Contexte
Environ un pour cent de la population présente une déficience intellectuelle (American Psychiatric Association, 2003). Suite à la désinstitutionnalisation, approximativement 60 pour cent de ces personnes, soit la majorité d’entre elles, vivent chez leurs parents (Rizzolo, Hemp, Braddock, et Pomeranz-Essley, Reference Rizzolo, Hemp, Braddock and Pomeranz-Essley2004). Ces parents, surtout les mères, sont les aidants principaux de ces personnes (Navaie-Waliser, Spriggs, et Feldman, Reference Navaie-Waliser, Spriggs and Feldman2002; Ravaud et Ville, Reference Ravaud and Ville2003). L’avancée en âge rend inévitable la transition de l’après-parents soulevant ainsi le besoin de réfléchir à sa planification financière, légale et résidentielle. À cause des aspects émotifs, le volet résidentiel se révèle le plus difficile (Smith, Tobin, et Fullmer, Reference Smith, Tobin and Fullmer1995). Le parent doit se détacher et ajuster sa vie personnelle, n’ayant plus à assurer quotidiennement le bien-être de son enfant handicapé. Ce changement présente aussi des enjeux pour la personne ayant une déficience intellectuelle (DI): adaptation à un milieu et à de nouvelles personnes, conservation des apprentissages, rupture avec un contexte de vie et certaines habitudes. Un changement brutal peut causer un traumatisme à la fois pour la personne ayant une DI et sa famille. De plus, la ressource résidentielle est alors souvent celle disponible et non pas celle évaluée comme répondant le mieux aux besoins.
Les études sur l’après-parents, tentant d’obtenir des taux de planification, ont conceptualisé principalement la planification résidentielle de deux façons: dichotomique (Freedman, Krauss, et Seltzer, Reference Freedman, Krauss and Seltzer1997) ou sur un continuum (Pruchno et Patrick, Reference Pruchno and Patrick1999; Smith et al., Reference Smith, Tobin and Fullmer1995). Du point de vue dichotomique, un geste concret (par exemple, avoir choisi une résidence) marque une planification: l’après-parents est « planifié » ou « non planifié ». La deuxième perspective en continuum dégage les étapes de la transition. Smith et al. (Reference Smith, Tobin and Fullmer1995) en décrivent cinq: 1) aucune discussion sur le sujet; 2) des discussions préliminaires, mais rien de concret; 3) des alternatives d’habitation considérées sans choix de fait; 4) des plans provisoires ou à l’essai; 5) des plans définitifs.
Plusieurs études font état des réticences des parents vieillissants à effectuer la planification résidentielle, rapportant que jusqu’à 50 pour cent des familles n’ont aucun plan en cette matière (Chou, Lee, Lin, Kroëger, et Chang. Reference Chou, Lee, Lin, Kröger and Chang2009; Freedman et al., Reference Freedman, Krauss and Seltzer1997). Freedman et al. (Reference Freedman, Krauss and Seltzer1997), dans une étude impliquant 340 mères âgées entre 58 et 87 ans, et dont les enfants ayant une DI étaient âgés entre 18 et 69 ans, ont obtenu un taux de planification de l’après-parents de 45 pour cent. De plus, 94 pour cent de ces mères pensaient que leur fils ou leur fille vivrait encore avec elles dans deux ans. Selon Joffres (Reference Joffres2002), les études sur les facteurs prédisant la planification présentent des résultats contradictoires qu’il s’agisse des caractéristiques des parents (ex.: âge statut marital, santé, revenu) ou de leur enfant. Heller et Caldwell (Reference Heller and Caldwell2006) ont par ailleurs dégagé une douzaine de barrières à la planification. La plupart des difficultés des parents semblent rattachées à la perspective du vieillissement et de la mort. Elles peuvent aussi être associées à des relations tendues avec les services. De plus, malgré l’importance de planifier pour éviter une situation de crise, toute planification n’apparaît pas avoir un effet positif. Il semblerait d’ailleurs y avoir une relation négative entre la tendance pour le parent à opter pour le placement en institution et son niveau de satisfaction envers la vie (Freedman et al., Reference Freedman, Krauss and Seltzer1997). L’intention de placement en institution pourrait même être associée à une augmentation du stress parental (Hanneman et Blacher, Reference Hanneman and Blacher1997).
