Le Canada et le droit international de l’investissement en 2019
L’année 2019 en est une de pause pour le Canada sur le plan du droit international de l’investissement. Aucun développement significatif n’est survenu dans sa pratique conventionnelle, ni dans sa pratique contentieuse ou celle des investisseurs canadiens à l’étranger. Le processus de ratification des accords d’investissement conclus antérieurement a suivi son cours, alors que deux sentences ont octroyé des dommages peu élevés en comparaison avec le montant réclamé par les investisseurs américain et canadien lésés. La Cour de justice de l’Union européenne a cependant rendu son Avis 1/17,Footnote 1 très attendu, sur la compatibilité avec le droit de l’Union européenne du système juridictionnel de règlement des différends entre investisseur et État (RDIE) mis en place par l’Accord économique et commercial global entre le Canada, d’une part, et l’Union européenne et ses États membres, d’autre part (AÉCG).Footnote 2 Compte tenu de son importance à la fois pour la poursuite du processus de ratification de l’AÉCG et pour la réflexion sur la réforme du RDIE, l’Avis 1/17 fait l’objet de développements particuliers dans la chronique cette année. Un tour d’horizon des principaux autres faits marquants de 2019 est d’abord effectué.
pratique conventionnelle du canada
Aucun nouvel accord de promotion et de protection des investissements étrangers (APIE) n’a été signé en 2019 par le Canada. Avec l’entrée en vigueur le 23 août de l’APIE Canada-Moldova, le réseau canadien compte au total 36 APIE en vigueur, avec des pays d’Europe (13), d’Asie (9), d’Afrique (8) et des Amériques (6).Footnote 3 Le Canada talonne ainsi les États-Unis qui comptent 39 traités bilatéraux d’investissement (TBI) en vigueur, toujours loin derrière l’Allemagne (127), la Suisse (111), la France (94) et le Royaume-Uni (91).Footnote 4
L’attention du Canada est demeurée monopolisée en 2019 par le processus de ratification de ses plus récents accords de libre-échange, qui n’étaient toujours pas en vigueur à la fin de l’année: l’AÉCG et l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACÉUM).Footnote 5 Aucun autre accord de libre-échange n’a été signé au cours de l’année, le total des accords en vigueur au 31 décembre 2019 s’élevant toujours à treize, dont huit comprennent un chapitre sur l’investissement incluant tous le RDIE.Footnote 6 Le dernier-né de ces accords est l’ACÉUM, qui remplace l’Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis et le gouvernement du Mexique Footnote 7 (ALÉNA).Footnote 8 Il fait l’objet d’un nouveau protocole d’amendement signé par les parties le 10 décembre 2019, afin de lever les derniers obstacles à sa ratification par les États-Unis.Footnote 9 Aucune disposition du protocole ne vise le chapitre sur l’investissement, mais il faut mentionner que le mécanisme interétatique de règlement des différends est amendé afin de le renforcer en rendant automatique l’institution d’un groupe spécial.Footnote 10
La ratification de l’AÉCG par les États membres de l’Union européenne est toujours ralentie par la controverse entourant le RDIE, qui n’est pas appliqué provisoirement contrairement au reste de l’accord.Footnote 11 Un important obstacle à cette ratification a été levé par l’Avis 1/17 de la Cour de justice de l’Union européenne, qui fait l’objet d’une analyse détaillée ci-dessous. Au 31 décembre 2019, douze États membres avaient ratifié l’accord, sur un total de vingt-sept après le départ effectif du Royaume-Uni de l’Union.Footnote 12 Le refus de ratifier d’un ou de certains États membres plongerait l’AÉCG dans un nouvel imbroglio juridique, puisque la non-ratification d’un accord bilatéral mixte ne s’est jamais produite dans l’histoire de l’Union européenne et qu’elle signifierait que l’accord ne peut entrer en vigueur.Footnote 13 Le Canada et l’Union européenne continuent néanmoins de travailler avec un scénario d’entrée en vigueur de l’accord et de son chapitre sur l’investissement. Un projet de décision du comité mixte de l’AÉCG a été rendu public en 2019, concernant la procédure d’adoption d’interprétations obligatoires pour le tribunal permanent et le tribunal d’appel concernant les règles de fond du chapitre sur l’investissement.Footnote 14 Ce mécanisme important vise à permettre aux États parties à un accord d’investissement de clarifier l’interprétation de ses dispositions pour les fins du RDIE. Il figure dans plusieurs accords d’investissement du Canada et des États-Unis et a fait l’objet d’une utilisation controversée avec l’ALÉNA, en ce qui concerne la clause du traitement juste et équitable (TJE).Footnote 15
Le Canada a aussi utilisé cette procédure d’adoption d’interprétations obligatoires dans son accord de libre-échange avec le Chili, afin de clarifier le contenu de la clause TJE et de celle sur l’expropriation indirecte de la même manière que dans ses accords les plus récents.Footnote 16 Avec l’ALÉNA, il s’agit du seul accord de libre-échange comportant un chapitre sur l’investissement à avoir été conclu avant la modernisation des accords d’investissement du Canada au profit du droit de légiférer dans l’intérêt général, illustré par la publication de son premier APIE-type au début des années 2000.Footnote 17 En 2019, le chapitre sur l’investissement de l’accord de libre-échange Canada-Chili a été entièrement remplacé par un nouveau chapitre protégeant de manière encore plus complète le droit de légiférer, de manière analogue aux accords les plus récents du Canada.Footnote 18 Ceci est d’autant plus nécessaire que cet accord coexiste avec l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP),Footnote 19 qui comporte aussi un chapitre sur l’investissement prévoyant le RDIE et auquel sont parties le Canada et le Chili. Ces développements sont certes louables, mais de nombreux anciens APIE du Canada subsistent, avec des dispositions rudimentaires ne protégeant pas suffisamment le droit de légiférer dans l’intérêt général. Leur modernisation est également souhaitable afin de limiter la fragmentation des obligations internationales du Canada, ainsi que le treaty shopping par les investisseurs soucieux de maximiser leur protection.
