Introduction
Longtemps associée à la jeunesse, l’infection à VIH affecte de plus en plus la population âgée en raison du double phénomène de l’augmentation des nouvelles infections chez les personnes de 50 ans et plus et du vieillissement des personnes vivant avec le VIH. Au Canada, en 2008, la population des personnes vivant avec le VIH âgées de 50 ans et plus, représentait 15,3% des nouveaux diagnostics de VIH et 21,6% des cas de sida déclarés (Agence de la santé publique du Canada, 2010). Il convient de préciser que dans le domaine du VIH/sida, les personnes vivant avec le VIH sont qualifiées d’« âgées » dès le seuil de 50 ans, en raison du vieillissement physique prématuré occasionné par l’infection à VIH (Blanco et al., Reference Blanco, Jarrin, Vallejo, Berenguer, Solera and Rubio2012 ; Effros et al., Reference Effros, Flechter, Gebo, Halter, Hazzard and Horne2008). Dans cet article, le terme « personnes âgées vivant avec le VIH » (PAVIH) désigne, par conséquent, les personnes de 50 ans et plus, ce qui fait écho à la nécessité de ne pas réduire l’âge d’une personne à sa dimension chronologique mais de prendre en considération ses autres dimensions, notamment physique et sociale (Hooyman & Kiyak, Reference Hooyman and Kiyak2008).
Malgré l’ampleur de l’augmentation de la proportion de personnes de 50 ans et plus vivant avec le VIH/sida, très peu de recherches canadiennes se sont penchées sur la situation des personnes âgées vivant avec le VIH (PAVIH). La majeure partie des travaux sur les PAVIH a en effet été conduite aux Etats-Unis ou bien privilégie un angle médical (Roger, Mignone, & Kirkland, Reference Roger, Mignone and Kirkland2013).
Les seules recherches disponibles actuellement sur la situation des PAVIH au Canada se centrent sur les problématiques de l’hébergement et de l’accès aux services (Fritsch, Reference Fritsch2005; Furlotte, Schwartz, Koornstra, & Naster, Reference Furlotte, Schwartz, Koornstra and Naster2012), occultant les dimensions plus sociales et relationnelles de leur existence. Ces dimensions paraissent pourtant essentielles à documenter au regard de l’accroissement des risques d’isolement associés au vieillissement. De nombreuses recherches empiriques montrent, en effet, que les aînés sont enclins à avoir moins d’amis que les personnes plus jeunes ou à voir leurs réseaux sociaux rétrécir, les liens avec la famille occupant en revanche une place de plus en plus centrale avec l’avancement en âge (Cornwell, Laumann, & Schumm, Reference Cornwell, Laumann and Schumm2008; Pillemer & Glasgow, Reference Pillemer, Glasgow, Pillemer, Moen, Wethington and Glasgow2000; Turcotte & Schellenberg, Reference Turcotte and Schellenberg2006). Les effets négatifs de la diminution des contacts sociaux sur le bien-être psychologique, l’estime de soi et la santé physique des aînés ont largement été démontrés (Krause, Reference Krause, Binstock and George2006; Maier & Klumb, Reference Maier and Klumb2005; Turcotte & Schellenberg, Reference Turcotte and Schellenberg2006), certains auteurs notant, en outre, la supériorité des bénéfices retirés par les personnes âgées des liens avec les amis comparativement à ceux avec les membres de la famille (Maier & Klumb, Reference Maier and Klumb2005; Pillemer & Glasgow, Reference Pillemer, Glasgow, Pillemer, Moen, Wethington and Glasgow2000). Si la problématique du maintien des liens sociaux avec les proches apparait particulièrement importante pour les personnes âgées, elle semble encore plus cruciale pour celles atteintes du VIH, déjà enclines à vivre de l’isolement en raison du stigmate associé à cette pathologie. Constituant un type de relation sociale spécifique, les liens avec les proches ou « liens sociaux significatifs » (Billette & Lavoie, Reference Billette, Lavoie, Charpentier, Guberman, Billette, Lavoie, Grenier and Olazabal2010), se distinguent des « liens sociaux faibles » ou « distants » qui manquent d’intimité et sont peu fréquents (Krause, Reference Krause, Binstock and George2006). On peut donc se questionner sur les effets de la conjonction du VIH et du vieillissement sur les expériences des PAVIH relatives au maintien des relations avec leurs proches.
Les recherches réalisées aux Etats-Unis mettent en lumière les effets négatifs du VIH et du vieillissement sur la vie sociale des individus, sans toutefois aborder la problématique spécifique des facteurs pouvant nuire au maintien des liens avec les proches. En dehors de rares recherches datant des années 1990s sur l’isolement des PAVIH (Schrimshaw & Siegel, Reference Schrimshaw and Siegel2003), les principales thématiques couvertes par ces travaux ont trait au manque de soutien social informel reçu (Cantor, Brennan, & Karpiak, Reference Cantor, Brennan, Karpiak, Brennan, Karpiak, Shippy and Cantor2009; Schrimshaw & Siegel, Reference Schrimshaw and Siegel2003), à la nature des réseaux sociaux des PAVIH (Emlet, Reference Emlet2006b; Poindexter & Shippy, Reference Poindexter and Shippy2008) et à la stigmatisation vécue en lien avec le VIH et le vieillissement (Emlet, Reference Emlet2006a; Emlet, Reference Emlet2007). L’infection à VIH demeure, en effet, une pathologie fortement stigmatisée en raison de son association à la mort, à la contagion et à des groupes et des pratiques sexuelles considérés comme déviants (Herek, Reference Herek1999). Goffman définit le stigmate comme « un attribut qui jette un discrédit profond » sur un individu même si « c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler » (Goffman, Reference Goffman1975, p 13). Dans le domaine du VIH, des auteurs proposent de distinguer plusieurs formes de mécanismes de stigmatisation, selon qu’ils concernent les réactions des personnes ne vivant pas avec le VIH ou les personnes vivant avec le VIH (PVVIH). Trois mécanismes de stigmatisation mis en œuvre par les personnes non-infectés envers les PVVIH ont été identifiés, à savoir les préjugés (émotions et sentiments négatifs tels que la peur, le dégoût envers les PVVIH), les stéréotypes (croyances concernant les PVVIH envisagées comme un groupe ayant certaines caractéristiques telles que la déviance) et la discrimination (comportements découlant des préjugés sur les PVVIH) (Earnshaw & Chaudoir, Reference Earnshaw and Chaudoir2009). Quant aux mécanismes de stigmatisation vécus par les PVVIH elles-mêmes, ils peuvent revêtir deux formes, à savoir le stigmate vécu (enacted), qui désigne les épisodes réellement vécus de discrimination, et le stigmate intériorisé qui réfère soit à la crainte des PVVIH de percevoir des préjugés ou de vivre de la discrimination, soit à l’adhésion des PVVIH elles-mêmes aux croyances et sentiments négatifs associés au VIH (auto-stigmate) (Emlet Reference Emlet2006a), ces deux formes de stigmate intériorisé étant dissociées par certains auteurs (Earnshaw & Chaudoir, Reference Earnshaw and Chaudoir2009; Steward et al., Reference Steward, Herek, Ramakrishna, Bharat, Chandy and Wrubel2008). Si toutes les PVVIH sont susceptibles de vivre une forme ou l’autre de stigmatisation reliée au VIH, les PAVIH, peuvent, en plus, être simultanément exposées à des phénomènes d’âgisme, défini à partir des écrits séminaux de Butler (Reference Butler1969) « comme un processus selon lequel une personne est stéréotypée et discriminée en raison de son âge ». (Lagacé, Reference Lagacé2010, p. 2). Ainsi, des recherches empiriques mettent en évidence que les PAVIH vivent à la fois des expériences de stigmatisation reliée au VIH et d’âgisme, qu’il s’agisse de stéréotypes, de comportements discriminatoires ou de stigmate intériorisé (Emlet, Reference Emlet2006a; Emlet, Reference Emlet2007).
