’il préconise.” Footnote 246
Compte tenu du caractère ambigu du droit international coutumier en matière d’immunité et du fait que la communauté internationale reconnaît le principe de réparation énoncé à l’article 14 de la CCT, la juge Abella conclut que “le droit international coutumier n’exige plus que les agents d’un État étranger qui auraient commis des actes de torture bénéficient de l’immunité ratione materiae devant les tribunaux canadiens.” Footnote 247 Elle maintient aussi que la torture ne peut s’agir d’un acte public ou gouvernemental pour l’application de l’immunité des États:
Compte tenu de l’acceptation universelle de la prohibition de la torture, les préoccupations relatives aux atteintes à la souveraineté que pourrait créer le fait de juger l’agent de l’État qui viole cette interdiction s’atténuent forcément. La nature même de cette prohibition en tant que norme impérative signifie que les États sont tous d’accord pour dire que l’on ne peut pas tolérer la torture. Il ne peut donc pas s’agir d’un acte étatique officiel pour l’application de l’immunité rationae materiae. Footnote 248
La juge Abella aurait donc autorisé les poursuites visant les fonctionnaires d’États. Footnote 249 Citant l’opinion concordante du juge Breyer de la Cour suprême des Etats-Unis dans Sosa c Alvarez-Machain, Abella constate que “le fait de reconnaître le pouvoir des juridictions civiles de juger les auteurs d’actes de torture commis à l’étranger ne nuira pas à l’atteinte des objectifs que la courtoisie vise à protéger.” Footnote 250
Réflexion sur l’affaire Kazemi
Avec l’arrêt Kazemi, la CSC confirme non seulement les décisions des instances inférieures, mais également celles des cours ontariennes dans Bouzari et Arar, et du coup, se rallie à la jurisprudence internationale (Al-Adsani, Jones, et Fang). Au Canada comme à l’étranger, il est désormais établi que l’immunité juridictionnelle exclue l’adjudication de poursuites civiles afférentes à la torture extraterritoriale. La CSC a conclu que la LIÉ codifie de manière exhaustive les exceptions applicables en droit canadien et qu’il n’appartient pas aux cours nationales d’en élargir la portée ou d’en reconnaître des nouvelles. Au Canada, l’immunité des États et ses exceptions relèvent exclusivement du Parlement et le choix politique du législateur “de privilégier les principes de courtoisie et de souveraineté des États par rapport aux intérêts d’individus qui souhaiteraient poursuivre un État étranger devant les tribunaux canadiens pour des actes de torture commis à l’étranger” Footnote 251 n’est ni contraire au droit international, ni à la Déclaration canadienne des droits ou à la Charte.
Il est dommage que la Cour soit passée à côté de cette occasion de faire progresser le droit en la matière. En revanche, il est maintenant plus clair que la balle est dans le camp du Parlement pour apporter les changements nécessaires à la loi afin de donner effet aux obligations internationales du Canada. Le juge LeBel a suggéré que le législateur pourrait choisir de permettre aux victimes d’obtenir réparation en notant:
Le Législateur a le pouvoir et la capacité de décider si les tribunaux canadiens devraient exercer ou non leur compétence en matière civile. Il peut modifier l’état actuel du droit en régissant les exceptions à l’immunité des États, tout comme il l’a fait dans le cas du terrorisme, et permettre aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle de M. Hashemi et de la succession de sa mère d’obtenir réparation devant les tribunaux canadiens. À ce jour, le législateur a tout simplement décidé de ne pas le faire. Footnote 252
Ainsi l’affaire Kazemi se termine, comme tant d’autres litiges semblables, Footnote 253 en invoquant la possibilité que le droit canadien et le droit international puissent évoluer un jour, offrant ainsi une lueur d’espoir aux victimes de torture qui attendent toujours que justice leur soit faite.
