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Un libéralisme bolchévique? Histoire conceptuelle du double pouvoir en Russie

Published online by Cambridge University Press:  05 December 2019

Guillaume Sauvé*
Affiliation:
Professeur invité — Département de science politique — Université de Montréal, Pavillon Lionel-Groulx 3150, rue Jean-Brillant, Montréal (QC) H3T 1N8.
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*Corresponding author. E-mail: guillaume.gregoiresauve@sciencespo.fr
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Résumé

Cet article retrace l'histoire du concept de « double pouvoir », qui désigne une situation transitoire où deux pouvoirs s'affrontent au sein d'une même société. Suivant une approche inspirée des réflexions de Reinhart Koselleck, nous montrons comment l'expérience particulière des bolchéviques en 1917, incorporée dans ce concept, nourrit les attentes des réformateurs libéraux russes au début des années 1990 et éclaire leurs choix stratégiques alors même qu'ils démantèlent le régime communiste. Ce faisant, nous restituons le mécanisme de cristallisation conceptuelle par le discours savant qui rend possible cette troublante filiation du bolchévisme vers le libéralisme en Russie.

Abstract

Abstract

This article traces the history of the concept of “dual power”, which describes a transitory situation when two powers compete for supremacy in a given society. Following an approach inspired from the works of Reinhart Koselleck, it is shown how this concept, originally inspired by the specific Bolshevik experience of the events of 1917, eventually framed the expectations of the Russian liberal reformers of the early 1990s, shedding light on their strategic choices at the very moment they dismantled the communist regime. In doing so, this article traces the mechanism of conceptual crystallisation through academic discourse that made possible this troubling connection between Bolshevism and Liberalism in Russia.

Type
Research Article/Étude originale
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2019

En Russie, à partir de 1990, la majorité des partisans de la démocratisation rejettent le bolchévisme. Pour Gorbatchev, l'avènement d'un socialisme démocratique implique le dépassement de la « tradition bolchévique », de l’« approche bolchévique » de la politique (Brown, Reference Brown2007 : 28). Si la figure de Lénine demeure une source positive d'inspiration pour les socialistes démocrates, c'est le plus souvent au prix de son détachement de toute référence à sa politique révolutionnaire. Le Lénine qui inspire les démocrates est un Lénine vieilli et assagi, posant un regard critique sur ses actions passées (Iurchak, Reference Iurchak2007). La génération montante de politiciens ouvertement libéraux, à commencer par Boris Eltsine, ne s'embarrasse pas de ce genre de subtilités. À leurs yeux, le bolchévisme est à l'origine du mal dont souffre la Russie et Lénine en est le principal responsable. Leur rejet des institutions et des symboles associés à la Révolution d'octobre s'accompagne d'une critique tout aussi virulente de la persistance d'une certaine mentalité bolchévique, qui constitue à leurs yeux un obstacle moral majeur à la transition démocratique.

Initialement dirigée contre l'attachement du peuple à l’égalitarisme ou contre les politiciens communistes conservateurs, cette critique de la mentalité bolchévique se retourne contre ses auteurs. Bien vite, les réformateurs libéraux qui prônent la défense des droits individuels et le passage à l’économie de marché se voient eux-mêmes accusés de perpétuer le bolchévisme. C'est notamment la thèse du philosophe Alexandre Tsipko, un proche de Gorbatchev, qui dénonce Eltsine et ses alliés comme des bolchéviques, pour leur vision binaire de la politique, leur conviction de posséder l'unique vérité et leur propension à flatter les bas instincts du peuple (Tsipko, Reference Tsipko1990, Reference Tsipko1993a, Reference Tsipko1993b). Cette thèse ne relève pas seulement d'une rhétorique de diabolisation par association. Plusieurs ouvrages universitaires tracent un parallèle entre 1917 et le début des années 1990 pour rendre compte de l'attitude des réformateurs libéraux, dont le rejet de l’économie planifiée dissimulerait une continuité profonde avec la tradition bolchévique de réforme autoritaire menée par une avant-garde autoproclamée. Peter Reddaway et Dmitri Glinski dénoncent ainsi Eltsine comme un « bolchévique pro-marché » (Reference Reddaway and Glinski.2001), Richard Sakwa considère que sa culture politique relève d'un « libéralisme léniniste » (Reference Sakwa2011 : 75) et Stephen Cohen le désigne comme un « néo-bolchévique » (Reference Cohen2009 : 151). Dans ces ouvrages tout comme dans les articles de Tsipko, la thèse du libéralisme bolchévique combine de manière plus ou moins cohérente deux schémas de filiation idéologique. Le premier est celui de la permanence d'une culture politique typiquement russe de réformes autoritaires, dont les bolchéviques ne seraient eux-mêmes que d’éminents représentants (Szamuely, Reference Szamuely1976). Le deuxième schéma est celui d'un héritage inconscient du marxisme-léninisme dans lequel les libéraux russes, comme tous les Soviétiques, ont été éduqués. Selon cette seconde perspective, la rupture apparente avec l'idéologie officielle dissimulerait une simple inversion des signes, la démocratie capitaliste se substituant au communisme comme une nouvelle utopie sociale dans le cadre d'un schéma téléologique, technocratique et autoritaire foncièrement inchangé (Lukin, Reference Lukin2000). La faiblesse de ces deux schémas —et a fortiori de leur combinaison— est de ne pas indiquer quelle est la dimension proprement bolchévique de cette « mentalité bolchévique ». Si les penchants autoritaires des réformateurs libéraux sont attribuables à une ancienne tradition russe ou à une doctrine élaborée dans les années trente, en quoi peut-on dire qu'ils héritent des protagonistes de la Révolution d'octobre? Et en quoi ce bolchévisme se distinguerait d'un autoritarisme comme il en existe tant?

Dans cet article, nous proposons de faire un apport empirique à cette réflexion en montrant comment l'expérience particulière des bolchéviques en 1917 conditionne les attentes des réformateurs libéraux russes près d'un siècle plus tard et éclaire leurs choix stratégiques en faveur de la concentration des pouvoirs. Notre approche, cependant, ne consiste pas à dévoiler une mentalité ou une culture politique bolchévique qui précéderait toute action consciente. Plus modestement, nous nous intéressons à un élément de filiation idéologique observable dans le discours et qui à ce titre participe directement de l'action politique : un concept, tel qu'il émerge chez les bolchéviques et qu'il est repris par les réformateurs libéraux au début des années 1990.

