Introduction
L’objectif de cet article est d’identifier les causes relatives à la formation et à la pratique des résidents en médecine familiale au Québec qui permettent d’expliquer, au moins en partie, leur désintérêt pour le suivi à domicile. En raison de l’importance des enjeux d’organisation des services découlant du vieillissement global de la population, il est en effet de plus en plus important de s’interroger sur l’adéquation des pratiques professionnelles aux besoins des personnes âgées. Le Canada se situera parmi le groupe des pays les plus vieillissants en 2025 (Turcotte et Schellenberg, Reference Turcotte and Schellenberg2006). Pour le Québec, les personnes de plus de 75 ans constituent 42 pour cent de la population des plus de 65 ans, mais ce taux sera de 57 pour cent en 2051 (Ministère de la Santé et des Services sociaux-MSSS, 2004). L’augmentation de la durée de la vie moyenne a pour corollaire l’allongement de la durée de la vie en perte d’autonomie, ainsi que l’apparition de problèmes de santé et sociaux multidimensionnels et chroniques qui la caractérisent (Arcand et Hébert, Reference Arcand and Hébert2007). Malgré leur perte d’autonomie, il est connu que les personnes âgées souhaitent massivement vivre à domicile le plus longtemps possible. La prise en compte de ce souhait appelle une transformation de l’organisation des services. Le modèle hospitalo-centré, efficace pour organiser des soins aigus (traumatismes, infections, etc.), évolue depuis quelques années vers un modèle dit domicilo-centré, mieux adapté aux problèmes chroniques et complexes caractérisant les aînés (Hébert, Reference Hébert, Hébert, Tourigny and Gagnon2004). Ainsi, la reconnaissance du souhait des personnes âgées de vivre à domicile est maintenant au cœur des modèles conceptuels de la qualité des services (Kröger et al., Reference Kröger, Tourigny, Morin, Côté, Kergoat and Lebel2007), et donc de la formation médicale (Lebel et al., Reference Lebel, Champoux, Dechêne, Goyette, Lebel and Murphy2011).
En ce sens, les bonnes pratiques professionnelles doivent s’inscrire dans une perspective centrée sur le patient (Koren, Reference Koren2010), qui favorise le maintien de l’autonomie de la personne. Cela évite que des ressources coûteuses, comme l’urgence, soient mobilisées pour des problèmes qui trouveraient une solution médicale plus adéquate à domicile (Mantovani, Rolland, et Andrieu, Reference Mantovani, Rolland and Andrieu2008). D’ailleurs, les écrits scientifiques semblent unanimes quant à la pertinence clinique de la pratique médicale à domicile. Pour les patients, on note une augmentation de la qualité des soins (Neale, Hodgkins, et Demers, Reference Neale, Hodgkins and Demers1992) ainsi qu’une plus grande satisfaction pour eux et pour leurs proches à l’égard des services reçus (Leff et al., Reference Leff, Burton, Mader, Naughton, Burl and Clark2006). Des recensions systématiques des écrits ont démontré l’influence de la pratique médicale à domicile sur la réduction de la mortalité et des hospitalisations pour des patients âgés (Stuck, Egger, Hammer, Minder, et Beck, Reference Stuck, Egger, Hammer, Minder and Beck2002) ou souffrants de maladies chroniques (Inglis, Pearson, et Streen, Reference Inglis, Pearson and Streen2006). Pour les médecins, cette pratique favoriserait la relation de confiance avec les patients et permettrait une meilleure familiarité avec des aspects non médicaux mais pertinents pour les soins (Matter et al., Reference Matter, Speice, McCann, Mendelson, McCormick and Friedman2003; Yuen et al., Reference Yuen, Breckman, Adelman, Capello, LoFaso and Reed2006).
Enfin, du point de vue de la formation médicale, Abbey et ses collègues (Reference Abbey, Willett, Selby-Penczak and McKnight2010) démontrent que les étudiants en médecine ont une représentation a priori positive des soins à domicile. Pourtant, malgré la reconnaissance de la valeur de cette forme de pratique, peu de jeunes médecins choisissent d’effectuer une pratique de suivi à domicile sur une base régulière. Cet article vise à identifier les causes relatives à la formation et à la pratique des résidents qui expliquent leur désintérêt pour une pratique pourtant reconnue efficace et centrale à l’accomplissement du virage vers les services à domicile.