Outre la planification résidentielle, une question fondamentale pour l’après-parents demeure: « Qui, dans la famille, prendra la relève des parents? ». Le plus souvent, c’est la fratrie qui est envisagée par les parents pour jouer ce rôle (Heller et Kramer, Reference Heller and Kramer2009). Par ailleurs, Bigby, Bowers, et Webber (Reference Bighy, Bowers and Webber2010) indiquent que peu d’études concernent les réseaux d’aide informels développés par les parents dans ce contexte.
Au Canada, seules quelques études se sont attardées spécifiquement à la transition de l’après-parents. Joffres (Reference Joffres2002) explore les facteurs de réticence reliés au micro et au macro systèmes pour s’engager dans la planification résidentielle. Reliés au macro système, les obstacles se révèlent les insatisfactions en regard des services, le manque d’information et les instabilités politiques. Associée au micro système (la famille), la question de prendre la bonne décision s’avère cruciale pour les parents vieillissants. Lacasse-Bédard (Reference Lacasse-Bédard2009) considère aussi les facteurs facilitant ou nuisant à la planification auprès de dix parents âgés entre 59 et 83 ans d’adultes ayant un syndrome de Down. Des expériences défavorables avec les services, les représentations négatives des lieux d’hébergement ou les valeurs entravent la planification. Au contraire, cette dernière est facilitée par l’utilisation régulière des services ou du répit.
Le vieillissement parallèle des personnes ayant une DI et de leurs parents augmente dans la population (Rizzolo, Hemp, Braddock, et Schindler, Reference Rizzolo, Hemp, Braddock and Schindler2009). Comme les mères semblent les aidantes principales, il devient donc nécessaire d’approfondir leur situation afin de mieux identifier et comprendre leurs motivations à cohabiter avec leur fils ou leur fille. Il importe aussi d’identifier les perceptions et les projets des mères sur la planification de l’après-parents. Finalement, il apparaît important de s’attarder à cette transition dans le contexte de la société québécoise. En effet, certains des chercheurs s’étant déjà intéressés au sujet de près mentionnent à quel point les facteurs contextuels (culture, caractéristiques démographiques de la famille, services formels reçus) jouent un grand rôle dans le bien-être et les décisions prises par les aidants naturels d’adultes ayant une DI (Seltzer et Heller, Reference Seltzer and Heller1997).
Cette étude exploratoire vise donc à connaître les perceptions de mères québécoises d’un adulte ayant une DI sur l’après-parents en posant les questions suivantes: pourquoi ces mères ont-elles fait le choix de garder leur fils ou leur fille à domicile et quelles sont leurs perceptions de ce choix? Quels avantages et quelles contraintes perçoivent-elles à cette cohabitation? Quelles attitudes, rêves et inquiétudes ont-elles vis-à-vis de la planification et de l’après-parents? Quelles sont les personnes envisagées pour prendre leur relève?
Méthode
Participantes
Recrutées par le biais d’associations en DI, âgées entre 49 et 80 ans (M = 65.1 ans; ÉT = 11.09; Md = 68.15), 12 mères francophones participent à cette étude. Un document présentant le projet est envoyé aux associations qui ont présenté celui-ci aux mères; ces dernières pouvaient alors contacter le premier chercheur si elles étaient intéressées et si elles rencontraient les critères d’inclusion de la recherche. La participante devait être mère d’un adulte de 18 ans ou plus ayant une déficience intellectuelle moyenne, grave ou profonde et vivant encore à la résidence parentale. Six mères habitent la région de Montréal alors que les autres vivent dans les régions de Laval (n = 2), Lanaudière (n = 1), Capitale-nationale (n = 1), Estrie (n = 1) et Chaudière-Appalaches (n = 1). Les fils et les filles des participantes incluent six hommes et six femmes âgés entre 19 et 53 ans (M = 36.9; ÉT = 11.42; Md = 37.7), tous des enfants naturels à l’exception d’un, adopté dans les premiers mois de vie. Seules des mères ont été incluses dans l’étude puisqu’elles sont, selon la littérature, les aidantes principales dans la majorité des cas. Aussi, l’inclusion des pères dans une étude avec un nombre peu élevé de participants aurait ajouté une dimension supplémentaire qu’il aurait été difficile d’interpréter par la suite.