pratique contentieuse du canada et des investisseurs canadiens
Différends relatifs aux investissements avec le Canada
Le contentieux d’investissement du Canada a connu très peu de développements en 2019, avec une seule nouvelle réclamation dans l’affaire Westmoreland Mining Holdings c Canada. Footnote 20 Une première réclamation dans cette affaire a été soumise en 2018 par la société américaine Westmoreland,Footnote 21 pour être ensuite retirée après le transfert de ses actifs à une nouvelle société américaine de portefeuille dans le cadre d’un plan de restructuration avalisé par les tribunaux. La société plaignante possède et exploite des mines de charbon en Alberta. Elle réclame 470 millions $CA en raison du programme de lutte contre les changements climatiques de la province, qui prévoit la fermeture de la filière de production énergétique au charbon. Ce programme aurait écourté la durée de vie des mines de l’investisseur américain et l’aurait exclu du plan de compensation offert par le gouvernement aux centrales thermiques albertaines, en contravention avec la clause du traitement national et la clause TJE. Avec cette nouvelle affaire, le Canada est encore une fois poursuivi pour une mesure environnementale provinciale.
Le seul autre développement à signaler est la sentence sur les dommages rendue en début d’année dans l’affaire Clayton/Bilcon c Canada. Footnote 22 Cette affaire a soulevé la controverse en raison de l’application discutable de la clause TJE aux faits de l’espèce, qui a divisé les arbitres et conduit le Canada à demander sans succès l’annulation de la sentence à la Cour fédérale.Footnote 23 La réclamation mettait en cause l’application inhabituelle de la législation environnementale par les autorités canadiennes, lors de l’examen d’un projet de carrière de ciment et de terminal maritime en Nouvelle-Écosse. Plutôt que d’exercer ses recours internes contre le refus du projet, l’investisseur américain a préféré réclamer une indemnisation de 443 millions $US au titre du chapitre 11 de l’ALÉNA. Le tribunal a conclu à la majorité que le Canada avait violé la clause du traitement national et celle du TJE. Dans une sentence très fouillée sur les dommages, le tribunal octroie finalement un maigre 7 millions $US à l’investisseur lésé.
Les arbitres constatent que les règles du droit international général sur la réparation s’appliquent au RDIE de l’ALÉNA. Footnote 24 Pour établir le lien de causalité entre le fait internationalement illicite du Canada et le préjudice subi par l’investisseur lésé, ils s’appuient sur les critères exigeants dégagés par la jurisprudence internationale: celui du “degré suffisant de certitude”Footnote 25 que le préjudice aurait été évité n’eut été de la violation; et celui de la “vraisemblance”Footnote 26 que le préjudice n’aurait pas existé sans la violation.Footnote 27 L’investisseur américain allègue que son préjudice comprend la perte des profits escomptés si son projet avait été approuvé par les autorités canadiennes, or les arbitres ne sont pas convaincus du lien de causalité entre un processus d’évaluation environnementale compatible avec l’ALÉNA et ce préjudice allégué. Les arbitres envisagent quatre scénarios où un processus compatible n’aurait pas conduit à l’approbation du projet, ou à sa viabilité économique même avec une approbation.Footnote 28 Ils concluent que le seul préjudice causé par le Canada est la perte du bénéfice d’un processus d’évaluation environnementale équitable et non arbitraire.Footnote 29 La perte des profits escomptés n’étant pas indemnisable faute de lien de causalité,Footnote 30 le tribunal arbitral s’est attaché à évaluer ce préjudice limité au moyen des sommes dépensées par l’investisseur lésé pendant le processus, ainsi que des transactions antérieures relatives au site du projet, pour conclure à une valeur de 7 millions $US.Footnote 31 Il a par ailleurs refusé de tenir compte de l’incidence fiscale des dommages aux États-Unis dans son calcul.Footnote 32
Deux derniers aspects intéressants de la sentence doivent être signalés. D’abord, le tribunal arbitral considère que le devoir d’atténuation du préjudice qui découle des principes généraux du droit s’applique aussi dans le RDIE de l’ALÉNA. Footnote 33 Ce devoir ne constitue pas une obligation internationale, mais plutôt un principe dont la sanction est la perte du droit à l’indemnisation.Footnote 34 Il implique que l’investisseur lésé doit prendre des mesures raisonnables pour atténuer son préjudice après la violation de l’ALÉNA, ce qui proscrit toute passivité ou conduite déraisonnables de sa part.Footnote 35 Les arbitres refusent l’argument du Canada qui voulait voir dans l’omission de l’investisseur d’avoir exercé ses recours internes un manquement au devoir d’atténuation du préjudice. Ils affirment avec force que ce devoir ne peut pas être utilisé pour réintroduire la règle de l’épuisement des recours internes, alors qu’elle a été volontairement écartée de l’ALÉNA. Footnote 36 Ensuite, le tribunal arbitral s’est penché sur le préjudice indemnisable au titre des articles 1116 (réclamation de l’investisseur en son nom) et 1117 (réclamation de l’investisseur au nom de son entreprise dans l’État d’accueil) de l’ALÉNA, pour conclure que l’article 1116 ne permet pas à l’investisseur de réclamer l’indemnisation de la perte imputable à celle subie par son entreprise (“reflective loss”).Footnote 37 En l’espèce la réclamation de l’investisseur est fondée sur l’article 1116, mais les dommages octroyés reflètent son préjudice propre.Footnote 38
Il est probable que le montant des dommages octroyés dépasse de peu les frais supportés par l’investisseur dans cet arbitrage, frais qui seront fixés et alloués aux parties dans une dernière sentence à venir.Footnote 39 Ces procédures arbitrales sont actuellement suspendues en raison de la demande d’annulation de la sentence sur les dommages présentées par l’investisseur américain devant les tribunaux canadiens.Footnote 40 La question des règles applicables au calcul de la perte de profits escomptés revêt une importance capitale pour le RDIE, puisque son objectif est l’indemnisation financière et non le retrait de la mesure illicite. Comme le projet d’investissement a été abandonné, l’affaire Clayton/Bilcon montre que l’investisseur aurait sans doute été mieux avisé de tenter d’abord de faire réviser la décision de refus par les tribunaux canadiens, au regard de la norme de contrôle judiciaire du droit administratif canadien, plutôt que de s’appuyer sur l’ALÉNA pour réclamer des dommages hypothétiques.
