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La mémoire autobiographique à travers le parcours de vie: évaluation rétrospective du bonheur et de la vulnérabilité

Published online by Cambridge University Press:  30 August 2016

Nora Dasoki*
Affiliation:
Pôle de recherche national LIVES, Université de Lausanne, Suisse
Davide Morselli
Affiliation:
Pôle de recherche national LIVES, Université de Lausanne, Suisse
Dario Spini
Affiliation:
Pôle de recherche national LIVES, Université de Lausanne, Suisse
*
La correspondance et les demandes de tiré à part doivent être adressées à : / Correspondence and requests for offprints should be sent to: Nora Dasoki Pôle de recherche national LIVES Université de Lausanne Bâtiment Géopolis CH-1015 Lausanne (nora.dasoki@unil.ch)
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Abstract

Our research is interested in understanding how the elderly evaluate their past, so the aims of this study are, first, to understand if there are age differences within the older population in terms of positivity effect, and second, to test if perception of happiness and vulnerability are two independent recall systems. To test our hypotheses, we used the Vivre / Leben / Vivere survey on a population of 65 years and older (n=4200), in Switzerland. Findings show that happiness depends on social and cultural norms, while there is an age effect for vulnerability. For happiness, there are no age differences, but this is not the case for vulnerability: the oldest age groups are less likely to report episodes of vulnerability during most of their lives.

Résumé

L’intérêt de cette recherche est de comprendre comment les personnes âgées évaluent rétrospectivement leur passé. D’une part, nous cherchons à savoir si, au sein de la population âgée, il existe des différences d’âge concernant l’effet de positivité. D’autre part, nous nous demandons si les perceptions de bonheur et de vulnérabilité liées à des souvenirs répondent à deux processus différents de rappel. Pour tester nos hypothèses, nous avons utilisé l’enquête Vivre / Leben / Vivere menée auprès d’individus de 65 ans et plus vivant en Suisse (n=4200). Les résultats montrent que le bonheur dépend des normes culturelles et sociales, alors que la vulnérabilité a un effet d’âge, confirmant l’indépendance de ces deux processus de rappel. Par ailleurs, pour le bonheur, il n’existe pas de différences d’âge, alors que c’est le cas pour la vulnérabilité: les groupes les plus âgés ont globalement moins de probabilité d’indiquer des moments de vulnérabilité pendant le parcours de vie.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Association on Gerontology 2016 

Introduction

Erikson and Erikson (Reference Erikson and Erikson1982/1997), à travers le concept d’intégrité, soutiennent l’idée qu’avoir une vision positive d’une vie bien vécue est vital pour le bien-être des personnes âgées (Schlagman, Schulz, & Kvavilashvili, Reference Schlagman, Schulz and Kvavilashvili2006). Plusieurs études ont effectivement mis en lumière différents mécanismes qui expliquent la relation entre le bien-être et le sens que les individus attribuent à leur passé comme, par exemple, la comparaison temporelle grâce à la continuité identitaire (Spini, Clémence, & Ghisletta, Reference Spini, Clémence and Ghisletta2007), les écrits autobiographiques (Demetrio, Reference Demetrio1996; Smorti, Reference Smorti1997; Birren & Cochran, Reference Birren and Cochran2001), ou le concept de la clarté du soi (Fuentes & Desrocher, Reference Fuentes and Desrocher2012). Ainsi, au moment où le potentiel biologique s’affaiblit et le processus de fragilisation qui caractérise la vieillesse s’intensifie, les mécanismes de régulation émotionnelle liés à la mémoire deviennent centraux dans le maintien du bien-être des aînés (Lalive d’Epinay & Spini, Reference Lalive d’Epinay and Spini2008). En continuité avec ces courants de recherche, la présente étude vise à comprendre comment les différences liées à l’âge peuvent influencer l’évaluation que les personnes âgées portent sur leur passé.

Effet de positivité

Depuis une vingtaine d’années, les études en gérontologie sociale ont mis en évidence un phénomène surprenant : avec l’âge, les affects négatifs diminuent (par ex., Gross et al., Reference Gross, Carstensen, Pasupathi, Tsai, Skorpen and Hsu1997; Carstensen, Pasupathi, Mayr, & Nesselroade, Reference Carstensen, Pasupathi, Mayr and Nesselroade2000), alors que les affects positifs et la satisfaction de vie restent constants (par ex., Diener, Suh, Lucas, & Smith, Reference Diener, Suh, Lucas and Smith1999; Carstensen et al., Reference Carstensen, Pasupathi, Mayr and Nesselroade2000), voire, dans certains cas, augmentent (Ågren, Reference Ågren1998; Lawton, Kleban, & Dean, Reference Lawton, Kleban and Dean1993; Mroczek, Reference Mroczek2001).

Par ailleurs, il a été observé que, pour les capacités attentionnelles et de la mémoire, les personnes âgées donnent la préférence à l’information positive plutôt qu’à celle qui est négative (Reed & Carstensen, Reference Reed and Carstensen2012). On parle alors d’effet de positivité (Kennedy, Mather, & Carstensen, Reference Kennedy, Mather and Carstensen2004).

