Jocelyn Berthelot, chercheur à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) et membre du Centre de recherche et d'intervention sur la réussite scolaire (CRIRES), décortique les effets pervers du néolibéralisme sur le système d'éducation au Québec et ailleurs pour ensuite proposer un projet éducatif et social de remplacement basé sur les principes de l'égalité, de l'intégration sociale, de la justice sociale et de la démocratie. Érudit et éclectique, cet ouvrage bien documenté nous présente dans un premier acte une synthèse bien structurée de l'histoire de la mondialisation et les enjeux sociaux, économiques et politiques qui en découlent. Le deuxième acte décrit le “nouvel ordre éducatif mondial” d'inspiration néolibérale et en expose les conséquences, engendrées par la marchandisation de l'éducation et l'introduction des notions de concurrence, notamment les glissements inégalitaires auxquels l'école publique doit faire face dans nos démocraties. En conclusion, le troisième acte propose un plaidoyer passionné et cohérent en faveur d'un projet social de démocratisation de l'éducation et, par ricochet, d'une politique multisectorielle de lutte intégrée contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Chaque acte inclut des comparaisons très intéressantes entre l'expérience québécoise et ce qui se passe ailleurs en Amérique du Nord, en Europe, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Des résultats de recherches dans le domaine ainsi que des réflexions de philosophes éclairent l'analyse du début à la fin et agrémentent la lecture. Même si, à certains endroits, l'analyse pourrait être légèrement plus nuancée, cet ouvrage a le mérite d'identifier clairement les failles de l'éducation québécoise et de les mettre en perspective. De plus, il a le courage de dépasser le stade de la critique en proposant un débat autour d'un modèle de remplacement, un “New Deal”, qui vise à recentrer l'éducation autour des grandes valeurs démocratiques.
L'ouvrage débute par un survol historique de la mondialisation depuis l'époque de Christophe Colomb jusqu'à nos jours. Ce panorama est suivi d'une critique des défis posés par la mondialisation, un phénomène aux conséquences bien réelles, mais non inéluctables selon l'auteur. Son récit constitue une synthèse soigneusement organisée qui décrit bien comment le néolibéralisme s'est imposé en tant qu'idéologie de la mondialisation contemporaine. Pour expliquer cette montée du néolibéralisme, Berthelot souligne l'influence des idées du philosophe Friedrich von Hayek, des doctrines économiques de Thatcher et de Reagan et du fameux “consensus de Washington”. Il décrit aussi le rôle croissant des organisations internationales telles que l'OCDE ou le FMI dans l'orientation des politiques économiques, sociales et éducatives des États-nations. Très justement, Berthelot intègre à son analyse le rôle des organisations qui proposent, voire parfois imposent, des réformes d'inspiration néolibérale aux pays et il reprend ce thème dans la partie suivante. Toutefois, il faut se garder d'attribuer trop d'importance à ces organisations. Compte tenu de la complexité des interactions entre la politique nationale et internationale, l'influence des organisations internationales dans la propagation de l'idéologie néolibérale est plus diffuse. En conclusion de cette partie, Berthelot explique bien les six enjeux importants autour desquels l'avenir de la mondialisation va se jouer : remettre le marché à sa place; civiliser le libre-échange; renforcer les institutions démocratiques; contrôler la restructuration économique; protéger notre planète; et mondialiser les solidarités.
Dans la deuxième partie, Berthelot démontre avec adresse comment ces changements et ces six enjeux se répercutent sur le monde de l'éducation, tant au Québec que dans divers pays européens et anglo-saxons. Le nouveau modèle éducatif néolibéral mène à un apartheid scolaire au Québec et ailleurs en raison des réformes instaurées à divers degrés qui introduisent des principes de marché dans le système scolaire. Au lieu de favoriser la réussite de tous les élèves, le nouveau modèle reproduit les divisions entre les classes et les groupes sociaux et il en ajoute de nouvelles entre les élèves dits “au régulier”, les élèves en formation professionnelle et les élèves “forts” qui fréquentent soit un programme spécial (langues-études, sports-études, baccalauréat international), soit une école privée. L'introduction de notions de concurrence entre les écoles par les palmarès d'écoles et les politiques donnant plus de liberté aux parents quant au choix de l'école incitent les écoles, là où elles le peuvent, à devenir très sélectives dans le choix des élèves. Ce phénomène a réduit la diversité des élèves dans chaque école tout en accroissant la diversité entre les écoles. La nouvelle gouvernance décentralisée, établie en échange de l'obligation des résultats et de la reddition des comptes, est donc loin d'être la panacée promise par les promoteurs du marché. L'auteur considère que ces changements ont fait dériver l'éducation de la véritable mission qui lui est dévolue dans une société démocratique. Par ailleurs, le sous-financement des réseaux de l'éducation a poussé les institutions scolaires à puiser dans d'autres sources, soit les nouvelles clientèles, notamment les adultes et les étudiants étrangers, ouvrant ainsi la porte à toutes sortes de nouveaux liens entre les grandes entreprises et les réseaux scolaires du primaire et du secondaire, jusqu'au postsecondaire. Il s'agit, par exemple, des contrats d'exclusivité pour la vente de boissons gazeuses et le financement des recherches universitaires, ce qui a engendré une certaine confusion entre l'éducation et la promotion commerciale, entre l'indépendance de pensée et les intérêts des entreprises, entre l'éducation comme institution fondamentale et l'éducation comme bien à commercialiser. Désormais, l'éducation doit remplir sa première mission sociale tout en étant profitable et en produisant des résultats. De l'école préscolaire à l'université, cette commercialisation de l'éducation nous éloigne d'une vision de l'éducation en tant que bien commun.
