Introduction
Il est un principe généralement admis en droit international que les États ont la faculté de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux.Footnote 1 Ce principe était déjà mentionné dans les Règles internationales sur l’admission et l’expulsion des étrangers adoptées par l’Institut de Droit International en 1892 (Règles). Selon le préambule de ce document, le droit d’expulser des étrangers est, pour chaque État, “une conséquence logique et nécessaire de sa souveraineté et de son indépendance.”Footnote 2 Le principe a été réaffirmé par la jurisprudence internationale,Footnote 3 ainsi que par la jurisprudence interne de beaucoup d’États.Footnote 4 La jurisprudence internationale des droits de l’homme en a aussi accusé réception. C’est notamment le cas de la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme,Footnote 5 de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des PeuplesFootnote 6 et de la Cour européenne des droits de l’homme.Footnote 7
Cette conception des prérogatives étatiques est toutefois soumise à de forts questionnements par un secteur de la doctrine contemporaine pour lequel l’expulsion des étrangers est une pratique qui contribue à maintenir un système d’inégalités globales fondé sur le régime des États-nation. La conception classique centrée sur les droits des États servirait ainsi non seulement au contrôle des frontières, mais aussi à renforcer la sécurité nationale, à la régulation du marché de travail et au contrôle social et punitif. Un point de vue alternatif exigerait donc de considérer les personnes expulsées non comme des objets d’une mesure d’expulsion mais comme des sujets d’une catégorie particulière avec des droits humains spécifiques. Par conséquent, le point de départ ne devrait pas être le droit de l’État à expulser, mais la nature questionnable de la légitimité des expulsions, sauf si elles sont strictement justifiées.Footnote 8
Le droit international dans son état actuel de développement, même s’il n’accepte pas cette inversion des présupposés du régime de contrôle étatique des mouvements des personnes, impose au moins certaines limites à l’exercice de la faculté d’expulsion par les États. Cet article aborde une des limites à la faculté des États d’éloigner des étrangers, l’interdiction des expulsions collectives, focalisant l’analyse sur les précédents de la juridiction européenne des droits de l’homme. L’objectif de l’article est d’évaluer la définition d’expulsion collective construite par la Cour européenne des droits de l’homme, certains aspects procéduraux y relatifs et son domaine d’application.
L’article se base sur l’idée que les juridictions internationales, et notamment la Cour européenne des droits de l’homme, s’appuient toujours sur le paradigme classique pour lequel la faculté d’expulsion de l’État est la règle et les limites à cette faculté, l’exception. Le rôle, significatif mais encore marginal, du droit international dans la limitation de l’exercice de la puissance étatique sur les étrangers est visible dans la jurisprudence de la Cour européenne en la matière. L’interdiction des expulsions collectives est relativement récente dans l’évolution du droit international concernant le traitement des étrangers. Les Règles, même si elles imposaient des limites aux facultés étatiques d’expulsion dans certains cas, admettaient expressément la possibilité de procéder à des expulsions collectives (appelées expulsions extraordinaires ou en masse par les Règles).
Selon les Règles, les expulsions ne pouvaient pas être prononcées dans un intérêt privé ou pour arrêter de justes revendications contre les États et devaient être exécutées “avec tous les ménagements possibles, en tenant compte de la situation particulière de la personne.”Footnote 9 Les individus expulsés, pour leur part, se voyaient reconnaître certains droits procéduraux.Footnote 10 Les expulsions en masse étaient possibles de manière définitive (de sorte que les expulsés n’étaient “pas libres de revenir dans le pays”) ou de manière temporaire (“à raison d’une guerre ou de troubles graves survenus sur le territoire” de sorte qu’elles ne produisaient son effet “que pour la durée de la guerre ou pour un délai déterminé”).Footnote 11 L’expulsion extraordinaire définitive exigeait “une loi spéciale, ou du moins une ordonnance spéciale du pouvoir souverain,” publiée d’avance dans un délai convenable; l’expulsion extraordinaire temporaire pouvait “à l’expiration de la guerre ou du délai fixé, être convertie en expulsion ordinaire [individuelle] ou en expulsion extraordinaire définitive.”Footnote 12
L’interdiction des expulsions collectives s’est développée dans le contexte du droit international des droits de l’homme. Cette interdiction a été explicitement introduite par l’article 4 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l’homme (Convention européenne).Footnote 13 Cette disposition se lit ainsi: “Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites.” Le Protocole n° 4 a été élaboré par un Comité d’Experts au sein du Conseil de l’Europe et il a été ouvert à la signature des États membres le 16 septembre 1963. Le projet initial de l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe contenait une disposition beaucoup plus hardie qui protégeait les étrangers résidant régulièrement sur le territoire de l’État contre les expulsions arbitraires et qui, en plus, construisait un régime de garanties croissantes selon le temps de résidence.Footnote 14 Le Comité d’Experts a décidé de remplacer cette disposition par une autre beaucoup plus succincte sur les expulsions collectives. La rédaction du Comité d’Experts, finalement adoptée, même si elle protège tous les étrangers et non seulement les étrangers en situation régulière, est décidément plus limitée dans sa portée.
La première raison donnée par le Comité d’Experts pour réduire la portée de l’article est qu’une interdiction des expulsions comme celle qui avait été envisagée dans le texte proposée par l’Assemblée Consultative était déjà contenue dans la Convention européenne d’établissement et qu’il existait donc un risque de collision de normes.Footnote 15 La disposition proposée était en effet presqu’identique à celle de l’article 3 de la Convention européenne d’établissement,Footnote 16 avec la différence notoire que cette dernière est une convention insérée dans la logique de l’intégration interétatique, de manière que les droits y mentionnés sont reconnus aux ressortissants des parties contractantes, et non à tous les étrangers. L’adoption de la version de l’article 4 proposée par l’Assemblée Consultative aurait supposé le passage d’une logique de protection de certains étrangers choisis sur la base de la réciprocité à une logique de protection universelle des droits de l’homme. Comme il a été correctement souligné, c’était ce changement que le Comité d’Experts craignait, et non une éventuelle collision de règles.Footnote 17
La deuxième raison avancée par le Comité d’Experts pour justifier sa décision de s’écarter de la version proposée par l’Assemblée Consultative est l’absence de consensus parmi ses membres qui, selon le rapport, auraient pu se mettre d’accord seulement sur une garantie minimale concernant la légalité de la décision d’expulsion (à condition que l’État soit le seul compétent pour interpréter la législation interne) ou sur des garanties purement procédurales (relatives à la présentation d’allégations et à l’examen du cas par une autorité compétente). Cependant, selon le propre Comité, la première possibilité était contraire à l’économie générale de la convention et la deuxième était trop limitée. Pour cela, le Comité a décidé de ne pas inclure une protection en cas d’expulsion individuelle.Footnote 18 Ces deux exigences (la légalité de l’expulsion et le respect de certaines garanties procédurales minimales) seraient introduites dans le système de la Convention européenne plusieurs années plus tard, à travers l’article 1 du Protocole n° 7, adopté le 22 novembre 1984, et seulement pour les étrangers résidant régulièrement sur le territoire de l’État.Footnote 19
L’interdiction de l’expulsion collective d’étrangers a été reprise par la Convention américaine relative aux Droits de l’Homme,Footnote 20 adoptée en 1969, par la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Charte Africaine),Footnote 21 adoptée en 1981, et par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,Footnote 22 adoptée en 2000. La Charte Africaine a cependant inclus une définition de ce que constitue une expulsion collective qui, comme on le verra ci-dessous, est différente de celle adoptée par la jurisprudence de la Cour européenne. L’expulsion collective des étrangers est également interdite dans le projet d’articles sur l’expulsion des étrangers adopté par la Commission du droit international.Footnote 23
Le présent article considérera les expulsions collectives à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en trois étapes. Tout d’abord, on s’interrogera sur la définition de ce que constitue une expulsion collective, tant d’un point de vue purement conceptuel que d’un point de vue européen. Puis, on s’arrêtera sur les exigences procédurales qui peuvent être dégagées de la jurisprudence européenne. Finalement, on analysera le domaine d’application, géographique et matériel, de l’interdiction des expulsions collectives tel qu’il a été construit par cette même jurisprudence.