En ce qui concerne la mémoire autobiographique notamment, cet effet se manifeste de manière robuste (par ex., Rubin & Berntsen, Reference Rubin and Berntsen2003; Kennedy et al., Reference Kennedy, Mather and Carstensen2004). Sur le plan de la fréquence des souvenirs positifs et négatifs, les résultats des études sur la mémoire autobiographique sont convergents : les individus rapportent deux fois plus de souvenirs positifs que négatifs (Berntsen, Rubin, & Siegler, Reference Berntsen, Rubin and Siegler2011). D’autres études ont aussi montré que, par rapport aux jeunes, les personnes âgées évaluent rétrospectivement les événements négatifs sous une lumière plus positive (Comblain, D’Argembeau, & Van der Linden, Reference Comblain, D’Argembeau and Van der Linden2005; Schryer & Ross, Reference Schryer and Ross2014). Les souvenirs positifs sont accessibles plus longtemps, sont rapportés plus fréquemment et s’affaiblissent moins vite (Guillaume, Eustache, & Desgranges, Reference Guillaume, Eustache and Desgranges2009).

Pour expliquer l’effet de positivité, les hypothèses avancées jusqu’à présent mettent en avant un effet d’âge. Parmi celles-ci, certaines avancent des explications d’ordre biologique. C’est le cas de Labouvie-Vief, Grühn, and Studer (Reference Labouvie-Vief, Grühn, Studer, Lerner, Lamb and Freund2010) qui soutiennent qu’un déclin des ressources cognitives chez les personnes âgées les amène à être plus sensibles aux informations positives qu’aux émotions négatives, puisque ces dernières demandent davantage de traitement au niveau cognitif. Une autre hypothèse explique cet effet par des modifications dans les réseaux cérébraux, notamment dans l’amygdale (Cacioppo, Berntson, Bechara, Tranel & Hawkley, Reference Cacioppo, Berntson, Bechara, Tranel, Hawkley, Todorov, Fiske and Prentice2011), qui joue un rôle dans la régulation émotionnelle. Mais cette hypothèse est critiquée puisque des effets comparables à ceux observés chez les personnes âgées peuvent aussi être induits chez des personnes jeunes en manipulant les perspectives vers le futur (Guillaume et al., Reference Guillaume, Eustache and Desgranges2009). Ce n’est donc pas un effet qui caractérise uniquement la population âgée. Le cadre théorique le plus souvent utilisé pour interpréter l’effet de positivité est la théorie de la sélectivité socio-émotionnelle (SST); Carstensen, Gottman & Levenson Reference Carstensen, Gottman and Levenson1995; Reed & Carstensen, Reference Reed and Carstensen2012), selon laquelle l’horizon temporel que l’on a devant soi conditionnerait le choix des buts et, par conséquent, également nos préférences émotionnelles. Par une série d’études (pour une revue exhaustive, voir Reed & Carstensen, Reference Reed and Carstensen2012), Carstensen et ses collègues arrivent à la conclusion que les jeunes adultes qui se projettent dans un futur à long terme se concentrent sur la recherche d’informations, alors que les personnes qui se projettent dans un futur limité privilégient les buts davantage liés à la satisfaction émotionnelle et à la régulation des émotions (Reed & Carstensen, Reference Reed and Carstensen2012). En conclusion, en privilégiant un élément motivationnel, la SST donne une explication simple et qui permet de dépasser le déterminisme biologique des autres hypothèses.

Comme on l’a décrit auparavant, plusieurs études ont confirmé l’effet de positivité en opposant principalement deux populations : les « jeunes » et les « âgés », et beaucoup plus rarement, les adultes et les âgés (Berntsen & Rubin, Reference Berntsen and Rubin2002; Kennedy et al., Reference Kennedy, Mather and Carstensen2004). À notre connaissance, on doit encore comprendre comment l’effet de positivité se manifeste parmi les différents groupes d’âge des personnes dites « âgées », jusqu’ici traitées comme un groupe homogène. Les travaux antérieurs ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité de cette population. D’autant plus que dans les dernières décennies, grâce à la gérontologie, aux politiques sociales et aux avancées culturelles, médicales et économiques, l’espérance de vie dans les pays occidentaux a fortement augmenté (Baltes & Smith, Reference Baltes and Smith2003). Les jeunes aînés (troisième âge) bénéficient d’une meilleure forme physique et mentale, de réserves cognitives et émotives majeures, de niveaux de bien-être et de plasticité cognitive relativement élevés par rapport aux plus âgés (quatrième âge) (Baltes & Smith, Reference Baltes and Smith2003; Cavalli, Dasoki, Dus, Masotti, & Rosciano, Reference Cavalli, Dasoki, Dus, Masotti, Rosciano, Giudici, Cavalli and Egloff2015). Cette dernière population, toujours plus nombreuse, est plus fréquemment atteinte par différentes formes de fragilité (Baltes & Smith, Reference Baltes and Smith2003; Lalive d’Epinay & Spini, Reference Lalive d’Epinay and Spini2008; Spini & Jopp, Reference Spini, Jopp, Jaspal and Breakwell2014). En conséquence, on peut avancer l’hypothèse que ces changements, intimement liés à l’âge chronologique (la somme des années comprises dans le troisième et le quatrième âge pouvant atteindre 35 à 40 ans), rendent l’expérience d’événements négatifs et positifs au présent différente en fonction de l’âge et elle peut conduire à évaluer le passé de manière diversifiée. Notre étude prend en compte l’hétérogénéité des évaluations du passé et l’effet de positivité en fonction des différents âges chronologiques qui composent la vieillesse.