Ce faisant, nous partons du principe que les concepts politiques sont « essentiellement contestables » (Gallie, Reference Gallie1956), c'est-à-dire qu'ils font l'objet d'un désaccord permanent qui empêche d'en déterminer la signification une fois pour toutes. Dans cette perspective, les variations dans l'usage d'un concept, comme c'est le cas lorsqu'il migre d'un champ idéologique à l'autre, ne doivent pas être considérées comme le signe d'un défaut de clarté ou d'un manque de substance, mais analysées comme le reflet de la compétition à laquelle se livrent différents groupes sociaux pour la définition du vocabulaire politique et, par là, pour la détermination de ce qui est publiquement dicible (Freeden, Reference Freeden1996). L’étude de l'usage changeant des concepts politiques, à ce titre, constitue un outil privilégié de l'analyse des transformations historiques des normes politiques.

En l'occurrence, nous proposons de retracer l'histoire en Russie du concept de « double pouvoir » (dvoevlastie), qui désigne une situation où deux pouvoirs s'affrontent au sein d'une même société, paralysant l’État et menaçant l'ordre social. D'emblée, il faut préciser que ce concept se distingue de celui de « séparation des pouvoirs » (razdelenie vlastei) par sa charge normative fortement péjorative. Parler du double pouvoir, en effet, ce n'est pas simplement décrire une situation, mais diagnostiquer un mal, anticiper ses conséquences et prescrire une solution, à savoir la nécessaire concentration des pouvoirs. C'est d'ailleurs cette force performative qui explique le caractère stratégique du concept dans la lutte politique, aussi bien en 1917 qu'au début des années 1990. À l'instar du théoricien de l'histoire Reinhart Koselleck (Reference Koselleck1990), nous cherchons à restituer l’évolution du concept en observant l'agencement en son sein des expériences du passé, qui s'en trouvent ainsi élevées au statut d’évidence, et des attentes quant à l'avenir, qui à leur tour tracent un certain horizon de pensée et d'action.

Notre démonstration procède en trois temps, qui portent respectivement sur l’émergence, la cristallisation et la réception du concept de double pouvoir. En premier lieu, nous examinons comment le concept émerge en 1917 dans le discours de Lénine et de Trotski pour exprimer leurs expériences et leurs attentes particulières à l’égard de la situation révolutionnaire. En deuxième lieu, nous nous penchons sur le mécanisme de cristallisation qui est à l’œuvre dans le discours savant des décennies suivantes. Nous retraçons l’établissement de sa définition canonique en URSS à travers plusieurs sources scientifiques et pédagogiques. Ce passage du concept de la sphère politique à la sphère scientifique cristallise l'expérience et les attentes bolchéviques tout en les détachant de leur contexte polémique et idéologique originel, ce qui les élève à la dignité d'une « leçon de l'histoire ». Nous avançons que c'est ce mécanisme de neutralisation dans les sciences sociales qui facilite la circulation du concept entre les champs idéologiques et sa récupération éventuelle par des acteurs antibolchéviques. En troisième lieu, nous montrons comment les réformateurs libéraux russes —Eltsine, son premier ministre Gaïdar, et leurs collègues du premier gouvernement postsoviétique— mobilisent ce concept dans leur analyse de la crise constitutionnelle de 1993 et dans le choix de leurs stratégies d'action en faveur de la concentration des pouvoirs, témoignant ainsi de la persistance de l'expérience bolchévique de 1917 chez ceux-là mêmes qui prétendent y mettre définitivement fin.

1917 : Émergence du concept

À la suite de Reinhart Koselleck, nous définissons le concept comme un mot qui incorpore un contexte sémantique complexe, composé de multiples présomptions, connotations et implications, elles-mêmes constituées par l'accumulation de strates d'expériences passées (Koselleck, Reference Koselleck, Brunner, Conze and Koselleck1972 : xxii-xxiii; Olsen, Reference Olsen2012 : 172, 181). En ce qui concerne le double pouvoir, à vrai dire, les bolchéviques n'ont inventé ni le mot ni son contexte sémantique. Le mot dvoevlastie est attesté dans la langue russe avant 1917 et désigne déjà une division du pouvoir provoquant la ruine de l’État. Le concept évoque alors l'expérience traumatique de l'effondrement de la Moscovie au 16e siècle (Zarin, Reference Zarin1912), comme l'illustre encore aujourd'hui son étroite association avec le concept de « temps des troubles » (smuta) (Ozhegov et Shvedova, Reference Ozhegov and Shvedova.2003 : 153). Le contexte sémantique du double pouvoir, quant à lui, est encore plus ancien. Il puise dans une angoisse immémoriale dont la Bible fournit l'une des expressions les plus célèbres : « Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine; aucune ville, aucune famille, divisée contre elle-même, ne se maintiendra » (2010 : 4140). Cette angoisse trouve un puissant écho non seulement en Russie, mais aussi en Europe occidentale, notamment chez Thomas Hobbes, à qui elle inspire une conception absolutiste de la souveraineté comme ultime rempart contre la division des pouvoirs et la guerre civile qu'elle porte en germe (Reference Hobbes2000 : 301). L'acte de paternité conceptuelle des bolchéviques, dans ce contexte, consiste précisément à incorporer cette angoisse en un seul mot —dvoevlastie— et à cimenter cette association par l'intégration de leur expérience particulière de la situation révolutionnaire de 1917, qui s'impose dans l'usage du concept comme sa référence historique par excellence, supplantant largement celle du « temps des troubles » de la Moscovie.