Instruments, administration et mode d’analyse des données
Deux instruments servent à recueillir les données: une fiche signalétique et un questionnaire original. Ce dernier comprend 18 questions ouvertes, semi-ouvertes et fermées (certaines incluant des sous-questions), couvre quatre grands thèmes (évolution des préoccupations sur l’avenir, choix de lieu de résidence et implications pour la mère, perceptions sur l’après-parents et recommandations), a été élaboré pour les fins de cette étude et a été validé par cinq experts: deux professeurs universitaires en psychologie dont un responsable d’une chaire de déficience intellectuelle, le directeur d’un centre de réadaptation en déficience intellectuelle, le directeur d’un organisme dédié à la recherche en déficience intellectuelle et le directeur d’un établissement œuvrant dans la défense et les droits des personnes ayant une déficience intellectuelle. Les instruments sont aussi soumis à une pré expérimentation auprès de quatre mères et modifiés suite à cette étape. Les données de la pré-expérimentation n’ont pas été utilisées dans l’étude puisque ces mères ne rencontraient que partiellement les critères d’inclusion de la recherche.
Les participantes ont répondu aux questions durant une entrevue d’une durée moyenne d’une heure 15 minutes, enregistrée sur bande audio puis transcrite intégralement. Deux décodeurs ont classifié de manière indépendante le verbatim en catégories selon la méthode de Miles et Huberman (Reference Miles and Huberman2003). Les catégories inférieures à un kappa de Cohen de 0,80 ont fait l’objet de discussions et d’un nouveau décodage. A la fin de l’analyse de contenu, les indices du kappa de Cohen indiquent une fidélité de 0,80 ou plus pour chacune des questions et sous-questions du questionnaire. Les analyses de contenu ont ensuite été transformées pour décrire la fréquence des participantes mentionnant chaque catégorie de réponses. Il est à noter qu’à certaines questions, les participantes pouvaient mentionner plus d’une réponse.
Résultats
Choix du lieu de résidence et conséquences
Les 12 mères cohabitent avec leur fils ou leur fille ayant une DI. Questionnées sur leurs motivations, six participantes révèlent que la cohabitation est dans la tradition de la famille: « Oui. C’est normal, ça va de soi. Il est installé avec ses choses dans l’appartement. Présentement, je vous dirais [qu’] on a une vie, trois adultes ensemble. » Une autre dit: « On ne met pas des enfants au monde pour les placer. C’est bien simple ». Une seconde raison est le maintien de l’autonomie et la conservation des acquis (n = 3). Une mère souligne aussi une cohabitation agréable: «Je ne vois pas pourquoi on ferait un changement quand ça va tellement bien […]Il n’y a pas de problèmes. Au contraire » Deux mères n’apportent pas de raison précise à ce choix.
Apports, contraintes de la cohabitation et préoccupations (N = 12)
Le tableau 1 résume les apports et les contraintes de la cohabitation. De façon globale, on constate que les apports sont avant tout d’ordre personnel et affectif. En revanche, les contraintes sont davantage pratiques et plutôt extérieures à la personne. Il est donc peu question de sentiments négatifs mais plutôt de l’organisation de la vie à deux, en fonction des limites et du manque de ressources.
Tableau 1: Fréquences des mères (N = 12) ayant mentionné divers avantages et contraintes de la cohabitation

1 Les mères pouvaient mentionner plus d’un avantage ou d’une contrainte
Questionnées sur leur préoccupation majeure envers leur fils ou leur fille ayant une DI, dix mères identifient les enjeux reliés à l’avenir et au vieillissement. Une mère le verbalise ainsi: « Il faut croire que maintenant, je pense, à cause qu’on avance dans l’âge, et je me dis: « Qui va être avec elle tout le temps, qui va l’aider… Qui?». Deux mères affirment, au contraire, n’avoir aucune préoccupation.