Un modèle formatif inadéquat pour initier les résidents aux soins centrés sur la personne ?
Malgré une reconnaissance large de l’efficacité clinique du suivi à domicile, on observe une carence importante dans l’offre de services médicaux à domicile au Québec (Lebel et al., Reference Lebel, Champoux, Dechêne, Goyette, Lebel and Murphy2011). Les données d’un sondage national indiquent, par exemple, une baisse de 3,8 pour cent du nombre de patients vus à domicile par semaine, entre 2004 et 2007 (Buske, Reference Buske2009). Cette situation trouve en partie son origine dans l’organisation du réseau de services de santé, et plus particulièrement dans la pénurie de médecins de famille (Ladouceur, Reference Ladouceur2008). Au Québec, malgré des efforts de revalorisation de la médecine familiale, les jeunes médecins doivent inclure de manière obligatoire à leur pratique des activités médicales particulières (AMP) le plus souvent réalisées en contexte hospitalier. L’évolution générale de la pratique médicale contribue également à cette situation : on observe en effet un déclin de l’intérêt des jeunes médecins pour la médecine de famille traditionnelle, où la prise en charge globale est centrale, au profit d’une pratique dite de contact, principalement dans les clinique sans rendez-vous et les urgences (Contandriopoulos et al., Reference Contandriopoulos, Fournier, Borges de Silva, Bilodeau, Leduc and Dandavino2007; Lefèvre, Karila, Kernéis, Fiessinger et Rouprêt Reference Lefèvre, Karila, Kernéis, Fiessinger and Rouprêt2010).
Comment se caractérise ce désintérêt? Une étude (Boling et al., Reference Boling, Willett, Gentili, Abbey, Dawson and Schlesinger2008) propose trois types de déterminants de la désaffection du suivi à domicile. Tout d’abord, les auteurs notent l’influence des représentations négatives de la clientèle, dont font partie plusieurs critères : notons, par exemple, l’aspect routinier et peu stimulant intellectuellement du travail auprès des personnes âgées, la difficulté des pratiques médicales multi-dimensionnelles, ainsi que des résultats cliniques moins gratifiants. Le suivi à domicile serait, dans ce cas, la congruence d’actes de soins et d’actes de suivi psychologique, voire paramédicaux, qui ne correspondent pas à la fonction médicale des résidents telle que la majorité d’entre eux la perçoivent. Deuxièmement, les auteurs identifient des facteurs produisant de la résistance à l’égard du suivi à domicile, dont, paradoxalement, un sentiment d’incompétence et de peur de l’inconnu relatif à cette clientèle et à son contexte de vie. Finalement, ils montrent que des gratifications, telle que l’autonomie dans la prise de décision médicale, sont trop peu présentes pour permettre de contrebalancer les précédents déterminants.
