Introduction
La gérontocroissance et le vieillissement de la population représentent deux enjeux cruciaux au sein de la société occidentale (Dumont, Reference Dumont2006; United Nations Economic and Social Affairs, 2002). À l’instar de ce que nous pouvons observer à l’échelle du pays, les provinces atlantiques sont particulièrement affectées par ce dernier phénomène. Celui-ci peut être lourd de conséquences sur les grands équilibres nationaux (Légaré & Vézina, Reference Légaré and Vézina2005), notamment aux plans de la santé, des finances publiques et des régimes de retraite, autant d’aspects qui ont fait l’objet de nombreuses recherches depuis les 20 dernières années (Chevremont, Zaidman et Rollet, Reference Chevremont, Zaidman and Rollet2000; Doan, Reference Doan1999; Lefebvre et Soderstrom, Reference Lefebvre and Soderstrom2000; Parant, Reference Parant1987; Rochon, Reference Rochon1997). L’accroissement du nombre et de la proportion de personnes âgées se répercute aussi sur la structuration et l’aménagement de l’espace (Pihet, Reference Pihet2003). Loin d’être une fatalité, nous avons déjà montré, dans le cadre de travaux antérieurs, que le vieillissement donnait lieu à l’émergence d’initiatives visant l’amélioration du cadre et de la qualité de vie des personnes âgées. Ces initiatives connaissent, dans la plupart des pays occidentaux, de réels succès notamment au sein de certains milieux ruraux fragiles (Simard, Reference Simard2006). En outre, de telles «actions innovantes» sont susceptibles de constituer un facteur de «reconcentration» des aînés vers les pôles de services, ce qui contribue incontestablement à modifier l’organisation du tissu de peuplement. Dès lors, gérontocroissance et vieillissement peuvent exercer un rôle non négligeable sur la situation socio-économique de certains espaces à population dispersée en favorisant, par exemple, l’avènement de services de proximité ou encore d’une économie résidentielle sur laquelle il est possible d’élaborer une politique volontariste de développement fondée sur les principes d’équité territoriale, d’utilité, de solidarité et de justice sociale. L’apport financier externe des populations retraitées peut aussi jouer un rôle de levier pour le développement endogène en favorisant l’essor d’activités induites tournées vers le marché local (Cusin, Reference Cusin2009; Davezies, Reference Davezies2004, Reference Davezies2008, Reference Davezies2009; Dore, Reference Dore2009).
Comment et où les personnes âgées sont-elles distribuées dans l’espace? Quelles sont les principales différences observées entre les quatre provinces atlantiques et les diverses catégories de localités? Quels sont les milieux les plus affectés par la gérontocroissance et le vieillissement de leur population? Quelles sont les caractéristiques socio-économiques de ces milieux? Telles sont les principales questions auxquelles nous tenterons de répondre dans le cadre de cette contribution. Cette dernière poursuit deux objectifs:
• examiner la configuration spatiale des disparités territoriales en ce qui concerne l’évolution des processus de gérontocroissance et de vieillissement démographique au sein des quatre provinces atlantiques au cours de la période 1981-2006;
• préciser les modalités de cette évolution en considérant diverses caractéristiques liées à la structure de peuplement, à la démographie et à l’économie des milieux concernés.
Notre analyse porte sur les 795 subdivisions de recensement (145 villes et 650 municipalités rurales) des quatre provinces atlantiques, c’est-à-dire le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard ainsi que Terre-Neuve-et-Labrador. Les milieux ruraux sont définis comme étant des entités territoriales dont la population est inférieure à 2 500 habitants. Deux méthodes serviront à la présentation et à l’interprétation des résultats. La première repose sur une analyse effectuée par strates de taille démographique. Elle permettra d’établir des distinctions entre certains milieux à forte dispersion de population et d’autres à habitat plus dense ainsi qu’entre localités présentant des profils socio-économiques différents. Le tableau 1 illustre la stratification démographique pour toutes les localités de l’Atlantique, milieux ruraux et urbains confondus, en 2006.
Source: Statistique Canada. Recensement de 2006.