Perceptions sur la transition de l’après-parents
Les 12 mères affirment avoir déjà envisagé l’avenir lorsqu’elles ne pourront plus assumer la responsabilité de l’adulte ayant une DI. À l’exception d’une, elles ont toutes effectué au moins une démarche en prévision de l’après-parents. Le tableau 2 présente ces résultats et les met en relation avec l’âge de la mère et celui de son fils ou de sa fille. Les deux mères les plus préparées à l’après-parents au moment de l’entrevue ont respectivement 67 et 49 ans.
Tableau 2: Geste concret posé en prévision de la transition de l’après-parents et âge des participantes et des adultes ayant une DI (N = 12)

Six mères ont essayé d’autres lieux d’hébergement, dont une ayant essayé trois types d’hébergement différents: l’institution (n = 3), les familles d’accueil (n = 3), un appartement semi-autonome (n = 1) et un appartement (n = 1). Ces tentatives ont eu lieu pendant la petite enfance (n = 1), l’enfance (n = 3), l’adolescence (n = 3) et à l’âge adulte (n = 3). Trois mères envisagent présentement des lieux, soit un foyer de groupe, une résidence institutionnelle et une coopérative d’habitation, mais aucun essai n’était concrétisé au moment de l’entrevue. Les quatre mères n’ayant pas encore envisagé d’autres lieux mentionnent ne pas y voir d’utilité pour l’instant (n = 2), ne pas l’avoir vu comme une option (n = 2) et une séparation anticipée comme difficile (n = 1).
Perceptions de l’implication de la fratrie, de la famille et des services
Onze mères décrivent l’implication de la fratrie; la douzième ne peut répondre à cette question puisque son fils est enfant unique. De ces onze mères, six disent la fratrie impliquée de cette façon: assistance auprès de la mère (n = 1), sorties occasionnelles (n = 2); assistance pour certaines tâches (n = 2), impliquée mais sans préciser de domaine (n = 1). Qualifiant la réaction de la fratrie, six mères la perçoivent comme aidante et ayant une bonne relation, trois qualifient le rapport de moins bon, comme le relate cette mère: «Il y en a qui sont très aidants, c’est leur nature. Et il y en a qui sont: « Ah, pas encore, ça devient lourd!» Donc, chaque enfant a son caractère différent.» Une autre participante se souvient: « Avec de la peine, on a constaté que ça avait été difficile pour notre fille aussi […] Ça n’a pas été facile pour elle de vivre avec un frère qui est différent. La fratrie, on l’oublie souvent là-dedans ». D’autres mères soulèvent que la fratrie est inquiète face à l’avenir (n = 1), qu’elle se sent responsable (n = 1) ou qu’elle s’est sentie délaissée (n = 2). Une d’entre elles confie: «J’ai l’impression que je l’ai négligée en m’occupant de Camille (prénom fictif). On s’en est parlé déjà, du regret […] Aujourd’hui, je pense qu’elle comprend.»
L’avenir de la personne DI a été abordé avec la fratrie dans sept cas et, dans cinq de ces cas, la fratrie a initié la conversation. Cette conversation sur l’avenir n’est pas liée à un événement pour quatre familles. Pour deux, elle découle d’un testament et pour une, elle fait suite à un premier séjour de répit. Onze des mères affirment que d’autres membres de la famille sont impliqués auprès de la personne ayant une DI: le conjoint (n = 9), les oncles et les tantes (n = 5), les cousins (n = 4), les amis de la famille (n = 1), les belles-filles et beaux-fils (n = 1), les demi-sœurs et les demi-frères (n = 1) et les grands-parents (n = 1). Les mères les perçoivent comme des ressources pour les imprévus (n = 2), des accompagnateurs dans des activités (n = 3) ou comme aidant en offrant soutien aux parents (n = 2). Quatre mères ne nomment pas de rôle pour des proches. À la question: « Qui pourrait éventuellement prendre la relève dans votre entourage? », sept répondent la fratrie et trois, des neveux et des nièces. Une précise à la fois son conjoint, des amis de la famille et les tantes et les oncles. Par ailleurs, quatre mères mentionnent que personne ne peut prendre la relève.