La définition d’expulsion: approche générale
Il convient tout d’abord de s’approcher d’une définition générale de ce qu’il faut entendre par expulsion des étrangers. Si le concept d’étranger ne pose habituellement pas de problèmes, étant défini comme tout individu qui ne possède pas la nationalité de l’État où il se trouve,Footnote 24 la notion d’expulsion est beaucoup plus difficile à cerner. Le rapporteur spécial des Nations Unies signalait, dans son rapport préliminaire sur l’expulsion des étrangers que, “abordée comme un fait, l’expulsion peut être appréhendée simplement comme un mouvement forcé de franchissement de la frontière ou de sortie du territoire d’un État par un individu qui y est contraint.”Footnote 25 Or, il admettait tout de suite que cette description ne suffisait pas à cerner juridiquement la notion d’expulsion et que cette notion ne pouvait être comprise que par une confrontation avec d’autres notions voisines.Footnote 26
Le rapporteur définissait donc l’expulsion d’étrangers comme “l’acte juridique par lequel un État contraint un individu ou un groupe d’individus [étrangers] à quitter son territoire.”Footnote 27 Cette définition est parfois spécifiée en ajoutant que l’expulsion est ordonnée parce que la présence de l’étranger est contraire aux intérêts de l’État.Footnote 28 Il semble cependant que ce rajout ne change pas la définition primitive car, l’État pouvant apprécier de manière discrétionnaire ses propres intérêts, n’importe quel argument donné pour l’expulsion peut apparaître comme étant une justification pour l’expulsion. En tout état de cause, il est clair que l’expulsion (acte unilatéral de l’État) doit se distinguer de l’extradition (acte de l’État fait à partir de la requête d’un autre État et dans le cadre de procédures légalement établies)Footnote 29 et des remises extraordinaires ou remises irrégulières (par lesquelles un État délivre une personne à partir de la requête d’un autre État mais hors les procédures légalement établies).Footnote 30
Il est par contre plus difficile de savoir si la non-admission sur le territoire, appelée parfois refoulement, équivaut à une expulsion. Si l’on adopte la définition stricte donnée ci-dessus la non-admission serait une réalité conceptuellement différente de l’expulsion.Footnote 31 Ceci n’empêche pas cependant que la non-admission puisse être considérée comme une forme d’expulsion dans un sens plus large et, par conséquent, être soumise aux mêmes règles qui s’appliquent aux expulsions. En tout cas, l’utilisation par certaines législations nationales de l’expression non-admission pour parler de l’éloignement des étrangers qui ont réussi à pénétrer effectivement dans le territoire d’un État, quoique de manière irrégulière, conduit plutôt à des confusions. Il s’agit dans ce cas d’une véritable expulsion.Footnote 32 De la même manière, l’utilisation d’expressions telles que reconduite à la frontière ou droit de renvoi pour désigner l’éloignement des étrangers en situation irrégulière n’empêche pas que ces actes soient, en substance, de véritables mesures d’expulsion.Footnote 33
D’autre part, l’expression expulsion implicite est généralement utilisée pour parler de mesures de contrainte qui ne donnent pas en fait à l’étranger d’autre choix que de quitter un pays, mais sans qu’il existe une décision formelle ou même un acte matériel d’expulsion par l’État.Footnote 34 Les précédents qui existent en droit international sont en général assez exigeants pour reconnaître une responsabilité de l’État pour une expulsion implicite illégale.Footnote 35 Le mot “déportation,” finalement, est utilisé pour désigner les mesures visant à exécuter un ordre d’expulsion.Footnote 36 Dans plusieurs langues le concept a une connotation négative, dès qu’il est lié au transfert forcé d’une population civile à l’extérieur d’un territoire occupé.Footnote 37 Malgré cette connotation, le mot déportation sera utilisé dans ce texte pour faire référence à l’exécution de la décision d’expulsion, car ce sens est déjà consacré par l’usage. Aux effets de ce texte, on entend l’expulsion au sens strict comme l’acte unilatéral de l’État qui contraint un ou plusieurs individus à quitter le territoire, que ces individus se trouvent de manière régulière ou irrégulière sur ce territoire. Dans un sens plus large, le concept d’expulsion inclut les expulsions au sens strict et les non-admissions sur le territoire. Cette utilisation, comme on le verra, coïncide avec celle de la Cour européenne des droits de l’homme.
La définition de la Cour européenne
LA DÉFINITION
L’article 4 du Protocole n° 4 est, en quelque sorte, une rareté dans le système de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, la Convention et ses protocoles protègent des droits individuels, ce qui est patent dans la rédaction même des articles (qui commencent habituellement avec des expressions comme “toute personne a droit à” ou bien “nul ne peut”). La disposition dont il est question ici, par contre, interdit les expulsions collectives. En ce sens, il est vrai que l’article ne s’occupe pas des expulsions individuelles.Footnote 38 Or, paradoxalement, l’article protège aussi un droit individuel. En effet, il surgit de la jurisprudence de la Cour (qu’on analysera tout au long de cet article) que la disposition consacre non un droit des groupes à ne pas être expulsés, mais un droit des individus à ne pas être expulsés de manière groupale. Par conséquent, chaque personne individuelle qui se croit victime d’une expulsion collective doit se présenter devant la juridiction si elle veut trouver un redressement; et la décision adoptée n’aura d’effet que pour le(s) individu(s) s’étant porté(s) devant la juridiction (et non pour l’ensemble des personnes expulsées). Inversement, il n’est pas nécessaire que toutes les personnes expulsées ou un nombre important d’elles se portent devant le tribunal: il suffit d’une requête présentée par un seul requérant pour que la Cour européenne déclare qu’il y a eu violation de la disposition concernée, pourvu que ce requérant puisse montrer qu’il a été expulsé dans le contexte d’une expulsion collective.
De cette manière, le problème central pour l’application de l’article 4 du Protocole n° 4 est celui de la définition de ce qui constitue une expulsion en groupe, c’est-à-dire, une expulsion collective. La Cour européenne s’est référée pour la première fois à cette définition dans l’affaire Andric c Suède, qui concernait l’expulsion d’une personne d’origine croate et de double nationalité croate et bosnienne par la Suède.Footnote 39 M. Andric avait demandé asile en Suède alléguant qu’il avait refusé de joindre les forces armées musulmanes dans son pays de résidence (la Bosnie) et que, par conséquent, sa déportation dans ce pays l’exposait à un risque de mauvais traitements. Par ailleurs, il affirmait que, malgré le fait qu’il possédait un passeport croate, il n’était pas considéré comme un citoyen à plein titre dans ce pays et que s’il était envoyé en Croatie il encourait le risque d’être déporté en Bosnie. La Suède avait refusé la demande d’asile et ordonné l’expulsion d’Andric vers la Croatie. Cependant, suite à la présentation d’un certificat médical qui attestait qu’il souffrait d’un syndrome de stress post-traumatique, la Suède avait décidé de suspendre l’exécution de l’ordre d’expulsion.
M. Andric avait allégué que son expulsion faisait partie d’une expulsion collective dans la mesure où elle était le résultat de la simple application de la règle contenue dans le manuel des procédures d’asile du gouvernement suédois selon laquelle les personnes ayant la double nationalité croate et bosnienne pouvaient se voir refuser l’asile et être expulsées vers la Croatie. Pour aborder l’affaire, la Cour s’est appuyée sur la définition d’expulsion collective préalablement construite par la Commission européenne des droits de l’homme. Ainsi, la Cour a défini l’expulsion collective comme “toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe.”Footnote 40
La définition, en effet, reprenait presque à la lettre celle qui avait été donnée par la Commission dans l’affaire Becker. La définition de la Commission exigeait cependant que la décision d’expulsion collective ait été prise par “l’autorité compétente.”Footnote 41 La définition de l’affaire Becker avait été postérieurement utilisée par la Commission dans K.G.,Footnote 42 O. et autres Footnote 43 et Albaks et autres.Footnote 44 La différence est significative car l’exigence d’une décision de l’autorité compétente suppose que si la mesure d’expulsion est adoptée par une autorité de l’État qui n’est pas compétente il n’y aura pas de responsabilité étatique. Par contre, la définition plus large adoptée par la Cour permet de rendre l’État responsable de l’action de tous ses organes, même s’ils sont incompétents.
Une question différente est si l’État peut être tenu pour responsable en cas d’une expulsion collective organisée par des particuliers. La définition de la Cour exige l’existence d’une mesure et il paraît difficile de qualifier comme telle l’action d’un mouvement social plus ou moins spontané qui aboutit à une expulsion d’étrangers du territoire. Or, il est aussi vrai que ces mouvements sociaux peuvent compter avec la complicité des autorités. On reviendra sur ce point au moment de parler des expulsions implicites. Selon la définition de la Commission, reprise par la Cour, une expulsion collective suppose qu’un groupe d’étrangers est contraint de quitter un pays sans que les circonstances individuelles de chacun des membres de ce groupe aient été analysées. Or, doit ce groupe être composé d’un nombre minimal de personnes pour que le(s) requérant(s) puisse(nt) avoir un grief défendable sous l’angle de l’article 4 du Protocole n° 4?