Quant à la seconde approche, elle consiste en une analyse par typologies réunissant des localités qui présentent certaines affinités eu égard à l’évolution des processus de gérontocroissance et de vieillissement. À défaut de pouvoir analyser les diverses variables socio-économiques entre gérontocroissance et vieillissement, nous nous attarderons plus spécifiquement à ce dernier phénomène (cf. section 2.2.2). Les résultats sont présentés en considérant des variables de nature démographique, économique, géographique ainsi qu’en fonction de diverses caractéristiques liées à la structure de peuplement. De manière plus explicite, les principaux indicateurs retenus sont les structures d’âge (soit plus précisément, le nombre et le pourcentage des 65 ans ou plus), les taux de variation, la taille démographique des localités, l’évolution de la population entre 1981 et 2006, le taux d’activité, le taux de chômage, la composition de la structure occupationnelle et du revenu total, les niveaux de revenu, le taux de scolarisation et les coefficients de corrélation. Toutes les données utilisées dans le cadre de cette contribution proviennent des différents recensements de Statistique CanadaFootnote 1.
Bien que l’échelle géographique retenue aux fins de notre analyse soit celle des subdivisions de recensement, nous ferons également référence occasionnellement à celle des comtés et des provinces. L’étude s’échelonne sur une période de 25 ans, soit de 1981 à 2006. Cette dernière nous apparaît suffisamment longue pour dégager certaines tendances de fond ainsi que pour identifier les principaux changements produits. Notre analyse comportera deux grandes étapes. Il nous apparaît essentiel, dans un premier temps, de préciser les deux principaux concepts qui serviront à alimenter notre réflexion. La deuxième partie portera plus spécifiquement sur la présentation de nos résultats. Dans le cadre de cette contribution, nous nous intéresserons uniquement à la cohorte des 65 ans et plus. Par ailleurs, nous sommes bien conscients qu’une étude plus exhaustive demanderait également à considérer celle des 0 à 24 ans dont la diminution contribue, notamment en milieu rural, à alimenter le vieillissement démographiqueFootnote 2. Finalement, nous clôturerons notre analyse en évoquant, à grands traits, quelques éléments de synthèse et de discussion.
1. Aspects conceptuels
Le vieillissement et la gérontocroissance diffèrent à la fois dans leur définition, par leurs facteurs d’intensité et dans leurs logiques prospectives (Dumont, Reference Dumont2006). Le tableau 2 fait état des principales différences entre ces deux concepts eu égard à ces trois aspects.
Adapté de: DUMONT-Gérard-François (dir.). Les territoires face au vieillissement en France et en Europe. Géographie, Politique, Prospective. Coll. Carrefours Les Dossiers. Paris, Éditions Ellipse, 2006, p. 26.
Un autre moyen de bien comprendre la distinction entre vieillissement et gérontocroissance consiste à examiner leur «traduction» territoriale. En raison de la très grande diversité des territoires, il importe d’analyser simultanément les deux processus. Comme le montre le tableau 3, la combinaison entre vieillissement et gérontocroissance offre neuf possibilités pour les territoires et selon les périodes. Les différents scénarios appliqués au cas de l’Atlantique sont représentés à la carte 1. On constatera sans grand étonnement que l’évolution simultanée du vieillissement et de la gérontocroissance est le lot de la majorité des localités, soit plus précisément 607. À l’opposé, quelque 48 municipalités se distinguent à la fois par une situation de gérontodécroissance et une diminution du vieillissement. Ce dernier scénario caractérise plus particulièrement l’Île-du-Prince-Édouard, mais aussi quelques localités situées au sud du Nouveau-Brunswick qui, depuis quelques années, profitent de flux migratoires importants en provenance du nord de la province.
Adapté de: DUMONT-Gérard-François (dir.). Les territoires face au vieillissement en France et en Europe. Géographie, Politique, Prospective. Coll. Carrefours Les Dossiers. Paris, Éditions Ellipse, 2006, p. 28.
Les conséquences des changements démographiques sur les territoires sont donc extrêmement différenciées selon le sens et l’intensité respectifs du vieillissement et de la gérontocroissance et de leurs neuf combinaisons. Par conséquent, même si les deux phénomènes s’additionnent dans l’évolution de la population, il est important de les différencier puisqu’ils appellent à des incidences et à des réponses différentes en termes d’aménagement du territoire et de développement régional.