Avenir et services (N = 12)
À la question: « Avez-vous abordé l’avenir de votre fils ou de votre fille avec les services (médecin, CRDI, etc.)? », sept mères ont répondu par l’affirmative. Dans trois cas, l’initiative venait de la mère et dans deux, du professionnel. La septième mère rapporte une initiative mutuelle. Une des participantes ne se souvient pas de qui a fait les premiers pas pour discuter de cet enjeu. Parmi les mères qui ont eu cette conversation, deux mères ont une bonne perception des interventions, deux autres en ont rien retiré et deux soulignent le roulement important de personnel dans l’organisme offrant des services. Cette mobilité du personnel semble nuire au suivi de leur enfant.
Les perceptions de leur fils ou fille sur l’avenir (N = 12)
Six mères ont abordé l’avenir avec l’adulte ayant une DI. Trois des mères affirment l’avoir fait à un moment qui n’avait rien de particulier alors que deux l’ont amené graduellement. Une l’a évoqué au moment où un membre de la fratrie a quitté la maison et une autre lors du décès d’un proche. Les sujets alors abordés sont l’avenir résidentiel (n = 4) et le décès éventuel du parent (n = 3). Dans les trois cas où le décès du parent est abordé, le fils ou la fille refuse de considérer cette éventualité: «Rosalie (prénom fictif) ne veut pas que je meure. […] Je lui en parle. Elle ne veut pas: ‘Oui, mais tu n’es pas malade. Oui, mais tu ne mourras pas’. Elle ne veut pas du tout. Et cet autre témoignage: «Pour lui, j’ai 26 ans, donc je devrais toujours exister. Je te dirais que je l’ai abordé tranquillement parce qu’il y a des gens qui sont décédés autour de nous ». Les six mères qui n’ont pas abordé l’avenir avec leur enfant le justifient ainsi: l’adulte ne serait pas capable de comprendre (n = 3), la mère ne saurait pas comment lui en parler (n = 1) et cela lui causerait plus d’inquiétudes que de bien (n = 2). À ce sujet, une mère confie: « Pour lui, il est immortel […]. Mais où sera-t-il plus tard? Il n’en a jamais parlé et moi non plus. D’abord, je ne pense pas qu’il saisirait. Peut-être que je lui ferais plus d’inquiétudes si je lui en parlais que de le laisser...». Enfin, une participante ne donne aucune raison pour expliquer cette absence d’échange.
Les rêves et les inquiétudes des mères face à l’avenir (N = 12)
Une seule mère n’arrive pas à identifier un rêve pour l’avenir de son enfant, procédant un jour à la fois, sans prévoir le futur. Les autres mères veulent que l’adulte ayant une DI soit bien, heureux (n = 6) et entouré (n = 4): « Qu’est-ce que j’espère? Qu’elle continue d’être heureuse, qu’elle continue d’être bien dans ce qu’elle vit, qu’elle ait des gens qui se préoccupent d’elle. [Que ces gens] se préoccupent d’elle pour elle, et non pour eux.» Trois mères veulent que leur enfant fasse des choses aimées et intéressantes: « Avoir au moins quelque chose qui l’occupe, qui le stimule, qui l’intéresse, qu’il soit motivé à faire quelque chose. Donc, ce que je trouve, c’est qu’il manque la motivation. Qu’il fasse quelque chose à tous les jours, qu’il soit content envers lui-même ». Une mère souhaite le mariage de sa fille et une autre espère poursuivre la cohabitation avec son fils le plus longtemps possible: « C’est sûr que ce serait […] l’idéal. C’est possible de faire qu’on s’en aille en résidence tous les deux, mais encore là, un jour va venir où je vais partir […] Mais comme on est des personnes vieillissantes, lui il a 53 ans et j’en ai 77, c’est sûr que ce ne serait pas à long terme non plus. Alors, veut, veut pas, à un moment donné, il va falloir la faire la séparation ».