Outre les affaires Westmoreland Mining Holdings et Clayton/Bilcon, à la fin 2019, quatre autres affaires fondées sur l’ALÉNA étaient pendantes contre le Canada. Il s’agit des affaires Lone Pine Resources c Canada,Footnote 41 Mobil Investments c Canada (II),Footnote 42 Resolute Forest Products c Canada Footnote 43 et Tennant Energy c Canada. Footnote 44 À ce nombre il faut ajouter l’affaire Global Telecom Holding c Canada,Footnote 45 la seule fondée sur un autre accord que l’ALÉNA, soit l’APIE Canada-Égypte. Avec un total de 29 réclamations reçues, le Canada ne figure plus en tête de peloton des pays les plus poursuivis au titre du RDIE. Il est largement devancé par l’Argentine (62), l’Espagne (52), le Venezuela (51), la République tchèque (40) et l’Égypte (37), ainsi que par le Mexique (33) et la Pologne (30) dans une moindre mesure.Footnote 46
Différends relatifs aux investissements canadiens à l’étranger
Aucune nouvelle réclamation n’a été soumise par un investisseur canadien en 2019 en vertu du RDIE d’un accord d’investissement du Canada. Cependant, une réclamation soumise en 2018 dans l’affaire Korsgaard c Canada Footnote 47 a été rendue publique entretemps. Un ressortissant canadien réclame 200 millions € en raison du refus de la Croatie de reconnaître les titres de propriété qu’il a acquis de sociétés serbes sur plusieurs immeubles situés sur la côte adriatique. Cette nouvelle réclamation contre un État membre de l’Union européenne s’inscrit dans le contexte où les APIE entre le Canada et ceux-ci continuent de s’appliquer en attendant leur extinction, lors de l’éventuelle entrée en vigueur de l’AÉCG et de son chapitre sur l’investissement.Footnote 48 Elle montre l’intérêt des investisseurs canadiens pour le RDIE en Europe, malgré la controverse entourant son application à des pays développés.
La seule affaire mettant en cause des investisseurs canadiens qui fait l’objet d’une sentence arbitrale est World Wide Minerals c Kazakhstan. Footnote 49 Celle-ci concerne une société canadienne qui exploitait l’une des plus grandes mines d’uranium des pays de l’ex-Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), dans le cadre de plusieurs contrats d’État signés avec le Kazakhstan. Les agissements reprochés à ce pays auraient mené la minière canadienne au bord de la faillite et provoqué des tensions sociales au sein de la population locale. Le tribunal arbitral a conclu dans une première sentence arbitrale que le Kazakhstan avait succédé à l’URSS dans son APIE avec le Canada, sentence dont Noursoultan (anciennement Astana) a tenté sans succès d’obtenir l’annulation hors délais devant la Haute Cour d’Angleterre, où le tribunal arbitral a son siège.Footnote 50 Aucun des documents de procédure de cette affaire n’a été rendu public, mais les communiqués de presse des parties au litige permettent de savoir que le tribunal arbitral conclut que le Kazakhstan a violé la clause TJE par la procédure arbitraire qu’il a mis en place pour l’émission de permis d’exportation d’uranium, au bénéfice de sociétés d’État concurrentes. La société minière canadienne obtient finalement 40 millions $US en dommages, plutôt que les 1,9 milliards $US réclamés, ce qui a conduit les deux parties à revendiquer la victoire dans cette affaire qui s’est étendue sur plus de vingt ans. Le Kazakhstan dit se préparer à la contestation du montant des dommages octroyés devant les tribunaux anglais, alors que la minière canadienne s’estime satisfaite de la déclaration du caractère illicite des agissements du Kazakhstan par un tribunal international.
Deux décisions sur des objections préliminaires à des réclamations d’investisseurs canadiens ont aussi été rendues en 2019 dans les affaires Red Eagle Exploration c Colombie Footnote 51 et Galway Gold c Colombie. Footnote 52 Ces décisions n’ont pas été rendues publiques, mais il semble que la Colombie ait tenté sans succès de faire rejeter les deux réclamations au motif qu’elles étaient manifestement dénuées de fondement juridique. Ces affaires mettent en cause un arrêt de la cour constitutionnelle colombienne qui a eu pour effet de bannir les activités minières dans les hauts plateaux andins servant de source première d’approvisionnement en eau potable pour tout le pays. Les sociétés minières canadiennes requérantes réclament respectivement 40 millions $US et 196 millions $US. Comme les deux réclamations reposent sur des faits et des questions de droit qui ont beaucoup de points communs, leur soumission à deux tribunaux arbitraux différents pose le risque que des sentences divergentes soient rendues. Il est surprenant que la Colombie n’ait pas — encore — demandé la jonction des procédures d’arbitrage, comme le permet pourtant l’accord de libre-échange Canada-Colombie.Footnote 53 Cette procédure de jonction de plaintes, propre aux chapitres sur l’investissement des accords de libre-échange du Canada et des États-Unis, constitue pourtant une réponse originale et encore peu exploitée au problème de fragmentation du RDIE.Footnote 54
Les investisseurs canadiens utilisent activement le RDIE prévu par les accords d’investissement du Canada, particulièrement dans le secteur minier contre des pays en développement en Amérique du Sud et en Asie centrale. En ajoutant les affaires précitées Korsgaard, Galway Gold et Red Eagle, quinze réclamations d’investisseurs canadiens étaient pendantes à la fin 2019, avec les affaires Zamora Gold c Équateur,Footnote 55 Eco Oro c Colombie,Footnote 56 Gran Colombia Gold Corp c Colombie,Footnote 57 Air Canada c Venezuela,Footnote 58 Infinito Gold c Costa Rica,Footnote 59 Lion Mexico Consolidated c Mexique,Footnote 60 Alhambra c Kazakhstan,Footnote 61 Gold Pool c Kazakhstan,Footnote 62 Stans Energy c Kirghizstan (II),Footnote 63 Lumina Copper c Pologne,Footnote 64 Rand Investments c Serbie,Footnote 65 et Gabriel Resources c Roumanie. Footnote 66 Il faut souligner le manque de transparence du RDIE lorsqu’il s’agit des réclamations d’investisseurs canadiens: il arrive fréquemment que les documents de procédure ne soient pas publiés, voire les sentences arbitrales elles-mêmes, ce qui est tout à fait déplorable. Les investisseurs canadiens figurent désormais parmi les plus grands utilisateurs du RDIE au monde, avec 51 réclamations, devancés seulement par les investisseurs américains (183), néerlandais (111), britanniques (86), allemands (69) et espagnols (57), à égalité avec les investisseurs français (51).Footnote 67
L’Avis 1/17 de la Cour de justice de l’Union européenne
La Cour de justice de l’Union européenne a finalement rendu le 30 avril 2019 son avis très attendu sur la compatibilité du système juridictionnel de RDIE prévu par l’AÉCG avec le droit de l’Union européenne. Elle répond par l’affirmative aux questions posées par la Belgique en suivant les conclusions de l’avocat général,Footnote 68 dans une décision qui peut sembler politique et dont le raisonnement juridique apparaît bancal à l’occasion. Une série de décisions antérieures laissait penser que la Cour de justice arriverait à la conclusion inverse, mais il semble qu’elle ait été soucieuse de ne pas émasculer la compétence internationale de l’Union européenne en matière de politique commerciale commune, au plus grand soulagement de Bruxelles et d’Ottawa.