Dans O. et autres la Commission avait écarté une violation de l’article 4 du Protocole n° 4 insinuant que les mesures d’expulsion “ne visaient que trois personnes.”Footnote 45 Or, il est vrai que cet aspect n’avait pas été décisif au moment de fonder la non-violation de l’article 4 du Protocole n° 4. Dans l’affaire Andric, la Cour n’a pas mentionné l’existence d’un seuil quantitatif: elle s’est bornée à expliquer que le fait qu’un groupe d’étrangers soit l’objet de décisions similaires n’implique pas une expulsion collective si chaque personne a eu l’opportunité de présenter des arguments concernant sa situation individuelle devant les autorités.Footnote 46 Pour la Cour, l’utilisation par les autorités suédoises d’un manuel avec des indications générales n’avait pas empêché l’analyse individuelle des circonstances relatives aux conditions d’expulsion de M. Andric lors de l’étude de sa demande d’asile. Pour cela, l’expulsion (ordonnée mais suspendue) de M. Andric vers la Croatie ne supposait pas une expulsion collective prohibée.Footnote 47
L’existence d’une décision individuelle doit être considérée du point de vue matériel, et non du point de vue purement formel. Ceci veut dire que, si les circonstances individuelles de chaque personne ont été réellement considérées, il n’est pas nécessaire que l’État adopte un acte administratif formellement différent pour chaque expulsé. Ainsi, dans Berisha et Haljiti, la Cour a déclaré irrecevable une requête présentée par deux époux qui avaient reçu un ordre d’expulsion de manière conjointe. Pour la Cour, le simple fait que les autorités nationales aient rendu une décision unique pour les deux requérants ne constituait pas une violation de l’article 4 du Protocole n° 4, car le contexte justifiait une telle démarche (ils étaient mari et femme; ils étaient entrés ensemble sur le territoire de l’État défendeur; ils avaient déposé une demande d’asile conjointe en invoquant les mêmes motifs; ils avaient produit les mêmes éléments de preuve à l’appui de leurs allégations; ils avaient formé des recours conjoints devant la commission d’appel du gouvernement et devant la Cour suprême, etc.).Footnote 48
Ce qui compte pour qu’une expulsion soit définie comme collective c’est donc l’absence d’une analyse individuelle de la situation de chaque personne. La Cour va répéter cette approche dans des affaires postérieures.Footnote 49 Une situation reste cependant sans solution claire: c’est le cas de l’expulsion d’une personne sans analyse de sa situation individuelle mais sans pour autant qu’elle fasse partie d’un groupe de personnes expulsées. Il n’est pas clair si, dans ce cas, il existerait une violation de l’article 4 du Protocole n° 4. La réponse paraît négative. Même si le but de l’article 4 du Protocole n° 4 est de contraindre les États à analyser individuellement la situation de chaque personne expulsée, il semble difficile de dire que l’expulsion d’une seule personne peut être qualifiée d’expulsion collective pour la seule raison que sa situation individuelle n’a pas été considérée.
La définition de la Cour européenne, en plus d’être reprise par elle-même dans des affaires postérieures, inspirerait le projet d’articles sur l’expulsion des étrangers adopté par la Commission du droit international. Selon le premier alinéa de l’article 9, aux fins du projet d’articles, “l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers en tant que groupe.” Et, suivant aussi le critère de la Cour européenne, l’alinéa 3 du même article ajoute qu’un État “peut expulser concomitamment les membres d’un groupe d’étrangers, à condition que la mesure d’expulsion soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation particulière de chacun des membres qui forment le groupe.”Footnote 50
La définition européenne et celle du projet d’articles sont plus larges que celle qui est envisagée dans la Charte Africaine. En effet, dans le contexte de la Charte, l’expulsion collective “est celle qui vise globalement des groupes nationaux, raciaux, ethniques ou religieux” (Article 12.5). Ainsi, pour que l’expulsion d’un individu soit considérée comme faisant partie d’une expulsion collective il ne suffirait pas qu’elle ait été faite sans considération des circonstances individuelles de cet individu: il faudrait, en plus, que l’individu ait été expulsé en raison de son appartenance à un groupe national, racial, ethnique ou religieux. Cette condition, par contre, n’est pas requise par la jurisprudence de la Cour européenne.
LA DÉFINITION ÉLARGIE: L’EXIGENCE DE BONNE FOI
La Cour a repris la problématique des expulsions collectives dans l’affaire Čonka. Les requérants étaient un couple slovaque et leurs deux enfants, tous d’ethnie tsigane, arrêtés et expulsés vers la Slovaquie. Ils avaient présenté des demandes d’asile en Belgique avec l’argument qu’ils avaient fui la Slovaquie en raison d’une agression par des skinheads dont ils avaient été les victimes. Les demandes d’asile ayant été rejetées, des ordres d’expulsion avaient été émis. Quelques mois plus tard, la police avait convoqué plusieurs dizaines de familles tsiganes slovaques, dont les requérants. Rédigée en néerlandais et en slovaque, la lettre envoyée aux familles indiquait que la convocation avait pour but de compléter le dossier relatif à leurs demandes d’asile. Au commissariat, les requérants s’étaient vus remettre un nouvel ordre de quitter le territoire, accompagné d’une décision de remise à la frontière et de privation de liberté à cette fin. Un ordre rédigé de manière identique avait été remis à tous les tsiganes slovaques convoqués. Quelques heures plus tard, les requérants avaient été emmenés, avec les autres familles tsiganes, à un centre fermé près de l’aéroport de Bruxelles. Finalement, ils avaient été déportés.
La Cour a reproduit à la lettre la définition d’expulsion collective utilisée dans l’affaire Andric.Footnote 51 Or, elle a ajouté une précision tout à fait significative: “[C]ela ne signifie pas pour autant que là où cette dernière condition est remplie [la condition de l’examen raisonnable et objectif de la situation particulière des étrangers qui forment le groupe], les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion ne jouent plus aucun rôle dans l’appréciation du respect de l’article 4 du Protocole n°4.”Footnote 52 La Belgique alléguait, en effet, que l’expulsion avait eu pour base les premiers ordres d’expulsion, dictés après l’évaluation concrète de la situation des requérants dans le contexte de leurs demandes d’asile. La Cour, tout en admettant que ces premiers ordres avaient considéré la situation individuelle des requérants, a conclu que la mesure d’éloignement effectivement exécutée s’était fondée sur le deuxième ordre, pris de manière collective pour tous les tsiganes slovaques convoqués au commissariat de police. Ce deuxième ordre ne contenait aucune autre référence à la situation personnelle des intéressés que le fait que leur séjour en Belgique excédait les trois mois. Le caractère collectif de l’expulsion se voyait aussi confirmé par les circonstances qui l’avaient entourée: préalablement à l’opération de déportation les instances politiques responsables avaient annoncé des opérations de ce genre; tous les intéressés avaient été convoqués simultanément au commissariat; les ordres de quitter le territoire présentaient un libellé identique; il était très difficile pour les intéressés de prendre contact avec un avocat, etc.
Le juge Velaers a critiqué, dans son opinion individuelle, ce qu’il a considéré une excessive rigueur formelle de la majorité. Pour lui, le deuxième ordre d’expulsion (sur lequel la déportation avait effectivement eu lieu) ne pouvait pas être dégagé du contexte général de l’expulsion. Et ce contexte montrerait que la situation individuelle des requérants avait été considérée lors de l’analyse de leurs demandes d’asile et de l’adoption des premiers ordres d’expulsion.Footnote 53 Le même point de vue a été exprimé par les juges Jungwiert et Küris.Footnote 54
Contrairement à l’avis des juges dissidents, il ne s’agissait pas en l’espèce d’une excessive rigueur formelle de la part de la majorité, mais du respect des règles fondamentales de l’état de droit. En effet, un État respectueux des libertés individuelles doit toujours agir de bonne foi. S’il se sert d’un prétexte pour convoquer des étrangers en vue de leur expulsion et essaie a posteriori de justifier la mesure sur la base d’éléments présents dans un dossier différent, il agit doublement de mauvaise foi. D’une part, parce que l’État ne peut pas cacher aux personnes convoquées les véritables raisons de leur convocation. D’autre part, parce que les mesures adoptées par l’État doivent pouvoir se justifier par elles-mêmes, c’est-à-dire, à partir des éléments présents dans le dossier qui a mené à leur adoption.