Selon un sondage (National Physician Survey, 2007), seulement 54,6 pour cent des résidents en médecine familiale du Canada déclarent se sentir adéquatement formés pour les visites à domicile. Cela explique pourquoi certains travaux en appellent à viser explicitement le développement d’attitudes et de capacités des résidents pour augmenter leur sentiment de compétence en gériatrie à domicile (Dory et al., Reference Dory, Beaulieu, Pestiaux, Pouchain, Gay and Rocher2009). Des interventions au niveau de la formation représentent donc une piste intéressante pour influencer la future pratique des médecins (Beaulieu et al., Reference Beaulieu, Dory, Pestiaux, Pouchain, Rioux and Rocher2009; Boling et al., Reference Boling, Willett, Gentili, Abbey, Dawson and Schlesinger2008). En particulier, les expériences pratiques en cours de formation influenceraient beaucoup le développement d’attitudes positives (Denton et al., Reference Denton, Rodriguez, Hemmer, Harder, Short and Hanson2009; Neale et al., Reference Neale, Hodgkins and Demers1992), et de connaissances et compétences à l’égard de la clientèle âgée (Laditka, Fischer, Sadlik, Mathews, et Warfel, Reference Laditka, Fischer, Sadlik, Mathews and Warfel2002). De même, il a été démontré que l’exposition en stage à des visites à domicile joue un rôle positif dans la construction de représentations positives des pratiques de suivi (Flaherty, Fabacher, Miller, Fox, et Boal, Reference Flaherty, Fabacher, Miller, Fox and Boal2002; Yuen et al., Reference Yuen, Breckman, Adelman, Capello, LoFaso and Reed2006). L’intérêt envers cette clientèle pourrait donc être stimulé par une interaction précoce avec les aînés (Matter et al., Reference Matter, Speice, McCann, Mendelson, McCormick and Friedman2003; Wilkinson, Gower, et Sainsbury, Reference Wilkinson, Gower and Sainsbury2002) et par des expériences éducatives positives (Boling et al., Reference Boling, Willett, Gentili, Abbey, Dawson and Schlesinger2008). Cependant, des doutes ont été émis sur l’influence réelle du développement des attitudes sur le choix de carrière (Alford, Miles, Palmer, et Espino, Reference Alford, Miles, Palmer and Espino2001; Laditka et al., Reference Laditka, Fischer, Sadlik, Mathews and Warfel2002). Les stratégies pédagogiques cherchant à instruire les résidents par des attitudes positives à l’égard du suivi à domicile (par la présence de modèles positifs, par exemple) ne convaincraient pas nécessairement les résidents de choisir cette spécialité.
Ainsi, alors même que la formation médicale est généralement estimée de très haute qualité, nous formulons l’hypothèse que les résidents souffrent d’un sentiment d’incompétence dû au décalage entre les savoirs appris durant la formation (les attitudes) et les savoirs requis durant le suivi à domicile. Le temps de la résidence en médecine familiale, d’une durée de deux ans, permet aux nouveaux médecins de se familiariser avec différents types de pratiques, dont le suivi à domicile, mais également l’hospitalisation, l’urgence, etc., c’est-à-dire avec l’ensemble des domaines de pratiques de la médecine familiale, afin de consolider leur connaissance dans la diversité de ces spécialités. Ce stage leur permet également de choisir la trajectoire de leur future carrière. Dans le contexte à l’étude, le suivi à domicile est expérimenté dès les premières semaines du stage. Le stage de suivi à domicile serait le moment durant lequel une pratique globale de soins peut être développée (médicale, paramédicale, psychologique et gestionnaire). Selon nous, c’est durant ces premières expériences de suivi à domicile que cet écart se ressent par les résidents (Aubry, Couturier, Dumont, et Maubant, Reference Aubry, Couturier, Dumont and Maubant2012). L’analyse de cet écart nous permet d’identifier les compétences ou connaissances manquantes ou problématiques qui modifient progressivement le sentiment des résidents d’être efficaces en contexte de suivi à domicile et, par voie de conséquence, leur désir de choisir ce champ d’activités médicales pour la suite de leur carrière. Nous avons donc choisi d’étudier cet objet en l’explorant de l’intérieur même de la construction de savoirs pendant la phase de résidence. Pour cela, nous avons réalisé une étude inspirée théoriquement par la perspective de la didactique professionnelle. La didactique professionnelle offre un cadre théorique pertinent pour penser le rapport entre activité professionnelle et savoirs (Habboub, Reference Habboub2005). Elle s’intéresse à l’analyse du travail en vue de la formation des compétences professionnelles. Inspiré par l’ergonomie cognitive du travail (Leplat, Reference Leplat2000), ce courant cherche à identifier, par une analyse empirique de l’activité des professionnels en situation de travail, l’écart entre les compétences acquises par le biais de la formation et les compétences mobilisées dans la situation de travail. Dans le contexte de cette étude, nous n’avons pas pu observer directement des situations de pratiques. Mais les discours recueillis nous ont permis de recenser la distance problématique entre, d’une part, la situation réelle de travail dans le cadre du suivi à domicile et, d’autre part, le contenu de formation transmis aux résidents. L’élucidation de cet écart permet d’identifier les causes relatives à la formation et à la pratique des résidents permettant de comprendre leur désintérêt pour le suivi à domicile.