Au-delà de son importance pour la suite du processus de ratification de l’AÉCG et pour la capacité de l’Union européenne de continuer de promouvoir son système juridictionnel de RDIE, l’Avis 1/17 examine des questions fondamentales et originales au sujet du RDIE en général. Certaines questions constitutionnelles analogues ont déjà été analysées par les tribunaux canadiens dans l’affaire Council of Canadians c Canada (PG) Footnote 69 concernant l’ALÉNA, ainsi que par le Conseil constitutionnel français concernant l’AÉCG,Footnote 70 alors qu’un arrêt de la Cour constitutionnelle allemande est aussi attendu au sujet du même accord.Footnote 71 Après avoir examiné le contexte entourant la demande d’avis de la Belgique, les réponses aux trois questions posées par la Belgique sont analysées, en les transposant aussi sommairement en droit constitutionnel canadien.
le contexte entourant la demande d’avis de la belgique
La genèse de l’Avis 1/17 se situe dans la crise qui a entouré la signature de l’AÉCG par l’Union européenne en 2016, lorsque la Wallonie et d’autres entités fédérées belges ont refusé d’autoriser la Belgique à y donner son appui.Footnote 72 Aux termes du droit constitutionnel belge, l’AÉCG constitue un accord mixte exigeant l’appui unanime du fédéral, des communautés et des régions fédérées, alors qu’il constitue également un accord mixte en droit de l’Union européenne, exigeant le consentement unanime de l’Union et de tous ses États membres. La signature de l’AÉCG nécessitait ainsi une décision unanime du Conseil de l’Union européenne, ce qui signifie que le blocage interne en Belgique avait pour effet d’empêcher l’Union européenne de signer l’accord.Footnote 73 L’une des principales raisons du refus de la Wallonie de consentir à la signature de l’accord résidait dans le système juridictionnel de RDIE, qui inquiète beaucoup l’entité fédérée, malgré le fait qu’il s’agit d’une tentative louable de répondre à la controverse entourant le RDIE depuis plusieurs années.
L’adoption par le Canada, l’Union européenne et ses États membres d’une déclaration interprétant certaines des dispositions de l’AÉCG n’a pas suffi à calmer les inquiétudes de la Wallonie.Footnote 74 Il aura finalement fallu un accord politique entre les entités fédérées et le gouvernement fédéral de Belgique pour dénouer l’impasse.Footnote 75 Un des éléments clés de cet accord est l’engagement que la Belgique demande un avis à la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité du RDIE de l’AÉCG avec le droit de l’Union. Dans l’intervalle, la Belgique prend acte du refus de l’Union européenne d’appliquer provisoirement le RDIE et les entités fédérées belges précisent qu’elles ne ratifieront pas l’AÉCG si des modifications ne lui sont pas apportées. Ce déblocage politique en Belgique a finalement rendu possible la signature de l’AÉCG le 30 octobre 2016.
Conformément à son accord politique, la Belgique a demandé en 2017 l’avis de la Cour de justice sur la question de savoir si le RDIE de l’AÉCG est “compatible avec les traités [de l’Union européenne], en ce compris les droits fondamentaux.”Footnote 76 Au cours des procédures, cette question générale s’est déclinée en trois sous-questions particulières: (1) Le RDIE est-il compatible avec l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union européenne? (2) Le RDIE est-il compatible avec le principe général d’égalité de traitement et avec l’exigence d’effectivité? (3) Le RDIE est-il compatible avec le droit d’accès à un tribunal indépendant?Footnote 77
le rdie de l’ aécg et l’autonomie de l’ordre juridique de l’union européenne
L’examen de la compatibilité du RDIE avec le principe de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union européenne, dégagé par la jurisprudence de la Cour de justice, comporte deux volets. D’une part, il s’agit de vérifier s’il porte atteinte à l’exclusivité de la compétence de la Cour de justice pour trancher les différends portant sur le droit de l’Union. D’autre part, il faut vérifier si le RDIE permet l’interprétation ou l’application du droit de l’Union, ou s’il a des effets sur le fonctionnement de ses institutions. Les conclusions de la Cour de justice sur ces points prêtent flanc à la critique, si l’on veut suivre son raisonnement.