Pour les bolchéviques, le concept de double pouvoir est une arme dans la lutte révolutionnaire. Rappelons qu'en février 1917, l'abdication du tsar donne lieu en Russie à une situation institutionnelle ambigüe. Le Gouvernement provisoire, dirigé par d'anciens députés libéraux et considéré comme le titulaire légal du pouvoir d’État, coexiste avec le Soviet de Petrograd, qui s'organise à l'initiative d'ouvriers, de soldats et de politiciens socialistes, principalement d'obédience menchévique et socialistes-révolutionnaires. Confrontés à cette cohabitation imprévue, les dirigeants des deux institutions optent pour une stratégie de collaboration afin de soutenir l'effort de guerre. Les questions sensibles qui opposent libéraux et socialistes, telles que la réforme agraire, sont repoussées au moment de la création d'un gouvernement démocratique, au terme des travaux d'une assemblée constituante dont l’élection est prévue en novembre. Bon gré mal gré, libéraux et socialistes voient donc les deux pouvoirs comme complémentaires : les libéraux ont besoin du soutien du Soviet pour faire appliquer les décisions du Gouvernement provisoire et les socialistes considèrent les libéraux comme des alliés objectifs en vue de la révolution démocratique bourgeoise, condition préalable à la révolution prolétarienne selon le schéma marxiste. Comme l’écrit l'historien E. H. Carr, l'idée que la révolution russe était une révolution bourgeoise constituait alors parmi les socialistes « le cadre doctrinal solide et reconnu auquel la politique devait s'adapter. Il était difficile de découvrir, à l'intérieur de ce cadre, une raison convaincante de rejeter d'emblée le gouvernement provisoire » (Reference Carr1969 : 83).

C'est précisément contre ce relatif consensus sur la collaboration du Gouvernement provisoire et du Soviet que Lénine introduit le concept de double pouvoir, dans une série d'interventions rédigées entre avril et juin (Reference Lenin1969a; Reference Lenin1969b; Reference Lenin1969c). Pour lui, le double pouvoir constitue une situation « extrêmement originale, jamais vue sous cette forme dans l'histoire » (Reference Lenin1969b), à laquelle « personne n'avait songé et ne pouvait songer » (Reference Lenin1969a). Fondamentalement, elle exprime un antagonisme qui est celui de la lutte des classes. Puisque tout pouvoir d’État repose sur la dictature de classe, « il ne peut y avoir deux pouvoirs dans un État » (Reference Lenin1969b. L'accent est dans le texte). Dans cette perspective, les efforts de collaboration du Gouvernement provisoire et du Soviet représentent un « enchevêtrement » absurde de deux dictatures, l'une bourgeoise et l'autre prolétarienne. Une situation qui ne peut être qu’éphémère, car « le double pouvoir n'exprime qu'un moment transitoire du développement de la révolution, quand elle a déjà dépassé la révolution bourgeoise-démocratique habituelle, mais n'a pas encore atteint la “pure” dictature du prolétariat et de la paysannerie » (Reference Lenin1969b). Lénine en tire la principale de ses « thèses d'avril » : tout le pouvoir au Soviet.

Le rejet par Lénine de toute collaboration de classes, même en temps de guerre, scandalise les socialistes de Petrograd, qui considèrent que les conditions ne sont pas encore réunies pour une révolution prolétarienne. Lénine trouve cependant un allié en Trotski. Dans un article paru le 15 juin 1917, ce dernier dénonce à son tour le double pouvoir comme une situation pathologique et transitoire, car contraire à la logique de la lutte des classes. Ce faisant, il avance deux arguments supplémentaires, qui rappellent le contexte sémantique associé au temps des troubles de la Moscovie. Tout d'abord, Trotski affirme que le double pouvoir entraîne la paralysie de l’État. Dans une formule célèbre, il propose de renommer ce phénomène la « double impuissance » (dvoebezvlastie), car, ajoute-t-il, « le gouvernement ne peut rien et le Soviet n'ose rien » (Trotski, Reference Trotskii1924). Il avertit ensuite que le double pouvoir menace de dégénérer en guerre civile. De là, il parvient à la même conclusion que Lénine, soit la nécessaire concentration du pouvoir dans les mains du Soviet.

La suite des évènements semble donner raison à Lénine et Trotski. L'incapacité des libéraux et des socialistes à s'entendre, en particulier sur la conduite de la guerre, provoque la polarisation des deux camps. S'ensuivent des tentatives de coup d’État visant à rétablir un pouvoir unique : d'abord par le général Kornilov en août, puis par les bolchéviques en octobre. Faut-il en conclure que l'expérience particulière des bolchéviques de la situation de 1917 était foncièrement juste et qu'ils avaient raison d'y voir une situation de double pouvoir, pathologique et fatalement transitoire? Des études historiques récentes remettent en cause cette interprétation, qui simplifierait une situation qu'il serait plus juste de décrire comme une multiplication des lieux de pouvoir ou même d'absence totale de pouvoir (Kovalenko, Reference Kovalenko2007 : 21). Quoi qu'il en soit, le fait est que la victoire des bolchéviques confère à leur vision particulière de 1917 un retentissement mondial, ainsi que l'aura d'une vérité confirmée par l'histoire. Dans les décennies qui suivent, en effet, le concept de double pouvoir est largement repris dans le discours savant, notamment dans l'historiographie de la Révolution d'octobre et dans l'historiographie comparée des révolutions. Ce faisant, les sciences sociales participent à la diffusion et à la neutralisation idéologique d'un concept qui cristallise l'expérience bolchévique de 1917 et nourrit les attentes des générations suivantes quant aux périls inhérents au partage du pouvoir.

Cristallisation, neutralisation et circulation idéologique

D'un concept polémique dans le discours politique de 1917, le double pouvoir devient un concept analytique dans le discours savant des décennies suivantes. L'expérience particulière des bolchéviques se voit ainsi détachée de son arrière-plan idéologique et élevée au statut d'expérience objective de 1917, tandis que les attentes quant à la nécessaire concentration du pouvoir prennent l'aura d'une leçon de l'histoire. Ce processus se produit de deux manières similaires, mais parallèles : l'une en URSS, où l'interprétation léniniste du double pouvoir devient canonique, et l'autre en Occident, où le concept adopte une perspective comparative suivant l'impulsion de Trotski.