Dans l’affaire Čonka, la Cour a élargi la définition d’expulsion collective. Pour éviter qu’une expulsion soit qualifiée de collective, l’État doit non seulement tenir en compte les circonstances particulières de la personne expulsée mais aussi, dans la considération de ces circonstances, il doit agir de bonne foi. La Cour a été très critique du caractère frauduleux de la convocation que les autorités belges avaient adressée aux familles tsiganes. En effet, sous le prétexte de donner suite aux procédures d’asile, les autorités avaient réuni ces familles pour ensuite les arrêter et les expulser. Quoique sur une autre rubrique (se référant à la violation de l’article 5.1 sur la privation de liberté et non de l’article 4 du Protocole n° 4), la Cour a signalé que “s’il n’est certes pas exclu que la police puisse légitimement user de stratagèmes afin, par exemple, de mieux déjouer des activités criminelles, en revanche le comportement de l’administration qui cherche à donner confiance à des demandeurs d’asile en vue de les arrêter, puis de les expulser, n’est pas à l’abri de la critique au regard des principes généraux énoncés par la Convention ou impliqués par elle.”Footnote 55
L’exigence de bonne foi de la part de l’État ne signifie pas que la Cour de Strasbourg impose à celui-ci des formalismes inutilement rigoureux. Dans l’affaire M.A. la Cour a affirmé que le fait que des formulaires standardisés soient utilisés pour l’exécution de la décision d’expulsion n’équivaut pas à une expulsion collective, si la situation de chacun des intéressés a été préalablement considérée.Footnote 56 Et dans Davydov elle a assuré que le refus d’un titre de séjour accompagné d’une suggestion des autorités d’emménager avec toute la famille dans le pays de la nationalité de la personne qui se voit refuser ce titre de séjour n’équivaut pas à une expulsion collective, pourvu que la situation de chaque personne expulsée ait été individuellement considérée.Footnote 57
La Cour est revenue sur l’exigence de bonne foi de la part de l’État dans l’affaire N.D. et N.T., concernant le refoulement d’immigrants qui essayaient d’entrer en Espagne à travers la frontière entre l’enclave espagnole de Melilla et le Maroc. Le gouvernement demandé estimait que les requérants ne pouvaient pas se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention car la mauvaise qualité des enregistrements vidéo fournis comme moyen de preuve ne permettait pas d’affirmer que les requérants étaient effectivement les personnes qui apparaissaient dans les images filmées. La Cour a par contre estimé que les preuves étaient suffisantes pour conclure que les requérants avaient été expulsés et que, en tout état de cause, si les requérants ne pouvaient pas apporter de documents les identifiant de manière plus précise c’était “avant tout parce que, lors de leur expulsion, les étrangers renvoyés n’[avaient] fait l’objet d’aucune procédure d’identification”; ainsi, le gouvernement espagnol ne pouvait pas “se retrancher derrière l’absence d’identification lorsqu’il en [était] lui-même responsable.”Footnote 58
L’exigence de bonne foi incombe aussi aux requérants, qui doivent collaborer avec l’autorité pour permettre l’analyse de leurs circonstances individuelles. Ainsi, si l’absence d’une décision individuelle est due à l’attitude des requérants il n’y a pas de violation de l’article 4 du Protocole n° 4. Dans l’affaire Dritsas, la Cour a conclu que la requête était manifestement mal fondée car les requérants avaient refusé de montrer leurs pièces d’identité aux autorités.Footnote 59
LA NON-ADMISSION
Comme il a été expliqué, la non-admission dans un territoire est une institution différente de l’expulsion au sens strict, quoique dans une utilisation plus large le mot expulsion puisse inclure aussi la non-admission. Cette problématique a été abordée dans l’affaire Hirsi Jamaa. L’affaire concernait onze ressortissants somaliens et treize ressortissants érythréens, faisant partie d’un groupe d’environ deux cents personnes, qui avaient quitté la Libye dans le but de rejoindre les côtes italiennes et qui avaient été interceptés par des navires militaires italiens et reconduits à Tripoli, où ils avaient été rendus aux autorités libyennes. L’interception des requérants et leur transfert en Libye avaient eu lieu hors du territoire italien, à 35 milles marins au sud de Lampedusa, à l’intérieur de la zone maritime de recherche et de sauvetage (zone de responsabilité SAR) relevant de la compétence de Malte. Le gouvernement italien avait dénié que la rescousse des migrants en mer ait signifié quelque forme d’exercice légalement significatif de la juridiction.Footnote 60 L’affaire posait deux questions fondamentales. La première était de savoir si l’interdiction des expulsions collectives embrassait aussi des cas de non-admission. La deuxième concernait la possibilité de faire jouer cette interdiction de manière extraterritoriale, car les faits s’étaient produits au-delà des frontières de l’État défendeur. On traitera dans cette section de la première question et on laissera la deuxième question pour une section postérieure.
Comme les requérants n’étaient pas arrivés sur le territoire de l’État contractant, le gouvernement défendeur alléguait qu’il ne s’agissait pas d’une expulsion mais d’un cas de non-admission qui se plaçait au-delà du champ d’application de l’article 4 du Protocole n° 4. La Cour a déclaré que la Convention est “un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles” et “d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires.”Footnote 61 Elle a ensuite constaté que le but de l’article 4 du Protocole n° 4 est “d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant” à cette mesure.Footnote 62 S’appuyant sur ce critère téléologique, la Cour a conclu que les éloignements d’étrangers qui ont pour effet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’État peuvent engager la responsabilité de l’État sous l’article 4 du Protocole n° 4.Footnote 63 Dans les circonstances de l’affaire Hirsi Jamaa, la Cour a constaté que la situation individuelle des requérants n’avait pas été considérée avant leur refoulement et a par conséquent déclaré une violation de l’article 4 du Protocole n° 4.Footnote 64
L’affaire Hirsi Jamaa portait l’idée implicite que toute activité de l’État qui empêche l’entrée à un territoire constitue une expulsion aux termes de l’article 4 du Protocole n° 4, soit que le rejet ait lieu sur le territoire de l’État, soit qu’il ait lieu hors ce territoire.Footnote 65 Cette idée large d’expulsion a été reprise par la Cour dans des affaires postérieures concernant des migrants refoulés immédiatement après avoir gagné le territoire de l’État. Dans Sharifi, la Cour a rejeté une exception d’incompatibilité ratione materiae avec la Convention présentée par le gouvernement défendeur pour qui l’interdiction des expulsions collectives serait d’application dans des cas d’expulsion stricto sensu, mais non de refus d’admission sur un territoire. La Cour a par contre raisonné que l’interdiction était aussi applicable aux refus d’entrée sur un territoire.Footnote 66 Et dans l’affaire Khlaifia, même si elle a abouti à la conclusion qu’il n’y avait pas eu de violation de l’article 4 du Protocole n° 4, la Grande Chambre a rappelé que le terme expulsion doit être compris “dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit).”Footnote 67 De cette manière, elle a exclu l’argument du gouvernement selon lequel l’article 4 du Protocole n° 4 ne serait pas applicable parce qu’il ne s’agirait pas en l’espèce d’une expulsion mais d’un refoulement avec reconduite à la frontière.
Le même argument a été utilisé par le gouvernement espagnol dans N.D. et N.T. pour éviter l’application de l’interdiction de l’article 4 du Protocole n° 4. Pour l’Espagne, en effet, les personnes qui n’utilisent pas les voies légales pour l’entrée sur le territoire et qui ne réussissent pas à franchir le dispositif de protection de la frontière — ce qui aurait été le cas des requérants, qui avaient essayé de gagner l’enclave de Melilla par sa frontière avec le Maroc — devraient être considérées comme étant toujours restées hors du territoire et il ne pourrait pas y avoir une expulsion d’une personne qui n’était jamais entrée sur le territoire. La Cour a insisté sur le fait qu’il n’était pas nécessaire d’établir si les requérants avaient été expulsés après être entrés sur le territoire ou s’ils avaient été refoulés avant d’avoir pu le faire. Dans les deux cas l’article 4 du Protocole n° 4 serait d’application.Footnote 68 On reviendra ci-dessous sur ces trois affaires (Sharifi, Khlaifia et N.D. et N.T.).
LES EXPULSIONS IMPLICITES
Dans Géorgie c Russie (I),Footnote 69 la Cour s’est vue confrontée à une demande de la Géorgie, qui alléguait que la Russie avait permis ou causé l’existence d’une pratique administrative portant sur l’arrestation, la détention et l’expulsion collective de ressortissants géorgiens de la Fédération de Russie. En 2006, en effet, les tensions entre la Géorgie et la Russie avaient atteint leur point le plus élevé avec l’arrestation de quatre officiers russes à Tbilissi et la suspension par la Fédération de Russie de toutes les liaisons aériennes, routières, maritimes, ferroviaires, postales et financières avec la Géorgie. Pendant cette période, des ressortissants géorgiens avaient été arrêtés, détenus, puis expulsés du territoire russe. Le gouvernement géorgien considérait qu’il s’agissait de mesures de rétorsion suite à l’arrestation des officiers russes. La Russie, par contre, alléguait que ces expulsions n’avaient aucun lien avec les tensions politiques existantes et qu’il s’agissait simplement de l’expulsion de migrants en situation irrégulière.Footnote 70
La Cour a établi que, suite à des contrôles d’identité effectués dans les rues, sur les marchés et autres lieux de travail ainsi qu’à leur domicile, des ressortissants géorgiens avaient été arrêtés et emmenés dans des commissariats de police. Après avoir été placés en garde à vue, ils avaient été regroupés et transférés par bus vers les tribunaux qui, lors de procédures sommaires, avaient prononcé des sanctions administratives et des décisions d’expulsion. Certains parmi eux avaient quitté le territoire russe par leurs propres moyens. D’autres avaient été amenés dans des centres de détention pour étrangers où ils étaient restés détenus pendant des durées variables (allant de 2 à 14 jours d’après les témoignages), puis transportés par bus vers différents aéroports de Moscou et expulsés vers la Géorgie par avion.