Le RDIE et l’exclusivité de la compétence de la Cour de justice
D’emblée, la Cour de justice rappelle qu’en principe, l’Union européenne peut très bien conclure un traité instituant une juridiction internationale pour régler les différends concernant l’interprétation et l’application de ce traité.Footnote 78 Toutefois, cette juridiction internationale ne peut pas porter atteinte à l’ordre juridique de l’Union, garantit par un système juridictionnel propre chargé d’assurer l’unité et la cohérence de l’interprétation du droit de l’Union.Footnote 79 La Cour constate que le RDIE de l’AÉCG ne fait pas partie du système juridictionnel du Canada, des États membres ou de l’Union, ce qui signifie qu’il est situé en dehors du système juridictionnel de l’Union et partant, qu’il pourrait se trouver à entrer en concurrence avec ce dernier.Footnote 80 La condition pour éviter qu’il porte atteinte à la compétence exclusive de la Cour est qu’il ne permette pas l’interprétation ou l’application du droit de l’Union, autre que l’AÉCG, ou encore que ses sentences n’empêchent pas les institutions européennes de fonctionner normalement.Footnote 81 Ainsi, la Cour de justice confirme que le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas à la création de juridictions internationales comme le RDIE de l’AÉCG ou un tribunal multilatéral, dans la mesure où ces deux conditions sont respectées.
Dans l’affaire Council of Canadians, les tribunaux canadiens se sont aussi penchés sur la question analogue de la compatibilité du RDIE prévu par l’ALÉNA avec le principe de la compétence exclusive des cours supérieures. La Constitution du Canada protège cette compétence contre toute érosion de la part du législateur fédéral ou provincial.Footnote 82 Le transfert de la compétence des cours supérieures à d’autres juridictions est inconstitutionnel si un test jurisprudentiel comportant plusieurs volets est rempli. Dans son jugement, la Cour supérieure de l’Ontario a conclu, à l’instar de la Cour de justice de l’Union européenne, que le RDIE se situe à l’extérieur du système juridictionnel canadien et que l’article 96 ne lui est donc pas applicable, puisque l’ALÉNA ne fait pas partie du droit en vigueur au Canada.Footnote 83 La Cour d’appel de l’Ontario n’a pas voulu se prononcer sur ce point, mais a plutôt choisi d’appliquer le test d’inconstitutionnalité, pour conclure qu’il n’est pas rempli puisque les investisseurs étrangers conservent le choix de soumettre leur réclamation aux cours supérieures au lieu du RDIE.Footnote 84 Le Conseil constitutionnel de France est du même avis que la Cour d’appel de l’Ontario, dans sa décision sur la compatibilité du RDIE de l’AÉCG avec la souveraineté nationale du pays, lorsqu’il conclut que les investisseurs canadiens conservent le choix de s’adresser aux juridictions françaises.Footnote 85
Le RDIE et l’interprétation et l’application du droit de l’Union
Pour déterminer si le droit de l’Union européenne est interprété ou appliqué dans le mécanisme de RDIE de l’AÉCG, la Cour de justice se tourne vers l’article 8.31.1, qui prévoit que le droit applicable aux litiges est l’accord lui-même ainsi que “les autres règles et principes de droit international applicables” entre le Canada et l’Union et ses États membres.Footnote 86 Le droit de l’Union européenne n’est donc pas applicable dans le RDIE de l’AÉCG, ce qui permet à la Cour de faire la distinction avec la situation dans sa jurisprudence antérieure, concernant le projet de système unifié de règlement des litiges en matière de brevets et le RDIE intra-européen, où elle a conclu que les litiges pouvaient porter sur l’interprétation et l’application du droit de l’Union.Footnote 87 La distinction que la Cour de justice opère avec son Avis 1/09 Footnote 88 est convaincante, puisque le projet prévoyait explicitement que le droit applicable comprendrait la législation communautaire sur les brevets. En revanche, celle faite avec son arrêt Slowakische Republik c Achmea Footnote 89 l’est moins, car il est difficile de comprendre en quoi les litiges concernant un accord d’investissement intra-européen peuvent amener un tribunal arbitral à se pencher sur l’application et l’interprétation du droit de l’Union, alors que ceux fondés sur un accord d’investissement extra-européen ne le pourraient pas. … Il faut souligner que l’accord en question dans l’affaire Achmea prévoyait explicitement que le droit applicable au litige comprenait aussi le droit national de l’État hôte, dans lequel le droit de l’Union européenne s’applique soit directement, soit au moyen de lois de transposition. Cela apparaît néanmoins insuffisant pour tirer une conclusion générale à propos de tous les accords intra-européens, ou extra-européens, sans s’astreindre à vérifier la clause sur le droit applicable dans chacun d’entre eux. La Cour tente de couvrir cette faiblesse dans son raisonnement en avançant l’argument plus général voulant que l’instauration du RDIE dans un accord intra-européen porte, de toute façon, atteinte au principe de confiance mutuelle entre États membres dans tout domaine qui relève du droit de l’Union.Footnote 90
L’article 8.32.2 conforte la Cour de justice dans sa conclusion que le tribunal permanent et le tribunal d’appel dans le RDIE de l’AÉCG n’appliquent pas le droit de l’Union européenne, contrairement aux tribunaux arbitraux dans le RDIE des accords d’investissement intra-européen. Cette disposition prend le soin de préciser que le droit interne du Canada, de l’Union européenne et de ses États membres n’est pas le droit applicable au règlement des litiges, mais constitue plutôt une simple question de fait. La Cour est satisfaite par cette réaffirmation explicite que les tribunaux du RDIE de l’AÉCG ne peuvent pas interpréter ou appliquer le droit de l’Union européenne et que, en outre, lorsqu’ils ont à interpréter ce droit pour déterminer la portée d’une mesure faisant l’objet d’une réclamation d’un investisseur canadien, leur interprétation en est une d’une question de fait et non de droit.Footnote 91 Le droit de l’Union européenne, bien que prévu ou dérivé de traités internationaux, est fonctionnellement assimilé à du droit interne pour les fins du RDIE de l’AÉCG. Au surplus, l’article 8.32.2 ajoute que les tribunaux du RDIE de l’AÉCG sont tenus de suivre l’interprétation dominante du droit interne donnée par les juridictions ou les autorités du pays en question ou de l’Union européenne. Enfin, il dispose que l’interprétation du droit interne faite par les tribunaux du RDIE, en tant que question de fait, ne lie pas ces juridictions ou ces autorités. La Cour de justice s’appuie également sur l’article 8.21, qui prévoit que les tribunaux du RDIE de l’AÉCG ne peuvent pas se prononcer sur la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres.Footnote 92 Seule l’Union peut répondre à cette question lorsqu’il s’agit d’identifier l’auteur de la mesure attaquée par un investisseur canadien, ce qui empêche à nouveau les tribunaux du RDIE d’interpréter ou d’appliquer le droit de l’Union. La Cour de justice est donc convaincue que les tribunaux du RDIE de l’AÉCG n’interprètent pas et n’appliquent pas le droit de l’Union européenne en exerçant leur compétence.