En URSS, le concept de double pouvoir est d'abord intégré au discours savant dans des ouvrages consacrés à la pensée de Lénine (Luppol, Reference Luppol1924 : 33–34; Ksenofontov, Reference Ksenofontov1925 : 114) et dans des travaux portant sur la révolution et la formation de l’État soviétique (Popov et Rezvushkin, Reference Popov and Rezvushkin.1929 : 33, 67; Stuchka, Reference Stuchka1929 : 43, 49, 56). Sauf exception, l'interprétation du double pouvoir s'appuie exclusivement sur des références aux trois écrits de Lénine de 1917 que nous avons cités précédemment. Dans les décennies suivantes, cette interprétation canonique d'origine léniniste est massivement diffusée auprès de la population soviétique grâce aux deux piliers du marxisme-léninisme officiel que sont le manuel Histoire du parti communiste (bolchévique), publié en 1938 et maintes fois réédité à l'intention des étudiants soviétiques, et la Grande encyclopédie soviétique, dont les trois monumentales éditions ont pour vocation d’établir les critères de la scientificité en URSS. Ces ouvrages de référence formalisent la définition du double pouvoir comme une situation marquée par l'existence transitoire de deux pouvoirs aspirant chacun à la dictature de classe et dont l'issue prend la forme d'une alternative claire : la concentration des pouvoirs ou la guerre civile. En conformité avec la vision de Lénine, le double pouvoir y est décrit comme un évènement sans précédent, étroitement lié aux circonstances particulières de 1917.

C'est principalement sur ce dernier point que diffère le concept analytique de double pouvoir qui émerge à la même époque en Occident, suivant l'impulsion comparative que lui imprime Trotski dans son Histoire de la révolution russe, écrite en exil entre 1930 et 1932. Contrairement à ce que Lénine affirmait en 1917, Trotski y affirme que le double pouvoir n'est pas une anomalie historique, mais une étape nécessaire et normale du processus révolutionnaire. À grand renfort d'exemples historiques, il entreprend de démontrer que les révolutions anglaise et française ont toutes deux connu un épisode similaire, au moment où le pouvoir de l'ancienne classe dominante coexistait avec celui de la nouvelle classe montante (Trotskii, Reference Trotskii1994 : 213–221). Cet appel à une historiographie comparée des révolutions est saisi six ans plus tard par l'historien américain Crane Brinton dans son étude désormais classique sur l’ « anatomie des révolutions ». Reconnaissant explicitement sa dette conceptuelle envers les « théoriciens et historiens de la Révolution russe » (Brinton, Reference Brinton1965 : 132), il présente le double pouvoir comme un passage obligé de toute révolution, ce dont il trouve la confirmation dans les révolutions anglaise, américaine, française et russe. Comme les bolchéviques, Brinton considère qu'il s'agit d'une étape transitoire, car elle est lourde d'une contradiction fondamentale. Cette contradiction, cependant, ne s'explique pas pour lui par la logique antagonique de la lutte des classes, mais par la compétition institutionnelle et morale entre deux groupes : les « modérés », qu'il décrit comme des gens posés et réalistes qui ont pris le contrôle du gouvernement légal après la chute de l'autocrate, et les « extrémistes », des idéalistes prêts à tous les excès et qui contrôlent un gouvernement illégal, mais puissant.

Il est difficile de mesurer le degré d'influence qu'a pu avoir en URSS de la perspective comparative de Trotski et Brinton sur le double pouvoir, puisque leurs ouvrages étaient conservés dans des réserves spéciales auxquels n'avaient accès qu'un petit nombre de spécialistes dûment autorisés. Dans ce contexte, il faut sans doute conclure c'est la conception léniniste, cristallisée dans le discours savant soviétique, qui contribue le plus largement à donner au concept un caractère d’évidence désormais indépendant de ses présupposés idéologiques originels. Au terme de ce processus de diffusion et de neutralisation, toute personne formée dans le système d’éducation soviétique, quel que soit son degré de sympathie pour l'idéal communiste, est amenée à tirer de l'expérience de 1917 la leçon selon laquelle le double pouvoir est une situation pathologique et transitoire, car elle révèle une contradiction fondamentale qui risque de dégénérer en guerre civile.

Cette leçon est notamment acceptée par des penseurs soviétiques aux penchants libéraux. Ainsi, méditant dans son journal intime en 1939 sur la nécessité de trancher entre la voie du cœur et celle de la raison, le mathématicien Alexandre Essenine-Volpine, pionnier du mouvement soviétique de défense des droits de l'homme, exprime sa résolution en ces termes « Au diable ce cœur inutile. Seulement l'esprit! Seulement la logique! […] L’ère du double pouvoir est terminée et celle de la dictature de la raison commence » (Nathans, Reference Nathans2007 : 636). De même, à la fin des années 1970, le philosophe Alexandre Akhiezer élabore une interprétation hégélienne non marxiste de l'histoire russe —qui ne pourra être publiée qu'en 1991— dans laquelle le concept de double pouvoir occupe une place centrale. Défini comme une « pathologie sociale » qui témoigne de la ruine d'un « État stable et intérieurement cohérent » (Akhiezer, Reference Akhiezer1998 : 134–135), le double pouvoir y apparaît comme un épisode de crise qui se reproduit de manière cyclique à travers la marche téléologique de la Russie vers la civilisation libérale, par le dépassement successif de ses contradictions historiques. Le double pouvoir aurait ainsi surgi sous Ivan le Terrible, annonçant le temps des troubles, puis serait réapparu à la suite des réformes d'Alexandre II pour culminer dans la confrontation politique du Gouvernement provisoire et du Soviet de Petrograd.