Affects positifs et négatifs : deux mécanismes de rappel indépendants

Plusieurs études ont non seulement vérifié l’effet de positivité, mais se sont également intéressées à la manière dont les émotions liées à des événements agissent sur la mémoire autobiographique, selon qu’elles sont évaluées comme positives, négatives ou neutres (Kennedy et al., Reference Kennedy, Mather and Carstensen2004; D’Argembeau & Van der Linden, Reference D’Argembeau and Van der Linden2004; Comblain et al., Reference Comblain, D’Argembeau and Van der Linden2005; St. Jacques & Levine, Reference St. Jacques and Levine2007). Les résultats montrent que, indépendamment de l’âge, les événements avec une valence émotionnelle (positive ou négative) sont encodés de manière plus approfondie, sont plus facilement récupérés et contiennent davantage de détails par rapport aux événements neutres (Van der Linden, Reference Van der Linden2003; Comblain et al., Reference Comblain, D’Argembeau and Van der Linden2005; St. Jacques & Levine, Reference St. Jacques and Levine2007; Bohn & Berntsen, Reference Bohn and Berntsen2007). D’autres études ont montré que, par rapport aux expériences négatives, les souvenirs d’expériences positives contiennent plus de détails sensoriels et contextuels (D’Argembeau, Comblain & Van der Linden, Reference D’Argembeau, Comblain and Van der Linden2005). Ces résultats suggèrent que les affects positifs, négatifs et neutres ne répondent pas aux mêmes processus cognitifs de mémorisation et qu’ils ont un rôle différent dans l’organisation du récit de vie et de l’identité (Berntsen, et al., Reference Berntsen, Rubin and Siegler2011).

D’autres études s’intéressent non pas à l’âge chronologique, mais à ce que nous appellerons ici l’« âge biographique », c’est-à-dire l’âge que les individus avaient au moment où l’événement dont ils se souviennent s’est produit. Ces études répartissent de manière rétrospective les événements tout au long de la vie des individus et montrent que, pour les personnes de plus de 40 ans, la courbe des souvenirs les plus heureux a un pic de réminiscence entre 20 et 30 ans (par ex., Rubin & Schulkind, Reference Rubin and Schulkind1997; Rubin, Rahhal & Poon, Reference Rubin, Rahhal and Poon1998; Rubin & Berntsen, Reference Rubin and Berntsen2003; Conway, Reference Conway2005; Thomsen & Berntsen, Reference Thomsen and Berntsen2008). Ce pic s’explique par le script de vie culturel, c’est-à-dire les attentes sociales par rapport à l’ordre et au moment d’occurrence des événements d’un parcours de vie typique (Berntsen & Rubin, Reference Berntsen and Rubin2002; Rubin & Berntsen, Reference Rubin and Berntsen2003), comme les mariages et les naissances. Dans l’enfance, la fréquence des souvenirs est très faible (amnésie enfantine) et on constate une augmentation dans les années les plus récentes (effet de récence) (Conway, Reference Conway2005; Thomsen & Berntsen, Reference Thomsen and Berntsen2008). Pour les souvenirs négatifs ou tristes, on s’attendrait à une distribution opposée à celle des souvenirs heureux, mais, étonnamment, ce n’est pas le cas : cette distribution n’est pas caractérisée par un pic inversé, mais par une courbe légèrement croissante pendant toute la vie. Si la distribution des souvenirs positifs a déjà été expliquée par le script de vie culturel, celle des souvenirs négatifs n’a pas encore trouvé de modèle explicatif propre.

En outre, il faut encore explorer si, tout au long de la vie, aussi bien pour les souvenirs avec une valence émotionnelle positive que négative, nous pouvons observer un biais de positivité parmi les différents groupes d’âge d’aînés.

L’intérêt de la présente recherche (basée sur l’analyse secondaire de données de calendriers de vie) est d’explorer la perception des souvenirs heureux et vulnérables. Nous faisons l’hypothèse que ces deux types de souvenirs montrent les mêmes tendances que les souvenirs négatifs et positifs. Étant donné le caractère exploratoire de cette association et le fait que le « bonheur » et la « vulnérabilité » ne sont pas à l’opposé l’un de l’autre, nous ne faisons pas d’hypothèse forte s’y rapportant. Nous examinerons la distribution des souvenirs sur l’ensemble du parcours de vie des individus afin de comprendre comment les effets d’âge chronologique influencent le mécanisme de rappel et vérifier si l’on a bien affaire à deux mécanismes distincts qui répondent à des logiques différentes de rappel (i.e. un mécanisme pour les souvenirs heureux et un autre pour les souvenirs vulnérables) comme cela a été démontré pour les souvenirs positifs et négatifs.

Hypothèses

Trois hypothèses découlent des éléments théoriques et des résultats décrits dans les sections précédentes.

La première hypothèse est que, en termes relatifs et tous âges confondus, on observera davantage de souvenirs heureux que vulnérables (Hypothèse 1).