S’il a été montré que la stigmatisation reliée au VIH peut avoir un impact négatif sur le soutien reçu par les PVVIH de la part de leurs proches (Emlet, Reference Emlet2006b), l’influence de la stigmatisation du VIH et du vieillissement sur le délitement des liens sociaux reste encore peu étudiée. Seule une étude met en lumière la tendance des PAVIH à créer des réseaux sociaux entre eux et suggère l’hypothèse que ce phénomène serait lié à la stigmatisation du VIH (Poindexter & Shippy, Reference Poindexter and Shippy2008; Shippy & Karpiak, Reference Shippy and Karpiak2005). Les effets du vieillissement sur le rétrécissement des liens sociaux significatifs des PAVIH sont en revanche à ce jour méconnus.
Le présent article se propose, par conséquent, de documenter les obstacles Footnote 1 rencontrés par les PAVIH dans le maintien de leurs liens sociaux significatifs mais également d’analyser leurs fondements, qu’ils trouvent leur source dans le VIH, le vieillissement ou dans l’intersection du VIH et du vieillissement.
Cadre théorique
Notre recherche s’inscrit dans l’approche théorique de l’intersectionnalité mais prend également appui sur certains concepts issus de celle du parcours de vie, à l’instar de travaux émergents sur le vieillissement qui combinent ces deux approches (Grenier, Reference Grenier2012). L’utilisation de cette double approche théorique parait particulièrement pertinente pour appréhender les expériences des PAVIH, dans la mesure où leurs difficultés pourraient être reliées à leur position actuelle à l’intersection du VIH, du vieillissement et d’autres catégories sociales, mais également à l’ensemble de leur parcours de vie.
Selon l’approche de l’intersectionnalité, la compréhension des expériences des individus ne peut reposer sur l’analyse d’une seule dimension de leur identité mais nécessite de prendre en considération le croisement de leurs multiples positions sociales (genre, orientation sexuelle, origine ethnique, âge…) et des structures d’oppression qui leur sont associées (sexisme, homophobie, racisme, âgisme…) (Bilge, Reference Bilge2009; Crenshaw, Reference Crenshaw, Crenshaw, Gotanda, Peller and Thomas1995). Rejetant l’approche cumulative, reflétée par le concept de double discrimination (double jeopardy), l’intersectionnalité s’intéresse aux interactions entre les multiples systèmes d’oppression et aux expériences uniques vécues par les individus ou les groupes se situant à une intersection spécifique (Bilge, Reference Bilge2009; Collins Reference Collins2000; Crenshaw, Reference Crenshaw, Crenshaw, Gotanda, Peller and Thomas1995; Hancock, Reference Hancock2007 ). Bien que la catégorie de l’âge ait longtemps été délaissée, plusieurs spécialistes du vieillissement invitent à la placer au cœur de l’analyse et à examiner son intersection avec d’autres catégories sociales telles que le genre, l’orientation sexuelle, la classe sociale, l’origine ethnique… (Calasanti & Slevin, Reference Calasanti and Slevin2006). Notre recherche portera donc sur les expériences des personnes se situant à l’intersection de deux catégories d’oppression, à savoir l’âge et le VIH, et sera attentive aux variations de leurs expériences en lien avec l’intersection de ces deux catégories et d’autres positions sociales (orientation sexuelle, usage de drogues…). À la suite de Bilge (Reference Bilge2009), nous nous situons dans une intersectionnalité ouverte à la possibilité d’une autonomie des systèmes d’oppression et à l’idée que dans certains contextes, un des systèmes d’oppression peut occuper une place prépondérante dans l’expérience des individus. Ainsi, selon les cas, les expériences négatives pourraient trouver leur source dans la stigmatisation du VIH, dans l’âgisme, dans une forme d’oppression liée à un autre de leur positionnement social (homophobie, stigmatisation des usagers de drogue, des travailleuses du sexe…) ou dans l’intersection de plusieurs de ces formes d’oppression. Il importe également de préciser que nous nous situons dans une approche intracatégorielle de l’intersectionnalité qui se distingue des approches anticatégorielle et intercatégorielle. Contrairement à la deuxième qui vise à déconstruire les catégories sociales existantes et à la troisième qui cherche à documenter les relations d’inégalités entre différents groupes sociaux, l’approche intracatégorielle se focalise sur des groupes sociaux spécifiques, souvent peu visibles, se situant à des points d’intersections négligés, de façon à révéler la complexité de leur expérience vécue (McCall, Reference McCall2005).
Comme mentionné précédemment, la présente recherche s’appuie également sur certains apports de la théorie du parcours de vie. Nous privilégierons son paradigme personnel qui, tout en prenant en considération le contexte historique et social, place au centre de son analyse les effets des expériences des premières étapes du parcours de vie des individus sur ses étapes ultérieures (Dannefer & Settersen, Reference Dannefer, Settersten, Dannefer and Phillipson2010; Elder, Reference Elder1994; Grenier, Reference Grenier2012). Nous référerons également au concept plus macrosocial de désavantages accumulés qui, en retraçant l’origine des inégalités au sein de la population âgée, s’intéresse comme le paradigme personnel, aux effets au long cours des expériences passées mais met l’accent sur le phénomène d’accroissement des désavantages au fil du parcours de vie (Dannefer, Reference Dannefer2003; O’Rand, Reference O’Rand1996). Si le concept de désavantages accumulés demeure principalement utilisé dans les travaux quantitatifs et concerne habituellement les inégalités socioéconomiques ou de santé, il pourrait également s’avérer pertinent pour des analyses plus qualitatives et relationnelles (Dannefer, Reference Dannefer2003).
Le deuxième concept central de l’approche du parcours de vie pertinent pour notre recherche est celui de transition, à savoir les changements discrets de statuts ou de rôles ayant des effets à long terme dans l’existence (George, Reference George1993). Alors que les changements entraînés par le diagnostic du VIH dans le parcours de vie ont été longuement décrits dans la littérature (Pierret, Reference Pierret2006; Mendès-Leite & Banens, Reference Mendès-Leite and Banens2006), l’analyse des expériences des PAVIH tend à occulter les effets des transitions impliquées par le passage à la maturité ou à la vieillesse tels que le départ des enfants du foyer familial, la retraite, la détérioration de la santé, le décès des parents ou le veuvage (Caradec, Reference Caradec2008; Cornwell et al., Reference Cornwell, Laumann and Schumm2008; Grenier, Reference Grenier2012).