À l’époque de la perestroïka, le concept de double pouvoir est repris par les démocrates qui soutiennent la concentration des pouvoirs dans les mains de Gorbatchev afin d’éviter une guerre civile qu'ils croient imminente. C'est notamment le cas de l'académicien Dmitri Likhachev, penseur nationaliste libéral et véritable icône morale du mouvement démocratique, qui prend la parole au Congrès des députés du peuple pour s'opposer à ce que Gorbatchev ne soumette son élection à la présidence soviétique au suffrage populaire ou qu'il abandonne la direction du parti communiste :

Chers camarades! Je ne suis pas juriste, mais il semble que je suis le député le plus âgé dans cette salle. Je me souviens très bien de la Révolution de février et je sais ce que sont les émotions populaires, et je dois vous dire que notre pays est présentement saisi d’émotions. Dans ces conditions, l’élection directe du président mène à la guerre civile. Croyez-moi, croyez mon expérience. C'est pourquoi je m'oppose à l’élection directe, cette élection doit se faire ici [au Congrès] et sans délai. C'est le premier point. Le second concerne la question de la séparation du pouvoir du parti et de celui de l’État. Si nous divisons le pouvoir, nous enlevons le pouvoir du parti au président et nous créons par le fait même une opposition à l’État, et nous menons encore le pays vers la guerre civile. C'est impossible. Nous souhaitons tous que le pouvoir soit fort et pour cette raison il ne faut pas le diviser (Sobtchak, Reference Sobtchak1991 : 186).

Que son rapport avec l'expérience bolchévique de 1917 soit explicite ou tacite, le concept de double pouvoir nourrit la crainte de la guerre civile, y compris parmi ceux qui aspirent à une démocratie libérale et dont on pourrait supposer qu'ils sont plus sensibles aux vertus de la séparation des pouvoirs. Or justement, c'est pour dénoncer les périls de la séparation des pouvoirs que le double pouvoir redevient un concept polémique pour les réformateurs libéraux au moment de la fondation de l'ordre politique russe contemporain, dans le contexte de la crise constitutionnelle de 1993.

1993 : Un concept de combat dans la crise constitutionnelle

Au lendemain du putsch raté d'août 1991, une situation de séparation des pouvoirs émerge de facto sur les ruines des institutions soviétiques. D'une part, les institutions législatives de la République soviétique de Russie en sortent renforcées : ce sont le CongrèsFootnote 1 et son organe supérieur le Soviet suprême. D'autre part, la présidence de Russie, créée au printemps 1991 et occupée par Boris Eltsine, jouit d'une plus grande légitimité, car ce dernier est vu comme le principal héros de l'opposition au putsch. En vertu de la Constitution soviétique dont hérite la Russie indépendante, le Congrès au pouvoir de légiférer en toute matière, y compris la révocation du président. À l'inverse, le président n'a pas le droit de dissoudre le Congrès, ce qui le place en position de faiblesse. Entre les deux pouvoirs, l'un a donc l'avantage de la légitimité et l'autre, celui de la légalité.

Au départ, le Congrès et la présidence coopèrent sans problème majeur, rapprochés par leur victoire commune contre les communistes conservateurs et par leur ancrage dans des réseaux politiques communs. De nombreux députés, en effet, ont contribué à l'ascension politique d'Eltsine au sein du Congrès avant qu'il ne migre vers la présidence, et c'est Eltsine lui-même qui a nommé son successeur à la tête du Soviet suprême, Rouslan Khasboulatov. En novembre et décembre 1991, le Congrès vote l'octroi de pouvoirs extraordinaires au président pour l'aider à mener ses réformes, il approuve les accords de Belovej qui mettent fin à l'URSS et il soutient la tenue des réformes économiques radicales du gouvernement d'Egor Gaïdar. Les rapports entre les deux institutions se compliquent cependant dans le courant de l'année 1992, alors que les douloureuses conséquences des réformes économiques se font sentir. La libéralisation des prix produit une hyperinflation qui plonge la classe moyenne russe dans la pauvreté. Le Congrès commence alors à se faire l’écho de l'insatisfaction populaire et se transforme en contre-pouvoir. Khasboulatov dénonce le pouvoir présidentiel et encourage le Congrès à adopter des lois qui contredisent les décisions du président. Ce dernier choisit d'ignorer le Congrès et gouverne par décrets. La séparation des pouvoirs devient conflictuelle. En mars 1993, Eltsine évite de justesse un vote de destitution au Congrès.

C'est dans ce contexte que le président et son entourage commencent publiquement à dénoncer la situation comme un double pouvoir, évoquant implicitement ou explicitement les troubles de 1917 et leurs funestes conséquences. Ce discours poursuit deux buts : d'une part, l'existence d'un double pouvoir expliquerait pourquoi l’État ne parvient pas à contenir l'effondrement de l’économie et à préserver l'ordre public; d'autre part, et surtout, la critique du double pouvoir vise à justifier une résolution anticonstitutionnelle du conflit politique par la concentration des pouvoirs dans les mains du président. Il est significatif, à cet égard, qu'Eltsine utilise le concept précisément lors des épisodes où il renonce à la conciliation et opte pour l'affrontement direct, ce qui se produit à plusieurs reprises dans le courant de l'année 1993, suivant les revirements de la stratégie présidentielle. Nous en relevons la première occurrence dans un discours qu'il tient à la télévision le 17 mars 1993, dans lequel il annonce qu'il suspend unilatéralement les pouvoirs du Congrès et du Soviet suprême d'ici la tenue d'un référendum sur le renouvellement des pouvoirs exécutif et législatif. Cette mesure, explique-t-il, lui est imposée par une intolérable situation de double pouvoir : « Il y a pour ainsi dire deux gouvernements en Russie : l'un constitutionnel et l'autre au Soviet suprême. Ils mènent des politiques fondamentalement différentes. Accepter une telle situation, c'est accepter que la vie de nos citoyens soit pénible et difficile, et que l’économie devienne plus mauvaise et plus fragile » (Moroz, Reference Moroz2007 : 383). Eltsine insiste sur le fait que l'opposition entre les différentes branches du pouvoir ne relève pas seulement d'une rivalité institutionnelle normale, mais plus profondément, d'une contradiction fondamentale et irréconciliable. Il déclare dans le même discours :

Aujourd'hui il est clair que la racine de tous les problèmes n'est pas dans le conflit entre les pouvoirs exécutif et législatif, ou dans le conflit entre le Congrès et le président. L'essence de ces problèmes est plus profonde, elle réside dans la profonde contradiction entre le peuple et l'ancien système antipopulaire bolchévique, qui ne s'est pas encore effondré et qui cherche aujourd'hui à rétablir son pouvoir sur la Russie. Le VIIIe Congrès [de mars 1993], en réalité, a été la répétition générale de la revanche de l'ancienne nomenklatura du parti, qui cherche tout simplement à tromper le peuple (Moroz, Reference Moroz2007 : 382).