La deuxième hypothèse est que les souvenirs vulnérables et heureux découlent de deux mécanismes de rappel indépendants, comme cela a été observé pour les souvenirs positifs et négatifs (par ex., Rubin & Berntsen, Reference Rubin and Berntsen2003; Kennedy et al., Reference Kennedy, Mather and Carstensen2004; Reed & Carstensen, Reference Reed and Carstensen2012) (Hypothèse 2). D’un côté, nous nous attendons à ce que les souvenirs heureux se répartissent tout au long de la vie de la même façon que les affects positifs (i.e. pic de réminiscence, amnésie enfantine et effet de récence), et répondent aux mêmes mécanismes de rappel (script de vie culturel) (Hypothèse 2a). D’un autre côté, pour les souvenirs vulnérables, nous nous attendons à observer une courbe légèrement croissante : plus on se rapproche du présent et plus il y aura d’individus qui rapporteront des souvenirs vulnérables (Hypothèse 2b). Par rapport aux mécanismes de rappel qui donnent cette forme à la courbe, notre recherche est exploratoire. En effet, à notre connaissance, les rares études qui ont étudié la distribution des souvenirs négatifs sur le parcours de vie ne donnent pas d’explications très approfondies.

Enfin, nous nous attendons à observer l’effet de positivité, non seulement dans la fréquence générale de souvenirs, mais aussi dans leur distribution sur le parcours de vie (Hypothèse 3). En d’autres termes, si on regarde la fréquence des souvenirs sur tout le parcours de vie, les individus plus âgés seront plus nombreux à indiquer des souvenirs heureux par rapport aux plus jeunes (Hypothèse 3a). À l’inverse, les individus plus jeunes auront tendance à être plus nombreux à rapporter des souvenirs de vulnérabilité (Hypothèse 3b). Dans toutes les phases de la vie (enfance, âge adulte et temps présent) et pour les deux types de souvenirs (heureux et vulnérables), nous pensons que l’effet de positivité se manifestera puisqu’il est lié à l’âge du participant au moment de l’enquête.

Méthode

Données

Les données utilisées pour cette étude proviennent de l’enquête « Vivre / Leben / Vivere » (VLV), collectées par le Centre Interfacultaire de Gérontologie et d’Etudes des Vulnérabilités (requérant principal: Michel Oris) dans le cadre du Pôle de Recherche National LIVES « Surmonter la vulnérabilité: perspective du parcours de vie » et du programme Sinergia, tous deux financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. VLV est une enquête interdisciplinaire lancée en 2011 dont le but est de connaître les conditions de vie et de santé des individus de 65 ans et plus vivant en Suisse (Ludwig, Cavalli & Oris, Reference Ludwig, Cavalli and Oris2014).

Participants

L’étude VLV a été menée dans cinq régions suisses des trois parties linguistiques principales (germanophone, francophone et italophone) : le Canton de Genève, le Valais central, le Canton de Berne (Berne-Mittelland, Seeland et Oberland bernois), les deux demi-cantons de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne et le canton du Tessin. L’échantillon total visé était de 4 200 individus composé d’un échantillon principal de 3 600 individus suisses, d’un échantillon de 100 partenaires, et d’un échantillon de 500 immigrants d’Italie, d’Espagne, du Portugal et de l’Ex-Yougoslavie. L’échantillon a été sélectionné de manière aléatoire dans les registres cantonaux de la population et stratifié par âge (65-69; 70-74; 75-79; 80-84; 85-89; 90 et plus) et par sexe, pour un total de 720 participants pour chaque région. Les participants contactés habitaient soit à leur domicile, soit en institution (Ludwig et al., Reference Ludwig, Cavalli and Oris2014). Parmi les participants de l’échantillon principal (n=3 600), seules les personnes qui étaient aptes cognitivement à répondre ont complété le calendrier de vie (n=3 092).

Matériel et procédure

L’étude a été conduite à l’aide d’un questionnaire papier standardisé et d’un calendrier de vie envoyés par poste, à compléter seul. Le participant était invité à rapporter les événements les plus importants survenus dans différents domaines (résidence, famille/couple, activité, santé, nationalité) (voir Annexe 1). Dans un deuxième temps, lors d’un entretien en face à face, l’enquêteur vérifiait le calendrier de vie avec le participant : il s’assurait de la cohérence des informations et, à l’aide d’un feuillet d’entretien, contrôlait que les points retenus comme importants par l’équipe de recherche étaient bien complétés. De plus, lors de l’entretien, l’enquêteur demandait au participant d’indiquer sur le calendrier les moments qu’il considérait comme les plus heureux et les plus vulnérables de sa vie.

Mesures

Les questions sur les souvenirs heureux et vulnérables étaient posées de la manière suivante : « Pouvez-vous indiquer sur les colonnes “année / âge” de GAUCHE le(s) moment(s) / la (les) période(s) où vous vous êtes senti(e) particulièrement vulnérable? ». Au besoin, l’enquêteur pouvait préciser « fragile » ou « en difficulté ». La même phrase était utilisée pour demander d’indiquer les moments heureux, mais sans inclure de précision supplémentaire par rapport au sens du terme « heureux », comme cela avait été le cas pour « vulnérable ». Nous avons fait correspondre chaque année civile à une variable binomiale qui équivalait à 1 pour les états de vulnérabilité et/ou de bonheur et à 0 pour les états de non-vulnérabilité et/ou de non-bonheur. Le nombre d’années (variables dépendantes) qui peuvent être potentiellement vulnérables ou heureuses dépend donc de l’âge chronologique des individus. Nous avons créé à la fois des variables en utilisant la colonne des âges biographiques (que nous avons utilisée pour l’axe des x dans les Figures 1 et 2) et la colonne des années (que nous avons utilisée pour l’axe des x dans la Figure 3). L’autre variable utilisée (pour les Figures 1, 2 et 3) est le groupe d’âge chronologique auquel les individus appartenaient au moment de l’entretien. Il s’agit d’une variable catégorielle recodée à partir de l’année de naissance en six groupes d’âge en 2011 au moment de l’entretien (65-69; 70-74; 75-79; 80-84; 85-89; > 90). Pour résumer, l’âge biographique correspond à la colonne des âges dans le calendrier de vie, et les années à la colonne des dates. Dans le cas de cette enquête transversale, la cohorte et le groupe d’âge chronologique sont équivalents. Par souci de clarté et en cohérence avec nos hypothèses, nous parlerons uniquement de groupes d’âge.