S’agissant d’une demande interétatique,Footnote 71 la Cour n’était pas appelée à trancher des violations individuelles des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, mais une violation qui surgirait de l’existence d’une pratique administrative qui aurait abouti à l’adoption d’environ 4,600 ordres d’expulsion à l’encontre de ressortissants géorgiens, dont environ 2,380 auraient été exécutés par la force. Cependant, la Cour a considéré les mêmes faits à travers des requêtes de particuliers. Une d’elles (affaire Berdzenishvili) concernait l’expulsion de sept ressortissants géorgiens qui alléguaient avoir été arrêtés, détenus et expulsés collectivement du territoire comme conséquence de la pratique administrative décrite.Footnote 72 L’autre (affaire Shioshvili) concernait cinq ressortissants géorgiens (une mère et ses quatre enfants) qui alléguaient avoir subi le même traitement.Footnote 73
Dans l’affaire interétatique la Cour a rappelé que pour qu’une expulsion ne soit pas considérée comme collective il faut “un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun” des expulsés.Footnote 74 Ainsi, même si formellement chaque ressortissant géorgien avait bénéficié d’une décision de justice, “le déroulement des procédures d’expulsion au cours de cette période suite à l’émission des circulaires et instructions litigieuses ainsi que le nombre de ressortissants géorgiens expulsés” rendaient impossible un examen raisonnable et objectif de la situation individuelle de chacun d’entre eux. La Cour a donc trouvé les actes d’expulsion contraires à l’article 4 du Protocole n° 4.Footnote 75 Il ne s’agissait pas d’expulsions implicites, car il y a avait eu une décision formelle d’expulsion pour chaque personne expulsée; or, le contexte dans lequel ces expulsions avaient eu lieu (une pratique d’expulsion massive de ressortissants géorgiens) serait invoqué dans les affaires individuelles postérieures pour alléguer l’existence d’une expulsion implicite.
Dans Berdzenishvili la Cour a aussi déclaré l’existence d’une expulsion collective dont trois des requérants avaient été victimes. Concernant trois autres, la Cour a écarté la violation de l’article 4 du Protocole n° 4, tout en formulant une précision d’intérêt sur les expulsions implicites.Footnote 76 Ces trois derniers avaient quitté le pays par leurs propres moyens et sans qu’il y ait à leur encontre un ordre d’expulsion, mais dans le contexte de la pratique administrative d’expulsion des géorgiens. La Cour a admis que, dans ce contexte, ils auraient pu craindre raisonnablement qu’ils seraient finalement expulsés comme beaucoup de leurs compatriotes. Or, en l’absence d’une décision d’expulsion et de son exécution par l’État, la Cour a déclaré qu’elle ne saurait pas trouver une violation de l’article 4 du Protocole n° 4.Footnote 77 Pour la même raison, dans Shioshvili la Cour a trouvé une violation de l’article 4 du Protocole n° 4 seulement par rapport à la mère, mais non par rapport à ses quatre enfants, car il n’existait qu’un ordre d’expulsion, relative à la femme.Footnote 78 En somme, la Cour a écarté la possibilité d’une condamnation sur la base d’une expulsion implicite dérivée d’un climat d’hostilité créé par l’État.
Une problématique semblable serait celle des expulsions appliquées par des particuliers (par exemple, des groupes xénophobes avec une capacité d’organisation suffisante). Certaines opinions admettent la possibilité d’une expulsion de laquelle l’État serait responsable par omission. Le fait de ne pas agir pourrait en effet s’appliquer aux situations dans lesquelles les autorités de l’État tolèrent des actes commis par des particuliers dans l’intention d’inciter des groupes ou des catégories de personnes à quitter le territoire de l’État ou dans lesquelles les autorités n’assurent pas la protection des intéressés ou font obstacle à leur retour ultérieur. La responsabilité serait encore plus claire si l’État non seulement tolère mais encourage l’action des particuliers.Footnote 79 Or, vue l’interprétation restrictive de la jurisprudence européenne concernant les expulsions implicites, il semble difficile de croire que la Cour puisse trouver un État responsable sous l’article 4 du Protocole n° 4 dans un cas d’expulsion provoquée par des actes de particuliers. Bien entendu, l’absence de violation de l’article 4 du Protocole n° 4 n’empêcherait pas la Cour de trouver d’autres possibles manquements à la Convention européenne (par exemple, sous les dispositions relatives à la liberté individuelle ou à l’intégrité physique).
LA FRONTIÈRE
L’idée d’expulsion suppose nécessairement l’idée de frontière. Dans la définition large adoptée par la Cour de Strasbourg, il existe une expulsion quand un individu qui est à l’intérieur du territoire est chassé hors de la frontière et quand un individu qui veut entrer sur ce territoire est empêché de traverser la frontière. Le concept de frontière est donc central pour définir une expulsion. La Cour s’est occupée du concept de frontière dans l’affaire N.D. et N.T. déjà mentionnée. Un ressortissant malien et un ressortissant ivoirien avaient tenté d’entrer en Espagne par le poste-frontière de Melilla. Ce poste-frontière est formé par trois clôtures successives et contrôlé par un système de caméras de surveillance à infrarouges et de détecteurs de mouvement. Le premier requérant était parvenu à grimper jusqu’en haut de la troisième clôture et y était resté plusieurs heures, sans assistance médicale ou juridique. Le deuxième requérant affirmait être parvenu à franchir les deux premières clôtures. Ils étaient descendus des clôtures avec l’aide des forces de l’ordre espagnoles. Dès qu’ils avaient posé leurs pieds sur le sol, ils avaient été appréhendés par des agents espagnols qui les avaient menottés et renvoyés vers le Maroc.
L’Espagne appuyait sa position sur le concept assez original de frontière opérationnelle. Selon ce concept, et “aux seuls effets du régime portant sur les étrangers,” la frontière extérieure d’un État ne serait pas fixée là où elle est internationalement déterminée par les traités conclus entre cet État et ses voisins (ou par la coutume internationale, le cas échéant), mais là où il existe une clôture physique qui matérialise la frontière, même si cette clôture est entièrement placée à l’intérieur du territoire qui, selon les traités internationaux (ou la coutume internationale, le cas échéant) correspond à l’État. Par conséquent, “lorsque les tentatives des migrants de franchir illégalement cette ligne sont contenues et repoussées par les forces de l’ordre chargées de la surveillance de la frontière,” il devrait être considéré “qu’aucune entrée illégale effective [sur le territoire de l’État] n’a eu lieu.”
L’Espagne alléguait que, comme les requérants n’étaient pas entrés sur le territoire espagnol, il n’y aurait pas eu une véritable expulsion. La Cour a par contre rappelé que le concept d’expulsion comprend non seulement le fait de chasser une personne qui est déjà sur le territoire, mais aussi le refus d’entrée sur le territoire.Footnote 80 Comme il était hors de doute que les requérants essayaient de franchir une frontière, où qu’elle ait été exactement placée, il y avait eu une expulsion au sens de la Convention européenne.
Même si, dans le cas d’espèce, la situation exacte de la frontière n’était pas définitoire (car tantôt l’expulsion au sens strict, tantôt la non-admission peuvent constituer des expulsions collectives au sens de l’article 4 du Protocole n° 4), dans d’autres circonstances il peut être significatif de déterminer où se place la frontière pour savoir si les personnes qui se disent victimes d’une violation de l’article 4 du Protocole n° 4 avaient franchi cette frontière ou avaient essayé de le faire. C’est pour cela que la précision de la Cour sur la détermination de la frontière est tout à fait pertinente: pour la Cour, une frontière internationale se situe à l’endroit où elle est fixée par le droit international. Une frontière ne peut pas être modifiée à l’initiative de l’un des États concernés pour les besoins d’une situation de fait concrète.Footnote 81
Aspects procéduraux
L’EXIGENCE D’UN ENTRETIEN INDIVIDUEL
La question de l’exigence d’un entretien individuel au cours de la procédure d’expulsion a été abordée par la Cour dans l’affaire Khlaifia. La requête a été présentée, contre l’Italie, par trois ressortissants tunisiens qui alléguaient avoir été les victimes d’une expulsion collective. Les requérants avaient quitté la Tunisie avec d’autres personnes à bord d’embarcations de fortune dans le but de rejoindre les côtes italiennes. Après plusieurs heures de navigation, les embarcations avaient été interceptées par les garde-côtes italiens, qui les avaient escortées jusqu’au port de l’île de Lampedusa. Les requérants avaient été transférés à un centre d’accueil. Suite à l’incendie de ce centre, causé par une révolte des migrants y logés, et à une manifestation de protestation dans le village de Lampedusa, à laquelle avaient participé des migrants qui s’étaient évadés du centre d’accueil, les requérants (avec d’autres migrants) avaient été transférés par avion à Palerme et logés dans des navires amarrés dans le port de la ville. Après avoir été reçus par le consul de la Tunisie, les migrants avaient été renvoyés en Tunisie par avion.