En ce qui concerne les inquiétudes pour l’avenir, six mères ont peur d’abus, de mauvais traitements ou d’influences nocives: « De m’assurer que la personne –la tierce partie–s’occupe de lui d’une façon convenable et qu’il n’y ait pas d’abus. C’est un enfant qui est idéal pour être abusé parce qu’il ne va rien dire. Donc, ça c’est une préoccupation ». Cinq mères s’inquiètent de « qui » sera là pour veiller sur l’adulte lorsqu’elles n’en seront plus capables: « La fin de vie, le vieillissement, comment ça va se passer? […] Je sais qu’il y a des gens très heureux. Il y en a qui sont bien placés dans des résidences. Il y a de bonnes familles [d’accueil]. Alors, j’espère que l’endroit où il sera, ce sera l’endroit idéal pour lui ». Des participantes évoquent aussi les risques de solitude et d’isolement pour leur enfant (n = 2), qu’il ne soit pas bien ou malheureux (n = 2) ou la perte de ses apprentissages (n = 1): «Qu’elle reprenne des comportements, qu’elle régresse. Parce que, ça, je l’ai vu. Des gens que Sarah (prénom fictif) a côtoyés à l’école et qui vivent en ressources parce que les parents sont décédés. Et ce sont des gens qui ont régressé alors qu’ils avaient autant de possibilités que Sarah. Ça, c’est ma grande crainte» Finalement, une mère évoque la possibilité que des personnes qui ne connaissent pas sa fille aient des difficultés à discerner si elle est satisfaite ou non.
Émotions face à l’avenir (N = 12)
Huit mères nomment la peur, l’anxiété ou l’inquiétude comme émotion principale. Une mère évoque sa tristesse: « C’est beaucoup de peine, de tristesse, mais qui sont associées à de la peur de l’inconnu. On ne connaît pas l’avenir, personne. Mais c’est la grande inquiétude. Qu’est-ce qui va arriver après nous? Parce qu’on ne nous offre pas de solution. Moi je dirais que c’est des émotions épouvantables (pleurs) ». Une participante mentionne son refus de penser à l’avenir. L’intensité des émotions négatives semble forte: « Il y a des parents pour qui c’est devenu tellement angoissant qu’ils les ont emmenés avec eux autres [dans la mort], ils les ont tués. Ça arrive! C’est épouvantable ça.» D’un point de vue plus positif, trois mères mentionnent la confiance comme émotion dominante: « Ça prend une dose de confiance en la vie parce que même si elle a du potentiel, même si on a travaillé, son potentiel est limité. La limite est là. Je me dis: Il faut que la vie continue d’être bonne pour nous.»
Discussion
Pourquoi ces mères ont-elles fait le choix de garder leur fils ou leur fille à domicile et quelles sont leurs perceptions de ce choix? Les participantes évoquent trois raisons principales pour la cohabitation: 1) la tradition familiale ou le sentiment de responsabilité de la famille; 2) le désir de préserver et de stimuler l’autonomie de l’adulte ayant une DI et 3) les joies de la cohabitation. Krauss et Seltzer (Reference Krauss, Seltzer, Burack, Hodapp and Zigler1997) décrivent des motivations analogues. Les participantes craignent également que leur enfant perde une partie de ses acquis et qu’il devienne moins autonome. Par ailleurs, la moitié a tenté de faire vivre leur enfant dans d’autres milieux. Pour différentes raisons, l’expérience s’est avérée négative. Elles ont toutes choisi de reprendre leur enfant à la maison parentale. Ces expériences peuvent donc aller dans le même sens que Krauss et Seltzer (Reference Krauss, Seltzer, Burack, Hodapp and Zigler1997) pour le maintien de la cohabitation, soit de n’avoir aucune autre option.