Figure 1: Perception rétrospective des âges biographiques heureux selon le groupe d’âge. Pourcentage d’individus ayant indiqué un moment heureux selon la colonne des âges correspondants au moment de la perception (de 0 à 90 ans) et l’appartenance à un groupe d’âge au moment de l’interview (lignes claires pour les groupes d’âge les plus jeunes et à l’inverse, lignes plus foncées pour les plus âgés).

Figure 2: Perception rétrospective des âges biographiques vulnérables selon le groupe d’âge. Pourcentage d’individus ayant indiqué un moment vulnérable selon la colonne des âges correspondant au moment de la perception (de 0 à 90 ans) et l’appartenance à un groupe d’âge au moment de l’interview (en clairs les groupes d’âge plus jeunes et à l’inverse, les plus âgés les lignes plus foncées). Pour tester des différences significatives parmi les groupes d’âge sur l’évaluation rétrospective de vulnérabilité, la colonne des âges est partagée en quatre périodes (0-20 ans, 20-40 ans, 40-65 ans, 65 et plus).

Figure 3: Perception rétrospective des années historiques vulnérables selon les groupes d’âge. Pourcentage d’individus ayant indiqué un moment vulnérable selon la colonne des années historiques correspondant au moment de la perception (de 1921 à 2011) et l’appartenance à un groupe d’âge au moment de l’interview (lignes claires pour les groupes d’âge les plus jeunes et à l’inverse, lignes plus foncées pour les plus âgés). Pour tester des différences significatives parmi les groupes d’âge sur l’évaluation rétrospective de vulnérabilité la colonne des années historiques est partagée en quatre périodes (1921-1945, 1946-1973, 1974-2010, 2011).

Étant donné que le nombre de variables dépendantes est proportionnel à l’âge des individus, elles ont été sommées et standardisées (somme standardisée) en trois périodes historiques (pour les années) et quatre phases de vie (pour les âges). Les âges ont été partagés suivant la tendance des fréquences des années heureuses et vulnérables qui distinguaient clairement trois périodes (0-20 ans, 21-40 ans et 41-65 ans). Nous avons exclu de l’analyse les âges à partir de 65 ans à cause d’un problème de troncature des données (manque d’information ; voir Courgeau & Lelièvre, Reference Courgeau and Lelièvre1989, p. 21) qui empêche d’introduire ces années dans la régression. Les années civiles ont été partagées en trois périodes. La première période va de 1946 à 1973 : la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale et qui est caractérisée en Europe par un boom économique (les « trente glorieuses »). La deuxième période va de 1974 à 2010 : la fin de la croissance économique jusqu’à l’année qui précède l’année de l’entretien. La dernière période compte une seule année, celle de l’entretien : 2011. À cause du problème de troncature, nous n’avons pas pris en compte les années qui vont de la naissance des premiers individus jusqu’à celles des plus jeunes (1921-1945).

Analyses statistiques

Dans un premier temps, pour créer les Figures 1, 2 et 3, nous avons croisé les variables correspondant aux états (âges biographiques et années) de vulnérabilité et de bonheur avec les groupes d’âge chronologique pour obtenir le pourcentage d’individus ayant indiqué un moment vulnérable et/ou heureux. Dans un deuxième temps, par des régressions linéaires, nous avons testé l’existence de différences significatives entre les groupes d’âge chronologique (variable indépendante) par rapport à la somme standardisée des états de vulnérabilité et de bonheur (variables dépendantes) tout en contrôlant trois variables sociodémographiques (genre, niveau d’éducation, revenu) et un indice de fragilité (Lalive d’Epinay & Spini, Reference Lalive d’Epinay and Spini2008; Spini, Ghisletta, Guilley & Lalive d’Epinay, Reference Spini, Ghisletta, Guilley, Lalive d’Epinay and Birren2007) (Tableau 1).

Tableau 1 : Résultats de six régréssions linéaires (coefficient Bêta de régression non-standardisé) sur la somme standardisée d’états heureux (âges biographiques et années) en fonction du groupe d’âge chronologique

Note. Le modèle est contrôlé par les variables sociodémographiques (genre, niveau d’éducation, revenus) et l’indice de fragilité (nombre de dimensions atteintes)

*ρ < .05 **ρ < .01 ***ρ < .001

Résultats

Par rapport à l’hypothèse d’un effet de positivité dans la population des 65 ans et plus, sur l’échantillon global (n=3092), un nombre plus grand d’individus ont rapporté davantage de périodes heureuses que vulnérables (73%) par rapport à ceux qui ont rapporté davantage de périodes vulnérables qu’heureuses (17%). Seulement 10 pour cent des participants ont indiqué le même nombre d’années heureuses et vulnérables. De plus, la moyenne par personne d’années heureuses est de 24 ans, alors que, pour la vulnérabilité, elle n’est que de 8 ans. Les résultats confirment donc notre première hypothèse (Hypothèse 1). Pour vérifier si la vulnérabilité et le bonheur sont deux systèmes indépendants (Hypothèse 2) et s’il existe des différences d’âge tout au long de la vie (Hypothèse 3), nous avons considéré les souvenirs en fonction de l’âge biographique (Figure 1 et 2) et des années historiques (Figure 3).