Comme dans l’affaire Hirsi Jamaa, l’Italie s’était vue confrontée à la pression migratoire dérivée des crises politiques de l’Afrique du Nord. Or, à la différence de l’affaire Hirsi Jamaa, la présente affaire concernait des migrants qui étaient arrivés sur le territoire italien. La Chambre de première instance a trouvé que les faits constituaient une expulsion collective, en violation de l’article 4 du Protocole n° 4. La Chambre a noté que les requérants avaient fait l’objet de décrets de refoulement individuels, mais que ces derniers étaient rédigés dans des termes identiques (les seules différences étant les données personnelles des personnes concernées) et qu’ils ne contenaient aucune référence à la situation personnelle des intéressés. En plus, le gouvernement n’avait produit aucun document susceptible de prouver que des entretiens individuels avec chaque requérant avaient eu lieu. La Chambre a aussi rappelé que l’accord italo-tunisien d’avril 2011 (qui n’avait pas été rendu public), prévoyait le renvoi des migrants irréguliers tunisiens par le biais de procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne concernée par les autorités consulaires tunisiennes.Footnote 82
La Grande Chambre n’a pas partagé l’avis de la première instance. Tout en soulignant que les difficultés rencontrées par les États dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques incompatibles avec la Convention européenne ou ses protocoles,Footnote 83 elle a cependant conclu qu’il n’y avait pas eu en l’espèce de violation de l’article 4 du Protocole n° 4. Sur le plan de la preuve des faits, la Grande Chambre a considéré vraisemblables les allégations du gouvernement selon lesquelles il avait existé un entretien individuel effectué en présence d’un interprète ou d’un médiateur culturel à l’issue duquel les autorités auraient rempli une fiche d’information individuelle pour chaque migrant. La nature simple et standardisée des décrets de refoulement s’expliquerait “par le fait que les requérants n’étaient en possession d’aucun document de voyage valable et n’avaient allégué ni des craintes de mauvais traitements en cas de renvoi ni d’autres obstacles légaux à leur expulsion.”Footnote 84
Or, la Grande Chambre a aussi déclaré, et ceci est le point argumentatif le plus important, que même à supposer que cet entretien individuel n’avait pas eu lieu, pendant le temps de leur rétention les requérants avaient eu l’occasion “d’alerter les autorités quant à d’éventuelles raisons justifiant leur séjour en Italie ou s’opposant à leur renvoi.”Footnote 85 Selon la Grande Chambre, “l’article 4 du Protocole n° 4 ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel.”Footnote 86 Elle a rajouté que, avant d’être renvoyés en Tunisie, les requérants avaient été reçus par le consul de ce pays qui avait procédé à une deuxième identification. Pour la Grande Chambre “bien qu’il se soit déroulé devant un représentant d’un État tiers, ce contrôle ultérieur a permis de confirmer la nationalité des migrants et a constitué une dernière chance pour invoquer des obstacles à l’expulsion.”Footnote 87
L’interprétation faite par la Cour rabaisse notablement le degré de protection offert par l’article 4 du Protocole n° 4. En effet, le but de la disposition est d’éviter que les étrangers soient expulsés sans considération de leurs circonstances particulières. C’est l’État qui a la charge d’organiser les enquêtes qui permettent d’évaluer individuellement la situation de chaque étranger en vue de son expulsion. On prive l’article 4 du Protocole n° 4 de tout effet utile si l’on accepte que l’État peut procéder à des expulsions groupales avec la seule condition que, pendant ces expulsions, les individus aient la possibilité d’alerter les autorités sur les raisons qui peuvent justifier un droit de séjour sur le territoire. En l’absence d’une procédure prévue à cet effet, il est très difficile voire impossible de savoir si les étrangers expulsés ont eu une possibilité réelle d’alerter les autorités sur leurs circonstances individuelles. En outre, dans l’affaire Hirsi Jamaa la Cour elle-même avait insinué qu’un entretien individuel devait faire partie de la procédure d’expulsion.Footnote 88
L’opinion du juge Serghides, qui a souscrit au raisonnement de la Chambre de première instance et a durement critiqué la décision de la majorité de la Grande Chambre, va dans ce sens. Pour le juge, il n’a pas été prouvé que les requérants avaient bénéficié d’entretiens individuels.Footnote 89 Et l’obligation procédurale des autorités de conduire un entretien individuel est indispensable: “[D]e par leur nature même, les expulsions collectives d’étrangers sont présumées être entachées d’arbitraire et de discrimination, sauf si, bien entendu, chaque étranger se voit garantir que l’obligation procédurale sera remplie dans l’État concerné.”Footnote 90 En plus, la charge de la preuve de démontrer qu’un entretien individuel a été conduit pèse sur l’État.Footnote 91 “Un entretien individuel est important car c’est là le meilleur moyen de respecter le but de l’article 4 du Protocole n°4, à savoir d’éviter que des êtres humains soient traités comme du bétail dans le cadre d’expulsions collectives globales qui portent atteinte à la dignité humaine.”Footnote 92 La conduite d’un entretien individuel est donc une garantie procédurale fondamentale.
L’EXÉCUTION DE LA DÉCISION D’EXPULSION
Selon la définition donnée par la Cour, une expulsion collective est une mesure qui consiste à éloigner un groupe d’étrangers sans considération de leurs circonstances individuelles. Cette manière d’appréhender l’idée d’expulsion collective suggère que l’élément définitoire est l’existence d’une décision d’expulsion qui ne tient pas compte de la situation particularisée de chaque personne expulsée. Or, dans le fragment de l’arrêt Čonka qu’on a transcrit ci-dessus, la Cour soulignait que “les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion” devaient être considérées pour juger du caractère collectif de l’expulsion. L’utilisation de l’expression mise en œuvre paraissait suggérer que la Cour déplaçait l’analyse du caractère collectif de la décision d’expulsion à l’exécution de l’expulsion.Footnote 93
Des affaires postérieures montreraient, par contre, que l’exécution d’une décision d’expulsion peut être collective sans qu’il y ait de violation de l’article 4 du Protocole n° 4, pourvu que les circonstances individuelles des expulsés aient été tenues en compte au moment d’adopter la décision d’expulsion. Ainsi, dans les affaires Sultani et Ghulami la Cour a déclaré que l’exécution conjointe de l’expulsion de plusieurs nationaux afghans ne pouvait pas être considérée comme une expulsion collective car, même si l’État s’était servi d’un même vol pour transférer simultanément plusieurs personnes, la situation individuelle de chaque requérant avait été analysée.Footnote 94 La même conclusion a été atteinte dans M.A. par rapport à un syrien kurde détenu en vue de l’exécution de son expulsion (qui n’a finalement pas eu lieu, car le requérant a reçu le statut de réfugié).Footnote 95
En conclusion, une décision d’expulsion qui considère les circonstances particulières de la personne expulsée ne viole pas l’article 4 du Protocole n° 4, même si elle est exécutée de manière collective. Inversement, l’exécution individuelle d’une décision d’expulsion groupale (c’est-à-dire, d’une décision qui ne considère pas les circonstances particulières de chaque personne expulsée) n’efface pas la violation de l’interdiction des expulsions collectives inhérente à la décision elle-même. Bien entendu, à strictement parler, la violation de l’article 4 du Protocole n° 4 se produit quand la décision (collective) d’expulsion est exécutée (de manière individuelle ou collective). Mais ce qui compte c’est le caractère collectif de la décision, non de son exécution.
Le domaine d’application
APPLICATION EXTRATERRITORIALE
Aux termes de l’article 1 de la Convention européenne, l’engagement des États contractants consiste à reconnaître (en anglais to secure) aux personnes relevant de leur juridiction les droits et libertés qui y sont énumérés. L’exercice de la juridiction est donc une condition nécessaire pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou des omissions qui lui sont imputables.Footnote 96 L’exercice de la juridiction par les États est éminemment territorial. Or, dans certains cas les États exercent aussi leur juridiction au-delà de leurs territoires. Ceci est particulièrement exact en matière de contrôle migratoire. De plus en plus les pays de destination des flux migratoires utilisent des mesures exécutées en dehors de leurs territoires pour éviter que les migrants y accèdent. Ces mesures incluent, par exemple, l’interception de bateaux en haute-mer ou dans les eaux territoriales d’États tiers ou le déploiement d’agents dans des États tiers pour contrôler les voyageurs qui y abordent des vols.Footnote 97
Il se pose donc la question de savoir dans quelles circonstances il existe un exercice extraterritorial de la juridiction qui puisse donner lieu à la responsabilité sous la Convention européenne. Il faut différencier à cet égard deux situations: l’exercice de la juridiction d’un État sur le territoire d’un autre État et l’exercice de la juridiction d’un État dans des espaces internationaux.