Notre recherche portera donc une attention particulière aux effets au long cours des expériences passées vécues par les PAVIH et à leurs désavantages accumulés au fil du parcours de vie, mais également aux transitions associées au vieillissement pouvant affecter négativement leurs liens sociaux significatifs à un âge avancé.
Méthodologie
Les résultats présentés dans cet article sur les obstacles au maintien des liens sociaux significatifs sont issus d’une recherche plus large visant à documenter la vie personnelle et sociale des PAVIH. Ce projet de recherche s’inscrit dans une approche qualitative qui met l’accent sur l’analyse des significations et vise une compréhension approfondie des expériences subjectives des individus (Creswell, Reference Creswell2012; Paillé et Mucchielli, Reference Paillé and Mucchielli2012).
Recrutement et échantillon
Les répondants ont été recrutés au sein d’une clinique médicale spécialisée dans le VIH/sida au Canada, située à Montréal. Le seul critère d’inclusion était d’avoir 50 ans ou plus et de vivre avec le VIH. Notre étude s’appuie sur un échantillonnage par cas multiples dont la constitution a été guidée par les principes essentiels, en recherche qualitative, de la diversification et de la saturation, qui diffèrent de celui de la représentativité numérique qui caractérise les approches quantitatives (Pires, Reference Pires, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayers and Pires1997). En cohérence avec l’approche méthodologique intracatégorielle de l’intersectionnalité dans laquelle nous nous inscrivons, nous avons procédé à une diversification interne (intragroupe) de l’échantillon. Selon Pires (Reference Pires, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayers and Pires1997), la diversification interne ou intragroupe cherche à dresser le portrait d’une situation à l’intérieur d’un groupe restreint d’individus (ici les personnes âgées vivant avec le VIH) à la différence de la diversification externe qui donne une vision d’ensemble d’une question de recherche en comparant les expériences de nombreuses sous-populations à l’intérieur d’un large groupe social (par exemple les personnes âgées). Ce principe de diversification interne recoupe les fondements de l’approche méthodologique intersectionnelle intragoupe. Contrairement à une approche méthodologique intersectionnelle intergroupe qui aurait visé à comparer l’expérience des PAVIH avec celles des autres groupes avec lesquelles elles partagent des positions sociales communes (les PVVIH jeunes et les personnes âgées ne vivant pas avec le VIH), l’approche intersectionnelle intragroupe s’intéresse à l’expérience unique d’un groupe à une intersection spécifique, mais en prenant en considération les variations de l’expérience et la diversité au sein du groupe étudié (McCall, Reference McCall2005). Le premier critère d’un échantillon basé sur le principe de la diversification interne est son homogénéité, mais celui-ci doit néanmoins inclure des personnes présentant différentes caractéristiques sociodémographiques afin de faciliter l’atteinte d’une saturation empirique des données (Pires, Reference Pires, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayers and Pires1997).
Le choix des variables permettant la diversification interne de l’échantillon s’est fondé sur des variables générales telles que l’âge et le sexe, mais surtout sur des variables spécifiques jugées pertinentes en fonction des différentes catégories de populations touchées par le VIH, habituellement distinguées dans ce domaine de recherche, à savoir les personnes hétérosexuelles, les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, les usagers de drogues par injection et les personnes de minorités ethniques. Nous avons par ailleurs ajouté la variable de l’ancienneté du diagnostic qui représente une source essentielle de variation dans l’expérience au sein de la population des PVVIH de 50 ans et plus.
L’objectif de la recherche plus large dont sont issus les résultats présentés dans cet article étant de documenter la réalité des PAVIH et plus spécifiquement les effets de l’intersection du VIH et du vieillissement sur leur vie personnelle et sociale, le recrutement des participants a été guidé par l’objectif d’atteindre une saturation empirique des données, phénomène par lequel le chercheur juge que les dernières entrevues n’apportent plus d’informations nouvelles ou différentes pour justifier une augmentation du matériel empirique (Pires, Reference Pires, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayers and Pires1997). Par ailleurs, dans la mesure où nous avons privilégié une approche intersectionnelle intracatégorielle et le principe de diversification interne de l’échantillon, notre objectif n’était pas de documenter de façon exhaustive et systématique la réalité de chaque sous-groupe de PAVIH inclus dans l’échantillon, mais plutôt de comprendre les difficultés communes à l’ensemble des PAVIH, tout en tenant compte des variations possibles au sein de ce groupe spécifique. Le recrutement des participants a donc été poursuivi jusqu’à ce que la saturation empirique des données ait été obtenue, à savoir lorsque les entrevues avec de nouveaux participants n’apportaient plus d’informations nouvelles concernant la réalité vécue par les PAVIH dans leur vie personnelle et sociale.
L’échantillon est composé de 38 PVVIH de 50 ans et plus, âgées de 50 à 73 ans, un peu moins des deux tiers se situant dans la cinquantaine (n=23) et un peu plus d’un tiers étant sexagénaire et septuagénaires (n=15). En ce qui concerne l’ancienneté du diagnostic, 8 participants ont été infectés récemment, à savoir moins de 10 ans auparavant, les 30 autres ayant vécu de 10 à 25 ans avec le VIH. L’échantillon inclut 12 hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HARSAH), 14 femmes (toutes hétérosexuelles) et 12 hommes hétérosexuels. Parmi les 38 participants, 8 font partie d’une minorité ethnique (6 afro-caribéens, 1 latino et 1 asiatique) et 8 sont des (ex) utilisateurs de drogues par injection (UDI). Précisons qu’aucun des participants HARSAH n’appartient à une minorité ethnique et qu’un seul est UDI. En revanche, les hommes hétérosexuels et les femmes peuvent être ou non (ex-)UDI et faire ou non partie d’une minorité ethnique. Enfin, pour ce qui est de la situation familiale, 21 des participants sont des parents (dont 2 HARSAH) et 9 participants sont des grands-parents.
Collecte des données
La recherche s’appuie sur des entrevues individuelles semi-dirigées approfondies d’une durée moyenne de deux heures et demie. Ces entrevues ont été réalisées dans les locaux réservés à la recherche au sein de la clinique (sauf dans un cas de difficultés de déplacement) et enregistrées avec l’accord des participants. Les entrevues ont été conduites par les trois principaux membres de l’équipe, à savoir la chercheure principale et deux professionnels de recherche, spécialisés en recherche qualitative dans les domaines de l’anthropologie, de la sexologie et de la gérontologie sociale. La chercheure principale possède une longue expérience de recherche auprès de personnes vivant avec le VIH (plus de 10 ans) et avait déjà réalisé une étude exploratoire sur les personnes de 50 ans et plus vivant avec le VIH (Wallach et Brotman, Reference Wallach and Brotman2013). Quant aux deux autres membres de l’équipe ayant conduit les entrevues, l’un possédait déjà une expérience de recherche auprès des PVVIH et des HARSAH, tandis que la seconde était familiarisée avec le travail et la recherche auprès de populations minoritaires et à risque de stigmatisation (personnes de minorités ethniques, victimes d’abus sexuels). Précisons enfin qu’aucun des participants n’était connu au préalable par les membres de l’équipe ayant réalisé les entrevues.