Pour relever une éventuelle hétérogénéité de la population âgée, nous avons séparé le pourcentage des individus indiquant un souvenir heureux et/ou vulnérable en fonction du groupe d’âge au moment de l’entretien (Figures 1, 2 et 3) et testé l’existence de différences significatives sur la somme standardisée des souvenirs heureux et/ou vulnérables à l’aide des régressions linéaires (Tableaux 1 et 2).

Le Tableau 1 présente les différences entre les groupes d’âge chronologique par rapport à la distribution des souvenirs de bonheur en fonction des âges biographiques et des années. On observe qu’il n’y a aucune différence significative sauf pour les années comprises entre 1946 et 1973 (Hypothèse 3a). Par conséquent, pour les souvenirs de bonheur, nous ne commenterons pas davantage le Tableau 1. Par contre, nous allons nous attarder sur leur distribution en fonction des âges biographiques (Figure 1).

Cette distribution révèle un pic de réminiscence entre 20 et 40 ans, ce qui veut dire que beaucoup d’individus ont indiqué des moments heureux durant cette période de vie (Hypothèse 2a). Comme cela a été suggéré par le script de vie culturel, le pic de réminiscence est lié aux mariages et aux naissances survenant de manière concentrée à ces âges-là. Par contre, malgré un pourcentage plus bas d’individus qui indique une période ou un moment de bonheur dans les premières années, on ne constate pas d’effet d’amnésie enfantine. En effet, même si entre 0 et 5 ans, le pourcentage des individus indiquant des souvenirs heureux est en moyenne plus bas (14%) par rapport aux deux dernières périodes (21-40 ans = 31.6% et 41-65 ans = 27%), il ne se distingue pas beaucoup de la période entre 6 et 20 ans (17%) et de la moyenne générale, tous âges confondus (16.5%).

Les résultats sont différents pour la vulnérabilité (Figure 2): dans la première période, quasiment personne n’a indiqué avoir eu une période de vulnérabilité (seulement 4,3% entre 0 et 20 ans, tous groupes d’âges confondus). Même s’il y a des variations entre le début et la fin, nous observons bien que la courbe des souvenirs de vulnérabilité est légèrement croissante (Hypothèse 2b).

Concernant la différence entre les groupes d’âge et la somme standardisée des états vulnérables (Hypothèse 3b), des régressions linéaires (Tableau 2) indiquent des différences significatives pour la période entre 41 et 65 ans (β=-1.777, p<.001): la proportion d’individus relativement jeunes ayant rapport des moments de vulnérabilité est plus grande que celle des individus les plus âgés. La période entre 21 et 40 ans ne présente pas de différence significative entre les groupes d’âge; cette période se situe au centre des « ciseaux » où la tendance s’inverse. En effet, entre 0 et 20 ans, les groupes les plus âgés sont ceux qui rapportent le plus de vulnérabilité (β=.523, p<.05).

Tableau 2 : Résultats de six régréssions linéaires (coefficient Bêta de régression non-standardisé) sur la somme standardisée d’états vulnérables (âges biographiques et années) en fonction du groupe d’âge chronologique

Note. Le modèle est contrôlé par les variables sociodémographiques (genre, niveau d’éducation, revenus) et l’indice de fragilité (nombre de dimensions atteintes)

*ρ < .05 **ρ < .01 ***ρ < .001

Dès lors, les questions qui se posent sont les suivantes : premièrement, pourquoi dans la première phase de vie les plus âgés sont-ils plus nombreux à reporter des moments de vulnérabilité alors que dans la dernière phase cette tendance s’inverse et ce sont les plus jeunes qui sont les plus nombreux à se sentir vulnérables? Et, deuxièmement, comment savoir s’il existe des différences d’âge chronologique dans les années les plus récentes? Pour répondre à ces questions, nous avons redistribué les moments de vulnérabilité en fonction des années historiques, en lieu et place des âges biographiques (Figure 3).

Si on analyse d’abord la première période historique (1921-1945), on constate que cette nouvelle visualisation (Figure 3) permet de comprendre l’inversion de tendance des groupes d’âge. Sans tester la significativité des différences d’âge avec des régressions, à nouveau à cause du problème de troncature, on peut observer que, plus le groupe d’âge est élevé, plus on trouve d’individus ayant indiqué une année de vulnérabilité. Les groupes d’âge avec un pic de réminiscence plus accentué entre 1939 et 1945 sont les plus de 85 ans qui, à cette époque, avaient entre 15 et 25 ans. En effet, ceux qui ont vécu cette période en tant que jeunes adultes sont plus nombreux à l’avoir perçue comme « vulnérable » que ceux qui l’ont vécue en tant qu’enfants. Ensuite, on observe (Tableau 2) que durant la période historique 1974-2010, la tendance s’inverse et les plus âgés sont significativement moins nombreux par rapport aux plus jeunes à se sentir vulnérables (β=-1.832, p<.00). Enfin, si on regarde l’année de l’entretien 2011, on remarque qu’il n’existe pas de différence d’âge.