L’effet du RDIE sur le fonctionnement des institutions européennes
Un aspect plus discutable du raisonnement de la Cour de justice concerne l’effet du RDIE de l’AÉCG sur le fonctionnement des institutions européennes. La Cour conclut à l’absence de tels effets car elle estime que les tribunaux du RDIE ne peuvent remettre en cause le niveau de la protection de l’intérêt public déterminé par l’Union lorsqu’ils examinent la compatibilité du traitement d’un investisseur canadien avec l’AÉCG. Footnote 93 Pour en arriver à cette conclusion, la Cour cerne avec à-propos le problème de l’obligation implicite de cessation du fait internationalement illicite dans le RDIE.Footnote 94 Certes le seul pouvoir des tribunaux du RDIE est d’ordonner l’indemnisation de l’investisseur canadien lésé, lorsqu’ils constatent qu’une mesure européenne est incompatible avec l’AÉCG en raison du niveau de protection de l’intérêt public fixé. Or la seule solution pour éviter à l’Union d’être exposée systématiquement à des réclamations et devoir verser de nombreuses indemnisations pourrait être de modifier ou retirer la mesure incompatible, ce qui revient à dire que dans les faits, une telle obligation de cessation existe. Pour conclure que ce n’est pas le cas, la Cour insiste beaucoup sur les nombreuses garanties du droit de légiférer dans l’intérêt général prévues par l’AÉCG.
La Cour relève d’abord l’applicabilité des exceptions générales de l’accord à certaines dispositions du chapitre sur l’investissement, permettant de justifier des mesures autrement incompatibles car elles poursuivent des objectifs légitimes comme la protection de la sécurité publique, de la moralité publique ou de la santé.Footnote 95 Elle omet toutefois d’insister sur le fait que ces exceptions ne permettent pas de justifier la violation de la clause TJE ou de la clause d’expropriation, qui sont pourtant les plus souvent invoquées dans le RDIE pour attaquer des mesures sanitaires ou environnementales. Par ailleurs, l’effet juridique de ces exceptions dans le RDIE demeure encore incertain; le seul tribunal arbitral qui semble les avoir appliquées jusqu’à maintenant, dans un autre accord, leur a donné peu d’effet utile.Footnote 96 Pour ce qui est des obligations non visées par les exceptions générales, la Cour s’appuie aveuglément sur la clause réaffirmant le droit de légiférer dans l’intérêt général, ainsi que sur l’instrument interprétatif commun, pour conclure que les tribunaux du RDIE ne peuvent remettre en question le niveau de protection de l’intérêt général fixé par l’Union.Footnote 97 Force est de constater qu’il s’agit d’un acte de foi de la Cour envers cette clause qui n’a jamais été interprétée ou appliquée, ainsi qu’envers cet instrument dont la portée juridique exacte reste à établir. La Cour insiste enfin sur l’annexe interprétative qui circonscrit la notion d’expropriation indirecte, ainsi que sur la clause TJE innovatrice qui vise aussi à limiter sa portée.Footnote 98
Au-delà de la fragilité du raisonnement de la Cour de justice, qui fonde beaucoup d’espoir sur les garde-fous prévus par l’AÉCG pour garantir le droit de légiférer dans l’intérêt général, son avis apparaît problématique pour les nombreux autres accords d’investissement des États membres. S’il faut suivre ce raisonnement, en l’absence de tels garde-fous, une obligation implicite de cessation existe et le RDIE produit des effets sur le fonctionnement des institutions européennes qui le rendent incompatible avec l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union. Or la très grande majorité des accords d’investissement extra-européens des États membres ne prévoient pas de tels garde-fous, ce qui fait désormais peser une grande incertitude juridique sur leur compatibilité avec le droit de l’Union européenne. Cette incertitude risque d’être exploitée par les États membres visés par des réclamations lors de l’examen de la compétence du tribunal arbitral, ou pour contester la sentence arbitrale. Pour éviter une telle situation, la Cour de justice aurait dû insister plutôt sur le fait que plusieurs des garde-fous prévus par l’AÉCG sont en réalité une codification de la pratique arbitrale dominante concernant l’interprétation des accords d’investissement. Elle aurait aussi dû rappeler, plus fondamentalement, que ce sont les particularités propres au cas de chaque investisseur étranger et l’application des mesures à ceux-ci individuellement qui peuvent être trouvées incompatibles avec l’AÉCG, plutôt que leur niveau de protection de l’intérêt général dans l’abstrait.
le rdie de l’ aécg et le droit à l’égalité de traitement
La seconde sous-question de la Belgique soulève un problème fondamental et largement ignoré du RDIE, soit la possibilité qu’il place les investisseurs étrangers — en l’occurrence les investisseurs canadiens — dans une position privilégiée par rapport à leurs homologues nationaux. Pour répondre à cette question, la Cour de justice constate d’abord que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne Footnote 99 s’applique aux accords internationaux signés par cette dernière et donc à l’AÉCG, qui doivent s’y conformer tout autant qu’aux traités de base et aux principes constitutionnels de l’Union.Footnote 100 Le problème consiste au fait que seuls les investisseurs canadiens se voient offrir la protection matérielle du chapitre sur l’investissement de l’AÉCG, ainsi que le choix de recourir au RDIE plutôt qu’aux juridictions de l’Union ou de ses États membres. La question est donc de savoir si les investisseurs européens jouissent de la même protection matérielle et juridictionnelle au titre du seul droit de l’Union et de ses États membres. Deux droits garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sont invoqués pour analyser la question, soit le droit à la non-discrimination garantit par l’article 21, qui comprend l’interdiction de la discrimination fondée sur la nationalité à son paragraphe 2, ainsi que celui à l’égalité en droit garantit par l’article 20.