Tous les participants ont été informés des objectifs de la recherche et invités à signer un formulaire de consentement avant le début de l’entrevue. Les entrevues portaient en premier lieu sur l’expérience subjective du VIH et invitait les participants à raconter leur parcours avec cette pathologie et l’évolution de son vécu depuis le moment de l’annonce du diagnostic. Dans un deuxième temps, les participants étaient questionnés sur les différentes dimensions de leur vie personnelle (perception du corps, vie amoureuse et sexuelle) et sociale (relations sociales, loisirs, vie professionnelle, situation matérielle, expériences de stigmatisation ou de discrimination). Il s’agissait, pour chacune de ces dimensions, de documenter l’expérience et la situation des participants mais également de les questionner sur leurs perceptions des répercussions, d’une part du VIH, et d’autre part du vieillissement, sur cette situation. De la même façon, il était demandé aux participants s’ils avaient déjà vécu des expériences de stigmatisation ou de discrimination (avoir ressenti des préjugés négatifs, avoir été traité différemment, avoir été rejeté…) en lien d’une part, avec le VIH, et d’autre part, avec le vieillissement. Aucune question ne portait directement sur les expériences de stigmatisation ou discrimination en lien avec d’autres positionnements sociaux (origine ethnique, consommation de drogues par injection, travail du sexe…) bien que les participants aient évoqué spontanément de tels phénomènes en réponse à d’autres questions de l’entrevue. Enfin, une dernière section de l’entrevue portait spécifiquement sur leurs perceptions et leur expérience du vieillissement (signification, aspects positifs, aspects négatifs, inquiétudes).
L’entrevue se concluait par la passation d’un questionnaire sociodémographique. Une compensation de 40 $ était remise à tous les participants à la fin de l’entrevue afin de les dédommager des frais associés au déplacement et de toute autre dépense occasionnée par la participation à la recherche (repas, boisson…).
Analyse des données
Toutes les entrevues ont été intégralement retranscrites. L’analyse des données s’est basée sur l’approche de la théorisation ancrée (Strauss & Corbin, Reference Strauss and Corbin1998; Paillé, Reference Paillé1994), s’appuyant sur un processus de comparaison constante entre les données recueillies et les codes et catégories créés. Elle a été réalisée avec l’aide du logiciel QDA Miner. La codification des entrevues a été assurée par les trois membres de l’équipe ayant réalisé les entrevues. Tous les verbatims ont été soumis à la lecture, la codification/recodification et l’analyse répétée de la chercheure principale et de l’un ou l’autre des deux autres membres de l’équipe. La lecture des premières retranscriptions d’entrevues nous a permis d’établir une première liste de codes à partir des thématiques récurrentes identifiées dans les discours mais aussi de thèmes issus de la grille d’entrevue ou de la littérature. Les premières retranscriptions ont chacune été codifiées par deux membres de l’équipe de recherche (un ou l’autre des deux professionnels et la chercheure principale) à l’aide du logiciel QDAMiner, la codification effectuée par l’un étant invisible par l’autre. La comparaison de la codification de ces premières entrevues a permis d’identifier les points de divergence dans l’interprétation des données et l’attribution des codes par les chercheurs et de définir ainsi de façon plus précise les codes initialement créés. Dans un deuxième temps, parallèlement à la poursuite de la codification à l’aide du logiciel, un travail de relecture régulière du matériel associé à chaque code par les trois membres de l’équipe de recherche a permis de valider la concordance des analyses au sein de l’équipe, de donner lieu à des discussions sur les extraits de verbatims à recodifier et les nouveaux codes à créer, ainsi que de raffiner les codes existants et de créer des catégories et sous-catégories d’analyse.
La catégorie « vie sociale » se déclinait en plusieurs sous-catégories telles que « soutien social », « participation sociale », «insertion sociale». La sous-catégorie « insertion sociale » se divisait elle-même en plusieurs codes, tels que « situation », « obstacles », « type de réseaux ». L’étape de la mise en relation des catégories a permis d’identifier les liens existant entre la catégorie « vie sociale » et d’autres catégories, comme « expérience du VIH », « expérience du vieillissement », «situation socioéconomique», « stigmatisation », « état de santé ». Les résultats présentés porteront exclusivement sur le thème des liens sociaux correspondant à la sous-catégorie « insertion sociale ».
Le cadre théorique du parcours de vie a également guidé l’analyse des résultats mais dans un second temps. Ainsi, certains concepts de ce cadre théorique tels que les désavantages accumulés et les transitions associés au vieillissement ont émergé comme particulièrement pertinents au fil de l’analyse, offrant une nouvelle grille d’interprétation des données recueillies et permettant la création de la catégorie « parcours de vie » et de sous-catégories comme «transitions » ou « dimension temporelle ».
Enfin, l’analyse des données a été influencée par le cadre théorique de l’intersectionnalité. Dans la mesure où il s’agissait de mettre en évidence la spécificité des expériences des personnes se situant à l’intersection du VIH et du vieillissement, une attention particulière a été accordée à l’influence de ces positionnements sociaux sur la situation des PAVIH, notamment en ce qui a trait aux obstacles au maintien des liens sociaux avec les proches. Par ailleurs, dans la lignée de l’approche intracatégorielle de l’intersectionnalité qui cherche à mettre en évidence les variations pouvant exister au sein d’un groupe se situant à une intersection spécifique, notre démarche analytique a également procédé à une comparaison des expériences des participants en fonction de leurs positions sociales (et leur croisement) autres que celles du VIH et de l’âge avancé (genre, orientation sexuelle, usage de drogue…).
Pour finir, au-delà de la triangulation des chercheurs dans la collecte et l’interprétation des données et de la triangulation des théories, la validité des résultats a été favorisée par la démarche de réflexivité des chercheurs (Burke Johnson, Reference Burke Johnson1997; Creswell & Miller, Reference Creswell and Miller2000). Celle-ci a été présente tout au long du processus de recherche à travers des discussions concernant leurs préjugés relatifs à la population étudiée (au début du projet), les émotions suscitées par les entrevues avec certains participants, ainsi que les effets de la formation ou l’expérience professionnelle des trois chercheurs sur la collecte et l’interprétation des données. Enfin, il nous semble important de souligner que les résultats finaux de notre recherche ont été présentés au sein de plusieurs organismes communautaires spécialisés dans l’accompagnement des personnes vivant avec le VIH, devant un auditoire composé de PAVIH et d’ intervenants travaillant avec cette population dont les réactions et commentaires nous ont permis de confirmer que ces résultats reflétaient bien la réalité des expériences vécues par les PAVIH.
Résultats
L’analyse des discours met en évidence des difficultés rencontrées par les PAVIH pour conserver leurs liens sociaux significatifs. Après avoir dépeint cette situation au niveau familial et amical, nous examinerons les principaux éléments à l’origine de ces difficultés, à savoir la stigmatisation passée et présente du VIH, la stigmatisation passée et présente liée à d’autres positionnements sociaux, les effets au long cours du passé avec le VIH, les enjeux associés au vieillissement et les effets croisés du VIH et du vieillissement.