2. Analyse des résultats
2.1 Échelle provinciale
La gérontocroissance et le vieillissement démographique se manifestent différemment selon les provinces, les différents milieux géographiques (urbains, ruraux, périurbains, etc.), les diverses catégories de localités et les périodes temporelles considérées. Ainsi, le vieillissement a tendance à s’accentuer suivant une trajectoire d’ouest en est (cf. graphique 1). On constate, en effet, que trois des quatre provinces atlantiques figurent parmi celles ayant le plus vieilli entre 1981 et 2006. Avec une augmentation de 6,2% de la proportion de ses aînés, Terre-Neuve-et-Labrador se démarque nettement de ses homologues sur ce plan. Cette croissance est d’autant plus éloquente que la population terre-neuvienne, prise dans sa globalité, régressait de -10,9% au cours de cette même période. À l’opposé, l’intensité du vieillissement se situe en deçà de la moyenne nationale (3,8%) dans sept provinces canadiennes parmi lesquelles figure l’Île-du-Prince-Édouard, un territoire particulièrement soumis au jeu des migrations.
Le Yukon s’est caractérisé par un accroissement vertigineux du nombre de personnes âgées entre 1981 et 2006. Ainsi, de seulement 735 qu’elles étaient en 1981, celles-ci sont passées à 2 290 en 2006, ce qui représente une augmentation de 211,6%. Par ailleurs, les disparités interprovinciales, en ce qui concerne le phénomène de gérontocroissance, semblent beaucoup plus prononcées (cf. graphique 2) comparativement à ce que nous pouvons observer pour ce qui est du vieillissement. Néanmoins, par rapport à l’ensemble du Canada (83,6%), la gérontocroissance se manifeste avec moins d’acuité au sein des provinces atlantiques (48,6%). C’est le cas plus spécifiquement de l’Île-du-Prince-Édouard où le nombre d’aînés n’a progressé que de 35,5% entre 1981 et 2006. Il s’agit néanmoins d’une augmentation significative compte tenu du fait que la population totale de cette province s’est accrue de 7,5% au cours de la période 1981-2006.
2.2 Échelle locale
2.2.1 Évolution du nombre de personnes âgées
L’analyse effectuée à l’échelle provinciale ne donne qu’une vision très parcellaire de l’évolution de la gérontocroissance et du vieillissement. De fait, les changements observés entre 1981 et 2006 eu égard à ces deux réalités traduisent des situations beaucoup plus contrastées entre les diverses municipalités de l’Atlantique. D’entrée de jeu, mentionnons que 635 des 795 localités faisant l’objet de notre analyse sont concernées par la gérontocroissance. Par ailleurs, le rythme évolutif ainsi que l’intensité du phénomène diffèrent considérablement d’un endroit à l’autre.
Bien que l’évolution du nombre de personnes âgées soit nettement inférieure en Atlantique comparativement à la situation canadienne, il n’en demeure pas moins que 195 localités qui ont enregistré un accroissement supérieur à celui du pays. Loi du nombre oblige, ce sont les milieux urbains qui ont été le plus touchés par la gérontocroissance au cours de la période à l’étude. En fait, hormis la catégorie constituée des municipalités de 2 000 à 2 499 habitants, nous observons, au graphique 3, l’existence d’une relation entre la taille démographique des localités et leur propension à la gérontocroissance, les plus populeuses étant davantage affectées par cette réalité. Toutefois, en réduisant notre échelle d’analyse, nous constatons que cette règle n’est pas absolue. Par exemple, en Nouvelle-Écosse, ce sont les petites localités, c’est-à-dire celles de 500 habitants et moins, qui ont été les plus marquées par la gérontocroissance entre 1981 et 2006. Au surplus, le nombre de personnes âgées a plus que doublé dans 171 localités. Ces dernières sont illustrées par une trame noire à la carte 2. Elles ont connu une croissance démographique globale de l’ordre de 41,8% en l’espace de 25 ans. Avec une augmentation atteignant 88,3%, ce sont plus spécifiquement les municipalités terre-neuviennes dont la population varie entre 1 500 et 1 999 habitants qui ont été les plus touchées par ce phénomène. Celles-ci se situent plus précisément dans les Divisions no 5, 8, 1 et 9 qui en comptent respectivement 18, 17, 15 et 14. En outre, quatre localités de cette même province ont enregistré des hausses supérieures à 1000%. En fait, à Terre-Neuve, c’est plus du quart des municipalités qui ont été affectées par le doublement de leurs aînés entre 1981 et 2006. Fait à noter, bien que globalement, ces milieux appartiennent pour l’essentiel au monde rural, 13 des 32 villes que l’on retrouve à Terre-Neuve sont concernées par cette situation. Plus précisément, pour l’ensemble de l’Atlantique, on dénombre 132 localités rurales (dont 101 ont moins de 1 000 habitants) où le nombre de personnes âgées a doublé. D’une distance moyenne de 32,5 kilomètres par rapport à la ville, ces municipalités sont, pour la plupart, isolées de la trame de peuplement. Sept villes ont subi des hausses supérieures à 300%. Il s’agit de Mount-Pearl, de Paradise, de Stratford, de Quispamis, de Rothesay, de Lincoln et de Memramcook. Le Nouveau-Brunswick, et plus particulièrement les comtés de Gloucester et de York, semble être davantage affecté par le doublement du nombre de ses aînés. En Nouvelle-Écosse, ce dernier phénomène s’observe dans 12 localités dont trois se retrouvent dans le comté de Kings.