Méthodologie
Contexte de l’étude
Notre objectif était de recueillir l’expérience des résidents en médecine familiale, avant et après leur exposition au suivi à domicile. Notre étude a été réalisée entre juillet 2011 et février 2012 dans un centre de santé et de services sociaux (CSSS) et unité de médecine familiale (UMF) de la région de Montréal. Notre étude traitait uniquement de la période de suivi à domicile, et non pas du suivi médical et clinique en contexte hospitalier. Dans le cadre de cette UMF, les résidents ont six patients qui leur sont personnellement attribués. Les résidents ont entre 1 à 2 demi-journées par mois pour effectuer leurs visites à domicile, sur une séquence de deux semaines.
Dans le cadre contextuel que nous avons étudié, aucun patient spécifique n’était assigné aux résidents sur une base médicale (dépendamment de la complexité du cas, par exemple). Il n’y a donc pas de gestion pédagogique de l’attribution des patients. Ceux-ci sont choisis par les infirmières en visites à domicile (VAD) parmi la liste d’attente. Ainsi, un résident pourrait se retrouver avec des patients présentant des caractéristiques médicales similaires dans son quota de 6 patients (par exemple, deux ou trois patients atteints de la maladie d’Alzheimer). Néanmoins, les patients attribués aux résidents sont majoritairement âgés, et ont comme caractéristique principale de subir une perte d’autonomie, associée par exemple à un cancer ou à une maladie pulmonaire obstructive chronique. La majorité de ces patients subissent de multiples pathologies, une poly-médication avec une espérance de vie souvent inférieure à cinq ans. Ils nécessitent de nombreuses interventions médicales, que ce soit pour préciser des diagnostics ou optimiser les traitements médicamenteux.
Recrutement des participants et collecte des données
Nous avons suivi un devis qualitatif inspiré de la théorisation ancrée. De fait, nous ne voulions pas interroger les résidents et superviseurs à partir d’une grille d’items prédéfinie. Nous avons plutôt utilisé des canevas d’entrevue et de groupe focalisé de discussion afin que les acteurs apportent leurs propres arguments pouvant expliquer le désintérêt pour le suivi à domicile.
Nous avons réalisé trois opérations de collectes de données. La première fut la tenue de deux groupes focalisés de discussion. Le premier regroupait six résidents de seconde année finissant leur formation pratique. La structure thématique de l’entrevue se déployait autour de trois objets centraux : 1) la représentation de la médecine familiale et de son rapport avec certaines de ses sous-spécialités (urgences, médecine interne, obstétrique, etc.), 2) l’expérience du suivi à domicile, 3) le sentiment de compétence ou d’incompétence perçu par les résidents à l’égard du suivi à domicile. Le second groupe regroupait cinq résidents de première année au début de leur formation pratique, c’est-à-dire avant leur première expérience du suivi à domicile. Nous leur avons posé les mêmes questions que pour les résidents de seconde année. Mais, étant donné qu’ils n’avaient pas eu d’expériences de suivi à domicile, nous leur avons plutôt demandé quelles sont leurs attentes relativement à cette pratique. Le parallélisme entre les deux groupes de discussion nous a permis de documenter l’écart entre les représentations des résidents situés à deux stades différents de leur formation.
Nous avons également sollicité la participation de cinq résidents, soit quatre en fin de résidence de seconde année et un en fin de première année de résidence, pour des entrevues compréhensives de type semi-directif. Le choix de privilégier des résidents en fin de parcours avait pour but de recueillir spécifiquement leur expérience du suivi à domicile afin d’identifier l’écart entre les savoirs appris en formation et les savoirs que la pratique du suivi à domicile mobilisent concrètement. La structure thématique de l’entrevue était identique à celle des deux groupes de discussion.
Enfin, nous avons interrogé quatre superviseurs, responsables de l’encadrement et de la formation de résidents durant leur stage clinique. Un seul de ces superviseurs effectue des pratiques de suivi à domicile sur une base régulière. La structure thématique de l’entrevue se déployait autour de trois objets centraux : 1) la représentation des superviseurs du processus d’expérimentation du suivi à domicile vécu par les résidents, 2) le retour des résidents aux superviseurs concernant leur sentiment de compétence ou d’incompétence à l’égard du suivi à domicile, et 3) les modalités d’amélioration du processus d’exposition des résidents au suivi. Le tableau suivant résume l’intégralité de nos opérations de collecte de données.