Quelles contraintes et quels apports perçoivent-elles à cette cohabitation? Les contraintes de la cohabitation sont presque toutes d’ordre pratique, soit la planification quotidienne nécessaire et la perte de liberté. Pour les apports, les mères disent gagner en joie de vivre, avoir une vie plus agréable, développer une ouverture d’esprit, la simplicité et un sentiment d’un plus grand dynamisme. Tel que l’indiquent Findler et Vardi (Reference Findler and Vardi2009), ceci diffère des études plus anciennes qui faisaient état du « drame » d’avoir un enfant handicapé. Chappell et Dujela (Reference Chappell and Dujela2008) établissent que les parents ne voient pas le fait d’être aidants comme un fardeau, et que même s’il est possible qu’un aidant soit accablé par la tâche, il peut également en retirer des bénéfices. Mencap (Reference Mencap2002) avance l’idée d’une interdépendance aidant-aidé qui peut aussi jouer un rôle dans le maintien de certaines cohabitations. Les participantes nomment plus d’avantages que d’inconvénients à la cohabitation. D’ailleurs, pour certaines, si ce n’était des limites liées à l’âge, la poursuite de la cohabitation serait la meilleure option. Elles ne semblent pas motivées par un désir de réduire la lourdeur de la tâche, mais plutôt par un souci d’émancipation pour l’adulte ayant une DI. La littérature indique que si les services à domicile étaient adaptés, plusieurs parents continueraient la cohabitation (Chou et al., Reference Chou, Lee, Lin, Kröger and Chang2009). Une mère évoque même comme ressource idéale pour leurs vieux jours un centre de cohabitation en accueillant les parents et leur enfant. Si les avantages à poursuivre la cohabitation sont grands sur les plans relationnel et affectif, alors envisager l’après-parents n’est pas seulement porteur d’inquiétude, mais aussi synonyme de perte de bénéfices pour la mère.
Ces mères pensent-elles à la transition de l’après-parents et quelles attitudes, rêves et inquiétudes ont-elles vis-à-vis de la planification? La littérature n’arrête pas une définition précise des critères pour une planification. D’un point de vue dichotomique, la majorité des mères de l’étude (11/12) rencontrent ce critère (voir le tableau 2). Le résultat obtenu est similaire à Pruchno et Patrick (Reference Pruchno and Patrick1999), qui présentent un taux de planification de 84% avec sensiblement le même critère. Si le seuil établi est plutôt celui d’un nom mis sur une liste d’attente, la fréquence est moindre (3/12), tout comme un geste qui serait de désigner un tuteur (4/12) ou d’identifier un lieu de résidence (2/12). Dans cette perspective, il est difficile de qualifier l’ampleur de la planification chez les participantes. En effet, la planification est élevée si l’on prend en considération l’ensemble des gestes, mais faible si l’on envisage l’identification d’un lieu de résidence.
Un autre élément de cette étude trouve aussi son écho dans la littérature, soit celui de la présence de réticences pour certaines familles à faire intervenir les services dans la planification (Heller et Factor, Reference Heller and Factor1991; Pruchno et Patrick, Reference Pruchno and Patrick1999). Sept des participantes ont abordé le sujet de la transition de l’après-parents avec des services, mais seulement cinq ont amorcé un processus impliquant les services et uniquement deux d’entre elles en sont ressorties satisfaites. Cinq mères ont choisi de ne pas planifier, ou de s’en remettre à leur famille plutôt qu’aux services confirmant la résistance aux services observée dans la littérature (Chou et al., Reference Chou, Lee, Lin, Kröger and Chang2009; Freedman et al., Reference Freedman, Krauss and Seltzer1997; Heller et Caldwell, Reference Heller and Caldwell2006; Joffres, Reference Joffres2002). Six participantes ont échoué dans leurs tentatives de trouver une autre résidence que le foyer familial. Ces échecs et cette insatisfaction contribuent probablement à freiner la planification. Plusieurs mères déplorent le manque d’information sur l’hébergement ainsi que les aspects légaux et financiers de la transition. Enfin, la plupart des gestes de planification étaient récents, datant de la dernière année.
Quelles sont les personnes envisagées pour prendre la relève? Par ailleurs, bien que le père soit impliqué dans la plupart des cas, il n’est pas envisagé comme celui qui prendra la relève car il a sensiblement le même âge que la mère. Alors que sept participantes considèrent la fratrie en mesure de prendre la relève, seules trois mères affirment avoir une entente avec la fratrie en regard de l’après-parents. Ceci peut donc laisser sous-tendre de nombreuses «situations intermédiaires». Par exemple, sans héberger l’adulte ayant une DI, un frère ou une sœur peut surveiller les soins en institution ou en famille d’accueil. En ce qui concerne la fratrie, Griffiths et Unger (Reference Griffiths and Unger1994) révèlent qu’elle est prête dans approximativement 50% des cas à prendre la relève des parents. Toutefois, les parents semblent éprouver des réticences à confier cette charge à leurs autres enfants (Griffiths et Unger, Reference Griffiths and Unger1994; Joffres, Reference Joffres2002). Quatre mères ne voient personne pouvant prendre la relève dans leur entourage.