La population de 65 ans et plus a également doublé dans sept municipalités de l’Île-du-Prince-Édouard. Situés dans les comtés de Prince, de Queens et de Kings, il s’agit de petits milieux côtiers dont la taille démographique moyenne n’atteint que 408 habitants. Leur économie repose essentiellement sur la pêche. La croissance du nombre d’aînés a pour corollaire une très forte diminution des 0 à 24 ans, le manque à gagner se chiffrant à 32 995 personnes pour l’ensemble de ces 171 localités. Dans le même ordre d’idée, on recense 62 localités où l’augmentation du nombre d’aînés a varié entre 75 et 99,9%, 130 entre 50 et 74,9%, 144 entre 25 et 49,9% et 128 entre 0,1 et 24,9%.
À l’inverse, quelque 119 subdivisions de recensement se sont caractérisées par une diminution du nombre de personnes âgées. À l’exception des localités d’Annapolis, de Spinghill, de Guysborough, de St. Stephen et de Grand-Beaubassin EstFootnote 3, la gérontodécroissance est exclusivement le fait des milieux ruraux. Bien que la majorité des entités territoriales dans cette situation se retrouve à Terre-Neuve, c’est l’Île-du-Prince-Édouard qui, en valeur relative, en comporte le plus. De fait, dans cette dernière province, près du tiers des municipalités, soit plus précisément 119, sont sujettes à la gérontodécroissance. Par rapport à 1981, c’est 3 805 personnes âgées de moins que ces localités abritaient en 2006. Il faut dire que l’Île-du-Prince-Édouard est fortement encline aux courants migratoires. Plusieurs des milieux concernés correspondent aussi à des localités périurbaines. À preuve, le taux de migrations pendulaires, c’est-à-dire la proportion d’individus qui réside à un endroit, mais travaille à un autre, atteint 90% ou plus dans 45 de ces 119 entités. Si le secteur tertiaire compose, au sein de ces milieux, une forte proportion de leur structure occupationnelle, ce n’est pas le cas dans la plupart des municipalités en situation de gérontodécroissance dont l’économie semble plutôt se tourner vers la mise en valeur des ressources. Le secteur primaire retient effectivement 20,8% de la main-d’œuvre active au sein de ces subdivisions de recensement. Il s’avère intéressant de noter que la gérontodécroissance affecte plus spécifiquement les petites localités du Nouveau-Brunswick, les personnes âgées de 65 ans ou plus ayant diminué de 28,6% entre 1981 et 2006. L’absence de services de proximité au sein de ces petits milieux incite sûrement plusieurs aînés à quitter leur patelin aux dépens des petites villes. Rothesay, Grand Manan, Dorchester, Baker Brook et Dumbarton ont, à titre d’exemples, perdu plus de la moitié de leurs aînés entre 1981 et 2006.
Soulignons aussi que le nombre de personnes âgées est demeuré inchangé dans 38 localités. On les retrouve en plus grand nombre à Terre-Neuve (20)Footnote 4 et à l’Île-du-Prince-Édouard (9). Faisant en moyenne 570 habitants, une seule ville, en l’occurrence Pictou, en Nouvelle-Écosse, s’insère dans cette catégorie. De façon générale, ces localités se situent loin des villes, leur distance moyenne s’établissant à 41,1 kilomètres. De plus, elles sont assujetties à un fort taux de chômage (25,9%). En conséquence, la part du revenu perçue sous la forme de transferts gouvernementaux est très élevée (27,1%). Finalement, le nombre de personnes âgées a augmenté dans 26 localités alors que leur proportion diminuait (cf. tableau 3). Bien que le nombre d’aînés se soit accru dans ces milieux, il appert que la population non aînée a augmenté plus rapidement. Ce dernier scénario singularise surtout l’Île-du-Prince-Édouard, le sud-est du Nouveau-Brunswick et, dans une moindre mesure, Terre-Neuve-et-Labrador.