Tableau 1 : Processus de collecte de données
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Codage et analyse des données
Les entrevues et groupes de discussion ont été retranscrits intégralement par un professionnel de recherche, et la qualité des retranscriptions a été assurée par le chercheur principal. Puis ceux-ci ont été codés uniquement par le chercheur principal, et revues par deux co-chercheurs de l’étude. Le codage reprenait intégralement les thématiques abordées plus haut, pour les résidents comme pour les superviseurs. L’analyse des données que nous avons réalisée fût thématique (Marshall et Rossman, Reference Marshall and Rossman2011), et fut réalisée par le chercheur principal et les deux co-chercheurs déjà responsable de l’évaluation de la qualité du codage. Nous utilisons dans le cadre de cet article des propos anonymisés de participants pour illustrer nos résultats. Puisque notre démarche de collecte de données s’inspirait de la théorisation ancrée, nous avons construit des sous-thématiques que nous avons classées dans les thématiques majeures. Ces sous-thématiques ont été créées précisément pour démontrer les divergences de représentation des résidents avant et après l’expérimentation du suivi. Le tableau suivant résumé notre procédure pour les groupes de discussions et entrevues avec les résidents.
Tableau 2 : Processus de codage et analyse pour les groupes de discussion et entrevues avec les résidents
Résultats
1. Représentations divergentes du suivi à domicile par les résidents selon leur position dans le cursus de formation
Tel que cela a été démontré dans notre recension des écrits, le suivi à domicile est largement représenté chez les résidents qui l’ont expérimenté comme une pratique posant de nombreux défis, du fait notamment de nombreuses contraintes pratiques, telles que se déplacer au domicile des patients, vivre une certaine insécurité découlant du fait de devoir entrer dans l’environnement des malades, devoir fréquemment assurer des soins de nursing plutôt que des soins médicaux, ne pas pouvoir canaliser la demande sur un problème unique, etc. Le développement de ce désintérêt caractérise à terme tous les résidents que nous avons interrogés. Selon nous, il est l’effet d’un changement rapide et durable découlant de l’exposition à la pratique du suivi à domicile durant la phase de résidence. Certains résidents ont perçu eux-mêmes ce changement.
Avant de commencer la résidence, je n’avais pas vraiment d’idées sur le suivi… je me disais que ça pouvait être une bonne chose de se rapprocher des personnes, de leur milieu de vie… Mais très rapidement, en fait je dirais dès la première ou deuxième fois que j’ai commencé à aller chez les personnes, j’ai su que ne le ferais pas par la suite (Groupe de discussion - Résidents seconde année).
Plus précisément, nous avons pu documenter un important décalage entre les représentations du suivi à domicile chez les résidents en début de première année de résidence et chez leurs collègues en fin de seconde année. Une détérioration rapide de l’image du suivi à domicile se produit entre les deux périodes. La totalité des résidents de seconde année affirme n’avoir plus d’intérêt pour le suivi à domicile, et que leur expérience s’est révélée essentiellement négative. Leurs choix post-résidence se portent alors plutôt sur l’urgence, l’hospitalisation, et les diverses formes de médecine sans rendez-vous, ainsi que sur les spécialités pédiatrique et obstétrique.
Je pars pour l’obstétrique, c’est vraiment mon intérêt premier, celui que j’ai depuis le début de la résidence, et la résidence m’a permis de comprendre que c’est vraiment ça que je voulais faire et pas autre chose. Je n’ai absolument pas le goût de faire du suivi. En même temps, j’en ai fait ici, je ne donne pas une opinion sans avoir fait mon expérience, mais non, je ne ferai pas de suivi, je n’ai pas aimé ça, c’est trop de contraintes, et puis étant donné que j’ai des intérêts pour autre chose, pourquoi choisir quelque chose que je n’aime pas? (Entrevue individuelle – Résident seconde année).