Berthelot nous présente donc une analyse perspicace et étoffée du modèle éducatif néolibéral et de ses dérapages. L'unique bémol concerne les nuances insuffisantes concernant les étudiants étrangers. D'une part, il me semble que Berthelot sous-estime l'importance des grandes valeurs de coopération et d'interculturalisme qui animent les étudiants d'ici et d'ailleurs qui choisissent de poursuivre leurs études dans un autre pays. D'autre part, en laissant au lecteur l'impression que les étudiants étrangers sont la “nouvelle façon de garnir les coffres des institutions éducatives occidentales”, il surestime quelque peu l'incidence financière de ce phénomène. Par exemple, s'il n'y a pas d'entente spéciale entre le pays d'origine et le Québec, ces étudiants apportent un revenu supplémentaire à l'établissement qui les accueille, lequel s'ajoute à la majeure partie du financement qui provient toujours de l'État. Parfois, pour bien intégrer ces étudiants étrangers, l'établissement doit offrir des services additionnels.
C'est dans la dernière partie de l'ouvrage que le titre “une école pour le monde, une école pour tout le monde” prend tout son sens. Le projet éducatif altermondialiste que propose Berthelot recentre l'éducation sur le bien commun et sur les valeurs démocratiques de liberté, d'égalité et de solidarité dans un contexte de diversité et de pluralisme croissants. Les buts de ce projet seraient de réduire les inégalités scolaires en maximisant la chance de réussite de tous, de promouvoir une citoyenneté démocratique et égalitaire, de favoriser la cohabitation et le dialogue entre les cultures et d'atténuer les préjugés et l'exclusion sociale. Trois des mesures que Berthelot met de l'avant pour réaliser son rêve d'un “New Deal” pour l'éducation québécoise risquent de provoquer des débats houleux. Politiquement parlant, il serait assez difficile de cesser tout financement public du secteur privé de l'éducation, que soit signée ou non une entente prévoyant la fin de la sélection restrictive des élèves, ou encore d'encadrer plus strictement le choix de l'école afin de minimiser la ségrégation des élèves. De même, l'adoption des politiques qui assureront l'hétérogénéité des classes au nom de la solidarité serait tout aussi difficile, car ces trois mesures visent à inverser les tendances dominantes qui font l'affaire de certains parents, élèves, administrateurs et enseignants et de certaines écoles. En revanche, il existe déjà un large consensus politique et social sur le besoin de financer adéquatement les réseaux de l'éducation. D'autres moyens de ce “New Deal” sont cohérents et même souhaitables pour promouvoir l'égalité des chances, mais plus difficiles à réaliser, car il faut aussi recentrer la politique de l'éducation dans le cadre d'une politique intégrée de lutte multisectorielle contre l'exclusion sociale et la pauvreté. Ce projet de remplacement du modèle éducatif néolibéral est bien pensé en fonction de l'éducation comme un bien commun collectif. Il sollicitera certainement plus de débats sur les moyens que sur les finalités de l'école.
Si l'objectif principal de cet ouvrage est de stimuler les réflexions collectives concernant l'éducation québécoise dans le contexte de la mondialisation, Berthelot réussit sa mission avec brio en intégrant de façon pondérée des expériences éducatives hors Québec, des résultats de recherches internationales et des principes philosophiques pertinents. Il s'agit d'un essai humaniste solidement documenté qui est très intéressant, voire même agréable à lire. Les rares égarements moins nuancés de Berthelot dans les deux premières parties, ainsi que certains éléments du plaidoyer pour un projet éducatif de rechange en troisième partie, pourraient distraire les puristes en sciences sociales ainsi que les défenseurs inconditionnels du modèle néolibéral, mais ce pour des raisons fort différentes. Dans son ensemble, la force majeure de l'analyse de Berthelot se situe à deux niveaux : son approche comparative bien structurée et sa capacité de synthèse et d'intégration des recherches pertinentes. Sa faiblesse se trouve dans les quelques passages qui laissent transparaître “Berthelot, le syndicaliste et activiste”, plutôt que “Berthelot, l'humaniste et critique social”.