2.2.2 Évolution de la proportion de personnes âgées
Entre 1981 et 2006, la proportion de personnes âgées est passée de 9,9 à 14,5% en Atlantique. Cette augmentation de 4,6 points est supérieure à celle qu’a enregistrée le Canada dans son ensemble (4%). Cent trente-deux localités avaient franchi la barre des 20% de personnes âgées en 2006 contre 27 en 1981. À l’opposé, les 65 ans et plus composaient 5% ou moins de la population totale dans 105 municipalités en 1981 par rapport à seulement 27 en 2006. Globalement, le vieillissement a été le lot de 704 municipalités. Les milieux vieillissants sont donc plus nombreux que ceux qui se sont uniquement caractérisés par une augmentation du nombre de personnes âgées. Ainsi que le révèle le graphique 4, les localités rurales, et plus spécifiquement celles de petite taille démographique, apparaissent nettement plus enclines au vieillissement de leurs effectifs, celles-ci ayant accusé une hausse de 6,2 points en l’espace de 25 ans. Pihet (Reference Pihet2003) effectue une observation similaire dans le cadre de ses travaux portant sur le cas américain. L’exode des jeunes, que la ville attire pour les études, de meilleures possibilités d’emplois et la panoplie de services et d’activités que l’on y retrouve, conjuguées à l’arrivée de générations plus âgées en quête de calme et de tranquillité et au phénomène de dénatalité, peuvent expliquer le vieillissement prématuré de ces milieux. D’autres collectivités rurales vieillissent parce qu’elles abritent une population âgée qui reste sur place, effet de leur héritage demographique. Avec un accroissement de l’ordre de 8,2%, la situation apparaît plutôt inquiétante au sein des municipalités terre-neuviennes dont la population se situe entre 1 500 et 1 999 habitants. Par ailleurs, on remarquera, sur ce même graphique, que les petites localités de la Nouvelle-Écosse s’inscrivent à contre-courant de cette tendance générale. En effet, la proportion d’aînés a accusé une baisse de 1,8% au cours de la période à l’étude. Situé en périphérie de la ville du même nom, le cas de Yarmouth 33 est éloquent. Là, la proportion de personnes âgées a régressé de 20% en l’espace de 25 ans. Le coût moins élevé des logements et des terrains ainsi que la présence de grands espaces sont autant d’éléments susceptibles d’attirer les jeunes familles dans les régions rurales adjacentes à une ville. Parce que les jeunes migrent davantage vers les villes et que les nouveaux immigrants choisissent de s’y établir au détriment des campagnes, les milieux urbains sont, de façon générale, moins touchés par le vieillissement. Toutefois, comme l’indique le graphique 4, deux provinces font figure d’exceptions à cette règle générale: la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve, où les villes sont davantage affectées que les campagnes par le vieillissement de leurs effectifs.