Si le choix de ne pas assurer des soins à domicile se construit rapidement chez les résidents, il semble également définitif: les résidents en seconde année affirment clairement que leur choix de ne pas faire de suivi à domicile risque peu de se modifier à l’avenir. Ils soutiennent que cette pratique ne les intéresse pas, et qu’ils préfèrent se tourner vers d’autres domaines de la médecine familiale qui sollicitent des compétences qui leurs ne présentent pas, a priori, autant de contraintes organisationnelles que le suivi (proximité avec un patient unique, présentant une pathologie singulière, etc.)
Le suivi, ce ne sera jamais une possibilité pour moi, je suis honnête parce que ça ne m’intéresse pas et je ne pense pas que ça m’intéressera un jour. Quand on fait de l’hospitalisation, on acquière une compétence spécifique, alors après, ça semble difficile de changer de pratique […]. Je ne le ferai pas non plus en mineur, parce que, non, ça ne m’intéresse pas, c’est une question de goût (Entrevue individuelle – Résident seconde année).
Pourtant, il est intéressant de noter que la représentation des résidents au début de leur première année, c’est-à-dire avant-même d’avoir expérimenté le suivi à domicile, n’est pas négative. Pour eux, le choix du suivi à domicile est une possibilité au même titre que les autres, et trois d’entre eux avouent réfléchir sérieusement à la possibilité de s’orienter vers une telle pratique.
Je suis intéressé par le suivi, je pense que j’en ferai. Mais je dis ça, sans avoir fait vraiment de pratique pour l’instant […] j’estime qu’il faut avoir une certaine perception de toutes les spécialités avant de faire son choix (Groupe de discussion – Résident première année).
Selon eux, c’est l’expérience du suivi durant la résidence qui va déterminer en grande partie leur choix. S’ils ont déjà été informés des contraintes qu’implique le suivi, ils se disent pourtant en attente de leurs premières pratiques avant d’effectuer un choix concernant leur future carrière. Ainsi, il semble que les premières expériences du suivi à domicile par les résidents durant leur formation soit le moment fondateur de leur désintérêt pour le suivi.
2. L’écart entre compétences apprises et compétences mobilisées : une cause de cette désaffection progressive?
La forte désaffection des résidents pour le suivi à domicile donne de l’importance à l’hypothèse selon laquelle il prédomine un enjeu relatif à la compétence en contexte de suivi à domicile. Selon nous, il existe une tension entre les pratiques médicales de contact, où le médecin contrôle la définition du problème de santé à soigner, et le caractère global et imbriqué des situations médicales à domicile, qui appelle un plus large éventail de compétences, dont, éventuellement, des compétences non-médicales. Une intervention en situation domiciliaire est par nature plus globale qu’une intervention à l’hôpital, où une seule cible clinique sera privilégiée. Ce caractère dynamique, global et situé du suivi à domicile engage une série de pratiques de gestion (gestion des divers suivis infirmiers, coordination avec les travailleurs sociaux, requêtes de soutien à domicile, etc.) que les résidents ne souhaitent pas assurer.
Je ne voulais pas faire de suivi, mais ce n’est pas à cause de la population à suivre […] mais plus de tout ce qui fait que la tâche en suivi est trop complexe (Entrevue individuelle – Résident seconde année).
L’idée de complexité renvoie ici à la tâche en situation, c’est-à-dire à la capacité du médecin dans un environnement non maîtrisé d’effectuer une pratique médicale davantage tributaire de la situation clinique que des seules compétences médicales. Cela montre qu’il existe un écart entre les modèles conceptuels de la formation médicale, globalisants et centrés sur le patient, et la capacité réelle des médecins à gérer au domicile les diverses composantes de la situation cliniques des patients âgés, souvent atteints de troubles complexes et multidimensionnels. Cette caractéristique de la situation clinique des personnes âgées en perte d’autonomie exige d’organiser un ensemble complexe de services pour répondre à la globalité des besoins que révèle le fait même d’aller à domicile (inadéquation du logement, fatigue du proche aidant, preuves directes de malnutrition, etc.). Du point de vue des résidents, tous ces services sont essentiels, mais à la périphérie du cœur de leur pratique. La complexité clinique en contexte domiciliaire provient donc du fait que les médecins doivent prendre en considération au domicile l’imbrication des maladies des résidents dans l’expérience psychosociale vécue par l’usager.