Concernant la première situation, il est généralement accepté qu’un exercice extraterritorial de jure de la juridiction peut donner lieu à la responsabilité de l’État. C’est notamment le cas des actes des agents diplomatiques et consulaires à l’étranger, comme l’a déclaré la Commission européenne des droits de l’homme dans M. c Danemark.Footnote 98 D’autres organismes internationaux sont arrivés à la même conclusion.Footnote 99
Un contrôle de facto fort sur un territoire étranger, comme celui qui suit à son occupation même illégale, constitue aussi un exercice de la juridiction qui peut donner lieu à la responsabilité internationale de l’État (voir dans ce sens les affaires de la Cour européenne Loizidou I,Footnote 100 Chypre c Turquie Footnote 101 et Al-Skeini).Footnote 102 En ce point aussi la jurisprudence européenne coïncide avec celle de la Cour internationale de JusticeFootnote 103 et avec celle d’autres organismes internationaux de droits de l’homme.Footnote 104 Or, la question sur l’exercice de la juridiction de facto devient plus complexe dans les cas d’action des États sans un contrôle total d’un territoire étranger. La Cour européenne a décidé, dans Banković et autres, qu’un acte extraterritorial ponctuel n’était pas suffisant. Elle a ainsi expressément rejeté la notion causale de juridiction (cause-and-effect notion) qui impliquerait que toute personne affectée par un acte d’un État pourrait être considérée sous la juridiction de cet État aux effets de la Convention.Footnote 105 Cette décision a été fortement critiquée dans la mesure où elle permettrait aux États de faire ailleurs ce qu’ils se sont engagés à ne pas faire chez eux.Footnote 106 Cependant, la Cour a postérieurement accepté que des actions limitées qui ne supposent pas le contrôle total d’un territoire puissent impliquer un exercice de la juridiction qui mène à la responsabilité internationale de l’État (voir dans ce sens les affaires Issa,Footnote 107 Ocalan Footnote 108 et Al-Saadoon).Footnote 109 D’autres organismes internationaux ont aussi accepté qu’un État puisse exercer une juridiction de facto dérivée d’actes ponctuels.Footnote 110 L’existence d’un contrôle de facto d’un territoire par un État n’exclue pas la responsabilité de l’État territorial qui exerce (au moins théoriquement) la juridiction de jure sur ce même territoire (voir l’arrêt Ilaşcu de la Cour européenne).Footnote 111
Un autre genre de problèmes se présente lorsque les agents d’un État agissent non sur le territoire d’un autre État, mais dans des espaces internationaux. Pour la Cour européenne, un exercice de la juridiction en haute mer peut aussi donner lieu à la responsabilité de l’État. Dans Xhavara la Cour a établi que, le naufrage d’un bateau qui transportait un groupe d’immigrants ayant été provoqué par un navire de guerre italien, “toute doléance sur ce point [devait] être considérée comme étant dirigée exclusivement contre l’Italie.”Footnote 112 Et dans Medvedyev, elle a déclaré qu’il avait existé un exercice de la juridiction dans le cas d’un bateau cambodgien intercepté par l’armée française près de Cap-Vert et dérouté jusqu’au territoire français, où l’équipage avait été jugé pour trafic de drogues.Footnote 113 D’autres instances internationales ont aussi accepté que la responsabilité de l’État puisse se voir engagée pour l’exercice de facto de la juridiction dans des espaces internationaux.Footnote 114
Il est possible de se demander si ce qui comptait vraiment dans les deux affaires européennes c’étaient les considérations normatives ou les considérations factuelles. La Cour donne peu de précisions sur ce point dans Xhavara. Mais dans Medvedyev elle accepte la possibilité d’une responsabilité dérivée d’un exercice purement factuel de la juridiction. En effet, elle signale que “compte tenu de l’existence d’un contrôle absolu et exclusif exercé par la France, au moins de facto” sur le bateau intercepté et son équipage “dès l’interception du navire, de manière continue et ininterrompue, les requérants relevaient bien de la juridiction de la France.”Footnote 115
En matière d’expulsions collectives, l’applicabilité extraterritoriale de l’article 4 du Protocole n° 4 a été acceptée dans Hirsi Jamaa. Même si la notion d’expulsion est généralement territoriale, comme l’article 4 du Protocole n° 4 ne contient aucune référence à la notion de territoire il n’existe aucun obstacle à son application extraterritoriale.Footnote 116 Les faits de l’affaire menaient à la conclusion qu’il y avait eu un exercice extraterritorial de la juridiction qui était suffisant pour engager la responsabilité de l’État italien: les faits s’étaient entièrement déroulés à bord de navires des forces armées italiennes, dont l’équipage était composé exclusivement de militaires nationaux, de manière que les requérants s’étaient trouvés sous le contrôle continu et exclusif, même de jure, des autorités italiennes.Footnote 117 En effet, la Cour a observé “qu’en vertu des dispositions pertinentes du droit de la mer, un bateau naviguant en haute mer est soumis à la juridiction exclusive de l’État dont il bat pavillon” et que, par conséquent, les “actes accomplis à bord de navires battant pavillon d’un État, à l’instar des aéronefs enregistrés” sont “des cas d’exercice extraterritorial de la juridiction de cet État.”Footnote 118
Hirsi Jamaa était donc un exemple d’exercice de jure de la juridiction dans un espace international. Or, dans le même arrêt la Cour a insinué qu’un exercice purement de facto de la juridiction dans des espaces internationaux pourrait être une source de responsabilité. En effet, la Cour a souligné que “la spécificité du contexte maritime ne saurait aboutir à la consécration d’un espace de non-droit au sein duquel les individus ne relèveraient d’aucun régime juridique susceptible de leur accorder la jouissance des droits et garanties prévus par la Convention.”Footnote 119 L’exercice de facto de la juridiction dans des espaces internationaux a aussi été reconnu comme une source de responsabilité dans des affaires relatives à des expulsions par d’autres organismes internationaux.Footnote 120
S’agissant de l’exercice de la juridiction de facto sur le territoire d’un autre État la réponse semble aussi positive d’après les considérations de la Cour dans l’affaire N.D. et N.T. En cette affaire, la Cour a répété que, même si la juridiction d’un État est principalement territoriale, elle peut aussi être extraterritoriale si l’État exerce contrôle et autorité effectifs sur un individu.Footnote 121 La Cour a conclu que, même à supposer que les faits constitutifs d’une expulsion collective avaient eu sur le territoire du Maroc (ce qui était douteux), l’Espagne pouvait être tenue pour responsable car ils s’étaient produits sous une forme d’exercice de sa juridiction dérivée d’un contrôle de facto: “[D]ès l’instant où un État, par le biais de ses agents opérant hors de son territoire, exerce son contrôle et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction, il pèse sur lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître à celui-ci les droits et libertés définis au titre I de la Convention.”Footnote 122 Encore une fois, d’autres précédents internationaux appuient cette position.Footnote 123
Considérons finalement la situation d’un État dont les autorités ne réalisent aucun contrôle extraterritorial mais qui adopte une législation qui impose à des tiers (les autorités d’un autre État ou même des particuliers qui agissent sur le territoire de cet autre État) l’exécution de ces contrôles. C’est bien évidemment le cas des législations qui imposent aux compagnies aériennes la réalisation d’un contrôle sur le respect des conditions d’entrée dans le pays de destination pour ceux qui prennent des vols. Pourrait-on dans ce cas signaler le pays de destination comme responsable d’une expulsion collective si, en application de sa législation, une compagnie aérienne interdit à un groupe de personnes de monter dans l’avion? S’agirait-il d’un cas de non-admission collective équivalent à une expulsion qui déclenche la responsabilité de l’État de destination? La question est sans doute très subtile, mais d’une grande importance pratique. Il est vrai que l’exercice de la juridiction par l’État serait dans ce cas limité à son aspect législatif; mais il est également certain que c’est une des formes plus effectives de contrôle migratoire par les États de destination. Du point de vue de la Cour européenne, la question reste ouverte.
ENGAGEMENTS CONVENTIONNELS
Un autre problème lié à l’applicabilité de l’interdiction des expulsions collectives provient de la relation entre cette interdiction, telle qu’elle apparaît dans la Convention européenne, et d’autres engagements conventionnels contractés par les États. Celui des conflits entre les traités est, bien entendu, un champ très complexe du droit international.Footnote 124 Pour aborder la problématique par rapport au sujet de cet article, on la divisera en deux aspects: les conflits entre la Convention européenne et un traité entre l’État partie à la Convention (par hypothèse, demandé devant la Cour européenne) et un ou plusieurs État tiers; et les conflits entre la Convention européenne et un traité entre deux ou plusieurs États parties à cette même Convention (un de ces États parties, par hypothèse, demandé devant la Cour européenne).
Dans l’affaire Hirsi Jamaa, l’Italie avait invoqué un ensemble d’accords avec la Lybie concernant la lutte contre la migration irrégulière. Contre la position de l’Italie, la Cour a remarqué que l’État “ne saurait se dégager de sa propre responsabilité en invoquant ses obligations découlant des accords bilatéraux avec la Libye” car “à supposer même que lesdits accords prévoyaient expressément le refoulement en Libye des migrants interceptés en haute mer, les États membres demeurent responsables même lorsque, postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention et de ses protocoles à leur égard, ils ont assumé des engagements découlant de traités.”Footnote 125
Cette expression de la Cour, qui n’était pas inconnue dans sa jurisprudence,Footnote 126 suggère que la Convention européenne prévaut face à des engagements avec des tiers contractés postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention pour l’État concerné. Or, il n’y a pas d’obstacles pour conclure que le même principe s’applique par rapport aux engagements antérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention européenne pour l’État concerné. En fait, la Cour avait suggéré cette idée dans une affaire relative à la déportation par la Lettonie de personnes ayant appartenu à l’Armée Rouge et de leurs familles sur la base d’un accord avec un État tiers (la Russie qui, au moment des faits, n’était pas encore partie à la Convention européenne). Dans l’affaire lettone, la Cour rappelait “qu’un traité ne saurait servir de base valable pour lui retirer son pouvoir de vérifier s’il y a eu ingérence dans l’exercice, par un requérant, des droits et libertés découlant de la Convention et, dans l’affirmative, si cette ingérence était justifiée.”Footnote 127
Dans ces affaires la Cour n’a fait qu’appliquer le principe pacta sunt servanda: l’engagement d’un État partie à la Convention européenne devant un tiers ne peut pas effacer les obligations conventionnelles de l’État partie à la Convention européenne (sans préjudice, bien entendu, de l’éventuelle responsabilité internationale de l’État partie à la Convention européenne devant l’État tiers en raison de la violation du traité qui les lie). S’agissant d’un conflit entre la Convention européenne et un traité en vigueur entre deux ou plusieurs États parties à cette même Convention, la règle de l’article 30 de la Convention de Vienne sur le droit des traités mènerait à faire prévaloir la disposition la plus récente, car elle établit le principe lex posterioris pour résoudre le conflit normatif entre deux États qui sont parties simultanément aux deux traités en opposition. Néanmoins, la Cour européenne s’est prononcée pour la primauté de la Convention européenne, même quand elle est en conflit avec un traité postérieur.