Il semble se dégager plusieurs relations entre l’intensité du vieillissement et certaines variables socio-économiques, relations qui ne se dessinaient pas avec autant d’acuité à l’examen du phénomène de gérontocroissance. Ainsi, nous constatons, au tableau 4, l’existence d’une relation linéaire entre la taille démographique d’une localité et l’intensité du vieillissement. Par exemple, les 301 municipalités dont la proportion de personnes âgées s’est accrue entre 0,1 et 5% au cours de la période à l’étude abritent en moyenne 4 767 habitants. À l’autre bout du spectre, la taille démographique des 12 subdivisions de recensement dont la proportion d’aînés a augmenté de 20,1% ou plus entre 1981 et 2006 atteint seulement 194 personnes. De même, les localités les plus vieillissantes comportent aussi une plus forte proportion de personnes vivant seulesFootnote 5. Nous avons vu que le vieillissement affectait, de façon générale, davantage les milieux ruraux. Or, non seulement le tableau 4 confirme cette tendance, mais on y observe aussi que le phénomène concerne davantage les localités éloignées des villes. Bien que moins étonnante, nous observons également une relation entre l’intensité du vieillissement et le taux d’activité d’une part et son corollaire, le pourcentage du revenu provenant d’un emploi d’autre part, ce dernier diminuant au fur et à mesure que la proportion d’aînés progresse. De plus, le lien qui semble se dégager entre l’évolution de la proportion d’aînés et le revenu moyen des ménages confirme qu’il reste encore beaucoup à faire pour atténuer les inégalités de revenus qui persistent entre cette cohorte et les autres groupes d’âge. Finalement, une relation parfaitement linéaire s’observe entre l’intensité du vieillissement et le pourcentage de travailleurs affectés au secteur tertiaire. Ces très fortes corrélations sont d’ailleurs confirmées par le calcul du coefficient de Pearson dont la matrice figure au tableau 5. Dès lors, nous remarquons l’existence d’une relation statistiquement significative dans une probabilité de 99,9% entre la proportion des personnes âgées de 65 ans ou plus et le taux d’activité, le pourcentage du revenu provenant d’un emploi et celui issu de transferts gouvernementaux. De même, les corrélations sont aussi significatives entre la proportion d’aînés, le taux de chômage, le revenu moyen des familles, le pourcentage des travailleurs affectés au secteur tertiaire et celui des individus détenteurs d’un diplôme universitaire.
* Le taux d’isolement est défini comme étant la proportion de personnes âgées demeurant seules.
Source: Statistique Canada. Recensements de 1981 et de 2006.
Source: Statistique Canada. Recensement de 1981 et de 2006.
* relation statistiquement significative dans une probabilité de 99,9%.
** relation statistiquement significative dans une probabilité de 99,0%.
*** relation statistiquement significative dans une probabilité de 95,0%.
**** relation statistiquement significative dans une probabilité de 90,0%.
***** relation statistiquement significative dans une probabilité de 80,0%.
À noter que les variables ne comportant aucun astérisque indiquent que la relation entre cet indicateur et l’intensité du vieillissement est peu ou pas significative.
Eu égard à leur répartition spatiale, 10 des 12 municipalités qui ont le plus vieilli se situent à Terre-Neuve. Les deux autres se retrouvent en Nouvelle-Écosse (Cole Harbour 30) et au Nouveau-Brunswick (Fort Folly 1). Seulement trois de celles-ci ont connu une croissance positive de leurs effectifs démographiques entre 1981 et 2006. La plupart de ces milieux sont effectivement aux prises avec un important problème de dépeuplement. Situées en moyenne à 40 kilomètres d’une ville, ces localités se distinguent aussi par leur isolement et la précarité de leur économie. Bien que les services génèrent l’essentiel des emplois que l’on y retrouve, tout porte à croire que le secteur tertiaire en est un de refuge en raison de la faiblesse des autres branches de l’activité économique.
L’évolution de la proportion d’aînés a varié entre 15,1 et 20% dans 11 municipalités. Hormis Clarendon, dans le comté de Charlotte, au Nouveau-Brunswick, ces milieux, comme en témoigne la carte 3, occupent la partie centrale de Terre-Neuve. Ils présentent sensiblement les mêmes caractéristiques que leurs homologues de la catégorie précédente. Par conséquent, ils devraient, avec ceux-ci, faire l’objet d’interventions particulières auprès des diverses instances gouvernementales. Les services qu’ils délivrent correspondent-ils aux besoins des personnes âgées? Comment ces dernières perçoivent-elles leur milieu de vie? La distance et la dispersion constituent-elles un obstacle à leur épanouissement? Autant de questions auxquelles seules des enquêtes sur le terrain permettraient de répondre.
La carte 3 montre également que la péninsule acadienne est particulièrement affectée par le vieillissement de sa population. Les milieux à forte concentration de personnes âgées ont tendance à former des blocs contigus de localités confirmant ainsi l’aspect structurel du phénomène. C’est le cas plus particulièrement de New Bandon, de Bertrand, de Nigadoo et de Caraquet dans le comté de Gloucester. Celui de Kent, dont Bouctouche fait partie, souffre aussi du vieillissement de ses effectifs. Les secteurs du Cap-Breton en Nouvelle-Écosse et le sud-ouest du Nouveau-Brunswick se particularisent également par la présence de milieux à fort contingent d’aînés.