La Cour de justice règle rapidement le cas du droit à la non-discrimination, puisque celui-ci ne vise que l’interdiction de la discrimination fondée sur la nationalité d’un État membre.Footnote 101 L’article 21(2) est donc inapplicable au traitement accordé aux ressortissants des États tiers comme le Canada et cela met fin à l’analyse.Footnote 102 En revanche, le droit à l’égalité en droit pourrait trouver application, dans la mesure où les investisseurs visés sont dans une situation comparable.Footnote 103 Or la Cour de justice conclut que ce n’est pas le cas par une tautologie, en raison du fait que les investisseurs canadiens dans l’Union européenne ne sont pas comparables aux investisseurs européens dans l’Union européenne.Footnote 104 Ainsi le simple caractère étranger des investisseurs canadiens suffirait à justifier une différence de traitement à leur égard! Cette conclusion laconique est peu convaincante, puisqu’elle semble s’appuyer sur la prémisse voulant que les étrangers soient dans une situation désavantageuse dans le système juridique de l’Union parce que celui-ci favoriserait nécessairement les ressortissants de l’Union. Une telle affirmation demanderait assurément à être étoffée, puisqu’elle semble appliquer mécaniquement le raisonnement voulant qu’un étranger soit vulnérable face au souverain territorial dans un pays en développement où l’état de droit ne prévaut pas encore. De plus, elle permet à la Cour d’éluder complètement la véritable question de fond: le droit de l’Union européenne et de ses États membres offre-t-il aux investisseurs européens les mêmes garanties matérielles et juridictionnelles que le RDIE offre aux investisseurs canadiens? En outre, cette analyse ignore le cas des doubles nationaux, qui sont certes réputés être exclusivement des investisseurs canadiens au regard de l’AÉCG si leur nationalité dominante et effective est celle du Canada,Footnote 105 mais demeurent toutefois des ressortissants européens qui ne sont pas des étrangers au regard du système juridique de l’Union européenne.
Le Conseil constitutionnel français s’est penché sur la question analogue de savoir si le RDIE de l’AÉCG est compatible avec le droit à l’égalité devant la loi garantit par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Footnote 106 Le raisonnement juridique du Conseil constitutionnel est plus convaincant, puisqu’il considère d’abord que ce droit s’applique à l’examen du traitement des investisseurs canadiens par rapport aux investisseurs français. Il vide ensuite la question de savoir si les investisseurs canadiens sont traités plus avantageusement que leurs homologues français en raison du RDIE, en rappelant que des situations différentes peuvent être réglées différemment et qu’une dérogation à l’égalité est permise si elle est justifiée par une raison d’intérêt général en rapport direct avec la loi qui l’établit.Footnote 107 Pour le Conseil constitutionnel, l’AÉCG ne crée pas de règles matérielles plus favorables en faveur des investisseurs canadiens que celles que le droit français offre aux investisseurs nationaux.Footnote 108 En ce qui concerne le RDIE, il conclut qu’il offre simplement une voie de recours différente aux investisseurs canadiens, justifiée par une raison d’intérêt général, soit la création d’un cadre de protection réciproque pour les Français au Canada et le besoin d’attirer des capitaux étrangers en France.Footnote 109 Ainsi, le Conseil constitutionnel conclut que le RDIE est compatible avec le droit à l’égalité devant la loi.
Cette question est très peu étudiée au Canada et il existe de sérieux doutes sur l’équivalence de la protection matérielle offerte par le droit canadien aux investisseurs nationaux par rapport à celle offerte aux investisseurs étrangers par les accords d’investissement du Canada.Footnote 110 Le droit à l’égalité prévu par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne)Footnote 111 interdit la discrimination fondée sur l’origine nationale, mais la question de la distinction entre ce concept et celui de nationalité se pose, tout comme celle de l’applicabilité de la Charte canadienne aux accords internationaux d’investissement. Il serait permis d’avancer à l’instar de la Cour supérieure de l’Ontario, dans l’affaire Council of Canadians,Footnote 112 que les accords d’investissement ne font pas partie du droit en vigueur au Canada et que la Charte canadienne ne peut donc pas s’y appliquer. En outre, seules les personnes physiques jouissent du droit à l’égalité, à l’exclusion des personnes morales, qui sont le principal véhicule de l’investissement étranger.Footnote 113 Au surplus, la propriété privée, par exemple, ne jouit d’aucune protection constitutionnelle au Canada, ce qui signifie qu’une expropriation directe sans indemnisation demeure possible et légale au Canada, si une loi spéciale est adoptée à cette fin, comme dans l’affaire AbitibiBowater c Canada. Footnote 114 Dans un tel cas, l’investisseur étranger se trouverait dans une situation juridique plus avantageuse que l’investisseur canadien, puisqu’il pourrait recourir au RDIE alors que son homologue canadien n’aurait aucun recours.