En suivi, on trouve des personnes extrêmement atteintes, avec plusieurs maladies combinées. Alors ça donne qu’on doit regarder toutes les atteintes de la personne, et souvent des maladies chroniques […]. C’est aussi des personnes de ce type qu’on voit à l’hôpital. Mais à l’hôpital, on ne doit pas s’occuper de tout, disons qu’on priorise plus facilement (Entrevue individuelle – Résident seconde année).
Les problèmes liés au suivi à domicile sont toujours comparés, dans les discours, à la pratique à l’hôpital, même si cela va à l’encontre des modèles conceptuels de la qualité pour les personnes âgées en perte d’autonomie. Cela renforce l’idée que le problème de la complexité de la pratique à domicile n’est pas exclusivement clinique mais lié à la capacité du médecin d’être efficace et de se sentir compétent hors du système hospitalier.
Les personnes demandent à être soignés, alors évidemment c’est notre travail, c’est pour ça qu’on vient à domicile. Mais elles ne veulent pas sortir de chez elles, enfin, pour certaines. Ce qui fait qu’on dit « Oui, je veux bien vous aider, mais qu’est-ce que je peux faire à domicile ? » C’est évident qu’on n’a pas tous les éléments avec nous pour aider la personne (Entrevue individuelle – Résident seconde année).
De même, la majorité des personnes interrogées, résidents ou superviseurs, note que le suivi à domicile n’est pas une pratique assez active ou portant des défis cliniques suffisamment stimulants. Le soin se réduit souvent au processus de maintien de l’état de santé, alors même que la complexité de la perte d’autonomie condamne la personne à ne pas retrouver un état optimal.
C’est moins challengeant de faire des soins à domicile, parce qu’on a l’impression de rendre les fins de vie plus confortables. Et je doute que les jeunes qui viennent faire le métier de médecin, ils aiment ça, car c’est comme si on leur donnait des limites. (Entrevue individuelle – Superviseur.)
La visite au domicile impose ainsi une prise en compte de la globalité de la personne que les résidents disent ne pas se sentir capables de réaliser dans les conditions actuelles de la pratique. Ce qui est alors en jeu ici, c’est le sentiment d’incompétence vécue par les résidents qui conduit, selon nous, au désintérêt pour le suivi à domicile.
Discussion
Nous avons montré qu’il existe un écart entre les savoirs d’expériences développés en cours de formation pratique et certains principes centraux des formations médicales, tel que le principe de soins centrés sur le patient et les approches globalisantes du soin, qui doivent pourtant être mis en œuvre durant les pratiques de suivi à domicile. Selon nos résultats, cet écart entre les compétences acquises en formation et les compétences requises en pratique est une cause majeure du désintérêt des résidents en médecine familiale pour le suivi à domicile. Nous avons montré également que ce désintérêt se produit très rapidement en début de résidence et ne se corrige pas par la suite. Le schéma suivant illustre ce processus :
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Figure 1 Le processus de désintérêt pour le suivi à domicile Formation initiale / Externat Durant la résidence Début de la résidence Avant la résidence Désintérêt pour le suivi Expérience négative Intérêt de principe pour le suivi Pas d’exposition au suivi
Reconnaître qu’il existe un désintérêt des résidents pour le suivi à domicile revient à reconnaître l’importance de la formation médicale. Selon nous, dans l’optique de développer l’approche de soins centrés sur le patient et l’approche global des besoins, l’application d’attitudes positives ne suffisent pas. Ce constat appelle le développement d’une didactique et d’une pédagogie de la formation à la globalité et au principe de soins centrés sur le patient qui intègre les caractéristiques réelles de leur mise en œuvre dans la situation de suivi médical à domicile.
Penser la globalité du patient consiste précisément à réintroduire dans la situation clinique l’environnement de vie de l’usager, ses réseaux sociaux et familiaux, ses parcours de vie, entre autres, et surtout toutes les interdépendances que lient chacune de ces dimensions. De plus, la formation peut et doit outiller les étudiants en médecine pour qu’ils développent une meilleure capacité professionnelle à agir en collaboration interprofessionnelle, tels que dans les réseaux locaux de service, mais aussi à mieux gérer des maladies chroniques (plusieurs maladies, polymédication), et prioriser les soins. Le savoir requis à domicile nécessite en effet des connaissances de traitement des maladies chroniques sur une longue période et en interdisciplinarité. Ces connaissances pourraient permettre de réduire l’écart entre les compétences apprises en formation et les compétences requises en situation de suivi à domicile, et amélioreraient les représentations des résidents pour ce type de pratique, par une prise en compte globale de la personne.