Les liens avec les proches
L’analyse des données met au jour des situations contrastées en ce qui a trait au maintien des liens sociaux avec les proches, qui semble varier en fonction des positionnements sociaux des participants mais également des types de réseaux. Les deux réseaux où se déploient les liens sociaux significatifs pour les participants sont la famille et le réseau amical ou de sociabilité. En ce qui concerne la famille, nous distinguerons deux grandes catégories de parents, à savoir les descendants (enfants et petits-enfants) et les autres membres de la famille (personnes de la même génération et ascendants). Il convient de préciser que les participants peuvent entretenir des liens significatifs avec certains membres d’un réseau et vivre des situations d’éloignement ou de rupture de lien avec d’autres.
Concernant les relations avec les ascendants ou les membres de la même génération, les deux tiers des participants rapportent avoir des liens proches avec un ou plusieurs d’entre eux, tandis que la moitié des participants vivent des relations difficiles ou ont connu une rupture de lien avec au moins l’un d’entre eux. En revanche, en ce qui concerne les relations filiales, si les deux tiers des 21 participants parents font état de liens proches un ou plusieurs de leurs enfants, les deux tiers décrivent des situations de rupture ou d’éloignement avec au moins l’un d’entre eux. Les participants HARSAH et les (ex)UDI sont les plus nombreux à être concernés par des situations de rupture des liens familiaux, et ceci concernant les deux catégories de parents.
Pour ce qui a trait au réseau amical ou de sociabilité, les deux tiers des participants mentionnent entretenir des liens sociaux significatifs. La nature des réseaux où sont noués ces liens se révèle varier selon les sous-groupes de participants. Alors que les HARSAH, les femmes n’appartenant pas à une minorité ethnique et les femmes (ex-)UDI sont enclins à avoir un cercle d’amis proches, les hommes hétérosexuels québécois, ainsi que les hommes et les femmes de minorités ethniques, tendent à être insérés dans d’autres types de réseaux, à savoir les lieux comme les brasseries pour les hommes hétérosexuels québécois et les groupes religieux pour les personnes de minorités ethniques et certains participants UDI, où ils entretiennent des liens significatifs avec des personnes qu’ils côtoient de manière hebdomadaire. Près de la moitié des participants rapportent vivre un sentiment d’isolement au niveau amical et parfois en dépit de l’existence de liens sociaux significatifs. Les participants n’ayant pas d’amis proches, à savoir les personnes de minorité ethnique, les hommes (ex)UDI et les hommes hétérosexuels non-UDI et n’appartenant pas à une minorité ethnique, sont plus nombreux à évoquer ce sentiment.
Nous allons à présent nous pencher sur les éléments identifiés par les participants comme étant ou ayant été nuisibles au maintien de leurs relations avec leurs proches.
La stigmatisation passée et présente du VIH
La stigmatisation du VIH est identifiée par de nombreux participants comme une des principales raisons de la rupture des liens avec leurs proches. Si certains expliquent subir aujourd’hui les effets de ruptures anciennes, ayant eu lieu peu de temps après le dévoilement de leur diagnostic du VIH, d’autres racontent des expériences présentes de mises à l’écart en lien avec cette infection. Cette perte des liens proches en lien avec la stigmatisation du VIH peut se produire aussi bien dans le réseau familial qu’amical.
Une dizaine de participants décrivent le rejet qu’ils ont vécu de la part de membres de leur famille de leur génération, de leurs ascendants ou de leurs descendants suite au dévoilement de leur infection à VIH. Deux participants évoquent ainsi le refus de leurs enfants de maintenir un lien avec eux depuis qu’ils connaissent leur statut sérologique, à savoir pour l’un, depuis 7 ans, et pour la seconde, depuis une douzaine d’années. Les deux participants paraissent souffrir de cette situation qui peut, de plus, les priver du contact avec leurs petits-enfants, comme le montre cet extrait d’entrevue: « J'ai envoyé des cartes postales aux petits-enfants, les dernières au mois de juillet cette année. Elle [ma fille] n'a jamais rappelé. » (HH65) Footnote 2
D’autres répondants et répondantes ont, pour leur part, connu un éloignement de parents de leur génération ou de la génération ascendante. Cet éloignement peut se traduire, selon les cas, par une prise de distance ou une rupture définitive des liens. Un des répondants, diagnostiqué depuis 6 ans, établit une corrélation entre la diminution de la fréquence des contacts avec les membres de sa fratrie et la révélation de son diagnostic : « Puis mon frère, il m’appelait souvent pour jouer au tennis. Ma sœur aussi. Ils ne m’appellent plus depuis 6 ans, on peut dire là. (…) Ça a coupé les liens par rapport aux activités. » (HH51). Un autre participant a, quant à lui, été définitivement mis à l’écart par l’ensemble de sa famille, peu de temps après son dévoilement, depuis plus d’une quinzaine d’années: « Il est arrivé une chicane de famille par rapport à moi. Parce que mes frères l'acceptaient pas, puis il y en a qui l'acceptaient pas, fait que y ont fait un conseil de famille, puis il m'ont jeté. » (HH65).
Une demi-douzaine de participants évoquent également des enjeux associés à la stigmatisation du VIH dans le contexte des liens amicaux. Certains rapportent des expériences de discrimination passées qui les ont dissuadés de s’investir dans de nouvelles relations amicales. « Ben [sic] mes amis c'est la même chose, je veux dire, dès que tu as le VIH, ils s'éloignent, ou ils ont peur de l'attraper. (…) Fait que j'ai pris mon carnet que j'avais de mes amis, tout ça, puis je l'ai mis dans la poubelle, ça s'arrête là. » (HRSH63)
Pour d’autres, l’expérience du rejet représente une réalité présente, vécue de façon récurrente à chaque fois qu’ils font le choix de dévoiler leur séropositivité, ce qui nuit au maintien ou à la création de liens amicaux. « Tu ne peux pas en avoir [des amis]! Aussitôt que tu es franc et honnête, le monde se vire de bord, puis ils te jugent. Puis ils ne sont plus intéressés. » (HH-UDI61)
La diminution de l’engagement dans des liens sociaux significatifs décrite par plusieurs participants peut par ailleurs être mise en relation avec l’intériorisation de la stigmatisation du VIH, que celle-ci se manifeste par une image de soi détériorée ou par la crainte de la stigmatisation. Cette stigmatisation intériorisée peut ainsi empêcher les participants de créer de nouveaux liens d’amitié ou les pousser à s’éloigner de leurs anciens amis, les conduisant à un auto-isolement. Ces deux manifestations de l’intériorisation de la stigmatisation du VIH transparaissent dans les discours de deux participants hétérosexuels. « Auparavant moi je communiquais avec n’importe qui. (…) Maintenant, non. Parce que je me sens comme coupable, je suis atteint d’une maladie mortelle, je suis comme… hors de la société. J’ai perdu ma confiance en moi. (..) Même avec les amis, je coupe le contact le plus possible. » (HH-E51) « C'est moi-même qui tasse le monde, ce n'est pas le monde qui se sont éloignés de moi. (…) C'est parce que je vois trop de monde comment ils pensent quand ça parle de VIH. » (HH65)
La stigmatisation passée et présente liée à d’autres positionnements sociaux
Neuf participants rapportent avoir vécu des expériences de mise à l’écart ou de rejet en lien d’autres traits identitaires stigmatisés, à savoir l’homosexualité ou un mode de vie marginal, lesquelles viennent souvent se combiner aux expériences de rupture des liens proches reliées à la stigmatisation du VIH. Ces autres formes de stigmatisation et la perte des liens en découlant concernent, pour tous les participants, les relations familiales et notamment filiales.