Perspectives d’avenir et conclusions
Une des questions sous-jacentes de l’affaire Kazemi était de savoir à qui revenait la responsabilité d’assurer que la mise en œuvre du principe de l’immunité des États au Canada reflète l’évolution du droit international dans ce domaine. Footnote 254 Étant donné que la mise en balance de l’immunité des États et des droits de la personne soulève des questions politiques ayant des répercussions sur les relations internationales, Footnote 255 la majorité a conclu que la responsabilité de modifier la portée de l’immunité que le Canada accorde aux autres pays devant ses tribunaux revenait au législateur. Footnote 256 La Cour a noté que le Parlement avait d’ailleurs déjà modifié la LIÉ dans le passé, en créant une exception à l’immunité pour certains États étrangers impliqués dans des actes terroristes. Footnote 257 Le projet de loi créant cette exception avait été adopté à la suite d’un débat dans lequel l’absence d’une exception similaire pour la torture avait été notée et critiquée. Footnote 258
Le cadre juridique canadien actuel accorde ainsi l’immunité aux États tortionnaires, mais la retire à certains États, y compris à l’Iran, dans les cas de poursuites civiles pour des actes terroristes. En conséquence, si Kazemi avait été victime d’actes terroristes, son fils et sa succession auraient pu demander une réparation en vertu de la LJVAT. Mais parce que l’affaire portait plutôt sur la torture, un crime tout aussi odieux, aucun recours n’était permis. À notre avis, ce développement qui permet un recours pour certaines graves violations des droits de la personne, mais pas pour d’autres, crée une inégalité injustifiée entre les recours ouverts aux victimes et à leurs familles.
En réponse à la décision Kazemi, le Parlement devrait modifier la LIÉ en y ajoutant une exception pour les actes de torture. Un tel projet de loi avait d’ailleurs été déposé à la Chambre des communes en 2010. Le projet de loi C-483 Footnote 259 prévoyait l’ajout d’une exception à la LIÉ pour les cas de torture, génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Le Parlement avait cependant été dissout avant que le projet de loi puisse être adopté. La décision Kazemi remet à la lumière la nécessité de modifier la LIÉ pour permettre que justice puisse être rendue aux victimes de torture.
Même si la Cour dans Kazemi a précisé qu’il revient au législateur de modifier la LIÉ pour refléter l’évolution du droit international, elle n’a toutefois pas complètement exclu le rôle des tribunaux ou le rôle du droit international dans la détermination de la mise en œuvre du principe de l’immunité des États au Canada. La Cour maintien le pouvoir de déterminer si les développements en matière de droit international public divergent de la législation nationale à un point tel que la législation viole les droits reconnus en vertu de la Charte ou de la Déclaration canadienne des droits. Footnote 260
En dissidence dans l’affaire Kazemi, la juge Abella avance un argument similaire à celui de la Cour de cassation dans l’affaire Ferrini, mais seulement à l’égard des agents de l’État, non à l’égard de l’État lui-même. Selon la juge Abella, le droit des victimes à une réparation requiert de retirer l’immunité afin d’assurer que les victimes de torture puissent être indemnisées pour les dommages qu’ils ont subis.