C’est notamment le cas de certains arrêts sur l’application du droit de l’Union Européenne (UE), c’est-à-dire d’un droit émanant d’accords passés entre des États parties à la Convention européenne, relatifs à la politique migratoire de l’Union. Ainsi, dans une affaire bien connue relative au renvoi d’un demandeur d’asile afghan en Grèce, dans le contexte du Règlement de Dublin,Footnote 128 la Cour a condamné la Belgique qui avait décidé ce renvoi à partir de la seule constatation que ce dernier pays était l’État responsable de l’analyse de la demande d’asile selon le droit de l’UE (affaire M.S.S.). Selon la Cour de Strasbourg, l’État européen qui demande à un autre État européen de prendre en charge une demande d’asile doit vérifier les conditions d’accueil dans l’État requis avant d’y renvoyer le demandeur, pour éviter une violation de l’article 3 de la Convention européenne.Footnote 129
En synthèse, la Cour a fait prévaloir la Convention européenne face à des traités postérieurs (le Traité de l’UE, le Traité de Fonctionnement de l’UE et tout le droit qui en dérive) entre plusieurs États parties à la Convention (en l’espèce, la Belgique, la Grèce et tous les autres États membres de l’UE).Footnote 130 Ceci paraît montrer que, s’agissant d’un traité de droits de l’homme, les obligations découlant de la Convention européenne seraient des obligations intégrales qui s’imposeraient à d’autres engagements entre les États parties.Footnote 131 Quoique la question soit très complexe, il semble en effet que le critère de la Cour européenne sur la primauté des engagements en matière de droits de l’homme est en quelque sorte dérogatoire du régime général des successions des traités prévu à la Convention de Vienne sur le droit des traités.
En ce qui concerne les expulsions collectives, ces principes dégagés de la jurisprudence de la Cour mènent à la conclusion que ni les engagements bilatéraux avec des États tiers sur la gestion des migrations ni l’application du droit de l’UE ne permettent de contourner l’interdiction des expulsions collectives de l’article 4 du Protocole n° 4. Il faut donc analyser dans chaque cas particulier si les dispositions des engagements bilatéraux et du droit de l’UE sont compatibles avec les règles de la Convention européenne. Le règlement de Dublin sur la procédure d’asile revêt une importance particulière à cet égard. Selon les dispositions du règlement, si un demandeur d’asile présente sa demande auprès d’un État qui n’est pas compétent pour son analyse, celui-ci doit renvoyer le requérant sur le territoire de l’État compétent, sans considérer le fond de la demande d’asile. Comme il est évident, le renvoi d’un groupe de personnes dans un autre État sans analyser leurs circonstances personnelles pourrait avoir de graves conséquences sur le plan de l’interdiction des expulsions collectives.
La question a été considérée dans l’affaire Sharifi. À l’origine de l’affaire se trouvait une requête dirigée contre la République italienne par trente-deux ressortissants afghans, deux ressortissants soudanais et un ressortissant érythréen.Footnote 132 Les requérants alléguaient être arrivés clandestinement en Italie en provenance de la Grèce et avoir été refoulés vers ce pays sur-le-champ. Pour des questions de procédure, la Cour n’a retenu que quatre des requêtes.Footnote 133 En raison de l’absence de toute trace écrite du renvoi en Grèce de trois des requérants, et d’une simple mention sur les registres des services d’immigration pour le quatrième, la Cour a conclu qu’aucun examen individuel de la situation de chaque requérant n’avait eu lieu. Partant, il y avait violation de l’article 4 du Protocole n° 4. Selon la Cour, pour satisfaire aux obligations découlant de la Convention européenne, les autorités italiennes auraient dû procéder à une analyse individualisée de la situation de chacun des requérants, quoiqu’elle ait été limitée à établir si la Grèce était effectivement compétente pour se prononcer sur leurs éventuelles demandes.Footnote 134
En d’autres mots: la Cour a validé la conventionalité de la procédure du règlement de Dublin elle-même, quoiqu’elle ait censuré son application dans le cas d’espèce. L’État qui renvoi, même s’il n’est pas tenu d’analyser la demande d’asile, doit au moins considérer la situation concrète de chaque demandeur pour savoir si l’État auquel le renvoi est fait est effectivement compétent pour étudier la demande de la personne renvoyée. Cette analyse superficielle devrait être suffisante pour satisfaire aux exigences de l’article 4 du Protocole n° 4.
Conclusions
L’article 4 du Protocole n° 4 de la Convention européenne des droits de l’homme interdit les expulsions collectives. Cet article suppose une limite à la faculté des États d’éloigner des étrangers. Or, la recherche présentée tout au long de cet article confirme l’intuition suggérée dans l’introduction: pour la Cour européenne des droits de l’homme, des dispositions comme celle de l’article 4 du Protocole n° 4 doivent être considérées comme des exceptions. La règle générale continue d’être le droit de l’État d’expulser des étrangers.
On a souligné que l’article 4 du Protocole n° 4 ne consacre pas un droit collectif. Il protège les individus, qui ne peuvent pas être expulsés de manière collective. Ceci veut dire que les États doivent procéder à un examen raisonnable et objectif de la situation de chacune des personnes qui vont être expulsées. En ce sens, ce qui compte c’est l’existence d’une analyse réelle de la situation de chaque personne et non l’adoption d’une décision formellement différente pour chacune d’elles. Toute mesure qui contraint un groupe d’étrangers à quitter un pays sans cette analyse individuelle préalable constitue une expulsion collective qui contrevient à la Convention européenne. La définition d’expulsion collective donnée par la Cour n’exige pas cependant que la mesure ait été prise par une autorité compétente. Toute décision formelle ou simple acte matériel d’expulsion adopté par n’importe quelle autorité étatique peut donner lieu à la responsabilité de l’État.
À première vue, la définition d’expulsion collective pourrait aussi inclure les actes des particuliers qui sont encouragés ou simplement tolérés par les autorités publiques. Or, cette conclusion se heurte à la jurisprudence européenne qui rejette la responsabilité de l’État dans des cas d’expulsions implicites. Il paraît donc que serait toujours nécessaire l’intervention d’une autorité publique pour déclencher la responsabilité étatique. En tout état de cause, il est clair que la définition d’expulsion collective inclut les cas de non-admission collective: avant de refuser l’admission sur son territoire, l’État doit analyser individuellement la situation de chacune des personnes impliquées. Finalement, pour déterminer si une personne a été chassée hors de la frontière ou si elle a été refoulée à la frontière, c’est la frontière internationalement établie qui compte: les États ne peuvent pas établir des frontières fictives aux seuls effets du contrôle migratoire.
Dans l’analyse des circonstances des personnes qu’il veut expulser, l’État est obligé d’agir de bonne foi. Il doit manifester une volonté réelle d’évaluer la situation de chaque individu. Il ne peut pas, par exemple, justifier une expulsion sur la base des preuves récoltées dans une procédure différente de celle qui a mené à l’adoption de la décision d’expulsion. Cependant, selon la Cour, la procédure d’expulsion ne doit pas nécessairement inclure un entretien individuel avec la personne expulsée. Comme il a été expliqué, cette position jurisprudentielle rabaisse notablement le niveau conventionnel de protection en cas d’expulsion. Il faut aussi tenir compte que, même si la violation de l’article 4 du Protocole n° 4 se produit quand la décision d’expulsion est exécutée, c’est la nature de la décision et non la forme de son exécution qui compte pour déterminer si l’expulsion a un caractère collectif. En d’autres mots, il n’y aura pas de violation de la Convention si une décision individuelle est exécutée de manière collective; mais, inversement, l’exécution individuelle de décisions d’expulsions prises collectivement n’éliminera pas l’illégitimité de celles-ci.
L’interdiction des expulsions collectives s’applique dans tous les cas d’exercice de la juridiction par l’État. Cet exercice peut-être territorial ou extraterritorial et, dans ce dernier cas, de jure ou de facto. La Cour européenne adopte à cet égard un point de vue réaliste qui accepte que la responsabilité de l’État peut avoir lieu dans tous les cas où celui-ci exécute un contrôle migratoire effectif, soit sur son territoire, soit hors de son territoire (qu’il s’agisse d’un espace international ou du territoire d’un autre État). L’existence d’engagements conventionnels avec d’autres États, antérieurs ou postérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention européenne pour l’État concerné, n’efface pas la responsabilité de l’État sous le régime européen des droits de l’homme. À cet égard, il est sans importance du point de vue européen que les États tiers soient des États parties à la Convention européenne ou des États complètement étrangers à cette convention.