Quelques participants UDI attribuent l’éloignement de leurs enfants à leur mode de vie marginal, que celui-ci se manifeste à travers la consommation de drogue et/ou le travail du sexe. Cette mise à l’écart semble trouver sa source dans un jugement négatif des enfants adultes à l’endroit des choix de vie présents ou passés de leurs parents, comme le mentionne cette participante : « Ma plus vieille fille là, je trouve qu'elle me rejette. Elle ne me téléphone pas, puis en plus elle ne m'a pas invité au baptême. (…) Je suis une ancienne prostituée puis tout, mais elle c'est une dentiste puis ci, puis ça. » (F-UDI59)
Par ailleurs, six des douze participants HARSAH disent avoir vécu des ruptures, parfois définitives, avec des membres de leur famille suite au dévoilement de leur homosexualité. Dans certains cas, la rupture s’est produite dès leur jeunesse, privant les participants de liens familiaux durant la majeure partie de leur parcours de vie, comme le reflètent ces propos : « J'ai fait mon coming out, j'avais 19 ans. J'ai plus revu mon père, j'ai plus revu ma mère. » (HRSH52)
Pour les participants ayant révélé leur homosexualité vers la quarantaine, la rupture des liens avec les membres de la famille est survenue alors qu’ils étaient mariés et avaient déjà des enfants. En ce cas, le rejet a pu s’exprimer de la part des parents de la même génération, des ascendants et parfois également des descendants.
Les effets au long cours du passé avec le VIH
Les récits de plusieurs participants anciennement diagnostiqués mettent en évidence l’empreinte laissée par les premières années de la vie avec le VIH sur les liens avec les proches, à une époque où les thérapies antirétrovirales efficaces n’étaient pas encore disponibles. Bien qu’il ne soit mentionné que par un des participants, le décès des amis morts du sida au début de l’épidémie du VIH/sida constitue un des éléments du parcours de vie pouvant contribuer à l’isolement actuel des PAVIH. Un participant homosexuel confie ainsi n’avoir jamais réussi à créer de nouveaux liens amicaux significatifs depuis le décès de ses trois amis les plus proches. « Ça fait 15 ans. C'est souffrant de pas avoir d'amis. Deux, trois, mais de qualité. Même, je pense à ces gens-là, et ça me manque un peu… » (HRSH55)
Dans un autre registre, cinq participantes font référence aux effets au long cours de la perte de la garde de leurs enfants dans les années qui ont suivi le diagnostic du VIH. Plusieurs ont ainsi dû remettre leurs enfants à des familles d’accueil pour des raisons liées à l’infection à VIH. Une des participantes attribue partiellement la décision du juge de placer ses filles dans une famille d’accueil à la stigmatisation du VIH puisque celui-ci a conclu l’audience de façon ironique avec la phrase : « Bonne chance avec votre maladie ! ». Une autre participante UDI, a pour sa part fait le choix de demander que sa fille, elle-même infectée par le VIH, soit placée dans une famille d’accueil peu après sa naissance. Cette participante consommait de la drogue, ne bénéficiait d’aucune aide gouvernementale et n’avait pas à cette époque les moyens de payer pour les médicaments antirétroviraux pour sa fille. Enfin, une troisième répondante relate avoir également pris elle-même la décision de faire placer ses enfants, en raison de la dégradation de son état de santé et de sa croyance en une mort imminente à une époque où les trithérapies n’étaient pas encore disponibles. Bien que ces trois participantes soient parvenues à reconstruire un lien avec leurs enfants, elles considèrent que leurs relations actuelles portent encore les séquelles de ces années de séparation, comme l’explique l’une d’entre elles: « Elles [mes filles] me laissent isolée … Des fois je leur dis, mais en blague : « Qu'est-ce que ça va être quand j’aurai 80 ans? Je ne vous verrai jamais! ». (…) Assez que je me dis, bon, peut-être qu'elles ne m'aiment pas, pour toutes sortes de raisons, à cause du placement puis tout ça. » (F56)
Les enjeux associés au vieillissement
Sept participants attribuent la difficulté à maintenir des liens sociaux significatifs à des changements associés à l’avancée en âge, à savoir principalement la perte de certains liens familiaux et l’expérience de l’âgisme.
Deux participants déplorent tout d’abord la baisse des contacts avec leurs enfants devenus adultes, que ce soit en raison de leur départ du domicile parental ou de leur plus grande indépendance. Une femme de minorité ethnique dont le fils habite encore avec elle explique ainsi: « En vieillissant, je sens plus la solitude. C’est peut-être aussi que mon garçon fait ses programmes, parce qu’avant on allait ensemble partout. » (F-E50). Un participant HARSAH constate également avec regret l’éloignement de ses enfants qu’il attribue à l’évolution de la société et à un phénomène générationnel: « C'est sûr que mes enfants, maintenant, ils ont des enfants, ils ont leur vie, ils sont pas toujours capables de venir chez nous. (…) Ça fait aussi partie du vieillissement. On dirait c'est la nouvelle vie qui veut ça. Les jeunes s'éloignent des parents, ils veulent faire leur vie. » (HRSH65).
Certaines participantes font par ailleurs référence au décès d’un de leurs deux parents âgés qui représentait le seul membre de leur famille auquel elles étaient très fortement attachées. Pour une des participantes de minorité ethnique, la perte de sa mère est d’autant plus difficile à vivre qu’elle ne dispose pas d’autres liens sociaux significatifs, en raison de la stigmatisation du VIH. « Je n'ai pas d'amis. Je dis toujours que l'amie à moi, elle est morte ça fait longtemps, et c'était ma mère. Avec elle, je me confiais, quand j'avais tous mes problèmes, tous mes bobos, j'allais parler avec elle. Mais depuis qu'elle est partie, j'ai perdu la confiance. » (F-E59)
Enfin, bien que cette situation soit peu fréquente au sein de notre échantillon, deux participants estiment avoir moins de liens sociaux significatifs en raison de la mise à l’écart des personnes âgées par la société ou leur entourage. Ces répondants décrivent des expériences de marginalisation qu’ils attribuent à leur avancement en âge. Une participante, rejetée par ses filles en raison de son mode de vie, éprouve ainsi le sentiment que l’âgisme prégnant au sein de la société réduit ses chances de tisser de nouveaux liens amicaux et contribue à son isolement. « Je le sais en vieillissant, on a les traits physiques qui se dégradent, surtout rendue à 56 ans, ça commence. ... Tu te sens de plus en plus isolée, puis les gens te parlent de moins en moins, puis là tu dis : « Ouf! Solitude là, comme des fois elle est dure ». (F56) Un autre, qui a souffert du rejet passé de ses amis en raison de son infection à VIH et renoncé depuis à tout lien amical, vit en plus le sentiment d’être exclu à cause de son âge: « Ils te mettent dans un cadre de aîné. Si tu veux suivre va-t-en avec les vieux de 60, 70 ans là. Une affaire de même t'sais. Mais il est plus question de dire que tu t'en ailles dans une noce t'sais où qu'il y a des jeunes, des moins jeunes. Non. » (HRSH63)
Les effets croisés du VIH et du vieillissement
Pour finir, les difficultés à maintenir les liens sociaux significatifs peuvent avoir pour origine la détérioration de la santé physique et la situation socioéconomique, qui peuvent s’enraciner dans l’infection à VIH, dans le vieillissement et souvent dans les effets combinés du VIH et du vieillissement.