Notre analyse révèle que 495 localités se sont caractérisées par une augmentation de la proportion d’aînés alors que la population totale diminuait simultanément. À Terre-Neuve, 287 municipalités sont concernées par cette situation comparativement à une localité sur deux au Nouveau-Brunswick. La Nouvelle-Écosse en compte 49 alors que l’on en dénombre 36 à l’Île-du-Prince-Édouard. Dans plus de 80% des cas, il s’agit de milieux ruraux. La corrélation entre déclin démographique et vieillissement semble être fortement imputable à un problème d’exode des jeunes. En effet, en suivant le groupe des 0-24 en 1981 lequel faisait partie des 25-49 ans en 2006, on constate un manque à gagner de 226 940 personnes. Bien que les pertes, en valeur absolue, soient plus importantes au sein des villes telles que Cap-Breton, Saint John’s et Miramichi, ce sont les milieux ruraux (et, plus particulièrement ceux de petite taille démographique) qui, en valeur relative, sont les plus concernés par cette corrélation. De fait, des 221 localités où la proportion des 0-24 ans en 1981 par rapport aux 25-49 ans en 2006 auraient diminué de 50% ou plus entre 1981 et 2006, 127 ont moins de 500 habitants. Au surplus, 188 de ces 221 entités territoriales se retrouvent à Terre-Neuve. En conséquence, la conjugaison du vieillissement et du dépeuplement risque de rendre ces localités particulièrement vulnérables, à plus ou moins long terme, non seulement en ce qui concerne l’offre de services, mais aussi en matière d’aménagement et d’occupation du territoire.
Par ailleurs, des localités ont également obéi à une trajectoire inverse. De fait, pas moins de 83 municipalités se sont caractérisées par une diminution de leur proportion de personnes âgées entre 1981 et 2006 alors que huit n’ont connu aucun changement. Ces milieux, qui auraient tendance à «rajeunir», se situent majoritairement au sud-est du Nouveau-Brunswick. À elle seule, cette dernière province en compte 30. Elle est talonnée de près par l’Île-du-Prince-Édouard qui en comporte 28, suivi de Terre-Neuve (18) et de la Nouvelle-Écosse (7). Nous utilisons le conditionnel, car en examinant de plus près l’évolution de la cohorte formée des moins de 24 ans, nous constatons que la plupart de ces milieux sont confrontés à un vieillissement «par le bas». Ainsi, globalement, ces 83 localités affichaient une perte nette de 4 850 jeunes au cours de la période à l’étude. Seulement 18 se sont enrichis d’individus âgés de 0 à 24 ans. Au surplus, en suivant la trajectoire évolutive de cette cohorte en 1981 faisant partie des 25 à 49 ans en 2006, on note un déficit de 3 640 individus. En outre, au nombre de 35, certaines municipalités se sont distinguées par une évolution négative de leur proportion d’aînés alors que leur population ne cesse de décliner d’un recensement à l’autre. S’inscrivent dans cette catégorie, des localités comme Port Kirwan, Pinware et Point Lance à Terre-Neuve ou encore Alma et Hampstead au Nouveau-Brunswick. L’absence ou l’éloignement des services indispensables à la population âgée peut probablement servir d’explication à une telle situation. Néanmoins, 24 subdivisions de recensement se seraient effectivement caractérisées par un rajeunissement de leur population. À ce titre, Dorchester, Woodstock et Saint Marys au Nouveau-Brunswick, Flatrock et Massey Drive à Terre-Neuve ainsi que le Lot 65 à l’Île-du-Prince-Édouard se démarquent des autres, ces entités ayant accusé des gains égaux ou supérieurs à 100 jeunes entre 1981 et 2006.
Conclusion
À l’image de la diversité qui caractérise la géographie du Canada atlantique, la distribution territoriale, l’intensité et le rythme évolutif de la gérontocroissance et du vieillissement revêtent des situations très différenciées selon les endroits. En effet, diverses caractéristiques liées à la structure de peuplement, à la nature de l’économie, à la disponibilité des services, au sentiment identitaire, à la beauté des lieux ou à la démographie engendrent des trajectoires évolutives fort différentes d’un milieu à l’autre. À l’instar à ce que nous observons en ce qui concerne les disparités économiques (Simard, Reference Simard2010), la géographie du vieillissement se profile de façon beaucoup plus contrastée au fur et à mesure que l’on affine notre échelle d’analyse. En fait, aucun découpage administratif ne recouvre une réalité homogène. Par ailleurs, notre analyse a permis de montrer que les villes semblaient davantage concernées par la gérontocroissance alors que le vieillissement se manifestait avec une plus grande acuité au sein des milieux ruraux. En outre, les zones sous influence urbaine des grandes agglomérations, voire des villes moyennes, apparaissent mieux résister à l’accentuation du vieillissement.