À rebours de l'interprétation bolchévique qui voyait dans le double pouvoir l'expression d'une division de classe au sein de la société, Eltsine y voit un conflit institutionnel foncièrement étranger à la volonté populaire, dont il se considère le représentant légitime. Ce détachement de la question sociale est l'une des spécificités de l'usage que font les réformateurs libéraux du concept de double pouvoir.

Pour autant, le camp d'Eltsine ne rejette pas le principe de la séparation des pouvoirs. À l'instar des partisans de Gorbatchev en 1990 et contrairement aux bolchéviques, Eltsine et son équipe se réclament de ce principe en tant qu’élément fondamental du modèle démocratique occidental qu'ils souhaitent émuler. Dans le même discours du 17 mars 1993, le président russe insiste sur le fait qu'il a toujours cherché à faire des compromis avec le Congrès et rejette le blâme de l’épuisement des possibilités d'entente sur la majorité parlementaire. À défaut d'assumer pleinement son rôle de révolutionnaire, pourtant implicite quand il affirme vouloir renverser le régime communiste, Eltsine se présente donc comme le pourfendeur de la contre-révolution, ce qui constitue un autre trait distinctif de l'usage libéral du concept de double pouvoir.

L'initiative présidentielle du 17 mars 1993 visant à la dissolution du Congrès est vivement dénoncée par les députés, mais aussi par la Cour constitutionnelle et par le vice-président. Face à ce front commun, le président fait marche arrière, sans pour autant renoncer à la tenue d'un référendum. Ce dernier a lieu le 25 avril 1993, avec des résultats ambigus. D'une part, le président et sa politique en sortent renforcés, car ils obtiennent le soutien d'une majorité de votants. Ils sont aussi une majorité à se prononcer en faveur d'une élection anticipée du Congrès. D'autre part, le seuil nécessaire pour convoquer cette élection —deux tiers des électeurs inscrits— n'est pas atteint, si bien que la situation politique demeure inchangée au lendemain du vote. Les partisans d'Eltsine, cependant, considèrent que le référendum a donné au président la légitimité nécessaire pour prendre l'initiative de résoudre le conflit politique et adopter une nouvelle Constitution qui retirerait au Congrès son pouvoir d'opposition. C'est la position exprimée par le chef de l'administration présidentielle, Sergueï Filatov, dans un article publié le 27 mai 1993. Paraphrasant —sans doute inconsciemment— l'argument exprimé par Trotski en juin 1917, il déclare : « Il y a aujourd'hui dans le pays un réel double pouvoir, il y a pratiquement une situation d'impuissance (bezvlastie) qui ruine la société et menace les fondements de l’État » (Filatov, Reference Filatov1993 : 4). Le Congrès, poursuit-il, refuse de tirer les conclusions qui s'imposent des résultats du référendum et de se dissoudre lui-même. Comme la Constitution ne prévoit pas de solution à ce problème, il faut la remplacer : « La tâche la plus importante aujourd'hui, c'est de finalement surmonter le double pouvoir. C'est d'adopter une nouvelle Constitution, de créer une nouvelle société, de donner au peuple les garanties d'une vie normale et tranquille, d'un travail paisible » (Filatov, Reference Filatov1993 : 4).

Fait remarquable qui confirme le degré de diffusion du concept de double pouvoir, aucun protagoniste de la lutte politique de 1993 n'en conteste la signification. Entre les différentes forces en présence, l'enjeu du débat consiste à déterminer s'il y a ou non double pouvoir. Cette question est soulevée dans un article paru en mai dans l'un des grands quotidiens du pays, qui donne la parole sur ce thème à trois politiciens de différentes orientations (Varov, Sterligov et Yakovenko, Reference Varov, Sterligov and Iakovenko.1993 : 8). Le premier d'entre eux est Vladimir Varov, adjoint principal du ministre de la Justice, qui expose la position du camp présidentiel : « Je pense qu'il est clair pour tous que le double pouvoir détermine en grande partie la crise politique actuelle, il n'y a pas là matière à discussion (…) On n'a pas besoin de convaincre qui que ce soit que le double pouvoir est intolérable ». De cette situation découlent des conséquences qui paraissent non moins évidentes : « Si on ne liquide pas le double pouvoir avant l'automne, nous condamnons la Russie à une explosion sociale d'une immense force destructrice ». C'est pourquoi Varov prône des mesures énergiques : il faut adopter une nouvelle Constitution, restaurer « la verticale du pouvoir exécutif » en rétablissant les pouvoirs extraordinaires du président —annulés lors de la dernière session du Congrès— et désavouer toutes les décisions du Congrès qui s'opposent au travail du gouvernement. À défaut de quoi, Varov envisage des mesures plus radicales encore : « Si le Congrès se montre incapable d'accomplir la mission qui lui a été confiée, s'il refuse de considérer la volonté du peuple et cherche encore à accaparer l'entièreté du pouvoir (vsevlastie), alors le président aura suffisamment de raisons morales pour convoquer l’élection anticipée des députés » (Varov, Sterligov et Yakovenko, Reference Varov, Sterligov and Iakovenko.1993 : 8). À l'inverse, les deux autres politiciens interviewés remettent en cause l'existence même d'un double pouvoir. Alexandre Sterligov, chef d'un parti nationaliste au Congrès, déclare : « À mon avis, le double pouvoir est provoqué de manière artificielle. Le fait est que les soviets empêchent encore le président d’établir un régime autoritaire. […] Les discussions sur le double pouvoir ne sont qu'un rideau de fumée qui cache l'absence de programme concret de la présidence pour sortir le pays de la crise ». Du même souffle, il rejette la vision dichotomique que présente Eltsine de la lutte politique : « Il n'y a pas d'adversaires des réformes dans notre pays. Les gens ne veulent pas le retour au système communiste, ils veulent la transformation de la société et la propriété privée. Mais ils ne veulent pas l'injustice sociale et la ruine des fondements de l'existence du peuple, notamment du peuple russe » (Varov, Sterligov et Yakovenko, Reference Varov, Sterligov and Iakovenko.1993 : 8). Le troisième politicien interviewé par Izvestia est Igor Yakovenko, coprésident d'un parti démocrate au Congrès. Lui aussi considère qu'il est exagéré de parler de double pouvoir :