La plupart des participants, en particulier ceux anciennement diagnostiqués, souffrent de problèmes de santé en raison de l’infection à VIH, des effets secondaires des traitements antirétroviraux et/ou du vieillissement, sans qu’ils soient généralement en mesure d’en déterminer l’origine précise. Les problèmes de santé les plus fréquemment rapportés sont d’ordre digestif, cognitif, articulaire, osseux, respiratoire et hépatique. Beaucoup de participants mentionnent, en outre, une importante fatigue et une instabilité de leur état de santé et de leur niveau d’énergie. Ce double problème de dégradation et d’instabilité de leur état physique nuit au maintien des liens sociaux significatifs pour huit d’entre eux, en raison de leur incapacité de planifier à l’avance des activités sociales et de respecter leurs engagements auprès de leurs proches, comme l’illustre la citation suivante : « J'en ai pas de vie sociale. (…) T'sais quand je vais aux toilettes, je le sais jamais comment je vais filer. Puis des fois, des journées j’suis complètement mort, fatigué. (…) Fait que là … appeler des amis : « Bon ben [sic] on va là. » (…) Le monde sont pas intéressés. Ils sont pas intéressés de se tenir avec quelqu'un qui n'est jamais sûr. » (HRSH-UDI53)
La dégradation de la situation socioéconomique, reliée à la fois au VIH et au vieillissement, constitue le second élément pouvant entraver le maintien des liens sociaux des participants. Près des deux-tiers des répondants vivent en situation de pauvreté, avec un revenu annuel de moins de 20000$. L’origine de cette précarité financière réside souvent dans la situation professionnelle des participants. Ainsi, seul un tiers des répondants est en situation d’activité professionnelle, la majeure partie d’entre eux ayant été récemment diagnostiqués. Par ailleurs, un tiers de l’ensemble des participants est à la retraite (dans trois cas de manière anticipée) et le dernier tiers se trouve en situation de non-emploi prolongé ou d’invalidité. Les problèmes financiers concernent davantage les participants en situation de non-emploi prolongé qui vivent de prestations sociales (Programme d’aide sociale ou plus rarement rente d’invalidité) et ceux à la retraite. Or d’après les discours des participants, la cessation de l’activité professionnelle et l’incapacité de retour à l’emploi sont généralement reliées aux répercussions passées et présentes de l’infection à VIH (dégradation de la santé, discrimination) et, dans quelques cas, à l’âgisme prégnant au sein de certains secteurs professionnels (restauration, construction, informatique). Enfin, il importe de souligner que plusieurs participants à la retraite touchent un faible montant de rente car ils ont travaillé un nombre d’années moins important que s’ils n’avaient pas été infectés par le VIH.
Quelques participants évoquent les effets négatifs de cette situation socioéconomique dégradée sur leur capacité à maintenir des liens sociaux, que ce soit en raison des difficultés financières qui empêchent d’avoir des activités sociales ou de se déplacer pour rendre visite aux proches éloignés géographiquement ou bien en raison de l’absence de vie professionnelle. Les propos qui suivent illustrent ces deux situations : « Avant, je travaillais, je pouvais payer un plat. Maintenant, j'ai pas d'argent, je peux pas. Si les gens disent : « Viens, on va sortir », je dis : « Non, je préfère de rester à la maison. ». » (HH-E52). « Je travaille plus depuis [le VIH]. Quand tu travailles pas, t'as pas une vie sociale très forte. C’est important quand tu vas travailler, tu vois des gens, tu parles avec du monde. » (HRSH52)
Discussion
L’analyse des discours des participants a mis en lumière les difficultés rencontrées par les PAVIH à maintenir et créer des liens sociaux significatifs. Ces résultats constituent un apport nouveau et original aux recherches sur les difficultés rencontrées par les PAVIH dans leur vie sociale qui se limitent généralement à l’analyse des dimensions du soutien social reçu, de la composition des réseaux sociaux et des expériences de stigmatisation reliée au VIH et au vieillissement (Cantor, Brennan & Karpiak , Reference Cantor, Brennan, Karpiak, Brennan, Karpiak, Shippy and Cantor2009; Emlet, Reference Emlet2006a, Reference Emlet2006b, & Reference Emlet2007; Poindexter & Shippy, Reference Poindexter and Shippy2008; Schrimshaw & Siegel, Reference Schrimshaw and Siegel2003). Nos résultats corroborent l’hypothèse selon laquelle la stigmatisation du VIH aurait un impact sur la capacité des PAVIH à maintenir des liens avec les proches non-infectés par le VIH (Poindexter & Shippy, Reference Poindexter and Shippy2008; Shippy & Karpiak, Reference Shippy and Karpiak2005). Cependant, si la stigmatisation du VIH joue en effet un rôle central, il importe de noter que d’autres formes d’oppression exercent une influence toute aussi majeure sur l’insertion sociale des PAVIH. Notre recherche souligne ainsi l’importance de prendre en considération l’intersection du VIH et des autres positions sociales des PAVIH pour appréhender la réalité du délitement de leurs liens sociaux significatifs. Nos résultats démontrent également qu’il est indispensable de resituer les expériences des PAVIH en lien avec l’intersection de leurs positions sociales dans le contexte de leur parcours de vie, en portant à la fois attention aux effets au long cours des problèmes passés et aux difficultés reliées aux transitions associées au vieillissement. Ainsi, l’absence de liens sociaux significatifs vécue dans le présent peut-elle résulter des effets au long cours des difficultés vécues par le passé en lien avec le VIH ou l’intersection du VIH et d’autres positions sociales, ou bien découler des changements actuels associées au vieillissement et de leur interaction avec le positionnement des PAVIH à l’intersection de multiples catégories d’oppression. En outre, les effets du passé et de la situation actuelle peuvent entraver simultanément le maintien des liens sociaux significatifs.