Tous ces éléments illustrent la complexité de la planification d’une telle transition. Les mères témoignent de leur peur de l’avenir ou de leur perception d’une absence de solution. En regard de ce qui inquiète le plus, elles mentionnent: « Qui veillera sur l’adulte ayant une DI quand elles ne pourront plus le faire? » Les bénéfices du statut quo de la cohabitation étant grands, les inquiétudes pour l’avenir l’étant tout autant, il peut être difficile pour les mères d’enclencher des processus concrets. D’ailleurs, alors que l’avancée en âge motive certains parents à amorcer une planification, Joffres (Reference Joffres2002) observe chez certaines familles que l’augmentation de la vulnérabilité peut avoir un effet paralysant pour une planification active. La planification de l’après-parents devra passer notamment par la préparation affective, non seulement au plan de la continuité relationnelle, mais aussi sur celui des deuils à faire pour le parent.
Limites de l’étude et portée sociale des résultats
Le petit nombre de participantes recrutées par le biais d’associations en DI ne rend pas possible la généralisation des résultats. Il est possible que cet échantillon de convenance ne représente pas tout à fait l’ensemble des mères de la population puisqu’elles sont impliquées dans une association dédiée à la déficience intellectuelle. De plus, il n’a pas été possible, au cours d’une seule entrevue, de contrôler le biais de la désirabilité sociale. En effet, les mères ont peu évoqué, devant l’interviewer, les contraintes ou des sentiments négatifs associés à la lourdeur de leur rôle de mère. Elles ont surtout fait ressortir les aspects positifs de leur relation avec leur fils ou leur fille.
Malgré ces limites, cette étude fait néanmoins ressortir à la fois les bénéfices de la cohabitation avec l’adulte ayant une DI et les angoisses en regard du futur des mères. Ces angoisses sont, pour certaines d’entre elles, doublées d’expériences peu satisfaisantes avec les services. Cette étude met ainsi en lumière, pour les professionnels impliqués auprès de ces familles, la complexité des dimensions affectives de la transition de l’après-parent.
Recherches futures
Les résultats mettent en évidence la nécessité d’évaluer les services en regard de leur influence sur transition et les perceptions des familles à l’égard de leur utilisation dans le cadre de l’après-parents. Les données permettant aussi de constater que même avec la fratrie, les mères abordent peu le sujet, ce dernier étant initié dans plusieurs cas par les frères ou les sœurs. Des études devraient être entreprises avec plus de participantes, de même qu’une réflexion sur les politiques à mettre en place afin d’éviter les drames ou les situations d’urgence vécus par plusieurs familles. Le rôle des pères dans le processus de transition devrait aussi faire l’objet de recherches, les études s’étant concentrées davantage auprès des mères ou des couples de parents. Il serait aussi intéressant d’étudier plus en profondeur le type d’attachement que développent les mères auprès de leur enfant handicapé devenu adulte et si leur sens de l’identité se modifie sous l’influence de cette garde prolongée. En terminant, nous laissons la parole à une participante:
Penser un peu à du long terme, c’est minimum 5 ans [sur une liste] d’attente. Et ça ne veut pas dire qu’on trouve la bonne ressource. Ils n’arrêtent pas de dire qu’on manque de familles d’accueil. Qu’est-ce qui va arriver? […] Là, on a droit à une fin de semaine par mois et c’est une résidence qui est gérée par le centre de réadaptation. Donc, c’est déjà une ressource plus lourde et il y a des gens qui demeurent là. Ça va bien, mais c’est du personnel qui est engagé. […] Moi, mon ressenti quand je regarde ça, c’est comme si je retournais à ce contre quoi je me suis battue toute ma vie. C’est comme si j’étais devant une tendance vers la réinstitutionalisation.