Le double pouvoir n'est heureusement pour le moment qu'une hyperbole qu'utilisent les journalistes. Le parlement se plaint et regimbe, mais il s'adresse au président. Le président rechigne, mais ajuste ses actions en fonction du Soviet suprême et de la Cour constitutionnelle. Partout où il y a une séparation des pouvoirs, chacun tire la « couverture du pouvoir » de son côté. Nous avons une profonde crise socio-économique qui donne à ce processus des formes repoussantes, mais c'est à la paralysie du pouvoir qu'elles conduisent, pas au double pouvoir (Varov, Sterligov et Yakovenko, Reference Varov, Sterligov and Iakovenko.1993 : 8).

Yakovenko regrette cependant que les deux camps soient présentement gouvernés par des radicaux qui risquent d'aggraver la situation.

De fait, la situation menace réellement de dégénérer. La plupart des conseillers d'Eltsine le pressent de dissoudre le Congrès sans plus attendre, quitte à utiliser la force pour mater l'opposition irréconciliable (Sobtchak, Reference Sobtchak1995 : 88). Le président, cependant, opte cette fois pour une stratégie de conciliation : l'organisation d'une Assemblée constitutionnelle, où les représentants des différentes forces en présence et de la société civile seraient invités à s'entendre sur les termes d'une nouvelle Constitution. Or, cette initiative se révèle un échec. Le Congrès boycotte les travaux de l'Assemblée constitutionnelle et refuse la proposition à laquelle parvient cette dernière, jugée trop favorable au pouvoir présidentiel. À la fin de l’été, Eltsine reprend la lutte ouverte contre le Congrès, mobilisant à nouveau le concept de double pouvoir pour dénoncer le caractère intolérable de la situation politique. Lors d'une rencontre le 12 août avec les dirigeants des médias d’État, il déclare : « Vous comprenez, j'espère, que l'un des principaux moyens de sortie de la féroce confrontation créée par le double pouvoir est l’élection d'un nouveau parlement de Russie. Cette élection doit avoir lieu cet automne. Et si le parlement ne prend pas cette décision, alors c'est le président qui la prendra! » (Vse o parlementa, 1993 : 2) Une semaine plus tard, lors d'une conférence de presse au Kremlin en l'occasion du deuxième anniversaire du putsch raté de 1991, il dénonce « le profond schisme dans les organes suprêmes du pouvoir, une crise qui menace non seulement les intérêts de la Russie, mais la quiétude de la communauté mondiale » (Rumiantsev, Reference Rumiantsev2009 : 311). Ce schisme, insiste-t-il, ne reflète pas une division sociale, mais fait plutôt obstacle à la volonté populaire de réforme exprimée lors du référendum, suivant la dichotomie déjà exposée en mars 1993 et qui évacue la question sociale. À la fin de l’été, Eltsine réitère sa décision de tenir des élections législatives anticipées : « Je considère que c'est la solution à la situation de double pouvoir et à la grave crise politique » (Rumiantsev, Reference Rumiantsev2009 : 312).

Le 21 septembre, Eltsine met ses menaces à exécution et signe le décret 1400 qui dissout le Congrès et convoque des élections législatives anticipées à l'automne, en même temps qu'un référendum sur la nouvelle Constitution. En réaction, le Congrès nomme le vice-président Alexandre Routskoï au poste de président de Russie en lieu et place d'Eltsine. Malgré les tentatives de médiation entre les deux pouvoirs, la confrontation escalade rapidement vers la violence, alors que des groupes armés de l'opposition prennent d'assaut des bâtiments publics. De retour depuis peu au gouvernement, Egor Gaïdar prend alors la parole à la télévision pour appeler le peuple à descendre dans la rue pour soutenir le président. Dans ses mémoires, publiées trois ans plus tard, il affirme que cette intervention lui a été inspirée par la leçon historique de l'année 1917 :

La lecture répétée des documents et mémoires sur l'année 1917 m'avait conduit à m'interroger : comment des milliers de Pétersbourgeois éduqués et honnêtes, dont certains étaient des officiers, avaient pu laisser un petit groupe d'extrémistes saisir le pouvoir? Pourquoi attendaient-ils leur salut de quelqu'un d'autre : du Gouvernement provisoire, de Kerenski, de Kornilov ou de Krasnov? Tout le monde sait bien comment cela s'est terminé. Cette idée fut sans doute celle qui a balayé tous mes doutes et hésitations. C'est pourquoi je me suis exprimé sans hésitation, avec la conscience d'avoir entièrement raison (Gaidar, Reference Gaidar1996 : 290).

Gaïdar s'identifie aux membres du Gouvernement provisoire de 1917 menacé par les extrémistes, mais la solution qu'il prône pour résoudre la crise politique est celle enseignée par les bolchéviques eux-mêmes, dans leur rejet catégorique du double pouvoir et leur appel au coup d’État. Gaïdar écrit : « Cela signifie que le choix du président [à l'automne 1993] était fort simple : soit capituler et tromper la confiance des Russes qui ont deux fois voté pour lui; soit dissoudre le Congrès et convoquer de nouvelles élections ». Et il ajoute, fort de la certitude d'exprimer une vérité historique : « Il est clair que c'est la force qui détermine l'issue de la lutte lorsqu'il y a double pouvoir » (Gaidar, Reference Gaidar1996 : 272).