Mais cette formation doit être prolongée d’une action à destination de l’organisation du travail : nous pensons notamment à des dispositifs professionnels de gestion de cas, à des liens plus étroits avec des infirmières praticiennes en gériatrie, etc. Selon les résidents de seconde année, le gestionnaire de cas pourrait tenir une place plus importante durant la phase de résidence, étant donné qu’une proportion importante des pratiques en suivi est identifiée par les résidents comme étant de l’ordre de l’organisation des services (prévoir un rendez-vous avec le patient, organiser un aménagement du domicile par un ergothérapeute, etc.). Le gestionnaire de cas pourrait être un appui pour gérer ce qui découle de la prise en compte globale du patient. Celui-ci permettrait un suivi plus systématique, étant donné sa meilleure connaissance de l’organisation des services. Constituer une équipe interprofessionnelle n’est pas seulement un gage d’efficacité. C’est également une question identitaire, où le résident se sentira appartenir à un véritable collectif de travail qui permettra de mieux partager la responsabilité du patient. Pour favoriser ce type de suivi, il faudrait donc créer certaines conditions, dont les plus importantes viseront à réduire la surcharge de travail des résidents en médecine qui concerne les tâches de gestion. D’une certaine façon, le désintérêt des médecins pour le suivi à domicile révèle en creux un appel à mieux articuler l’intervention médicale à l’intervention de soutien à domicile.
Figure 2 Propositions de modifications pour freiner le processus de désaffection du suivi à domicile Principe de soins centrés sur le patient dans la formation initiale ancré sur l’organisation des services Donner une place au gestionnaire de cas dans le processus de résidence Formation initiale / Externat Durant la résidence Début de la résidence Avant la résidence
Enfin, soulignons que l’établissement ayant fait l’objet de l’étude compte des gestionnaires de cas. Mais les résidents n’ont pas expérimenté une pratique partenariale avec les gestionnaires. Cela indique une inadéquation de l’organisation du stage, qui semble centré sur le seul apprentissage médical. Il ne suffit donc pas de revoir la formation médicale, pour qu’elle soit plus sensible aux dimensions organisationnelles de la pratique médicale. Il faut en outre que la période de résidence, comme moment de liaison entre le moment éducatif et la pratique réelle, soit pédagogiquement conçu pour expérimenter la collaboration interprofessionnelle des résidents et des gestionnaires de cas.
Le faible nombre de résidents et superviseurs interrogés, et le fait que l’étude se soit déroulée dans un seul CSSS, sont des limites à notre étude. De même, nos résultats se basent sur les données issues d’entrevues, et non pas de phases d’observation. Une analyse de plus grande envergure, comparative entre CSSS et puisant ses données grâce à une variété de méthodes permettrait de développer davantage de connaissance sur le résultat présenté ici, soit le désintérêt pour le suivi à domicile.
Conclusion
Cette étude avait pour objectif d’expliquer quelles causes relatives à la formation et à la pratique des résidents pouvaient expliquer leur désintérêt pour le suivi à domicile. Nous avons montré que la cause principale de ce désintérêt a pour objet l’écart entre les compétences requises dans le cadre situationnelle du suivi à domicile et les compétences acquises par la formation. Ceci met en lumière deux voies de modification : la première est d’inscrire le principe de soins centrés dans une formation réaliste prenant en compte l’organisation concrète des services. La seconde est de construire une collaboration interprofessionnelle entre gestionnaires de cas et résidents afin de faciliter la pratique médicale à domicile. Ces deux pistes, pour être efficaces, doivent se rencontrer au moment du stage et s’y articuler de manière à exposer positivement les résidents à des situations cliniques dont la complexité sera à la fois gérable, source de reconnaissance de la spécificité médicale, et génératrice de défis professionnels stimulants.