La juge Abella maintient aussi que la torture ne peut s’agir d’un acte étatique officiel pour l’application de l’immunité des États. Footnote 261 Rappelons que la même thèse avait été avancée par le juge Cançado Trindade dans sa dissidence dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État. Footnote 262 Sur cette question, Frédéric Mégret met en garde que bien que ce soit tactiquement attrayant de considérer que la torture est tellement inacceptable qu’elle ne peut pas constituer un acte de jure imperii, et ainsi contourner la question de l’immunité, cela aurait cependant comme conséquence de dénaturer la torture comme un acte quasi privé, alors qu’elle est fondamentalement une politique étatique. Footnote 263
Les décisions de tribunaux internationaux fournissent des interprétations du droit international qui servent au règlement des différends contemporains et qui influencent forcément la pratique future des tribunaux. Ainsi, de nombreux tribunaux se sont déjà appuyés sur la décision de la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État. Notamment, la Cour européenne a jugé dans l’affaire Jones que cet arrêt “fait autorité à ses yeux quant à la teneur du droit international coutumier” Footnote 264 et que, par conséquent, le Royaume-Uni n’avait pas violé la CEDH en accordant l’immunité à l’Arabie saoudite. De même, dans l’affaire Kazemi, la CSC s’est appuyée sur l’analyse de la CIJ pour rejeter la proposition selon laquelle il existait, en droit international coutumier, une exception à l’immunité des États pour les poursuites civiles concernant des actes de torture. Footnote 265 Ceci porte à croire que la décision de la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État pourrait avoir eu pour effet d’interrompre, ou du moins de remettre à plus tard, un développement sur la question de l’immunité des États. Footnote 266
Frédéric Mégret explique que la situation actuelle mène à un “vicious circle of inertia”: le droit international donne peu d’indications en matière d’immunité des États, en grande partie parce que la question est souvent laissée à la pratique des États; les tribunaux nationaux hésitent souvent à faire progresser le droit en l’absence d’indication juridique internationale claire; leur hésitation est ensuite interprétée par les instances internationales comme la preuve d’une absence de pratique étatique. Footnote 267 On se retrouve ainsi dans la situation où tous les tribunaux se regardent, mais personne ne bouge. Footnote 268
Suite à la décision de la Cour suprême dans l’affaire Kazemi, il est tout à fait clair que les tribunaux canadiens ne peuvent pas retirer l’immunité à un État ou à ses agents dans le cadre d’une poursuite civile intentée devant un tribunal canadien pour des actes de torture commis à l’étranger. La décision reflète, de lege lata, l’état du droit international coutumier en la matière.
Comme présenté, une argumentation pour une exception au principe de l’immunité juridictionnelle des États en matière civile pour les affaires concernant des violations aux règles de jus cogens, particulièrement en ce qui concerne la torture, continue de gagner du terrain en droit international. Ceci fut souligné dès 1999 dans les travaux qui ont mené à l’adoption de la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles. Le Comité de la torture a souscrit à cette thèse dans ses commentaires et observations concernant l’interprétation de l’article 14 de la CCT, tout comme la Cour de cassation italienne dans ses décisions suivant l’affaire Ferrini. Bien que la doctrine du jus cogens exige de plus en plus une justification à savoir pourquoi les États devraient être protégés par l’immunité pour des crimes internationaux, Footnote 269 la jurisprudence majoritaire des tribunaux nationaux et internationaux ne considère pas encore les normes de jus cogens, y compris l’interdiction de la torture, comme étant supérieures au principe de l’immunité juridictionnelle. Les tribunaux justifient ceci en distinguant les poursuites civiles et pénales et en distinguant la nature procédurale de la règle de l’immunité des États. Ceci a pour résultat de faire passer les relations internationales avant les droits des victimes, et va à l’encontre de la reconnaissance grandissante du droit d’accès à un tribunal et des individus en tant que sujets de droit international.