L’analyse des données met en lumière plusieurs situations où les difficultés actuelles des participants à entretenir des relations avec leurs proches sont reliées aux effets au long cours d’expériences passées négatives en lien avec le VIH et/ou d’autres catégories d’oppression. La situation des femmes ayant renoncé à la garde de leurs jeunes enfants, en raison de difficultés associées au VIH pouvant se combiner aux désavantages reliés aux positions sociales de travailleuse du sexe et/ou d’UDI, qui peinent aujourd’hui à entretenir des liens avec leurs enfants adultes, illustre bien cette situation.
Les effets au long cours des expériences de rejet vécues par le passé sur les liens sociaux actuels sont également perceptibles dans les témoignages des participants relatifs à la stigmatisation du VIH et/ou à d’autres positions sociales. Plusieurs participants évoquent la perte ancienne et définitive de liens avec des proches en raison de la stigmatisation du VIH, aussi bien dans la sphère familiale qu’amicale. Que ce soit en raison des liens significatifs perdus ou du renoncement définitif à créer de nouveaux liens amicaux par crainte de revivre des expériences de rejet, ces ruptures anciennes ont des effets au présent et contribuent à l’absence actuelle de liens sociaux significatifs. Plusieurs répondants HARSAH rapportent, pour leur part, des ruptures de liens familiaux, en raison de leur homosexualité, qui perdurent encore aujourd’hui. De façon similaire, des participants évoquent la détérioration ou la rupture des liens filiaux vécue actuellement en raison d’un passé de consommation de drogue ou de travail du sexe. Pour les HARSAH comme pour les UDI, ces pertes anciennes de liens significatifs dans la sphère familiale qui rejaillissent dans le présent se combinent souvent à celles dues à la stigmatisation du VIH passée ou présente. Ces données mettent ainsi en lumière l’enchevêtrement et l’accumulation des effets négatifs passés et présents de l’intersection de plusieurs catégories d’oppression.
La réalité des désavantages accumulés au fil du parcours de vie est par ailleurs mise en lumière par la situation des PAVIH anciennement diagnostiquées qui se démarquent de celle des PAVIH récemment diagnostiquées. Il apparaît ainsi que les problèmes de santé importants qui les ont obligées à interrompre précocement leur vie professionnelle ou à prendre une retraite prématurée, les ont ensuite privées de ressources matérielles ou de la possibilité de maintenir des liens sociaux significatifs au travail qui auraient facilité la préservation de relations amicales arrivé à un âge avancé.
Parallèlement aux effets au long cours des expériences négatives passées et aux désavantages accumulés, les difficultés à maintenir ou créer des liens sociaux significatifs vécues par les PAVIH peuvent trouver leur origine dans les transitions associées au vieillissement. Comme les autres personnes à l’étape de la maturité ou de la vieillesse, les PAVIH vivent des changements tels que le départ de leurs enfants, le décès de leurs parents âgés, la retraite ou la détérioration de leur état de santé qui engendrent la perte de certains liens sociaux significatifs (Caradec, Reference Caradec2008; Cornwell et al., Reference Cornwell, Laumann and Schumm2008). Néanmoins, ces pertes se révèlent particulièrement difficiles à vivre dans la mesure où elles interagissent avec les ruptures des liens provoqués par l’intersection de leurs positions sociales stigmatisées, les empêchant de compenser ces nouvelles pertes par des liens avec d’autres proches, comme d’autres populations âgées le font (Caradec, Reference Caradec2008; Pillemer & Glasgow, Reference Pillemer, Glasgow, Pillemer, Moen, Wethington and Glasgow2000 ). Ainsi, une des femmes dont la mère est décédée explique souffrir particulièrement de son absence, car elle n’a pas d’autres liens proches au niveau amical ou familial. De la même façon, les problèmes de santé et les problèmes économiques, associés en partie au vieillissement, qui nuisent à la participation à des activités sociales avec les proches, se répercutent d’autant plus durement sur les participants qu’ils disposent de peu de liens significatifs en raison de la stigmatisation du VIH et/ou d’autres traits de leur identité. Enfin, les PAVIH peuvent vivre des expériences d’âgisme qui viennent interagir avec les autres formes de stigmatisation et diminuent leurs chances d’entretenir des liens sociaux significatifs. Les résultats de cette recherche qualitative mettent en évidence que la capacité des PAVIH à conserver des liens sociaux significatifs en vieillissant se trouve affectée par les désavantages associés à leur position à l’intersection de multiples catégories d’oppression dont les effets se ressentent tout au long de leur parcours de vie. Ils valident par conséquent la pertinence de combiner les cadres théoriques de l’intersectionnalité et du parcours de vie, une approche encore très peu développée (Grenier, Reference Grenier2012).
Pour conclure, les PAVIH apparaissent particulièrement enclines à vivre une diminution des liens sociaux significatifs en vieillissant. Si leur situation rejoint à cet égard celle de la population âgée générale, elle s’en distingue néanmoins à deux niveaux. Le premier a trait à la précocité de l’âge auquel les PAVIH doivent faire face à cette réalité. Ainsi, les expériences de nos participants relatives aux difficultés de maintenir des liens sociaux significatifs se rapprochent fortement de celle décrite habituellement au sujet de personnes âgées de 65 ans et plus (Turcotte & Schellenberg, Reference Turcotte and Schellenberg2006), alors que les deux-tiers de notre échantillon sont âgés d’une cinquantaine d’années. Tandis que les recherches médicales sur le VIH et le vieillissement soutiennent qu’il est possible de parler d’un vieillissement physique prématuré des personnes vivant avec le VIH, on peut se demander dans quelle mesure elles ne sont pas également touchées par un vieillissement social prématuré.
Le second trait caractéristique de l’expérience des PAVIH concerne le manque de ressources dont elles disposent pour faire face aux défis de la perte des liens associées aux transitions du vieillissement. Alors que les personnes âgées tendent généralement à compenser la perte des relations significatives amicales par le renforcement des liens familiaux (Maier & Klumb, Reference Maier and Klumb2005; Pillener & Glasgow, 2010), beaucoup de PAVIH ne peuvent se tourner vers ces liens en raison des ruptures passées reliées à la stigmatisation du VIH, de l’homosexualité et/ou d’un mode de vie marginal. La situation des PAVIH se révèle par conséquent profondément marquée par les désavantages associés à l’intersection de leurs positions sociales dont les effets se font sentir tout au long de leurs parcours de vie. Compte tenu des effets négatifs de la perte des liens sociaux sur le bien-être des personnes âgées (Krause, Reference Krause, Binstock and George2006; Maier & Klumb, Reference Maier and Klumb2005; Turcotte & Schellenberg, Reference Turcotte and Schellenberg2006), on ne peut que s’inquiéter de l’évolution de la situation de la population des PAVIH lorsqu’ils atteindront l’étape de la vieillesse. Ainsi, si les antirétroviraux ont permis aux PVVIH de voir leur espérance de vie prolongée de façon inespérée et de pouvoir désormais vieillir, la question de la qualité de vie qui leurs est offerte en tant que personne âgée reste entière et constitue un nouveau défi à relever.
Matériel supplémentaire
Pour visualiser un contenu supplémentaire pour cet article, s’il vous plaît visitez http://dx.doi.org/10.1017/S0714980815000525.