Conformément à la leçon communément retenue de l'année 1917, c'est en effet par la force que le président résout en 1993 ce qu'il dénonce comme un double pouvoir. Le 4 octobre, les chars d'assaut bombardent le parlement et forcent sa reddition. Comme les bolchéviques 75 ans plus tôt, le camp d'Eltsine sort du cadre légal afin de se débarrasser des dernières institutions de l'ancien régime, qui entravent la marche des réformes. Trois jours plus tard, Eltsine prononce un discours à la télévision où il se félicite d'avoir éteint le « foyer de guerre civile » allumé par la « citadelle du terrorisme » —le parlement— qui tentait de diviser le pays, l'armée et l’État (Obrashchenie Prezidenta, 1993 : 1). Justifiant le recours à la violence pour sauvegarder la démocratie, il attribue la cause des tragiques évènements des jours précédents au fait que « trop d'entre nous étaient prêts à prolonger un double pouvoir qui détruisait la Russie » (Obrashchenie Prezidenta, 1993 : 1). Héritant par défaut d'un pouvoir absolu jusqu'aux prochaines élections législatives, Eltsine entreprend de renforcer le pouvoir exécutif. Il dissout les soviets à tous les niveaux de l’État et fait modifier en sa faveur le projet de Constitution qui sera adopté par référendum en décembre 1993, posant ainsi les bases constitutionnelles d'un système politique « super-présidentiel » (Fish, Reference Fish2005). Eltsine, certes, n'est pas un bolchévique et il ne cherche pas à établir une dictature de classe. Son objectif est de fonder une démocratie où le président n'aurait pas à négocier avec l'opposition chicanière du parlement. En Russie postsoviétique, la séparation des pouvoirs n'est pas abolie, mais elle devient verticale.

À la suite des évènements de 1993, le concept de double pouvoir devient à nouveau un concept analytique en Russie. Il s'impose dans l'historiographie pour désigner la période de rivalité entre Gorbatchev et Eltsine (1990–1991), puis entre Eltsine et le Congrès (1991–1993). Plusieurs auteurs usent du concept comme d'une évidence (Shevtsova, Reference Shevtsova1999; Filippov, Reference Aleksandr2008), tandis que d'autres tentent comme Trotski et Brinton d'en tirer des conclusions comparatives au sujet des révolutions en général (Mau et Starodubrovskaia, Reference Mau and Starodubrovskaia.2004). D'autres enfin se penchent spécifiquement sur les parallèles historiques entre la révolution bolchévique et les réformes de 1985–1993 (Krasil'nikov, Reference Krasil'nikov1998; Luk'ianova, Reference Luk'ianova2000). L'expérience des réformateurs démocrates et libéraux vient ainsi ajouter au concept de double pouvoir une nouvelle strate d'expérience, qui se présente comme une confirmation de la leçon de l'histoire léguée par les bolchéviques de 1917.

Conclusion

L'ordre constitutionnel de la Russie contemporaine est né dans la violence. Une violence infiniment moindre que celle déclenchée par les bolchéviques, mais qui entache néanmoins les principes démocratiques inscrits dans la Constitution. Dans cette étude, nous avons cherché à mieux comprendre les motifs des réformateurs libéraux qui ont pris l'initiative, en 1993, de liquider la séparation des pouvoirs afin de lever les obstacles aux réformes économiques. Nous avons montré que leur horizon d'attente en 1993 était sous-tendu par le concept de double pouvoir, dont le contexte sémantique avait été forgé plus de soixante-dix ans plus tôt par l'expérience révolutionnaire des bolchéviques, ceux-là mêmes dont les libéraux tentaient d'effacer l'héritage. Ce contexte sémantique repose sur la présomption selon laquelle un État ne peut fonctionner et garantir l'ordre social que lorsqu'il repose sur un pouvoir unique. Sa principale implication est que le double pouvoir révèle une dangereuse fracture de l’État et de la société, qui risque de dégénérer en guerre civile. La prescription qui en découle est l'impossibilité de la conciliation et la nécessité du rétablissement de l'unité du pouvoir. De ce point de vue, on peut affirmer qu'il y a bel et bien une filiation conceptuelle entre l'expérience des bolchéviques de 1917 et l'horizon d'attente des générations soviétiques dont sont issus les réformateurs libéraux de 1993.

Cet élément de filiation permet d'observer, en creux, ce en quoi l'usage libéral du concept de double pouvoir contraste de l'usage bolchévique originel. La circulation du concept vers le champ idéologique libéral et son détachement de la doctrine de la lutte des classes impliquent, en premier lieu, que la séparation des pouvoirs n'est plus condamnée dans son principe, mais seulement dans ses excès, lorsqu'elle se présente comme une menace à la démocratie libérale. En second lieu, le double pouvoir n'est plus perçu comme le symptôme institutionnel d'un conflit social, mais comme le signe d'une contradiction entre la société et l’État, ou plus précisément entre la volonté populaire de changement et le conservatisme revanchard des héritiers de l'appareil d’État soviétique. Or, la conjonction de ces deux traits spécifiques n'est pas sans créer une certaine tension dans l'usage libéral du double pouvoir, entre un niveau explicitement contre-révolutionnaire, visant à protéger le système démocratique contre l'extrémisme, et un niveau implicitement révolutionnaire, manifeste dans l'appel des réformateurs libéraux à concentrer le pouvoir pour mener à bien leur mission historique de liquidation de l'ancien régime. Une ambiguïté qui traverse de part en part les écrits d'Egor Gaïdar et en particulier son ouvrage rétrospectif Temps des troubles et institutions (2009), où son insistance à contraster terme à terme les réformateurs libéraux de 1993 et les bolchéviques de 1917 produit paradoxalement l'impression qu'ils sont éminemment comparables.

L'histoire du concept de double pouvoir démontre la prégnance du modèle de la Révolution d'octobre, en tant que schème d'analyse des situations politiques révolutionnaires. La filiation du concept des bolchéviques vers les libéraux, avançons-nous, a été rendue possible par la cristallisation du concept par le discours savant, qui le détache de son origine polémique sans pour autant modifier substantiellement son contenu sémantique. Le concept entre ainsi dans l'usage commun et acquiert le caractère d’évidence d'une leçon de l'histoire. L'angoisse du double pouvoir est l'un des motifs de la fondation autoritaire d'un ordre libéral en Russie postsoviétique, mais elle est aussi la démonstration de ce que l'expérience bolchévique peut survivre aux bolchéviques.

Footnotes

1 De son nom complet le Congrès des députés du peuple de République socialiste fédérative soviétique de Russie. À ne pas confondre avec le Congrès des députés du peuple de l'URSS, dissout à l'automne 1991.

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