le rdie de l’ aécg et le droit d’accès à un tribunal indépendant
La dernière sous-question de la Belgique soulève aussi un aspect négligé du RDIE, soit son accessibilité, ainsi que celui beaucoup plus souvent débattu de l’indépendance de ses tribunaux. À nouveau, cette sous-question est analysée au moyen de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et du droit à l’accès à un tribunal indépendant qu’elle garantit à son article 47. Pour la Cour de justice, ce droit exige que le RDIE de l’AÉCG ait les caractéristiques d’un tribunal accessible et indépendant.Footnote 115 Elle considère à bon droit que l’accessibilité au RDIE est problématique pour les individus et les petites et moyennes entreprises (PME), en raison des coûts importants associés à l’arbitrage international, alors qu’aucun régime d’accessibilité financière n’existe à leur profit.Footnote 116 Néanmoins, la Cour est satisfaite par l’engagement pris par la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne de diligenter l’adoption avec le Canada, au sein du comité mixte de l’AÉCG, de règles complémentaires afin de réduire le fardeau financier des individus et des PME voulant accéder au RDIE, ainsi que de mettre en place unilatéralement des mesures de soutien financier à cette fin.Footnote 117 La compatibilité du RDIE avec le droit à l’accès à un tribunal indépendant repose donc sur la concrétisation d’engagements pris par l’Union européenne, mais à ce jour, aucune mesure n’a encore été prise à ce sujet. Le fait pour une juridiction internationale de s’appuyer sur une déclaration d’intention d’un gouvernement afin de constater la compatibilité d’une mesure avec un traité n’est pas inusité dans la jurisprudence internationale. Un groupe spécial de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) l’a fait dans l’affaire États-Unis – Articles 301 à 310 de la Loi de 1974 sur le commerce extérieur,Footnote 118 en se fondant sur un énoncé de mesures administratives exposant la manière dont les États-Unis entendaient appliquer leur législation commerciale.
Les plus récents accords d’investissement du Canada, qui se veulent “progressifs [sic] et inclusifs,” sont accompagnés d’une déclaration conjointe qui reconnaît le “besoin d’évaluer les moyens de réduire les coûts” du RDIE pour les PME, mais encore une fois aucune mesure concrète sur le sujet n’a été prise à ce jour.Footnote 119 Ce problème est réel puisqu’en raison du RDIE, l’approche du Canada consiste pour l’instant à considérer que les différends des investisseurs canadiens à l’étranger sont des litiges privés qui ne le concerne pas, Ottawa se contentant de renvoyer les parties au litige à l’APIE pertinent.Footnote 120 Ainsi, l’existence du RDIE écarterait en pratique l’exercice par les États de la protection diplomatique à l’égard des PME ou des individus lésés, sans égard pour son accessibilité financière. Le droit constitutionnel canadien semble n’offrir pour sa part aucune assise à l’affirmation du droit à un tribunal accessible en matière civile, à supposer qu’il soit applicable au RDIE. La Charte canadienne ne comporte aucune garantie en la matière,Footnote 121 alors que les instruments quasi-constitutionnels, comme la Déclaration canadienne des droits Footnote 122 ou la Charte des droits et libertés de la personne Footnote 123 du Québec, garantissent certes le droit à un tribunal indépendant en matière civile, mais sans référence à son accessibilité.
Enfin la Cour de justice termine son analyse de la compatibilité du RDIE de l’AÉCG avec les exigences d’indépendance du tribunal posées par l’article 47, qui comporte un volet externe et un volet interne. Les exigences d’indépendance externe du RDIE renvoient à l’exercice autonome des fonctions des tribunaux d’un point de vue institutionnel.Footnote 124 La Cour relève d’abord les caractéristiques du système juridictionnel de RDIE mis en place par l’AÉCG, comme le mandat à durée déterminée des membres des tribunaux et leur inamovibilité, comme autant de garanties de son indépendance externe.Footnote 125 Cela laisse entière la question de l’indépendance externe des tribunaux arbitraux dans le RDIE classique prévu par les accords d’investissement extra-européens des États membres.
La Cour s’attarde ensuite au rapport entre les tribunaux du RDIE et le pouvoir du Canada et de l’Union européenne d’adopter des interprétations obligatoires pour ces tribunaux.Footnote 126 Elle conclut qu’il est indispensable que ces interprétations ne soient pas rétroactives afin de préserver l’indépendance externe du RDIE face aux États et à l’Union européenne. Même si l’AÉCG ne prévoit pas cette condition, la Cour est satisfaite par le fait que l’article 47 empêcherait l’Union européenne de consentir à une telle interprétation obligatoire rétroactive, l’existence de l’article garantissant paradoxalement sa non-violation! Il s’agit d’un angle d’analyse original au sujet de ce pouvoir, prévu notamment dans de nombreux accords d’investissement du Canada et des États-Unis. Ceux-ci ne prévoient généralement pas le caractère non-rétroactif des interprétions obligatoires et la prise en considération des exigences d’indépendance des tribunaux contribue à éclaircir la portée temporelle de ce pouvoir.Footnote 127
Les exigences d’indépendance interne du RDIE renvoient pour leur part à l’impartialité des tribunaux d’un point de vue davantage personnel et à l’absence de conflit d’intérêts entre ses membres et les parties au litige.Footnote 128 La Cour conclut que les lignes directrices de l’Association internationale du barreau (International Bar Association [IBA]), que sont censés suivre les membres des tribunaux du RDIE, suffisent à le rendre compatible avec les exigences d’indépendance interne.Footnote 129 La question de l’incidence de ce raisonnement de la Cour sur les autres accords d’investissement des États membres se pose à nouveau. Est-ce à dire qu’un accord qui ne se réfère pas aux lignes directrices de l’IBA contreviendrait aux exigences d’indépendance interne des tribunaux?
Le Conseil constitutionnel français s’est également penché sur la compatibilité du RDIE de l’AÉCG avec les principes d’indépendance et d’impartialité des tribunaux, découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Il conclut que le RDIE est compatible avec ces principes en raison non seulement de l’engagement concernant les lignes directrices de l’IBA, mais aussi des garanties institutionnelles précitées découlant de la création d’un système juridictionnel de RDIE.Footnote 130 Toutefois, cette insistance sur les particularités propres au système juridictionnel soulève avec encore plus d’acuité la question de la compatibilité du RDIE classique des accords d’investissement de la France avec les principes d’indépendance et d’impartialité des tribunaux.
Le droit canadien protège le droit à un tribunal indépendant en matières civiles, tel que mentionné ci-dessus, mais celui-ci n’est pas proclamé par la Constitution du Canada, mais plutôt par des lois ordinaires, dites quasi-constitutionnelles parce qu’elles sont présumées primer sur les autres lois ordinaires à moins d’une disposition expresse à l’effet contraire.Footnote 131 En outre, la question demeure entière de savoir si ces lois quasi-constitutionnelles s’appliquent au RDIE prévu par des traités qui ne font pas partie du droit en vigueur au Canada.