Discussion

Un premier constat est que l’hypothèse concernant l’effet de positivité est confirmée par les analyses. Sur l’échantillon global des personnes de 65 ans et plus, on observe non seulement que les individus ont été plus nombreux à reporter davantage de souvenirs heureux que de souvenirs vulnérables, mais aussi que la longueur moyenne du bonheur (en années) est plus grande. Sans que les souvenirs de bonheur et de vulnérabilité soient opposés, nous pouvons donc en conclure qu’ils montrent un effet de positivité, effet qui a déjà été observé dans la mémoire autobiographique pour les souvenirs positifs et négatifs (par ex., Rubin & Berntsen, Reference Rubin and Berntsen2003; Kennedy et al., Reference Kennedy, Mather and Carstensen2004)

Un deuxième constat est que notre deuxième hypothèse sur l’indépendance des systèmes de vulnérabilité et de bonheur est confirmée et même renforcée par la confirmation partielle de notre troisième hypothèse sur les différences d’âge tout au long de la vie. En effet, la distribution des souvenirs au cours de la vie permet d’affirmer que les souvenirs heureux et vulnérables répondent à deux mécanismes indépendants de rappel (par ex., Rubin & Berntsen, Reference Rubin and Berntsen2003; Kennedy et al., Reference Kennedy, Mather and Carstensen2004). Tout d’abord, en ce qui concerne le bonheur, on n’observe pas de différences d’âge. Pour aucun des groupes, nous ne constatons d’amnésie dans l’enfance. Cela est probablement dû au fait que, même si on n’a pas de souvenir précis, on peut tout de même dire si l’enfance était globalement heureuse ou non, dans le sens où une enfance sans événements douloureux peut se définir comme heureuse. On ne constate pas non plus d’effet de récence: les années les plus proches de l’entretien ne sont pas caractérisées par un nombre élevé d’individus qui ont mentionné un moment de bonheur. Enfin, le pic de réminiscence (par ex., Rubin & Schulkind, Reference Rubin and Schulkind1997; Rubin, et al., Reference Rubin, Rahhal and Poon1998; Rubin & Berntsen, Reference Rubin and Berntsen2003; Conway, Reference Conway2005; Thomsen & Berntsen, Reference Thomsen and Berntsen2008) entre 20 et 40 ans est également mis en évidence ici. Ceci suggère, comme nous l’avons déjà observé pour les événements positifs (Thomsen & Berntsen, Reference Thomsen and Berntsen2008), que le mécanisme de rappel est fortement conditionné par les normes sociales et culturelles qui le définissent comme un moment heureux (script de vie culturel; Berntsen & Rubin, Reference Berntsen and Rubin2002; Rubin & Berntsen, Reference Rubin and Berntsen2003), et ce, indépendamment de l’âge de la personne qui répond. On peut donc en conclure qu’il y a un effet de primauté des normes sociales sur les processus cognitifs liés à l’âge chronologique (comme l’effet de positivité) pour les souvenirs heureux.

Concernant la perception de la vulnérabilité, les résultats sont très différents. Tous âges confondus, la courbe est légèrement croissante. On constate de l’amnésie dans la petite enfance, amnésie qui pourrait s’expliquer par le fait que la vulnérabilité est davantage liée à des événements précis qu’à un script de vie culturel comme c’est le cas pour le bonheur. Pour la plupart des années, on observe des différences d’âge dans le sens d’un effet de positivité, sauf pour deux périodes historiques qui ont attiré notre attention. La première correspond à la Deuxième Guerre mondiale, pendant laquelle la tendance s’inverse : les groupes plus âgés sont plus nombreux à rapporter de la vulnérabilité. D’un côté, il est évident que ceci est dû en partie au fait que tous les groupes d’âge n’étaient pas encore nés à ce moment. D’un autre côté, ce résultat nous suggère que c’est parce que certains individus ont vécu la Deuxième Guerre mondiale à un âge bien précis (jeunes adultes) qu’ils sont plus nombreux à l’indiquer comme vulnérable. L’autre moment qui n’est pas caractérisé par l’effet de positivité est l’année de l’entretien, pendant laquelle il n’y a pas de différences d’âge, puisque même les plus âgés sont plus nombreux à indiquer un moment de vulnérabilité, signe d’un probable effet de récence qui prime sur l’effet de positivité.

On observe donc que le bonheur et la vulnérabilité répondent à des mécanismes différents de rappel : le premier dépend des conditionnements culturels et sociaux alors que la vulnérabilité est en partie liée à l’âge et à la récence. De plus, le fait de n’avoir pas observé deux courbes symétriquement opposées (en U pour la vulnérabilité et en U inversés pour le bonheur) renforce l’idée que bonheur et vulnérabilité ne sont pas à l’opposé l’un de l’autre, comme cela avait été démontré plus généralement pour les souvenirs négatifs et positifs.