La gérontocroissance et le vieillissement ont inévitablement des implications en termes d’aménagement, de logement, de développement territorial, de services de proximité et de lien social. En fait, tous les aspects de la vie socio-économiques sont concernés par leur évolution: la transmission du patrimoine et celle des connaissances, l’organisation des services publics et celui des institutions politiques, le marché des voyages, des cosmétiques, de l’immobilier, les activités des petites et moyennes entreprises, les transports, etc. Bien qu’il suscite de nombreuses inquiétudes, le vieillissement est aussi «une bonne nouvelle», pour reprendre l’expression de Godet et Mousli (Reference Godet and Mousli2009). Il est susceptible d’ouvrir de nouveaux marchés en plus de constituer un facteur de développement pour les territoires qui sauront en tirer profit. À ce chapitre, trop peu de localités, du moins en Atlantique, ont élaboré des stratégies visant à attirer des retraités aisés, des jeunes actifs et à favoriser le développement d’activités intergénérationnelles en jouant la carte de leurs avantages comparatifs. En même temps, le vieillissement peut aussi menacer les grands équilibres territoriaux en amplifiant des phénomènes plus anciens tels que le dépeuplement, la dénatalité et l’exode des jeunes qui affectent bon nombre de milieux ruraux et, en particulier, ceux de petite taille démographique. En conséquence, les diverses modalités qui régissent la distribution spatiale du vieillissement et de la gérontocroissance doivent être prises en compte séparément dans l’élaboration de politiques territoriales. En France par exemple, les départements ont l’obligation de réaliser des schémas gérontologiques destinés à atténuer les effets territoriaux du vieillissement. L’aide au logement et le maintien des services de proximité figurent parmi les principaux objectifs poursuivis. Les responsables politiques et les différents acteurs socio-économiques de l’Atlantique ne pourraient-ils pas s’inspirer de cette initiative dans la gestion territoriale du vieillissement? Il ne s’agit pas de revendiquer l’équité territoriale à tout crin, mais d’élaborer des outils de planification destinés à favoriser une meilleure occupation du territoire et à améliorer la qualité de vie des individus qui les habitent et, en particulier, de celle des personnes âgées. Certes, une intervention au niveau des districts sociosanitaires s’avérerait pertinente afin d’élaborer une politique de vieillissement au Canada atlantique. Toutefois, étant donné que l’évolution des disparités économiques se claque fidèlement sur celles à caractère démographique d’une part (Dugas, Reference Dugas1988; Simard, Reference Simard2010) et que le processus de vieillissement est alimenté, dans une très large mesure, par le déclin du nombre de jeunes en raison des phénomènes de dénatalité et d’exode de l’autre, les échelons locaux et régionaux, par le biais des diverses régies régionales, nous apparaissent, dans un tel contexte, les plus appropriés pour favoriser la mise en œuvre d’une politique démographique à l’endroit des jeunes et des aînés.
Par ailleurs, bien que la présence de personnes âgées puisse avoir, dans certaines régions, un effet équilibrant sur les dynamiques territoriales, on ne saurait nier les conséquences globalement inévitables du vieillissement tant sur le plan national que local. La corrélation entre vieillissement et dépeuplement qui se dégage de cette analyse nous paraît suffisamment établie du point de vue statistique. De fait, notre contribution révèle que plusieurs localités rurales sont affectées à la fois par le vieillissement «par le haut» et «par le bas» et que le dépeuplement consécutif à ces deux réalités est susceptible de remettre en cause leurs équilibres socio-économiques. Dans cette optique, tout plan d’intervention doit tendre à empêcher qu’une population territorialement définie descende au-dessous du seuil minimal où le processus de vieillissement s’accélère et devient irréversible. Par conséquent, les milieux confrontés à cette double problématique devraient, nous semble-t-il, faire l’objet d’une attention particulière dans l’élaboration de politiques à destination non seulement des personnes âgées, mais aussi des jeunes et ce, dans le souci d’une occupation plus équilibrée du territoire.