Nous proposons qu’il est nécessaire, de lege ferenda, de reconnaître une exception à l’immunité des États pour les violations aux normes de jus cogens lorsqu’il n’y a pas d’autres recours possibles. Une telle exception alignerait la règle de l’immunité des États avec les développements récents en droit international, celui-ci n’étant plus uniquement fondé sur la volonté des États. Footnote 270 Comme l’a souligné Alberto Costi:
[L] e concept westphalien de la souveraineté s’érode “au fur et à mesure que l’on situe la personne humaine au centre du système juridique international”. Il s’ensuit que la portée et l’impact de l’immunité des États devraient donc être réévalués de façon constante pour tenir compte de cette évolution et de la définition moderne de la souveraineté, étant donné que l’immunité étatique est un domaine classique du droit international qui doit s’adapter aux principes contemporains de l’État et à la primauté du droit. Footnote 271
L’immunité, en tant que vestige du système westphalien, met en jeu les idéaux de la primauté du droit en droit international. Footnote 272 Accorder l’immunité dans des cas de violations graves aux droits de la personne va à l’encontre des efforts de responsabilisation des États et de ses fonctionnaires pour les violations du jus cogens, et a pour effet d’octroyer l’impunité aux États et à leurs fonctionnaires dans les situations où l’État dans lequel les actes de torture ont été commis est réticent ou incapable de traduire en justice et condamner ses fonctionnaires. Footnote 273
On entend parfois l’argument voulant qu’une exception à l’immunité des États pour la torture rende le Canada vulnérable à des poursuites similaires dans d’autres pays, par exemple en Iran. Frédéric Mégret souligne que dans ce contexte, les craintes au sujet de la rupture des relations internationales sont exagérées. Il souligne qu’on passe à côté de la question en se concentrant sur la réciprocité, car les États qui ne tolèrent pas la torture ont moins à craindre. Selon Mégret, une telle exception ne ferait que rendre le Canada vulnérable à des poursuites de ressortissants étrangers qui ont subi des actes de torture au Canada, et dont les tribunaux canadiens ont totalement échoué à remédier. Ce n’est pas quelque chose que le Canada n’a à craindre. Footnote 274
Seulement quelques jours suivant la décision de la Cour suprême dans l’affaire Kazemi, la Cour constitutionnelle italienne a refusé que le jugement de la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État puisse avoir des effets juridiques en droit interne italien. La Cour conclut que le respect de la décision de la CIJ portait atteinte de manière disproportionnée au droit d’accès à un tribunal. Ainsi, la Cour a déclaré que le droit d’accès à un tribunal, consacré par l’article 24 de la Constitution italienne, l’emporte sur le principe de l’immunité des États, du moins à l’égard des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. Footnote 275
Suite à la décision de la CIJ dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État, le législateur italien avait adopté la Loi no. 5 de 2013 autorisant la révision des jugements italiens portant atteinte à l’immunité de l’Allemagne. La Cour constitutionnelle italienne a donc jugé inconstitutionnelles les dispositions pertinentes de la Loi no. 5 de 2013, ainsi que la Loi no. 848 de 1957 ratifiant la Charte des Nations Unies dans la mesure où elle exigent que l’Italie se conforme à la décision de la CIJ dans Immunités juridictionnelles de l’État. En ce qui concerne les règles en matière d’immunité en droit international coutumier, la Cour considère qu’elles ne soulevaient aucune question de constitutionnalité puisqu’elles pouvaient seulement être incorporées au système juridique interne après avoir été purgées de leurs traits anticonstitutionnels.
Par le biais de cette décision, la Cour constitutionnelle cherche sciemment à faire progresser le droit international. Footnote 276 La décision de la Cour constitutionnelle italienne confirme que l’ordre juridique italien, et possiblement les instances internationales, n’ont pas dit leur dernier mot sur les rapports entre les normes de droit international en matière d’immunité des États et l’obligation de respecter des droits fondamentaux de la personne. Footnote 277
La décision de la Cour constitutionnelle italienne pourrait contribuer à la progression du droit international coutumier de sorte à faire reconnaître une exception à l’immunité des États pour les violations graves aux droits de la personne lorsqu’il n’existe aucun autre recours. Footnote 278 Cette décision pourrait influencer l’approche future des tribunaux nationaux et internationaux quant au principe de l’immunité des États et à l’application de la décision de la CIJ. Footnote 279 Ceci permettrait de renforcer la jurisprudence minoritaire de certains tribunaux nationaux qui ont statué, même après la décision de la CIJ, que l’immunité des États ne peut être invoquée pour refuser aux victimes de crimes internationaux leur droit d’obtenir justice. Footnote 280