Conclusions

Étant donné l’importance avérée des souvenirs pour le bien-être dans la vieillesse, il est important de s’intéresser aux mécanismes sous-jacents à la perception rétrospective du parcours de vie, en prenant en compte la population âgée à la fois dans son hétérogénéité, en comparant différents groupes d’adultes âgés, et dans toute sa complexité, en distinguant les effets d’âge (comme dans le cas présenté ici), de cohorte, de groupes culturels ou autres. Grâce à cette étude, nous avons confirmé que, tous âges confondus, l’effet de positivité se confirme (plus de souvenirs heureux que vulnérables). Pour le bonheur, cette recherche exploratoire nous a permis de confirmer, d’un côté les conditionnements culturels qui amènent les individus à se souvenir des moments de bonheur et, de l’autre, que l’âge n’est pas un principe différenciateur pour ces souvenirs, question qui était restée jusqu’alors inexplorée. Dans le cas du bonheur, l’hétérogénéité de la population n’est donc pas due à des différences d’âge chronologique mais à des références culturelles qui doivent être encore mieux mises en évidence et étudiées. Alors que le pic de réminiscence concernant les événements factuels a été vérifié dans plusieurs pays (p. ex. Lalive d’Epinay & Cavalli, Reference Lalive d’Epinay and Cavalli2009), les souvenirs émotionnels (tel que bonheur, tristesse, vulnérabilité, etc.) ont été étudiés seulement pour la population occidentale (danoise et américaine pour Berntsen & Rubin, Reference Berntsen and Rubin2002; suisse dans la présente étude) ce qui est une limite pour la généralisation des résultats. Nous suggérons comme future piste de recherche d’étendre cette étude à d’autres populations afin de vérifier si la distribution des souvenirs changerait dans des contextes qui valoriseraient d’autres types de transitions du parcours de vie.

Ces considérations nous amènent finalement à la limite principale de cette recherche. Un des buts principaux était, par le biais de l’effet de positivité et notamment de l’âge, de montrer que la population dite « âgée » est très hétérogène dans son ensemble. Or, les résultats présentés ici peuvent être considérés soit comme une limite soit comme un début pour les futures recherches. Une limite puisqu’il faudrait explorer d’autres variables que l’âge, pour enrichir encore plus la compréhension du phénomène de rappel. Par conséquent, cette recherche peut être considérée comme un point de départ pour explorer l’hétérogénéité qui caractérise la population des 65 ans et plus. En nous concentrant seulement sur cette variable nous ne dépassons pas le déterminisme de l’âge chronologique et nous ne tenons pas compte de la composante motivationnelle que la SST met en avant (Carstensen et al., Reference Carstensen, Gottman and Levenson1995; Reed & Carstensen, Reference Reed and Carstensen2012).

À notre connaissance, dans la littérature existante, les causes et les processus qui mènent les individus âgés à définir leur passé comme négatif sont moins développés et ceci est aussi une limite que nous retrouvons dans notre recherche. Grâce à cette première étude exploratoire, nous avons pu constater un effet d’âge, mais d’autres hypothèses explicatives qui restent à tester se profilent. L’hypothèse prédominante est celle de plusieurs effets qui coexisteraient et interagiraient entre eux, sur un plan individuel mais également historique et culturel. La Deuxième Guerre mondiale semble avoir eu un impact important (effet de période) et les résultats suggèrent une interaction entre la guerre et l’âge auquel on l’a vécue (effet d’âge névralgique; Lalive d’Epinay & Cavalli, Reference Lalive d’Epinay and Cavalli2009).

En conclusion, ces résultats non seulement consolident le phénomène de l’effet de positivité et l’étendent aux personnes âgées, mais complexifient et approfondissent les mécanismes sous-jacents à la mémoire en ouvrant de nouvelles perspectives. En démêlant les effets qui se cachent derrière les souvenirs, cette étude apporte une contribution nouvelle à la recherche sur la mémoire autobiographique et le bien-être des personnes âgées.

Annexe 1

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Figure 0

Figure 1: Perception rétrospective des âges biographiques heureux selon le groupe d’âge. Pourcentage d’individus ayant indiqué un moment heureux selon la colonne des âges correspondants au moment de la perception (de 0 à 90 ans) et l’appartenance à un groupe d’âge au moment de l’interview (lignes claires pour les groupes d’âge les plus jeunes et à l’inverse, lignes plus foncées pour les plus âgés).

Figure 1

Figure 2: Perception rétrospective des âges biographiques vulnérables selon le groupe d’âge. Pourcentage d’individus ayant indiqué un moment vulnérable selon la colonne des âges correspondant au moment de la perception (de 0 à 90 ans) et l’appartenance à un groupe d’âge au moment de l’interview (en clairs les groupes d’âge plus jeunes et à l’inverse, les plus âgés les lignes plus foncées). Pour tester des différences significatives parmi les groupes d’âge sur l’évaluation rétrospective de vulnérabilité, la colonne des âges est partagée en quatre périodes (0-20 ans, 20-40 ans, 40-65 ans, 65 et plus).

Figure 2

Figure 3: Perception rétrospective des années historiques vulnérables selon les groupes d’âge. Pourcentage d’individus ayant indiqué un moment vulnérable selon la colonne des années historiques correspondant au moment de la perception (de 1921 à 2011) et l’appartenance à un groupe d’âge au moment de l’interview (lignes claires pour les groupes d’âge les plus jeunes et à l’inverse, lignes plus foncées pour les plus âgés). Pour tester des différences significatives parmi les groupes d’âge sur l’évaluation rétrospective de vulnérabilité la colonne des années historiques est partagée en quatre périodes (1921-1945, 1946-1973, 1974-2010, 2011).

Figure 3

Tableau 1 : Résultats de six régréssions linéaires (coefficient Bêta de régression non-standardisé) sur la somme standardisée d’états heureux (âges biographiques et années) en fonction du groupe d’âge chronologique

Figure 4

Tableau 2 : Résultats de six régréssions linéaires (coefficient Bêta de régression non-standardisé) sur la somme standardisée d’états vulnérables (âges biographiques et années) en fonction du groupe d’âge chronologique